Coffret Inde, Les Belles Lettres ; Bhagavad-gita, Diane de Selliers.
Photo : T. Guinhut
L’Inde, mythologie et philosophie.
De la Bhagavad-gita & de son coffret
aux Stances du milieu de Nagarjuna.
Coffret Inde, Les Belles Lettres, 2022,
dix volumes, 2022, 3376 p, 240,30 €.
Bhagavad-gita, Diane de Selliers, 2016, 336 p, 230 €.
Nagarjuna : Stances du milieu par excellence,
Tel, Gallimard, 2022, 372 p, 8,90 €.
Vincent Eltschinger & Isabelle Ratié : Qu’est-ce que la philosophie indienne ?
Folio, Gallimard, 2022, 560 p, 13,50 €.
Décentrer le regard est parfois nécessaire. Non pour oublier un centre, y compris s’il en est de la pensée, mais pour comprendre combien l’humanité, malgré ses constantes génétiques et anthropologiques, est plurielle. Les mythes grecs demandent à être épaulés et bousculés par ceux bien étrangers, la philosophie, née avec les présocratiques, réclame de se voir jouxtée par d’autres systèmes et perspectives. Si nous nous étions déjà interrogé sur les philosophies du monde[1], à cet égard l’Inde est un continent de mythes et de sagesse, que nous observerons avec fascination, avec rigueur s’il se peut, quoique avec plus qu’un brin de nécessaire scepticisme. En conséquence la Bhagavad-gita sera notre point de départ, en passant par La Lignée des fils du soleil, des fables et des contes comme Krishna et les ogres, mais aussi des traités savants, tels celui de l’habitat et le Manuel du prince indien. De telle sorte que nous puissions initier une réponse à l’aide de Qu’est-ce que la philosophie indienne ? non sans consulter celui qui peut-être le plus étonnant et radical penseur en cet univers : Nagarjuna. Ainsi irons-nous d’une vie florissante, à la souffrance, au nirvana…
Originelle est la Bhagavad-gita, car elle traverse successivement le brahmanisme, le bouddhisme et l’hindouisme. Sis au cœur de l’immense Mahabharata[2], ce « Chant du Bienheureux » est le texte sacré fondateur de l'hindouisme. Il déploie en dix-huit chants le dialogue du guerrier Arjuna et de son cocher et avatar divin : Krishna. Lorsqu’une gigantesque bataille fratricide opposant le clan des Pandava à celui des Kaurava est sur le point d’exploser, Arjuna confie à Krishna sa crainte de défaillir à la pensée de devoir combattre ses rivaux et ses parents : « Quel bien puis-je retirer du massacre de mes propres parents ? Je n’en aperçois aucun. Ô quel mal infini irions-nous commettre, poussés au meurtre des nôtres, par l’aiguillon du pouvoir et des richesses ! ». Heureusement, le « Bienheureux » Arjuna l’initie aux valeurs du renoncement et de l’ascèse. Son existence entière en est bouleversée. L’inéluctable combat doit être accepté, mené à son terme, le destin, soit son « dharma », doit s’accomplir. De la sorte, le « karmayoga » ou détachement dans l’action, permet de réconcilier le moi et le monde, d’apaiser les sens et l’esprit. Tel est le but ultime d’un enseignement disposé dans la trame du récit, et de verset en verset, dans une suspension du temps avant la bataille, qui, durant dix-huit jours, se soldera par dix-huit millions de cadavres.
Bien entendu, à l’instar de notre analyse à propos de la mythologie grecque[3], l’appareil mythologique de l’œuvre épique permet de développer un savoir, des préceptes, ceux du yoga et de la philosophie hindoue : « Dans ce monde, je te l’ai déjà dit, ô très pur, il existe une double démarche : celle des penseurs qui font de la connaissance une ascèse, celle des ascètes du Yoga qui en font une de l’action ». Au plus haut de la sagesse, la parole s’éteint : « Il s’adonne à la pratique de la méditation et se repose dans une impassibilité permanente. Le moi, la force, l’orgueil, le désir, la passion et l’avidité : il se libère et ne possède rien en propre. Il est en paix, prêt à entrer dans l’absolu ». La dimension cosmique est avérée lorsqu’au chant XI le dieu Vihsnu se manifeste à Arjuna sous sa forme suprême et universelle de Visvarupa, l’omniforme qui contient l’univers. Parmi les peintures, la tête de ce dernier atteint les nuages, son corps contient dieux et montagnes, forêts et animaux… L’iconographie, brillante, intensément animée, vivement colorée, use de la délicate école moghole et de celle fleurie de Mysore, de la rutilante école pahari et de celle plus religieuse des ateliers rajpouts.
Parmi les volumes somptueux dont Diane de Selliers a le secret, cette Bhagavad-gita ne peut être ignorée. La traduction de Marc Ballanfat s’appuie sur la grande édition indienne du texte sanscrit, accompagné de onze commentaires[4]. Elle est accompagnée par 92 miniatures et peintures indiennes du début du XVI° à la fin du XIX° siècle, ce qui n’avait jamais été tenté ; le défi trouvant ainsi son acmé narrative, colorée, sensuelle et symbolique. Le chant VII résonne d’une puissance poétique et philosophique inégalée lors du discours de Krishna :
« Je suis le goût de l’eau.
La lumière de la lune et du soleil.
La syllabe des Savoirs sacrés.
La vibration sonore dans l’espace.
La virilité des hommes.
Le parfum de la terre.
Je suis l’ardeur du feu.
La vie de tous les êtres.
Les austérités des renonçants.
Sache que je suis le germe immortel de tous les êtres.
Je suis l’intelligence des savants.
L’éclat des puissants.
La force des forts sans la violence du désir ni de la passion.
Je suis le désir légitime qu’éprouvent les êtres. »
Si l’on craint de devoir racler jusqu’à l’os les fonds de porte-monnaie pour acquérir ce luxueux objet d’art, l’on peut se tourner vers le Coffret Inde de Belles Lettres. Ce dernier étant cependant en son entier passablement onéreux, quoique l’investissement soit d’autant plus sûr qu’il s’agisse d’une édition de prestige limitée à 300 exemplaires, donc bientôt rare et recherchée, il est loisible d’élire l’un ou l’autre de ses dix volumes, dont la Bhagavad-gita[5]. Cette fois dans la traduction d’Emile Senart.
Le même dieu fondamental fait une rencontre insolite dans Krishna et les ogres[6], ou Kailasayatra, qui est un rameau supplémentaire à l’épopée du Mahabharata. En dix-huit chapitres venus du VIII° siècle se développe le panthéon indien. Le paisible pèlerinage de Krishna est contrecarré par « l’arrivée des démons cannibales ». Ces derniers connaissent la raison de leur destinée : « Comment avons-nous pu malgré nous assumer la condition d’ogre, la plus horrible au monde, haïe de toutes les créatures, souillée par les os et la chair humaine, et suscitant la terreur en tous les êtres ? Hélas c’est que nous avons commis de mauvaises actions au cours d’innombrables naissances passées et que nous y avons toujours pris un plaisir immense ». Ainsi se dessinent le cycle des réincarnations, au sens moral affirmé…
L’on se doute que dans la mesure où ces créatures sont des illusions, Ghantakarna entonne l’éloge de Vishnu et « apaise son psychisme ». Ainsi l’on parvint à la vision du dieu Vishnu-Krishna. L’ascèse et la délivrance sont au bout de l’initiation enfin contemplative. Considérablement enrichi de notes historiques et philosophiques, ce Krishna et les ogres est ici la première occidentale, qu’il faut donc saluer chapeau bas…
Parmi les six grands poèmes classiques, digne de l’honneur des traités de rhétorique qui les considèrent comme des modèles de toute composition littéraire, figure La Lignée des fils du soleil[7]. Au V° siècle naquit ce poème épique dû à Kalidasa. Y sont narrés les hauts faits des Fils du Soleil, appelés les Ikshvaku, dont le premier, le roi Raghu permit à sa descendance de briller, en particulier Rama, dont la vie est contée au moyen d’une sorte d’abrégé du Ramayana. Enfin apparaissent ses descendants, jusqu’à la mort d’Agnivarna. Mais là n’est pas forcément l’essentiel, tant la virtuosité poétique l’emporte, de stance en stance, chacune formant un micro-poème. Métaphores et sonorités s’unissent dans la précieuse écriture au service d’une grande capacité à émouvoir, à emporter. L’on devine le défi opposé au traducteur du sanskrit, Louis Renou. Cependant ce n’est pas sans talent épique et tragique : « Le champ de bataille regorgeait de fruits - c’étaient les têtes des guerriers tranchées par des flèches ; - ils abondaient en coupes - les casques tombés à terre ; - ils étaient pleins de liqueurs - le sang - : vraiment le cabaret de la mort ». Ou lyrique : « En ce temps-là, les joyaux tombèrent du diadème du démon aux dix visages : c’étaient les larmes que goutte à goutte versait à terre sa Fortune ». Une rare esthétique poétique anime cette lignée de stances, non sans portée morale.
Dans cette perspective éthique, Le Savoir de la vie[8], qui est un florilège de l’Ayurveda, dispense maintes connaissances concernant la médecine savante indienne traditionnelle. Le volume discourt depuis les « origines mythiques », de façon à délivrer un savoir pour la longévité. Certes il s’agit d’un ésotérisme médical mêlant tantrisme, alchimie et magie. À une botanique pharmacopée, jusqu’à l’opium et le mercure, s’ajoute tout un ensemble de pratiques : massages, lavements, saignées, et même chirurgie. Enfin « L’Ayurveda au féminin » prodigue des conseils en matière d’accouchement. L’on ne sait de quand date cet ouvrage…
Si le médecin s’occupe autant des corps que des âmes, le politique s’intéresse à la cité. Or Le Manuel du prince indien[9] est moins de l’ordre du réalisme que du modèle un brin utopique. Cette fois l’on en connait l’auteur, Kautilya, créateur de la science politique ; quoique l’on hésite à le situer, entre le IV° siècle avant notre ère et le IV° de notre ère ! Il serait en tous cas plus ancien que Les Lois de Manu[10]. Parmi les quinze livres de cet ouvrage, il est d’abord question de politique intérieure, puis de l’éducation du prince, de son emploi du temps, de ses conseillers et ministres. Suivent l’administration et l’économie, le droit, puis la surveillance réciproque entre prince et fonctionnaires. Enfin viennent diplomatie et stratégie. Cet art de gouverner convient à une monarchie absolutiste : « Le roi, c’est l’Etat ». Ce prince doit être de souche noble pour être reconnu par le peuple ; s’il est idiot, un bon conseil des ministres y suppléera. Il est cependant censé défendre son pays et le faire prospérer. Et s’il gouverne mal, son peuple pourra le tuer. Là où il est question de complots, de police omniprésente, d’agents secrets, les inspecteurs et les juges sont nombreux, de façon à contribuer à « la suppression des épines du crime ». Quant à la politique étrangère, il n’est pas interdit de « faire un traité et le violer », d’où la nécessité des otages. Et si la situation est impérieuse, le roi pourra être « emmené par les agents secrets déguisé en cadavre ou en femme qui suit un cortège funèbre ». Dans quelle mesure faut-il lire cela aux côtés de notre Machiavel[11], voire du « Big Brother » de George Orwell ? Nous lirons donc ce Manuel du prince indien comme un document d’importance, mais dont notre contemporain saurait s’inspirer avec bien de la prudence…
Penchons-nous avec bonheur sur l’Instruction utile[12] ou « Livre des bons conseils », composé de contes, comme « Le vieux marchand et sa jeune femme », ou « Sunda et Upasunda » qui commence par « Il était une fois » ; mais aussi de fables, telles « Le singe et le pilier » ou « La grue et l’écrevisse ». Venu de la fin du premier millénaire, cet Hitopadesa est prodigue en histoires emboitées, ponctuées d’environ 700 versets didactiques. Forcément anonyme et collectif, le recueil se veut divertissant, mais la morale éducatrice à destination des princes, le réalisme politique et la dimension spirituelle sont au rendez-vous, non sans que le terrible de la vie soit fort saillant. Non loin de « l’art de la prudence » de Baltazar Gracian[13], cette prudence est peut-être ici le maître mot. Car « Les gens adroits savent présenter le faux sous les couleurs de la vérité, de même que, sur une surface unie, les peintres nous font voir les objets comme s’ils étaient placés devant et derrière ».
Enfin l’art de l’architecte n’est pas en reste puisque figure ici un Traité de l’habitat[14], prolixe en indications sur la construction des temples, maisons et palais royaux, sur leur iconographie, soit des sculptures d’innombrables dieux et déesses…
Un écrin cartonné, délicatement ourlé de motifs floraux et animaux couleur d’or, expose, à la manière d’une scénographie muséale, dix grands classiques aux essences diverses qui se répondent pour brosser un étonnant tableau de l’Inde ancienne. Des fables animalières aux traités théoriques, des poèmes épiques aux visions philosophiques, jusqu’aux mémoires de Babur[15], prince islamique trop souvent guerrier du XV° siècle, un univers multiforme s’élève. Chaque délicieux volume au dos toilé, à la facture soignée et colorée bénéficie en sus d’illustrations, celles de Scott Pennor’s étant parmi les plus séduisantes, à l’occasion de la Bhagavad-gita, grâce à ses graphismes paysagers et corporels symboliques, de couleur ivoire sur fond rouge.
Là encore un texte fondateur, ou plutôt déconstructeur : l’original sanskrit des Stances du milieu par excellence, du moine bouddhiste indien Nagarjuna, qui vécut autour de l’an 500 avant notre ère. Son influence fut considérable, tant il essaima en en Asie. En effet il s’agit de l’indien noyau séminal du bouddhisme tibétain et jusqu’au zen japonais. Musicalement composé de 447 brèves stances de deux vers chacune, il convient parfaitement à la mémorisation, à la récitation, quoique chacune de ces stances ait pu susciter au moins huit commentaires. Ses 27 chapitres, plus exactement « examens critiques », entrelacent cependant des argumentations dialectiques pas toujours aisées.
La variété thématique est impressionnante : entre l’acte et l’agent, entre le feu et le combustible, le lien et la délivrance, « de l’acte et de ses fruits », « du fait d’apparaître et disparaître », se glisse la « critique de la concupiscence et du sujet concupiscent ». Dans la foulée, permanence, passions, causalité, temps, propriété naturelle, souffrance, matière, etc. sont renvoyées à leur vacuité. Le plus souvent, la controverse dialoguée s’exerce contre les tenants du bouddhisme ancien, « prendre des mots pour des choses » étant le principal grief, car ces dernières n’ont guère d’existence ; ce pourquoi le philosophe part du dire des autres, du sens commun à balayer, de cet homme du commun qui est « un métaphysicien qui s’ignore », pour reprendre les mots du traducteur et préfacier. En ce sens, l’enseignement du Bouddha se veut surtout thérapeutique, afin d’évacuer le concept d’identité qui nuit à l’accession au nirvana. Au cours d’un processus dialectique, Nagarjuna combat en effet pied à pied les réalistes et les substancialistes, ceux qui présupposent sous le moi la fulguration des « dharmas » engendrant le devenir karmique, et les tenants d’une métaphysique contre laquelle le Bouddha avait alerté.
Par exemple : « Dire « j’ai existé dans le passé » présente une faille logique. En effet celui qui parle hic et nunc n’est pas le même que celui des vies précédentes ». La démonstration est imparable, en dehors même de la fiction des réincarnations. Mais pourquoi traduire le sanskrit au moyen d’une locution latine, même si le procédé argumentatif ressemble comme deux surfaces de miroirs à celui de la scolastique médiévale…
Sans pitié pour les a priori, Nagarjuna remet en tout schéma mental et vital : cause-effet, commencement-fin, identité-altérité, sont balayés. Règnent ici l’absence même de l’impermanence des choses et des hommes, la vanité des passions, le vide du moi, l’inanité de la souffrance et de tout acte dont on croit récolter les fruits. Ne subsistent que vacuité, illusion, gouffre salutaire du nirvana.
Mais au sortir de la lecture de Nagarjuna, fascinant par sa radicalité - à moins qu’il ne soit qu’un grotesque provocateur en prônant l’inanité - une méfiance, un scepticisme aigus peuvent saisir le lecteur, certes à cet égard surtout occidental : ne s’agit-il pas là d’une fatigante litanie de l’annihilation, d’une démission devant la vie, même si action et renoncement sont couplés, d’une incitation à la disparition ? C’est bien ce que confirme la somme établie par Vincent Eltschinger & Isabelle Ratier dans leur de Qu’est-ce que la philosophie indienne ? En une progression ordonnée de l’exposé, nos deux exégètes ne faillissent pas par manque de clarté. Au long d’une flopée de sages, le soi et le non-soi s’affrontent par doctrines interposées. La connaissance, donc l’erreur et la vérité, voient leurs démarches se déployer. Les « universaux » restent cependant éternels et semblables, du moins pour la plupart des penseurs. Les « alternatives non-bouddhiques » ne sont pas écartées. Les questions pullulent : « Un monde hors de la conscience ? » Les dieux croisent leurs adversaires athées. Le yoga, le vedanta, le jaïnisme, le bouddhisme coexistent. Une nébuleuse immense de pensées en constellations flotte sur le continent indien. Si l’on peut préférer examiner ce volume (inédit bien qu’en Folio) par petites touches, l’on sera secouru par des chapitres progressivement agencés, des notes, un index des noms de philosophes, parfois actifs jusqu’à un millénaire avant notre ère, mais ne dépassant guère notre Moyen-âge.
La découverte d’une philosophie d’ailleurs, si exotique soit-elle, si polymorphe et désarmante, si éclairante quant aux possibles de l’orientation intellectuelle et spirituelle de l’humanité, n’équivaut pas à une conversion au yoga, à Krishna huitième avatar de Vishnou, à Kali la préservatrice et destructrice aux huit bras, au Bouddha assis et à son évacuation dans l’impensé du nirvana. Si nous ne croyons en aucune religion, nous avons la mort pour cela. À ces facettes de la mythologie et de la philosophie indienne, il est loisible de préférer le mouvement divers, constructif et critique, qui va des présocratiques à Friedrich Nietzsche, du libéralisme politique aux sphères de Peter Sloterdijk[16].
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.