Catedral de Huesca, Aragon. Photo : T. Guinhut.
Houellebecq, extension du domaine
de la soumission :
satire ou adhésion ?
Michel Houellebecq : Soumission, Flammarion, 2015, 304 p, 21 €.
Non réconcilié. Anthologie personnelle 1991-2013,
Poésie Gallimard, 2014, 224 p, 10,70 €.
Une histoire de zizi… De livre en livre, Houellebecq déplie les complexes et les manques de ce petit oiseau qui est aussi le nôtre. Dans Extension du domaine de la lutte, un jeune cadre incapable de lever les belles de boites de nuit se vit conseiller de recourir au meurtre des beautés féminines pour ainsi les posséder et s’en venger. La rhétorique marxiste du titre était logiquement constituée par une Envie qui s’étendait du domaine économique au domaine sexuel. Dans Les Particules élémentaires, une seconde solution devenait plus radicalement efficace : nous deviendrions, dans un proche futur de science-fiction, tous clonés, tous également beaux, donc sexuellement enviables et satisfaits. L’égalité avait remplacé la liberté. Plus tard, dans Plateforme, une troisième hypothèse, plus réaliste, prenait place parmi les camps de vacances des Européens favorisés sur les plages du tiers-monde : une prostitution à bas coût comblait les braguettes des messieurs, via l’exploitation des femmes. Si l’on excepte La Possibilité d’une île et La Carte et le territoire, dont le creux de la vague laisse parfaitement insensibles les souvenirs du lecteur -malgré un prix Goncourt-, la logique houellebecquienne trouve aujourd’hui un nouvel avatar dans le problème sexuel du mâle occidental : la Soumission à l’Islam lui permet, grâce à la polygamie, d’assouvir des désirs sous couvert du silence des burqas. Faut-il se soumettre à Houellebecq ? Il est à craindre que Soumission soit son meilleur roman ; et sa pire utopie politique. La satire de la tyrannie n’est-elle pas viciée par ses fondements psychologiques et conceptuels ? S’arrête-t-elle à la porte de la « soumission » désirée ?
Uchronie et anti-utopie politique et religieuse
Le conscient et l’inconscient collectifs des Européens, voire de la planète entière, le spectre de nos peurs sont l’une des cibles privilégiées de nos grands romanciers. Quoiqu’on en dise, l’Islam, dont la traduction littérale est « soumission », est aujourd’hui la première peur géopolitique, civilisationnelle, religieuse, morale et sexuelle. Houellebecq est inévitablement en adéquation avec cette peur en la retournant d’une ironique manière en son uchronie, c’est-à-dire en un temps qui n’existe pas, qui n’existera probablement pas, du moins de la manière décrite.
Le narrateur personnage nommé François, spécialiste de l’écrivain du XIXème Huysmans, s’accommode au mieux d’une démocratique et presque pacifique domination de la France par l’Islam ; au contraire d’une guerre civile redoutée. S’appelle-il d’ailleurs François, parce que Français, parce que François Mitterrand et François Hollande qui ont leur part de responsabilité en cette évolution prévisible ? « À l’issue de ses deux quinquennats calamiteux », ce dernier disparait. En « un Occident qui sous nos yeux se termine », « alors que l’économie française continuait à s’effondrer par pans entiers » (ce qui n’est aujourd’hui que trop vérifiable), le narrateur personnage se sent « aussi politisé qu’une serviette de toilette ». Cependant l’on sait bien qu’être politisé socialiste, UMP, « Fraternité musulmane », sans oublier Front National, ne répond en rien aux désastres économiques et civilisationnels qu’il faudrait affronter avec une conviction nettement plus assurée des libertés. Doit-on considérer qu’il est pire de choisir, au lieu de la « guerre civile », de rester « résignés et apathiques » ?
Quoique trop bénin et trop rapide pour être totalement crédible -2022 pour une élection d’un Président musulman- le télescopage temporel permet de rendre cette uchronie plus imminente et plus prégnante qu’elle ne l’est peut-être, même si l’on songe à la thèse du grand remplacement prônée par Renaud Camus, s’appuyant sur des projections démographiques, peut-être discutables en France, plus sévères en Suède ou en Allemagne, ce pour rejoindre le titre alarmant de Thilo Sarrazin : L’Allemagne disparait[1].
Si, selon les estimations, les Musulmans représentent environ 8 % à 10 % de la population française, la conversion politico-religieuse de la France parait hautement improbable, irréaliste. Mais il ne faut pas mésestimer les ardeurs immigrationistes et démographiques d’une minorité active, prosélyte et violente. Quant à savoir si tous les Musulmans français voteraient pour un Président d’Islam, il faudrait se demander combien d’entre eux votent déjà et voteraient alors pour Marine Le Pen, excédés par leurs coreligionnaires fondamentalistes et délinquants.
Irréaliste est peut-être encore le fait que nos « enseignants devraient embrasser la foi musulmane » ? Quoique. Combien n’ont-ils pas embrassé la foi marxiste et communiste ? Il faut alors recourir au triste rappel d’Heidegger qui ne craignit pas de prêter serment au Troisième Reich, en tant que recteur d’université.
Une fois islamisés, leurs salaires triplés, les enseignants reprennent leurs cours presqu’intégralement, même si « la conversion finale de Rimbaud à l’islam était présentée comme une certitude ». Le pays voit la délinquance « divisée par dix », le chômage « en chute libre », grâce « à la sortie massive des femmes du marché du travail » : en compensation, les allocations familiales bénéficient d’une revalorisation considérable ». L’éducation nationale s’allège : « l’obligation scolaire s’arrêtait à la fin du primaire »…
Pour le personnage de Soumission, la soumission aux événements est totale. Un séjour dans l’Abbaye de Ligugé est un échec. Quand une proposition le sauve du suicide : diriger l’édition des œuvres de Huysmans dans La Pléiade. Retrouver son poste d’universitaire, être trois fois mieux payé qu’une belle pension de retraite, prendre des épouses de quinze ans : se convertir, au moyen d’une argumentation fournie, mais spécieuse, et d’une justification de la tyrannie chapeautée par quelques puissants, est un jeu d’enfant. Même si le dernier chapitre est au conditionnel, il n’y a aucun doute : il se soumettra. Car « le sommet du bonheur humain réside dans la soumission la plus absolue », qui est comparée à celle masochiste d’Histoire d’O. D’où l’identité entre deux soumissions : à ce dernier livre et au Coran…
Il est évident que, politiquement, la confrontation entre les deux candidats à la présidence de la République, Marine Le Pen et Mohammed Ben Abbès, doit paraître comme deux faces voisines de la même médaille du renoncement à la liberté, quoique le second, affirmant le nom du prophète de sinistre mémoire, soit, malgré son apparence faussement modérée à la Erdogan première manière, sa diplomatie huilée, la plus terrifiante. Pourtant, grâce à la pleutre alliance du Parti socialiste, qui, devant deux dangers choisit le pire, aveuglé par sa haine antédiluvienne et atavique du Front National, c’est à lui que le pays se confie, de guerre lasse, courbé sous la menace, acceptant la paix du dhimmi, l’humiliation de l’esclave, la solide certitude de l’idéologie de la charia. Perspective effrayante…
Le « grand remplacement », annoncé par Renaud Camus, est ici avancé à 2022. Ce dernier paraitrait écrire les discours de Marine Le Pen en cette fiction, citant un auteur des Lumières, Condorcet et son Des Progrès de l’esprit humain[2]. Etonnante prise de conscience, hélas balayée. Ce qui prouve bien d’ailleurs que Houellebecq ne participe que peu de la « lepénisation » des esprit, mais de leur islamisation, par le biais du désaveu des Lumières.
L’avertissement lancé par Thilo Sarrazin dans L’Allemagne disparait se voit renvoyé à une uchronie dangereusement proche, heureusement improbable à si court terme. Si l’on peut penser qu’il ne s’agit là que du fantasme prégnant du personnage, voire de l’auteur, on ne s’étonnera guère de cette conversion française, si l’on sait que d’après un sondage du CSA, 54% des Musulmans de France sont favorables à une application, au moins partielle, de la charia. En Grande Bretagne, des tribunaux islamiques peuvent rendre des décisions sanctionnées par la High Court, l'équivalent de notre Cour d'Appel, ce dans les questions de divorce et de garde d’enfants ; or ces 85 tribunaux observant la charia ne reconnaissent pas les mêmes droits aux hommes et aux femmes.
Ainsi les Musulmans, hors quelques minces passages pauvrement pornographiques, y compris leurs radicaux, auraient bien tort de se choquer de Soumission : ce proche avenir peint par Houellebcq ne peut que leur convenir, le roman paraissant alors islamocorrect. Hors cette interrogation : comment un pouvoir musulman pourrait-il tolérer que des professeurs d’université, fussent-ils convertis à la loi coranique, enseignent des écrivains -sans parler évidemment de Voltaire[3]- comme Huysmans, qui, outre son décadentisme, commit l’outrage de se convertir à la spiritualité chrétienne ?
Le projet polygame
Selon le romancier des Particules élémentaires, le capitalisme néolibéral visait à la sursatisfaction des libidos occidentales. Seule la liberté féminine posait une barrière à cette volonté de puissance sexuelle masculine. Sur ce plan l’Islam permet une régulation par la loi théocratique. À la soumission politico-religieuse répond la compensation de la polygamie (évidemment réservée aux seuls hommes) : avoir plusieurs femmes satisfait non seulement l’appétit de luxure mais aussi la libido dominandi. Il reste en effet pour se consoler avec profit une bête de somme sur laquelle décharger sa sexualité et sa piètre volonté de puissance. Marché aux esclaves et harem seraient donc complémentaires dans le cadre de la domination du marché réglé par l’argent des pétrodollars et par le pouvoir patriarcal. Ainsi la lassitude de l’homme occidental (sans parler encore de celle de la femme) irait se confier sans résistance à la servitude volontaire de l’Islam ? Tout cela pour quelques services sexuels ?
Sommes-nous déjà halal et salam ? L’Iran des mollahs est-il notre avenir ? En deçà du choc de civilisations diagnostiqué par Huntington[4], du Jihad versus Mc World[5], le choc annoncé n’aura pas lieu : la France ouvre avec délectation ses draps polygames à la saillie de l’Islam… La soumission houellebecquienne a le mérite, en voilant la France, de dévoiler un avenir possible de la distribution sexuelle, si l’on n’y prend garde au plus vite : « L’inégalité entre les mâles –si certains se voyaient accorder la jouissance de plusieurs femelles, d’autres devaient nécessairement en être privées- ne devait donc pas être considérée comme un effet pervers de la polygamie, mais comme un effet recherché ». Mâle dominant, sélection, maîtrise de la soumission féminine, ces concepts expliquent le succès de la chose. Un chien morbide a besoin de la laisse dorée du pouvoir, de quincaillerie spirituelle et de sexe avec des femmes enfants consentantes aux caprices du maître. Seconde perspective effrayante…
Cette polygamie avait déjà fait l’objet d’un projet de société romanesque dans une Angleterre islamisée. En 1914, Chesterton fit en effet annoncer à l’un de ces personnages « cette grande expérience sociale la grande méthode polygamique qui s’est levée à l’Est […] cette polygamie supérieure », tout cela dans le cadre d’un drôle de roman de chevalerie secourant les pubs menacés et leurs libertés : L’Auberge volante[6]. Houellebecq n’est donc pas tout à fait le premier prophète occidental. Sans oublier Jean Raspail et son Camp des saints, publié en 1973, dans lequel une invasion d’immigrées délinquants et violeurs balaie la France[7]. Houellebecq a choisi un protocole plus pacifique, quoique plus retors, en imaginant que la moitié de l’humanité, en l’occurrence les femmes, seraient consentantes.
Misanthropie, misogynie ? Ne peut-il imaginer qu’au lieu de la soumission, nombre de femmes, comme autant d’amazones allaient se soulever ? Hélas, peu après l’élection, « toutes les femmes étaient en pantalon ». La Sorbonne islamique (qui n’est que la continuation de notre Sorbonne délocalisée d’Abou Dabi) ne connait plus que des femmes « voilées ». Les « Aïcha » de ces messieurs ont quinze ans. La dignité humaine est aux abonnés absents…
De la satire
Roman irréaliste, soit. À moins de le lire, sous la surface de son ton doucereux, comme une double satire d’autant plus féroce qu’elle affecte une apparente innocuité. Satire d’abord de nos gouvernements socialistes (mais aussi de « centre-droit ») qui, avec la Fraternité musulmane « n’ont aucune divergence sur l’économie, ni la politique fiscale ; pas davantage sur la sécurité ». Ainsi, par antilepénisme obsessionnel, ils se font digérer par le parti musulman et les talents rhétoriques de Mohamed Ben Abbes. De même, la plupart des Français (on ne fait que deviner les autres luttant pour une cause perdue, voire exterminés) sont comme des veaux claquemurés dans l’indignité : « le programme scolaire en lui-même devra être adapté aux enseignements du Coran ». La satire est d’autant plus mordante que le basculement s’effectue de manière presque indolore, amoureusement consentie, dans l’aveulissement et l’abandon de toutes les valeurs des Lumières, il faut bien l’avouer, fatigantes, car énergivores. « L’humanisme athée, sur lequel repose le vivre ensemble laïc, est donc condamné », face au monothéisme « qui dispose du meilleur taux de reproduction ». Pourtant, dans les trouées du silence des médias -silence qui ne fait que confirmer un peu plus les tendances de bien de nos médias contemporains- les assauts des bureaux de vote, les affrontements meurtriers, un moment constatés dans une station-service par le narrateur, laissent penser à un putsch.
La leçon de politique-fiction est aussi sérieuse que l’analyse des bassesses de nos partis, de leurs alliances. La stratégie de Mohamed Ben Abbes et de sa Fraternité musulmane est un chef d’œuvre de dissimulation (la taqiya) et de manipulation, présentant « l’islam comme la forme achevée d’un humanisme nouveau », respectant « les trois religions du Livre » (on notera la vision bien irénique !) et dont le modèle pour son Eurabia est « l’Empire romain ». Cependant le « Front républicain » verrait ce dernier confortés par le PS (dont la « mouvance antiraciste a réussi en interne à l’emporter sur sa mouvance laïque ») et l’UMP obsédés par leur phobie du FN, vaincu par pire que lui… À ce jeu, tout lecteur est renvoyé à ses fantasmes, ses peurs, ses pesanteurs idéologiques, ses sursauts…
Mais aussi satire du Français moyen, y compris censément intellectuel, lorsque François confie à Myriam, à propos de la menace qui pèse sur les Juifs : « je ne connaissais au fond pas bien l’Histoire ». Quant à notre François moyen, il est séduit, avec son maître universitaire Rediger, par le culte de l’homme politique providentiel. Satire évidemment beaucoup plus considérable, celle du doux cancer de l’Islam. Sans oublier la satire du mâle, machiste et paternaliste, voire de la satire des femmes qui se plient avec tant de bonne grâce au comportement exigé. Satire de l’Islam et de la veulerie française ou satire antilibérale de la perte des valeurs traditionnelles de la France, selon que l’auteur se sépare ou se solidarise de son personnage ? S’il ne faut pas craindre de séparer l’homme Houellebecq, cultivant son apparence de clochard décadentiste, quelle est la part de la satire d’une France ramollie et du vouloir non-vivre post-nietzschéen ? C’est là que l’ambigüité de l’auteur Houellebecq laisse considérablement perplexe le lecteur : écrit-il pour dénoncer ou pour adhérer à ce retour du religieux ?
Et que disent les femmes en ce roman ? Rien ; apparemment elles consentent, sauf la seule qui compte un peu, Myriam, qui parait savoir aimer notre personnage aussi blet qu’un navet, et s’expatrie en Israël à la suite de sa clairvoyante famille. Est-ce à dire que le seul pays qui défendrait encore la liberté féminine serait ce dernier ? Ainsi la France judenrein et satirisée se couche comme une putain -ou comme un putain, si l’on ne veut pas être sexiste- sous le fleuve montant d’une population conquérante, quoique accueillie et entretenue par l’Etat providence, sous le flot des pétrodollars islamistes. Ce qui n’est hélas qu’une légère hyperbole de la situation de la France déjà trop islamisée. Rien ne sauve ce roman du blâme, quand, sans le moindre déchirement de conscience morale et politique, l’antipape François se convertit dans le sein d’une religion sexiste et antilibérale. Doit-on pointer que la conscience libérale de Houellebecq manque pour le moins de consistance, aux antipodes du libéralisme politique et économique qui anime Hayek et Adam Smith…
Une technique romanesque redoutable
Pris dans le récit étonnamment aisé, entraînant, le lecteur s’immerge en toute immédiateté dans le mental du personnage, dans son univers plausible et dans une France peu à peu bouleversée sans que l’on paraisse y remarquer une faute de progression. Pour ce faire, la technique de l’écrivain est redoutable. Le réalisme pauvre de Houellebecq use d’images frappantes à l’occasion des souvenirs du restaurant universitaire : « nos rations de céleri rémoulade ou de purée cabillaud, dans les casiers de ce plateau métallique d’hôpital ». Ou de son « existence corporelle » : « lavabo bouché, Internet en panne ». De même le portrait psychologique, dépressif et veule, possède une prégnance irréfutable. La tentation de l’abandon ronge le personnage qui se laissera persuader par le confort matériel, sociétal et sexuel de la « soumission » à l’Islam, autant que par une spiritualité de confort. Mieux que la spiritualité chrétienne : « Au monastère, au moins on vous assurait le gîte et le couvert -avec en prime la vie éternelle dans tous les cas ». Mais en ce dernier lieu, ni orgueil, ni luxure. Ce que permet le nouveau gouvernement à ses affidés. L’intellect et le spirituel ont abandonné le terrain aux tyrannies des besoins médiocres du réel, aux tyrannies des jouissances sexistes. On est alors étonné de l’aisance apparente de la démonstration par un narrateur (et par le personnage de Rediger) dont le propos est sans cesse dégraissé. Mais également dégraissé de tout ce qui pourrait déranger la mauvaise foi de son adaptation au nouveau pouvoir. Hélas, aucun personnage n’est là pour contredire efficacement l’argumentaire, hors Marine Le Pen citant Condorcet, aussitôt évacuée.
Réaliste, voire misérabiliste, la tristesse des relations humaines est sans amitié ni amour, les rapports sexuels banalisés ou tarifés sont sans la moindre chaleur érotique. Là encore le réalisme cynique s’est débarrassé autant du lyrisme que de l’idéalisation : « Ma bite était au fond le seul de mes organes qui ne se soit jamais manifesté à ma conscience par le biais de la douleur, mais par celui de la jouissance. […] elle m’incitait parfois, humblement, sans acrimonie et sans colère, à me mêler davantage à la vie sociale. »
Le réalisme houellebecquien sait en outre l’art de mêler à ses personnages fictionnels, des personnalités réelles : Hollande, Pujadas, Onfray, Mélanchon, Bayrou devenu Premier Ministre de Ben Abbes, et « vêtu d’une pèlerine à la Justin Bridou »… Ce qui contribue, outre la focalisation interne ininterrompue, à stimuler la fiction par un effet de réel. Les dialogues entre les personnages, dont Alain Tanneur, analyste politique viré de la DGSI pour avoir signalé les « incidents » susceptibles de se produire dans les bureaux de vote, sont efficacement menés. Cette conversation étant menée dans le Lot, au village de « Martel », l’allusion à Charles Martel est explicite. Quoique caricatural, le séisme politique et civilisationnel est redoutablement bien mis en œuvre, au moyen d’une mise en scène « légèrement expressionniste[8] », selon son auteur.
L’apparente absence de jugement de la part du romancier permet à chaque lecteur d’y trouver l’occasion de son assentiment ou de son rejet : l’islamiste peut se trouver conforté dans la légitimité et la réussite affichée de son entreprise d’arabisation de la France ; comme le laïc ou le catholique qui réprouve Islam et immigration peut y voir un argument contre cet asservissement. Oiseau de bon ou de mauvais augure, selon les uns ou les autres, le romancier, laisse son apologue entre les deux yeux de la sagacité de son lecteur responsable. Cette France collaborationniste n’est-elle qu’un mauvais et improbable retour du refoulé de la période nazie, ou l’image soudain dévoilée par une Cassandre que personne ne veut entendre alors qu’elle dit la vérité ?
À quelle soumission indigne se soumet le critique qui croit écrire avec pertinence après que tant de moutons de Panurge guère rabelaisiens y soit allée de leur logorrhée ? Faut-il se faire le maître censeur d’une idéologie et d’un art romanesque ? Outre le problème civilisationnel mis en exergue par Houellebecq, on eût aimé que la narration, l’espace du roman, puissent se déployer bien au-delà de quelques confessions, ratiocinations et conversations autour du nombril du narrateur. Créer d’autres personnages, d’autres rebondissements, imaginer une révolte des femmes, tout cela est-il au-dessus des forces de notre piètre et redoutable romancier ? À moins de considérer qu’une vaste saga épique puisse être moins efficace que l’art de la suggestion…
De l’identification auteur personnage
L’auteur est-il son personnage ? François est-il Houellebecq ? Il faut cependant toujours se méfier des identifications naïves et abusives. Quoique parmi des romans ou le héros -plus exactement toujours anti-héros- présente à peu de choses près toujours la même psyché écœurée de désespoir, de pulsions sexuelles plus ou moins molles, de mépris des femmes, de veulerie et de projections vers un au-delà prétendu meilleur, qu’il s’agisse du clonage, de la prostitution sud-asiatique ou de la polygamie islamique. Or un élément semble valider cette hypothèse : la production poétique de Michel Houellebcq ouvre la parole à un « je » qui présente le même profil psychologique. Quoique, une fois de plus, il faille aller jusqu’à se méfier de l’identification du « je » poétique avec son auteur, si proche de la posture de la confession soit-il. Cela signifie-t-il que le romancier souhaite lui-même d’adhérer à la doxa musulmane la plus traditionnaliste ? Plutôt ne fait-il que se dénoncer -et nous à travers lui- comme un collabo opportuniste qui ne craint pas de profiter des avantages financier et sexuels fournis au service de l’occupant (mais aussi de l’édition).
« Dans l’abrutissement qui me tient lieu de grâce » : cet alexandrin ouvre le dernier poème de l’ « Anthologie personnelle 1991-2013 » de Houellebecq, titrée Non réconcilié. Voilà qui est parallèle au vertige éteint de François, lorsque dans Soumission, devant la Vierge noire de Rocamadour, il se sent « ratatiné, restreint » ; et dégoûté par l’humanité. Poésie et roman participent de la même déréliction, de la même aspiration empêchée au religieux, sauf qu’en ses romans une perspective fictionnelle (le clonage pour Les Particules élémentaires, l’Islam pour Soumission) fournit une eschatologie terrestre ; quoique à chaque fois liberticide. La poésie reste alors terrestre, lourde, ses minces facettes lyriques ont su mal à décoller, comme si l’auteur imposait au moule qui se voudrait aérien du poème en vers rimés le poids de ses « intestins écartelés », « dans l’univers privé de sens ». Le drame du poète autant que du romancier n’est-il pas de n’avoir pas su donner sens au monde, au point qu’il se persuade d’en épouser un, fusse-t-il fourni par une religion barbare qui affecterait des airs de spiritualité. Alors qu’il ne va même pas jeter un œil au soufisme, par exemple…
Du héros vicié à la dignité bafouée
La pire faiblesse du roman (peut-on dire à thèse ?) est hélas conceptuelle : la satire n’est-elle pas viciée par ses fondements psychologiques et conceptuels ? Un nietzschéisme[9] post-nazi, un nazislamisme indécent, un ressentiment morbide contre le monde, un dégoût de soi et de l’autre, une misogynie salace, un appétit de l’argent, des honneurs sociétaux, des prestiges universitaires et ministériels aux dépends des valeurs morales, une haine de « l’individualisme libéral », un antihumanisme viscéral, tout ceci conspire à faire du héros houellebecquien un monstre défaitiste et mou gagné par la persuasion de l’islam ; aux dépens de toute dignité morale. Une fois encore il faut se poser la question de l’adéquation de l’auteur à ces anti-valeurs. Même si les rejeter avec lucidité n’empêche pas de considérer ce roman dans sa fonction satirique d’autodérision et de miroir sombre de notre société. Un chien morbide a besoin d’une laisse dorée. « L’athéisme est trop triste. Le besoin de sens revient[10] », affirme Houellebecq. Mais pourquoi l’athéisme ne pourrait-il être gai ? Qu’importe que la mort soit une fin. Et s’il s’agit d’un sens insensé ? La spiritualité chrétienne peut être compatible avec la liberté, quand celle de l’Islam a considérablement besoin de réformer ses textes fondateurs en ce sens. Et postuler à son service un Mohamed Ben Abbes si pacifique et consensuel est bien une illusion. Houellebecq préparerait-il le terrain pour un tel avenir ou nous mettrait-il en garde ? « La vérité, c’est que je ne le sais pas moi-même », même en pensant que « l’islam est la religion la plus simple[11] », plaide-t-il…
Faute d’adhérer le moins du monde, ni avec Houellebecq, ni avec aucun de ses personnages qui sont souvent également, ne l’oublions pas, nos hommes et femmes politiques, quand Mohamed Ben Abbes peut être vu comme une captatrice euphémisation de la violence totalitaire de l’islam, il reste cependant loisible, voire salutaire, de louer ce roman visionnaire. Le tableau clinique, déprimant, avilissant, est d’une force cataclysmique. Un cri mou de sujétion ; ou de révolte ? Cet avertisseur sera-t-il entendu ? Comment saurons-nous réagir face à cette tyrannie politique et sexuelle ? En la personne d’Aristophane, les Grecs de l’antiquité trouvèrent une intéressante solution à la tyrannie masculine. Pour dissuader les hommes de partir guerroyer, Lysistrata convainc les femmes de se révolter d’une intéressante manière : « femmes, si nous voulons forcer les hommes à faire la paix, il faut nous abstenir… de la chose[12] ». C’est-à-dire l’acte sexuel. Que nos féministes ne se trompent pas de cible, que la soumission des femmes musulmanes, que leur servitude volontaire, se retournent contre leurs oppresseurs pour se libérer. Et nous libérer…
Thierry Guinhut
Une vie d'écriture et de photographie
[1] Voir : Vérité d’islam et vérités libérales : Philippe d’Iribarne, Elisabeth Schemla, Thilo Sarrazin
[2] Condorcet : Esquisse d’un tableau historique des Progrès de l’esprit humain, Dubuisson Marpon, 1864.
[3] Voir : Tolérer Voltaire et retrouver notre sens politique : du Fanatisme au Traité sur la tolérance
[4] Samuel P. Huntington : Le Choc des civilisations, Odile Jacob, 1996.
[5] Benjamin R ; Barber : Djihad versus Mc World, Desclée de Brouwer, 1997.
[6] G. K. Chesterton : L’Auberge volante, traduit de l’anglais par Pierre Boutang, L’Âge d’homme, 1990, p 64.
[7] Jean Raspail : Le Camp des Saints, Robert Laffont, 2011.
[8] Entretien avec Jean-Marie van der Plaetsen, Le Figaro Magazine, 9-10 janvier 2015.
[10] Entretien, ibidem.
[11] Entretien, ibidem.
[12] Aristophane : Lysistrata, traduit du grec par Ch. Zevort, Charpentier, 1898, p 35.
"Il n'y a pas d'autre vainqueur que Dieu", La Alhambra,
Grenada. Photo : T. Guinhut.