C’est en marchant dans la nature sauvage, giflée de neige ou caressée par l’odeur des feuillus, que l’on comprend sa dimension anthropologique : nous sommes des créatures issues de la boue primordiale, au même titre que l’ours et l’oiseau, des hominidés destinés à survivre, vivre et mourir. Mais aussi délicieusement condamnés à la connaissance de cette nature. Rien ne vaut alors se fier à des guides, aussi scientifiques que poètes. Au XIX° siècle, John Muir est le premier Américain à vouloir sanctuariser de vastes et exceptionnels espaces naturels, il reste pour la postérité l’inlassable découvreur des Montagnes Rocheuses. Ce pionnier de ce que l’on appelle outre-Atlantique le « nature writing » appelle une pionnière venue du XX° siècle, Ecossaise cette fois, qui vibre pour nous dans La Montagne vivante. Aujourd’hui, le naturaliste Bernd Heinrich nous montre comment plantes et animaux savent Survivre en hiver et vivre En été, tandis que notre amour inquiet d’une nature à préserver gagne heureusement en légitimité. Nombreux sont aujourd'hui les écrivains américains à s'inscrire dans un rapport rude et privilégié avec la nature sauvage, tel Rick Bass...
Bien moins connu que Thoreau[1], voire qu’Emerson[2], dont il fut le guide lors d’une découverte du massif du Yosemite, John Muir mérite pourtant plus que notre amitié. Né Ecossais en 1838, mort Américain en 1914, c’est un fils de pionnier installé dans le Wisconsin. Son talent pour le bricolage inventif se manifeste dès l’enfance, autant que le goût pour la lecture ; ses études scientifiques et ses boulots divers ne l’empêchent pas de « s’échapper dans la nature fleurie » afin d’herboriser dans les Montagnes Rocheuses, alors peu explorées. Il se fait bientôt une plume : son premier article, sur les glaciers du Yosemite, est publié en 1871 dans le New York Tribune. Etudiant avec circonspection et amitié chaque plante, chaque écureuil, il partait randonner avec trois fois rien, sans même un manteau, sauf du pain et du thé, dormant dehors, y compris sur des sommets dépassant les trois mille mètres, poussant jusqu’en Alaska pour y découvrir des glaciers inconnus et monstrueux. Ses écrits, du moins un choix fort représentatif parmi ses livres, conjuguant le talent du reporter naturaliste et l’enthousiasme du conférencier, avec la fluidité évocatrice du poème en prose, sont pour nous réunis dans Célébrations de la nature. C’est grâce à ces articles, en particulier dans la revue Century, que le Congrès crée le premier Parc National au monde en 1890, soit celui du Yosemite, en Californie, qu’il fait découvrir au Président Theodore Roosevelt en personne. Plus modestement, il devient bientôt le Président du « Sierra Club », défendant ardemment la cause des forêts et des espaces sauvages. Toute cette activité américaine ne l’empêcha pas de voyager en Europe, de remonter l’Amazone en voilier…
Marcheur impénitent et écrivain, John Muir alterne les textes à connotation scientifique (sur la « Laine sauvage »), faunistique (sur le turbulent écureuil de Douglas) et les récits d’explorations entre canyons et sommets, y compris hivernales. Nous sommes du côté de « Cathedral Peak », dans le Yosemite, dormant sur le sable de mica, entre les rocs et près d’un feu, admirant la lumière de la lune sur les parois, ce qu’il faudrait accompagner des photographies grandioses en noir et blanc d’Ansel Adams[3]. La « nuit périlleuse au sommet du mont Shasta » est une narration d’une beauté poétique inouïe, entre la poudreuse illuminée et le « continent de nuages […] plaine violette et montagnes argentées de cumulus », avant qu’une tempête de neige soit pour lui une « chance », car il s’est aménagé une cache douillette sous un bloc de lave rouge. La tempête suivante le saisit sur une crête entre bourrasques glacées et sol volcanique brûlant !
La montagne est un terrain d’aventures, mais aussi de peintures verbales, car John Muir est un coloriste exceptionnel, usant de toute les palettes du vocabulaire pour décrire les changements d’atmosphères des paysages montagnards, quelque soit le temps, qu’il s’agisse du Grand Lac Salé, des séquoias de Californie ou du « gouffre de couleurs » du Grand Canyon nanti d’une profuse « collection de livres de pierre ». Au point qu’il contemple « ce somptueux tableau en élevant les bras afin de l’enfermer comme dans un cadre ».
Même si certains textes, plutôt destinés à une promotion touristique, sont d’un intérêt plus modeste, comme « Le parc national de Yellowstone », l’intérêt ne faiblit guère en cette lecture encyclopédique. Quoique l’écrivain ne soit pas religieux, sa capacité à l’admiration passionnée change la nature en une cathédrale universelle.
Outre l’étonnement devant la complexité et la beauté de la faune, de la flore et de la géologie sauvages, il y a chez John Muir un tropisme polémique, dénonçant « l’idée barbare selon laquelle les ouvrages de la nature ont quelque chose d’essentiellement grossier ». Il s’emporte avec raison contre le dogme « qui considère que le monde a été fabriqué spécialement à l’usage de l’homme » et préfère laisser la nature vivre sa vie plutôt que l’exploiter inconsidérément.
John Muir étant né en Ecosse, pensons à Nan Sheperd qui en parcourut les montagnes avec une belle obstination, mais au cours du XX° siècle, puisqu’elle vécut de 1893 à 1981. Pourtant grande voyageuse, de la Norvège à l’Afrique du Sud, en passant par la Norvège, elle préférait inlassablement revenir arpenter la région montueuse de Cairngorm, au plus rude de l’Ecosse, ce, qu’il pleuve, qu’il neige ou qu’il vente… Ce n’est qu’une contrée de collines basses granitiques et de falaises ruinées, qui ne dépasse guère 1200 mètres d’altitude, cependant les influences arctiques sont telles qu’un blizzard têtu y glace plus que les oreilles.
Ecrite dans les années 1940, cette Montagne vivante est faite de douze chapitres, chroniques à la lisière du récit, de l’essai et du poème en prose. Il ne s’agit pas d’un palmarès de courses et d’ascensions, encore moins d’exploits d’alpinistes en mal de vanité, mais de traversées attentives, d’explorations aussi vastes qu’intimes, le but n’étant pas le seul sommet aussitôt quitté, mais le recherche des « recoins » et leur « distillation de beauté ». Là règnent en maître la connaissance de l’espace et la sensibilité profonde à l’égard de la nature, alors que les cinq sens sont affutés, y compris avec le concours de nuits à la belle étoile. Sans oublier les habitants de ces contrées, rudes à la tâche et accueillants, qui « constituent l’ossature de la montagne ».
Le regard de Nan Shepherd à la précision de l’entomologiste et la plus vaste amplitude cosmologique : « Depuis les brins de bruyère tout proches jusqu’au plus lointain pli de la terre, chaque détail se dresse dans sa propre validité ». Par la grâce de son écriture persuasive, aussi sensuelle et rugueuse que la nature traversée, elle nous propose des expériences initiatiques, comme cette ascension dans le blanc du nuage, soudain doublé par celui de la neige : « un blanc de non-vie ». Pourtant « ce n’était pas un monde vide. Car partout dans la neige, les oiseaux et les animaux avaient laissé leurs traces ». En ces moments la « déferlante écumante » du brouillard est à la fois une menace, tant pour les marcheurs que pour les avions qui ont laissé leurs carcasses dans les parois, et une esthétique[4].
Hélas, lorsqu’arrivent les forestiers pour abattre du bois, elle « tremble particulièrement pour la mésange huppée, dont la rareté fait la fierté de ces bois ». Or les écorces des pins sont « épaisses comme des livres ». Toute une sensibilité avec la nature est service par une langue que le traducteur a su, nous le devinons, retranscrire…
Elle grimpe des couloirs escarpés, elle descend dans les lochs inondés, parfois au risque de sa vie : ce dont témoignent ceux que l’on a retrouvés brisés par une chute ou gelés par le blizzard, ceux qui « ont sous-estimé la puissance de la montagne ». Ses qualités physiques d’endurance s’associent avec une capacité hors du commun à faire de la description un art : les milles formes qu’emprunte la glace, les couleurs des crépuscules, du bleu-ardoise au mauve, ou celle du mois d’octobre parmi les jaunes bouleaux et les sorbiers des oiseleurs aux baies rouges. Marchant, il lui faut devenir un peu zoologue auprès des cerfs élaphes et des aigles royaux, un peu botaniste auprès de la flore alpine, pour observer sur les hauteurs « la ténacité de la vie ». Son matérialisme paysager et biologiste se suffisant à lui-même, alors que « le corps pense », elle n’a pas besoin de transcendance, sinon de l’éthique du marcheur[5] : « les sens accordés, on marche avec la chair transparente ».
Dans un genre différent, l’on serait bien curieux de lire les trois romans modernistes que Nan Shepherd publia autour de 1930 : The Quarry Wood, The Weatherhouse et A Pass in the Grampions Ou les poèmes de In the Gairngorms. Mais, tel que dans cette Montagne vivante, son régionalisme atteint à l’universel. Son lyrisme scientifique et maraudeur n’est jamais grandiloquent et son sens du voyage à pied s’inscrit dans ce que l’on appelle outre-Atlantique le « Nature Whriting ». Ce recueil fut d’ailleurs publié, en 1977, lorsque parurent les livres de Bruce Chatwin, En Patagonie[6], et En Alaska de John McPhee[7], suivis par l’éblouissant et himalayen Léopard des neiges de Peter Matthiessen[8], puis les œuvres d’Annie Dillard[9].
Comment un minuscule roitelet, à peine plus gros qu’une pièce de monnaie, peut-il Survivre à l’hiver, à la neige, aux blizzards qui laminent le nord du continent américain pendant de longs mois ? Car « au cours de l’hiver, la cristallisation de l’eau détermine en fin de compte le destin de toute chose ». Sous-titré « L’ingéniosité animale », l’essai, originellement publié en 2003, a été longuement tissé par un professeur de l’Université du Vermont, Bernd Heinrich.
Même si, avec leur « forme hexagonale », les cristaux de neige sont « une métaphore de la beauté de la terre », ils sont avec la glace les ennemis implacables de la chaleur de la vie. Pour survivre, les écureuils entrent en hibernation près de leur cache où ils entreposent des « cônes à graines » ; la tortue peinte tombe en léthargie sous la couche glacée, « où toute respiration, tout mouvement, et vraisemblablement presque toute activité cardiaque ont cessé. Au printemps, elle remonte, se réchauffe, respire un peu d’air et reprend sa vie là où elle s’était arrêtée ». Aussi incroyable que cela puisse paraître, certaines grenouilles gèlent, du moins la moitié de l’eau de leur corps, mais pour cligner des yeux et s’agiter au retour de la douceur ! Et pour revenir au roitelet, c’est en gonflant ses plumes qu’il parvient à se protéger. Le monarque, un papillon, émigre, d’hiver en été, du Canada vers les montagnes du Mexique…
L’essai scrupuleux est également autobiographique, dans la mesure où Bernd Heinrich raconte ses promenades, ses explorations, de l’Etat de New-York au Minnesota, ses prélèvements et expériences, mais aussi ses étonnements communicatifs. Documentaire pointu, et cependant servi par une prose attentive et sensuelle, tel apparait Survivre à l’hiver. Nanti de fines illustrations crayonnées, de la main de l’auteur lui-même, de notes et d’une bibliographie, toutes scrupuleuses, l’ouvrage ravira autant le scientifique que le promeneur hivernal, sans oublier le poète.
Après avoir survécu aux frimas, vient « une saison d’abondance », selon le sous-titre de Bernd Heinrich. Plantes et animaux accueillent avec ardeur leur saison favorite, là où il est urgent de vivre et de fleurir, et surtout de « se reproduire à tout prix » et de grandir En été. C’est l’équinoxe de printemps, vers le 20 mars, qui, entraînant plus de soleil que de nuit, sonne la grande marche de l’été. Nous sommes dans le Maine, au nord-est des Etats-Unis, où l’on voit arriver les « oiseaux précoces ». Bientôt l’on entend le « tchiiip enthousiaste » des passereaux « phébis ». Auquel répond le « chœur des grenouilles ».
Saviez-vous que les papillons « Cecropia », émergeant de leur chrysalide, « injectent du sang » à leurs ailes pour tenter un accouplement de quinze heures et pondre aussitôt des « paquets d’œufs » ? Que dans une carcasse de dindon pullulent les coléoptères : « des nécrophores aux élytres oranges et noirs »… Tout est spectacle à qui sait comme Bernd Heinrich regarder, comme le « colibris à gorge rubis », qui est le seul de son espèce en cette région, les mésanges qui se nourrissent de chenilles, les mousses et lichens qui revivent à la moindre pluie, la « sarabande » des mouches, les « guerres de fourmis ».
Cette fois en un cahier couleurs pullulent crocus et capricornes, chenilles et papillons pour ajouter à notre plaisir, quoiqu’il soit à son comble en picorant ses anecdotes botanistes et sa « psychologie animalière », publiées en 2009 aux Etats-Unis, et, on le suppose, dans plein de l’été. Aux connaissances pointues du naturaliste, Bernd Heinrich ajoute un sens de la narration et de l’anecdote, parmi lesquels la rigueur scientifique n’exclut en rien la poésie. Son diptyque, qui rejoint la belle collection « Biophilia[10] » des éditions José Corti, est en mesure de lui permettre de voisiner avec la réputation de Thoreau et de l’entomologiste français Jacques-Henri Fabre[11].
En son recueil de récits intitulé L’Ermite, l’écriture de Rick Bass est d’une qualité profondément poétique. Tel ce couple de chasseurs dans le froid qui va cheminer avec les chiens sous la couche de glace d’un lac asséché. A cette nuit sous le gel de la nouvelle titre, répondent les nuits de feu pour deux époux dans « Le Pompier ». Chaque fois, un voyage étrange permet une découverte éblouie de la nature, une confrontation avec les éléments consolide une rencontre cruciale avec soi et avec autrui.
L’on peut lire également ces textes comme des histoires d’amour. Dans les boyaux d’une mine désaffectée, Russel et Sissy découvrent leurs identités profondes, puis s’aiment, pour signifier une incontournable union avec les entrailles et le sens de la terre. Plus prosaïques, parfois plus faibles (« Les Prisonniers »), d’autres nouvelles montrent la « distance » géographique et temporelle comme une métaphore de l’éloignement entre les êtres… Elles sont cependant toujours une vision privilégié du réel, comme lorsque Jim subit de multiples opérations des yeux dans « La Fête du Président ».
Ancien géologue et spécialiste des champs pétrolifères, Rick Bass est un écrivain des sols, de la nature, des montagnes du Montana aux Appalaches, guettant « les cerfs » autant que les sentiments humains à travers ce continent américain dont la visite émue à la maison de Jefferson - rédacteur de la Déclaration d’Indépendance - est le point nodal.
Par-delà l’amplitude temporelle de cette belle poignée de livres, qui court sur plus d’un siècle, et au-delà de la dimension scientifique et poétique, de l’émerveillement devant la beauté, la destination politique est implicite, sinon explicite dans le cas de John Muir qui œuvra pour la création de Parcs nationaux. Sans que nous voulions choir dans un niais écologisme[12], ce sont en quelque sorte des auteurs engagés en faveur de la nécessaire protection de zones naturelles dédiées à la biodiversité et à la sauvagerie intouchée, sinon par les pas discrets des marcheurs…
un façon magnifique d'entamer l'année de lecture, Muir est dans ma bibliothèque depuis près de 40 ans maintenant, enfin tout ce qui est traduit car l'anglais ...<br />
j'aime bien vos ricochets En Patagonie, En Alaska. un parcours que j'ai suivi enchainant avec A Dillard<br />
Quant au Léopard des neiges il est sur mes rayons aussi en piteux état car c'est le volume d'origine je l'ai relu il y a peu <br />
merci pour attirer l'attention sur Bernd Heinrich dont j'ai croisé le nom mais jamais rien lu et c'est une place toute trouvée chez Corti et sa superbe collection Biophilia dont j'ai tellement aimé un des derniers parus : Parce que l'oiseau<br />
Nan Shepherd j'ignorais jusqu'à son nom donc un double merci <br />
Je vous souhaite une belle année de lecture et vous confirme tout le plaisir que j'ai à lire vos chroniques
Merci beaucoup Dominique ; mon blog est à votre disposition et vous prépare de nouvelles lectures pour cette nouvelle année que je vous souhaite belle...
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