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30 novembre 2024 6 30 /11 /novembre /2024 16:34

 

Boite de Pandore. Photo : T. Guinhut.

 

 

Herbert George Wells,

pionnier de la science-fiction,

aventurier du temps et socialiste déçu.

 

 

H. G. Wells : Romans,

traduits de l’anglais par Pierre Bondil, Litera / Gallmeister, 2024, 920 p, 45 €.

 

H. G. Wells : La Destruction réparatrice,

traduit de l’anglais par Patrick Delperdange, Le Cherche Midi, 2022, 336 p, 19 €.

 

H. G. Wells : Soudain… les monstres,

traduit de l’anglais par Henry Davray, Editions des Lumières, 2024, 426 p, 22 €.

 

H. G. Wells : Les Prédateurs de la mer et autres nouvelles étranges,

traduit de l’anglais par Henry Davray, Editions des Lumières, 2023, 218 p, 16 €.

 

 

 

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Dans un futur peut-être pas si lointain, que deviendra l’homme ? Soufflé par la une explosion nucléaire cramoisie, démembré par de monstrueuses concaténations génétiques… En 1895, quoique Jules Verne ait bien déblayé le terrain, tant sous les mers en 1870 que vers la lune en 1865, Herbert George Wells est peut-être l’inventeur de la science-fiction moderne, de celle qui se doit être le miroir du futur, forcément inquiétant, voire horrifiant, dont il ouvre la boite de Pandore. Son premier roman, La Machine à explorer le temps, est en effet un coup d’éclat, dont le titre est doublement programmatique. De La Guerre des mondes à L’Homme invisible en passant par L’Île du Docteur Moreau, ne s’est-il pas joué avec virtuosité des plus menaçantes possibilités romanesques de l’anticipation ? Les implications physiologiques et psychologiques, génétiques et civilisationnelles, politiques et géopolitiques sont considérables, ne serait-ce qu’en lisant La Destruction réparatrice. Ce qui ne l’a pas empêché de sacrifier au récit d’aventure aux histoires étranges et autres contes pour dormeur éveillé, mais aussi à la Tentative d’autobiographie. Doué d’une étonnante prescience, sans compter un sens aigu du thriller, ne l’a-t-on pas appelé « le Shakespeare de la science-fiction » ?

Sous une sobre couverture toilée bleue et son étui élégant, les éditions Litera proposent, en une sorte d’alternative à la bibliothèque de La Pléiade, la plus éclatante production de l’auteur britannique (1866-1846), en sa tétralogie canonique.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Hors la machine elle-même, d’une technologie fort improbable, La Machine à explorer le temps ressortit plus exactement à l’anticipation. Car en l’an 802 701, le voyageur du temps découvre un monde apparemment paradisiaque aux petits êtres humains futiles et  frugivores, dont la charmante et enfantine Weena avec laquelle se lie une amitié ambigüe, mi paternelle, mi-érotique. Mais dans une perspective marxiste, H.G. Wells postule une exploitation des membres du prolétariat qui les conduirait à être relégués dans les souterrains industriels jusqu’à devenir de brutales créatures nyctalopes, alors que l’élite jouit à surface du printemps éternel d’un « Âge d’or », mais au prix d’un affaiblissement de la race, devenue oisive, androgyne et dépendante de ses anciens subordonnés. L’on devine ici l’influence de la théorie de l’évolution de Charles Darwin : selon sa « loi générale, ayant pour but le progrès de tous les êtres organisés, c’est à dire leur multiplication, leur variation, la persistance du plus fort et l’élimination du plus faible[1] ». Pire encore, la vengeance des anciens dominés inverse le processus de dévoration. Ce sont maintenant les Morlocks qui se nourrissent de la tendre chair des Eloïs : « Ces Eloïs n’étaient que des bêtes domestiquées et engraissées que les Morlocks, comparables à des fourmis, préservaient, dont ils se rassasiaient ». La barbarie cannibale a fait fi du progrès civilisationnel. Or l’on ne peut décider si notre romancier entrevoit ainsi dans le stade ultime du marxisme l’occasion d’une telle atrocité…

Le socialisme viscéral et affiché d’Herbert George Wells se trouve cependant en défaut. Le XX° siècle a suffisamment prouvé combien le capitalisme libéral pouvait amener à la prospérité la plupart de l’humanité, y compris les plus modestes. Et même si nous ne pouvons nous projeter en l’an 800 000, alors que depuis longtemps peut-être ce seront hélas le socialisme, le communisme, le constructivisme, l’étatisme en un mot, qui auront éradiqué le capitalisme libéral et la prospérité afférante.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le voyage est cette fois-ci géographique et océanique. L’Île du Docteur Moreau justifie son inaccessible lointain par le secret dont tient à s’entourer ce successeur, bien plus cruel, du docteur Frankenstein. Il faudra bien des ruses au héros voyageur et naufragé pour découvrir l’horreur humano-animale, née des charcutages et rapiéçages dans la « Maison de la Douleur » du Docteur Moreau, chirurgien dévoyé préfigurant des manipulations génétiques inouïes, des générations hybrides et monstrueuses : « des animaux humanisés par les triomphes de la vivisection ! » Un terrifiant Prométhée bouleverse l’ordre animal, brouillant la distinction entre les espèces, créant un « Homme Singe » ; au point qu’il permette à un puma de parler et d’exprimer toute sa souffrance. Pire peut-être, le Docteur s’intronise gourou de la secte ainsi formée au moyen d’un « Apôtre de la Loi ». Une science dévoyée fomente une régression de l’évolution des espèces, vers la cruauté primitive et la tyrannie clanique… Ce qui, à la l’époque de sa parution, permit à certains de condamner la teneur blasphématoire du roman. Roman d’action, de violence et de peur, où le « goût du sang » et la « catastrophe » s’enveniment…

Quels grands services peut nous rendre la composition d’une potion permettant l’invisibilité : toute une impunité possible, n’est-ce pas… Mais après l’euphorie, si l’on ne peut retourner à la visibilité commune, que de tracas, d’angoisses, quand il faut cacher l’indubitable résultat de cette géniale expérience qui fait de « L’Etranger » un paria. Paradoxalement, il faut s’entièrement dissimuler, faute de laisser apparaître un vide effrayant, un visage sous forme de néant, un trou blanc. Et si s’enfuir et disparaître semble si simple, c’est sans avoir pensé au froid de la nudité, à l’absence de chaussures pour courir. Les scènes « grotesques », selon le sous-titre, se succèdent. Par exemple : « la chemise blanche qui battait des ailles était seule à indiquer où se trouvait l’inconnu ». Après bien des courses poursuites, son corps ne se révélera qu’à sa mort… Voilà le thriller haletant aux dépends d’un savant fou nommé Griffin, un criminel désemparé pratiquant comme le Raskolnikov de Dostoïevski le vol et le meurtre gratuit, qui a perdu tout sens de l’éthique. Alors que le romancier se situe dans la tradition mythologique de l’anneau de Gygès – dans La République de Platon – qui rend invisible et assure l’impunité de son possesseur, sa réécriture situe l’aventure dans le paysage réaliste de l’Angleterre de son temps, bien loin des dystopies précédentes.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Hélas la guerre est un invariant de l’humanité, hors les variantes des moyens et des technologies mises en œuvre. Mais aussi de l’inhumanité, puisque les Martiens n’ont cure des droits de l’homme et de la compassion. L’invasion de la terre par des vaisseaux tripodes arachnoïdes est sans pitié. Il s’agit d’exterminer la race humaine à l’aide de « cartouches de vapeur noire », d’un « rayon incandescent », avant une probable colonisation par des créatures hybrides, mi-humaines, mi-machiniques. Ce qui aurait pu être pensé comme un progrès civilisateur au sein de planètes nouvellement découvertes devient satire cruelle de la colonisation. Alors que la partie semble être perdue, survient un retournement de situation en forme de deus ex machina. Les robots s’immobilisent, s’écroulent, alors que leurs Martiens gisent irréductiblement contaminés par des microbes contre lesquels ils ne pas immunisés, et qu’en revanche l’évolution humaine a permis de rendre inoffensifs : « Tués par les bactéries de la putréfaction et des maladies contre lesquelles leurs systèmes n’étaient pas préparés ». L’écrasante supériorité militaire ne vaut finalement plus rien face à la faiblesse sanitaire…

Certes, nous savons depuis qu’il n’y pas ombre de la moindre créature, encore moins intelligente et techniquement avancée, sur Mars. Est-ce à dire que ce récit est aujourd’hui inopérant ? La peur d’une population exotique malfaisante est là, prégnante, la préfiguration des armes biologiques est terriblement efficace, quoique seuls les Martiens en soient les victimes et que les Terriens n’aient pas encore eu l’idée de les utiliser à leur profit.

Photo : T. Guinhut.

 

À chaque fois le héros, narrateur et observateur, s’il reste un indispensable témoin, n’est qu’impuissant devant la marche des événements, incapable, malgré son courage, de changer la marche du monde. Comme le souligne le préfacier de cette édition, Frédéric Regard, la vision de Wells est pour le moins pessimiste quant au destin de l’humanité : race dégénérescente, apocalypse certaine, dédoublement schizophrène de l’individu (dans la suite du Docteur Jekyll et Mister Hyde de Stevenson). Tout est permis dans l’anticipation wellsienne : expérimentations génétique inter-espèces, tanks, avions, vaisseaux spatiaux, guerre bactériologique et extraterrestre, alors que le mal, inhérent à la chair et à la conscience depuis des lustres, ne fait que progresser. En ce sens notre romancier ne peut se résoudre à devenir un utopiste béat. Même s’il parvint à réunir ses articles dans un essai intitulé Le Sauvetage de la civilisation[2].

Quatre romans aussi stupéfiants, publiés dans le bref intervalle entre 1895 et 1898 sont donc réunis dans cet indispensable opus des éditions Litera, qui se donnent pour vocation d’offrir en un volume compact, élégant, maniable et soigné, une brassée de chefs-d’œuvre, entre Dostoïevski et Dumas, ou l’intégrale Sherlock Holmes…

La Guerre des mondes évoquait un conflit aux agresseurs de nature exogène, extraterrestre. Mais, en 1913, La Destruction libératrice, tout en restant sur terre, employa le ressort d’un conflit follement meurtrier, d’une explosion atomique avant l’heure, grâce à l’invention de « pièges à soleil ». Sans guère de doute, H. G. Wells sentant monter les tensions, il préfigure les guerres mondiales qui vont suivre, y compris le Blitz qui frappa Londres dans les années quarante. Notre auteur n’est  pas naïf. Il sait parfaitement que des civilisations organisées vouent « un véritable culte à la guerre », que « l’ascendance belliqueuse » est prête à assurer « le triomphe des instincts destructeurs de la race ». L’on n’hésite pas à faire sauter les digues des Pays-Bas, les « desperados politiques » s’emparent de l’énergie atomique… Et si les deux premiers tiers du roman culminent avec cette guerre immense, la suite doit se consacrer à la reconstruction, de façon à ne pas faire mentir le titre. Quelque chose comme une utopie d’un « nouvel ordre mondial » semble se confirmer pour s’affirmer dans le personnage, hélas mortel, de Markus Karénine. Mais en sa préface ajoutée en 1921, G. H. Wells conclut : « Le rêve évoqué dans La Destruction libératrice, ce rêve de dirigeants et d’hommes de pouvoir hautement cultivés et hautement qualifiés s’unissant d’un commun accord pour refaçonner le monde, est demeuré ce qu’il était, c’est-à-dire un rêve ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Autre roman de science-fiction, méconnu, Soudain les monstres est opportunément réédité, dans une traduction revue. Une belle découverte scientifique semble si prometteuse, lorsque deux scientifiques inventifs finalisent un aliment stimulant la croissance. Sauf qu’il n’y aurait guère d’histoire, au sens du thriller, si la chose était un succès sans risque. La « Boumbouffe », selon le sobriquet de la presse, contamine un grand nombre d’être vivants, qui deviennent les monstres du titre. Des enfants colossaux disposant d’une vaste intelligence menacent la paix de la contrée avec leurs machines monstrueuses. Aussi faut-il enrayer l’aliment… En cette « lutte contre la grandeur », contre « le camp des géants », lutte peut-être désespérée, l’on devine le combat entre la tradition et le progrès, avec tout ce que ce dernier peut présenter d’inhumain. Le roman est animé par l’esprit du suspense, non sans une pointe de burlesque, qui permet de ne pas trop le prendre au sérieux. L’on y préférera Les Premiers hommes dans la lune[3], où l’on découvre ses habitants, les Sélénites. Ou bien Quand le dormeur s’éveillera[4], dans lequel le héros tombe dans une longue catalepsie, dont il ne surgit après plus de deux siècles. Découvrira-t-il un monde parfait ? À moins qu’il soit menacé par une effrayante inégalité, que le héros devienne le meneur des ouvriers révolutionnaires en quête de justice, menacé encore par le combat des aéroplanes. Encore une inspiration marxiste…

Outre des romans plus sociaux et psychologiques, comme Brynhild (du nom de l’épouse d’un gentleman des Lettres mis en difficulté), ce sont des nouvelles étranges : Les Prédateurs de la mer réunit de beaux et assez brefs – d’autant plus efficaces – récits fantastiques et d’anticipation. Plusieurs d’entre eux fomentent des voyages aériens : ainsi « L’homme volant » et « Les Argonautes de l’air ». Par ailleurs, le lecteur aura l’eau à la bouche en apprenant qu’un homme peut « accomplir des miracles », qu’un « Œuf de cristal » fait l’objet de convoitises dans la vitrine d’une boutique, sans que l’on sache d’abord que de rares phosphorescences font leur apparition pour délivrer « un monde visionnaire » habité par des créatures ailées. Plus loin une « nouvelle étoile » fait fondre toutes les neiges de la terre, au service d’une partielle apocalypse. Sachons qu’un taxidermiste fait un triomphe en empaillant des oiseaux que le passé a englouti, et même une sirène ! Quant à la nouvelle-titre, elle met en scène de mystérieux « céphalopodes » aux tentacules effrayants, comme si elle se souvenait de Vingt mille lieux sous les mers de Jules Verne. De toute évidence un  recueil généreux, curieux et palpitant.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Dans sa Tentative d’autobiographie – au titre aussi modeste que réaliste – G. H. Wells prévient l’imprudent pratiquant du genre : « Si vous ne voulez pas faire une exploration à travers un égoïsme, ne lisez pas une autobiographie ». Malgré cette prévention, il céda au démon de se dire, aussi bien au travers de ses apprentissages de journaliste et de romancier, de ses affres sexuels, de son mariage au regard de la condition féminine, puis de son « idée d’un monde dirigé », pulsion de pouvoir finalement vaniteuse et dangereuse. Il revint d’ailleurs « vivement déçu » d’un voyage en Union soviétique, à l’instar d’André Gide à l’occasion de son Retour d’URSS[5], et choqué par le bureaucratisme : « Je m’attendais à trouver une Russie remuant dans son sommeil, prête à s’éveiller à l’idée de la Cosmopolis, et je l’avais trouvée plongée de plus en plus profondément dans le rêve, lourd de soporifiques, de la suffisance soviétique[6] ».  Et encore n’avait-il pas connaissance des goulags…

Science-fiction ou « roman d’aventures scientifiques », comme préférait le qualifier George Herbert Wells, le genre, de plus en plus polymorphe, en dit autant sur le futur que sur le présent de son auteur. Dans l’épilogue de La Machine à explorer le temps, « le futur demeure noir et muet ». Et si les écrivains font preuve d’une imagination souvent prédictive, voire prophétique, un autre réel, inimaginable, ne manque pas de surprendre un présent en perpétuelle évolution, pour l’améliorer, ou le décevoir. Après un tel impressionnant précurseur, les science-fictionneurs n’ont pas manqué d’œuvrer, voir d’exceller, à l’instar d’un Dan Simmons, auteur de l’indépassable space opéra, Hypérion[7], où le Mal est loin d’avoir disparu.

 

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie


[1] Charles Darwin : L’Evolution des espèces, Jean de Bonnot, 1982, I, p 462.

[2] G. H. Wells : The Salvaging of Civilization, Book Tree, 2006.

[3] G. H. Wells : Les Premiers hommes dans la lune, L’Aube, 2017.

[4] G. H. Wells : Quand le dormeur s’éveillera, Le Castor astral, 2018.

[5] André Gide : Retour de l’URSS, Payot, 2022.

[6] G. H. Wells : Une Tentative d’autobiographie, Gallimard, 1936, p 269, 392, 517, 518.

[7] Voir : Dan Simmons, d'Hypérion à Flashback, science-fiction mémorielle et géopolitique

 

Plasencia, Extremadura.

Photo : T. Guinhut.

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2 août 2024 5 02 /08 /août /2024 13:01

 

Poitiers, Vienne. Photo : T. Guinhut.

 

 

 

D'Hypérion à Flashback,

les titanesques science-fictions

homériques et géopolitiques

de Dan Simmons.

 

 

Dan Simmons : Hypérion,

traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Guy Abadia,

Robert Laffont, 2022, 510 p, 23 €.

 

Dan Simmons : Les Cantos d’Hypérion,

traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Guy Abadia,

Robert Laffont, 2003, 1288 p et 1010 p, 25 & 26 €.

 

Dan Simmons : Ilium,

traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jean-Daniel Brèque,

Robert Laffont, 2012, 618 p, 23 €.

 

Dan Simmons : Flashback,

traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Patrick Dusoulier,

Robert Laffont, 2012, 528 p, 22,50 €.

 

Dan Simmons : Le Nez-boussole d’Ulfänt Banderoz,

traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Sébastion Guillot,

Robert Laffont, 2022, 192 p, 18 €.

 

 

 

      Les voies de la science-fiction sont presque aussi impénétrables que celles des dieux. Tant ils sont, en Hypérion, multiples, chrétien, grichtèque, panislamique, cruciforme bikura, voire zen gnostique, dans l’hégémonie de l’œuvre polymorphe du romancier polygraphe américain Dans Simmons (né en 1948)… Mais aussi des dieux de l'Olympe, lorsqu'ils veillent et jouent d'influences au-dessus de la guerre de Troie, sur Hector, Achille et Ulysse. Ainsi Dan Simmons, depuis le tour de force de sa tétralogie Les Cantos d’Hypérion, en passant par Ilium puis son pendant, Olympos, ajoute aux treize siècles de son space opera un étage temporel et technologique réécrivant les récits homériques. Le titanesque Dan Simmons montre une fois de plus combien il a de cordes à son talent. Qui compte le thriller fantastique de L’Echiquier du mal, et le remake du récit d’exploration polaire à la lisière de Jules Verne et du roman gothique, intitulé Terreur. Sans compter qu'en infiltrant une trame policière parmi la science-fiction presque contemporaine de Flashback, le voici imaginant une guerre islamique ravageant les Etats-Unis d'Amérique. Décidément le romancier aime surplombler et manipuler les conflits de l'Histoire, tant passée que future. Plus ludique est son Nez-boussole d’Ulfänt Banderoz, qui relève plus exactement de la fantasy. Et si les prodiges de la littérature s’étaient déplacés des classiques aux prouesses narratives et conceptuelles de la science-fiction ?

        Toutes les dimensions du passé, de l’avenir de l’humanité, ses complexités, déboires et aspirations apparaissent dans l’œuvre de Dan Simmons ; et au premier chef dans ses Cantos d’Hypérion. Gigantesque prélude, le volume inaugural, laconiquement intitulé Hypérion, paru aux Etats-Unis en 1989, doit propulser le personnage du Consul vers une planète lointaine ainsi nommée par allusion au poème du romantique anglais John Keats[1]. Mais quoi de mieux pour occuper les longueurs d’un tel voyage que de confier aux sept pèlerins le récit de leurs aventures et ainsi leur liens avec la dite planète, menacée par l’ouverture des « tombeaux du Temps » et par le « Grichte » sanguinaire qui en occupe le point névralgique ? L’on devine ici un souvenir du procédé des récits emboités, tel qu’en usa un Chaucer dans ses Contes de Canterbury, ce qui renforce l’aspect métalittéraire du roman-somme. Ce sont, dans l’ordre d’apparition, un prêtre, un soldat, un poète, un érudit philosophe, une femme-détective, un diplomate, soit notre consul enfin. Parmi ceux-ci s’est glissé un traître ; lequel ? Et si la légende rapporte que six parmi les pèlerins seront sacrifiés au « Gritche », qui sera le survivant, qui sera « L’Elu » ?
      Il faut attendre le second volet, La Chute d’Hypérion, pour explorer les mystères dangereux, voire apocalyptiques, d’un tel parage. Découvrir, au cours d’une narration chronologique cette fois, le « Gritche », monstre aux griffes acérées, auquel tout un peuple voue un culte suicidaire. À l’instar du « parasite de résurrection », en quoi consiste le « cruciforme », il atteste combien il s’agit de religions de la souffrance, ce dont témoigne également « l’arbre aux épines » qui empale des milliers de vivants. Le mystère effarant du mal reste entier… Ce qui fait écho à L’Echiquier du mal
[2],l... roman fantastique et policier, à la recherche d’un ancien tortionnaire nazi qui ne cesse de sévir, des décennies après. L’action est trépidante, l’angoisse est prégnante, surtout lorsque le meurtrier s’insinue dans l’esprit de ses victimes devenues pions d’un jeu d’échec mortel...

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      272 ans plus tard, Endymion et L’Eveil d’Endymion font l’objet du second diptyque dans cette tétralogie dédiée à John Keats. Berger devenu soldat puis guide pour chasseurs, Raul Endymion doit protéger Aenea, fille de l'ancienne pèlerin Brawne Lamia, également messie venue des temps passés. Ainsi, au-delà de la réécriture du mythe des Titans vaincus par les divinités olympiennes et chantés par l’omniprésent poète John Keats - réincarné en un « cybride » -  s’accomplit la renaissance religieuse…
      Le Space opera exhibe sa dimension politique, entre galaxies lointaines gouvernées par l’ « Hégémonie », sous l’autorité de Meina Gladstone, invasion des marges de l’empire par les « Extros », guerres interstellaires complexes, « portes distrans » reliant les planètes les unes aux autres – exception faite d’Hypérion – s’allie à des avancées scientifiques inouïes, tels une considérable intelligence artificielle avant l’heure, tapis volants à « propulsion Hawking », « traitement Poulsen » de résurrection auquel le poète Martin Silenius a sacrifié. Les allusions à l’entropie, à la biologie des machines, celles au philosophe chrétien Pierre Teilhard de Chardin nourrissant la quête mystique, la richesse stylistique, épique et poétique, tout contribue, sans lourdeur ni pédantisme, sans nuire à l’efficacité narrative, à une réussite époustouflante.

 

 


      Hubris et ruines des civilisations, amours émouvantes, celui édénique de Merin et Siri, et déchirantes, celui de Sol pour sa fille dont le temps est renversé, rien ne semble avoir été oublié pour tisser cette fresque pluridimensionnelle, des plus immenses perspectives spatiales et temporelles aux plus infimes, intimes et coruscants détails. De surcroit les registres employés varient sans cesse : épique au premier chef, lyrique, tragique, burlesque, parodique, sans compter les registres de l’argumentation, judiciaire, épidictique, délibératif, qui conviennent à une œuvre politique aux complots, machinations et résolutions nombreux.
      Presqu’exactement contemporain, soit deux ans après, du cycle de La Culture de Ian M Banks
[3] – une utopie techniciste  et philosophique, en quelque sorte anarchique – celui d’Hypérion présente avec ce dernier des points communs : guerre intergalactique, humanité dirigée par les intelligences artificielles, ici le « TechnoCentre », mais ce serait exagérer les familiarités afin de déprécier l’un ou l’autre. D’autant que la virtuosité poétique de Dan Simmons fait la différence, sans omettre la pertinence philosophique et théologique.

Homère : L'Iliade, Jean de Bonnot.

Photo : T. Guinhut.
 

      La récurrence des allusions mythologiques dans les Cantos d’Hypérion précède à juste titre un autre diptyque explicitement consacré à la guerre chantée par Homère. Dans le premier volume, intitulé Ilium, un universitaire du XX° siècle est envoyé depuis le futur afin d’observer la guerre de Troie, des « Moravecs » passionnés de Proust et Shakespeare enquêtent sur l’activité quantique de Mars, alors que les Terriens, surveillés par les Vyonix, sont devenus des niais. Trois histoires et trois temps se rassemblent sous le regard hypertechnologique des dieux grecs à l’affût du meilleur et du pire de l’humanité et de la post-humanité. Les interventions d’Aphrodite, de Zeus et autres divinités, s’expliquent alors grâce à d’éblouissants recours à la physique quantique et aux nanotechnologies. Homère a-t-il fidèlement rapporté cette guerre ? C’est ce que l’on tentera de vérifier, à la croisée de la réécriture de l’épopée et d’une intertextualité virtuose.

      Certes, cet Ilium, auquel succède Olympos, en un diptyque historico-poétique impressionnant croisant mythologie et space opéra, n'a peut-être pas de bout en bout la puissance d'Hypérion, cette tétralogie radicalement indépassable. Là où ce dernier nous entraînait dans un suspense aventureux sans équivalent, et ce avec une écriture et une pensée stupéfiante, qu'il s'agisse de création poétique, de religions et de civilisations imaginées, la réécriture homérique pêche parfois par le manque de concision, les longueurs, les répétitions dommageables. Mais qu'importe, dira-t-on devant l'ambition assumée...

      Rien de tel donc que la culture des grands poètes, dont Dan Simmons fait indubitablement partie, pour comprendre les évolutions, le passé et les futurs des mondes…  La science-fiction postmoderne, riche de tant d’allusions, récits et références, ne se sépare pas de la littérature classique et se trouve être le refuge le plus adéquat et le plus développé du genre épique redevenu contemporain.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      Plus près d'aujourd'hui, en un futur très proche, soit en 2035, notre démiurge romancier plonge dans la psyché d’un ex-policier, veuf de surcroit, d’où le titre : Flashback. Suite à l’accident de la route qui a tué sa femme Dara, Nick traîne sa déréliction dans un monde sabordé par l’Histoire. Il n’est plus qu’une dépendance continue au « flashback », une drogue que l'on devine capable de lui faire rejoindre un passé heureux et perdu. C’est à peine s’il prend au sérieux le conseiller Nakamura qui l’engage pour retrouver l’assassin de son fils Keijo, une vieille enquête restée infructueuse dix ans plus tôt. Aux ficelles élimées du thriller s’ajoutent deux axes qui donnent indubitablement du corps à l’ouvrage : entre réflexion sur la mémoire et les conflits politico-religieux exacerbés, le roman brosse une fresque alarmante de ce que nous pourrions, en 2035, devenir.

      L’épigraphe de Marcel Proust ouvre alors au lecteur une porte sur l’ambition - mais en même temps la respectueuse reconnaissance - de Dan Simmons. Ses autres livres s’appuient d’ailleurs sur de persistantes allusions à Homère (Ilium et Olympos en tant que réécritures science-fictionnelles de L’Odyssée), à John Keats (pour Hypérion) et à Shakespeare, dont un personnage de camionneur est ici féru. Ainsi, au service de la mémoire, qualifiée par Proust d’ « espèce de pharmacie, de laboratoire de chimie, où on met, au hasard, la main tantôt sur une drogue calmante, tantôt sur un poison dangereux », notre prospecteur d’univers imagine une substance aussi séduisante que redoutable qui permet de revivre avec une profonde acuité ses souvenirs. Interdite par l’Islam, elle plonge une bonne partie de l’humanité dans la torpeur. Existe-t-il un « flashback deux (…) totalement immersif », se demande Nick ? Il permettrait de vivre le bonheur de fantasmes sans cesse développés, comme « se construire une vie nouvelle avec Dara »… Dans quelles cuves contrôlées par de politiques puissances plonge-t-on des cobayes humains pour la tester ? Est-on sûr à la fin d’y avoir échappé ?

      Jouant sur nos nerfs et nos peurs - de manière moins fantasmatique que réaliste - Dan Simmons dresse également le portrait d’une Amérique et d’un monde pré-apocalyptiques. Le « Califat Global », au profit duquel les Européens ont abandonné leur culture, a vitrifié Israël, pris le contrôle de la moitié de la planète et des trois quarts des Etats-Unis. Il est contré au sud par les « Spaniques » et leur « Reconquista », alors que les Japonais rétablissent les traditions des « Shôguns » qui luttent d’influence pour placer leurs pions sur l’échiquier géopolitique.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      D’où vient cette dégringolade des Etats-Unis ? Dans une analyse pertinente, Dan Simmons rappelle la dette et les « programmes d’aide sociale colossaux », la tolérance toute empreinte de lâcheté envers les Musulmans. Des allusions à la « folie sur le réchauffement climatique qu’on prétendait d’origine humaine », à l’administration Obama (qui n’est pas nommé), à la République islamique d’Iran dont on n’a pas su arrêter le délire meurtrier, ajoutent une dimension polémique que le lecteur restera libre d’apprécier à sa juste valeur, à sa qualité d’avertisseur. Ainsi Dan Simmons fait reprendre par son camionneur cultivé, qui sait citer Alexis de Tocqueville, la célèbre citation de Churchill : « Le socialisme est une philosophie de l’échec, le credo de l’ignorance et la philosophie de l’envie. Sa vertu inhérente consiste en une égale répartition de la misère[4] ».

      Ainsi l’avertissement est lancé. Dans la tradition de La Machine à explorer le temps de Wells, où l’avenir de l’humanité se résolvait par la faillite de l’humanisme et la victoire d’un souterrain prolétariat vampirique, l’anticipation politique engagée se veut alors rationnellement prédictive, se faisant implicitement injonctive : gare à la chute de l’Europe, des Etats-Unis, de la liberté et de la prospérité !

       Sous l’égide d’un narrateur omniscient qui alterne les récits des aventures de Nick et de son fils Val jusqu’à ce qu’ils se rejoignent enfin, le roman feuilleton, dans la grande tradition du réalisme du XIX° et de la narration hollywoodienne, est sans cesse efficace, entraînant, faute d’être réellement novateur. La dimension épique, indubitable, comme il sied à ce genre de science-fiction géopolitique, aurait un peu tendance à rendre parfois le héros un peu ténu, au milieu des enjeux planétaires et religieux de cette guerre des mondes, résolvant, presque à son corps défendant, une énigme qui le dépasse, grâce à la mémoire cachée du portable de son épouse, sa chère Dara disparue dans une impeccable machination… L’archétype de la lutte du bien et du mal aboutit ici, non pas sur une victoire absolue du premier, mais sur un chemin d’espoir où les valeurs de l’Amérique pourraient alors, au-delà du chaos, être restaurées. Ainsi la littérature fournit-elle au lecteur et à une nation, dont la constitution fut issue des Lumières, l’abîme de ses peurs et le ressort qui lui permettra de se relever de flashbacks nostalgiques pour envisager avec fermeté le présent et l'avenir. L'apologue est on ne peut plus clair. Il ne reste plus qu'à imaginer un nouvel Homère chantant la guerre interminable de l'Islam contre l'Occident. Et c'est peut-être l'inénarrable Dans Simmons.

      Quoiqu’en une trop brève allusion, nous penserons à un autre roman de Dan Simmons, témoignant de la multiplicité de ses talents. Entraînant opus tressé d’histoire polaire, de fantastique et d’effroi gothique, Terreur[5] est une autre de ses réussites,  même si elle apparait plus conventionnelle, mais avec une puissance dont il a le délicieux et épouvantable secret.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


De taille beaucoup plus modeste, plus ludique également, sans prétention et cependant plaisant, Le Nez-boussole d’Ulfänt Banderoz, relève d’un croisement de la science-fiction et de la fantasy, tant son tropisme magique a quelque chose de médiéval. Œuvre mineure, certes, mais témoignage supplémentaire s’il en fallait de la virtuosité de Dan Simmons, cette novella met en scène la quête de « Shrue le diaboliste » parmi un univers où la lune s’est égarée, où le soleil rougit, où décroît la « terre mourante » (selon l’hommage au titre de Jack Vance[6]) ce qui ne laisse plus guère espérer qu’une apocalypse. Seule la découverte d’une bibliothèque et sa convergence pourrait être salvatrice. Pour la rejoindre, un voyage cosmique en « galion céleste » – écho peut-être de celui qui nous conduisit vers Hypérion – ne peut se passer de quelque combat spatial pyrotechnique. Prélevant sur le corps momifié du bibliothécaire Ulfänt Banderez le « nez-boussole », Schrue parviendra jusqu’à l’indispensable « Seconde Bibliothèque Ultime », avec le concours de sa complice Derwee, « maîtresse de guerre ». Mais il n’y a pas de quête sans un opposant acharné, le redoutable « Faucelme » résolu à s’emparer de cet indispensable trésor au moyen d’escarmouches guerrières et de tortueux maléfices, sans objets magiques comme le « Cristal-Guide », le tout entre démons et dragons tourbillonnant.
      Mystérieuse, cette Bibliothèque « du Savoir Thaumaturgique » le restera : « des hommes ont perdu la vue rien qu’en regardant ces livres ». Le monstrueux Kirdrik doit avouer : « Je connais plus de neuf cents alphabets phonétiques et glyphiques, ainsi que plus de onze mille langues écrites, vivantes ou mortes, mais ces symboles s’éparpillent comme des cafards lorsqu’on allume une lumière ». Si Shrue semble pouvoir en sa seconde matérialisation la maîtriser enfin et ainsi sauver la terre, le lecteur en restera pour sa curiosité déçue. Pourtant nous ne doutons guère d’un Dan Simmons, consultant maint opuscule de magie et d’alchimie, eût pu imaginer des titres, des paragraphes stupéfiants. Probablement il eût concurrencé La Bibliothèque de Babel borgésienne, celle du Nom de la rose d’Umberto Eco…

Il est toujours temps que les trompettes de la Renommée claironnent que la science-fiction n’est pas plus un sous-genre que la « blanche » de Gallimard. Les meilleurs livres n’ont que faire des cases et étiquettes. Dan Simmons, après Verne, Wells, Gibson et Banks, l’a montré grâce aux fabuleuses 2000 pages du Cycle d’Hypérion. Si les incursions de ce polygraphe dans le policier ou l’horreur sont peut-être un soupçon plus négligeables, il prouve encore avec Ilium qu’il sait produire une science-fiction raffinée, complexe sans être illisible, cultivée. Ce créateur d’univers, technologies, théologies et personnages inoubliables, aussi individualisés qu’universels, s’attaquait, après Keats dans son maître opus consacré aux planètes et galaxies d’Hypérion, rien moins qu’à Homère, pour réécrire et transposer l’Iliade dans un futur fait de conflits interstellaires. Gageons que l’aède grec saura l’accueillir à son côté, et auprès de Keats, dans le panthéon des Muses. Réécritures sans la moindre servilité, multivers démesurément inventifs, ses romans sont d’une puissance de composition, d’une géniale invention toute personnelle, cependant nourrie des mythes et de l’Histoire universelle, y compris de celle, plausible, du futur.

 

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie


[1] John Keats : Hypérion, La Dogana, 1989.

[2] Dan Simmons : L’Echiquier du mal, Denoël, 2023.

[3] Ian M Banks : Cycle de La Culture, Le Livre de poche, 9 tomes, 1996-2014.

[4] Winston Churchill : Discours à la conférence des Unionistes écossais, 28 mai 1948.

[5] Dan Simmons : Terreur, Robert Laffont, 2007.

[6] Jack Vance : La Terre mourante, Mnémos, 2021.

 

Oñati, Gipuzkoa, Euskadi.

Photo : T. Guinhut.

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16 avril 2022 6 16 /04 /avril /2022 10:30

 

Parador de Alcala de Henares, Madrid.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

 

 

Omniscience, théorie du tout

& ostéonirismologie :

 André Ourednik, Tom McCarthy

Julien Boutonnier,

romanciers et théoriciens

des science-fictions spéculatives.

 

 

 

 

André Ourednik : Omniscience, traduit du tchèque par Ondrej Sykora,

La Baconnière, 276 p, 19 €.

 

Tom McCarthy : Satin Island, traduit de l’anglais (Royaume-Uni)

par Thierry Decottignies, L’Olivier, 2017, 208 p, 20 €.

 

Julien Boutonnier : Les Os rêvent,

Dernier Télégramme, 2022, 736 p, 32 €.

 

 

 

 

       Combien notre connaissance est-elle limitée ! Et combien même peut-être l’intelligence artificielle[1] ne saura, d’origine humaine et trop humaine qu’elle est, parvenir à l’omniscience, non seulement d’une gigantesque base de données, mais de tous les phénomènes surgis des mains et des neurones de l’humanité, sans compter ceux de l’univers ? Dans le cadre de ce qui devient une science-fiction spéculative, deux romanciers, André Ourednik  et Tom McCarthy, quoiqu’éloignés dans l’espace, l’un Tchèque, l’autre Anglais, explorent les fils et rhizomes des informations et des réseaux événementiels. Tandis que parmi de lourdes pages intitulées Les Os rêvent, un secret Français, Julien Boutonnier, consacre des années à une science spéculative imaginaire : l’ostéonirismologie. Dans quel but ces romanciers hors normes et pour le moins décalés œuvrent-ils ?

      Serait-ce outrepasser Dieu que de plonger dans l’Omniscience d’André Ourednik ? Goan Si travaille au « Service la mémoire », comme « data scientist ». Plonger dans l’océan de l’archivage et de l’information n’est pas une métaphore, il y faut un scaphandre sans faille. Là, en suivants des fils narratifs, il est possible de lire aussi bien « la découverte d’une nouvelle planète, ou le secret cochon d’une sénatrice ». Nous sommes quelques deux siècles en avant, quand le papier et le numérique ont été remplacés par un immense réseau dans un dangereux bassin, peut-être sans fond, comme en un gigantesque bocal à connexions neuronales, où erreurs, fantasmes et folies feraient leurs lits.

      Autour, ils sont une dizaine de personnages à croiser leurs histoires, entre banalité du quotidien et effroi de ce nouvel univers, dont un « archéologue clochard », un « ver de métal » qui use de la parole. Turmdjik chapeaute le Service en physicien familier du Big bang et des trous noirs, dont l’Omniscience est l’équivalent. Un autre révise le statut de l’œuvre d’art qui pourrait en être, quoique partiel, un autre équivalent. Parmi les minces péripéties il faut compter la satire de tous ceux qui ne pensent qu’à « accéder à la direction ». S’agit-il d’accéder à un pathétique statut divin ?

      Méditation philosophique plus qu’intrigue, tableau kaléidoscopique de l’intellect étendu à la dimension du monde plutôt que drame, cet étrange roman spéculatif étonne, séduit, jusque dans ses contes emboités, venus du glacier ou du désert. On s’interroge : « Une traduction d’une œuvre en numérique était-elle encore l’expression d’une même œuvre » ? Qui sait en effet si la dématérialisation du livre est une alchimique transmutation sans risque pour son intégrité, tant esthétique qu’intellectuelle ? Lors, cette équivalence du monde humain n’est-elle plus ce dernier mais une gangrène quantique sans fin…

      André Ourednik, né en 1978 à Prague, géographe enseignant à Neufchatel en Suisse, a quelque chose de l’auteur de Stalker[2], dans ses explorations de zones inconnues, fantastiques et science-fictionnelles. Avec un rare talent rhétorique, il multiplie les descriptions concrètes autant que les allusions cultivées (une bibliographie ferme le livre), par exemple à « La bibliothèque de Babel » de Borges : « Ta vie, la mienne : chacune n’est qu’un échantillon infime des combinaisons potentielles de l’univers ».

      Dans Les Cartes du Boyard Kraienski[3] André Ourednik imagine un Joachim Brink qui s’attelle à publier en ligne une cartographie européenne révisée, tant ses confins oscillent. Mandatés par les hautes sphères européennes, il s’engage à scanner une monumentale collection de cartes, qui repose chez le Boyard-titre, ce aux lisières immédiates de la frontière dacène. Evidemment, là rien n’est simple, le fantastique s’immisce dans la réalité, les péripéties écroulent les certitudes, en un no man’s land post-apocalyptique. Une fois de plus, l’on ne sait s’il s’agit de lire un récit, un conte philosophique, un essai, à cheval sur les territoires du burlesque et ceux d’un espace non euclidien…

 

      La théorie du tout serait pour les physiciens le Graal qui réconcilierait physique quantique et relativité générale. Au cœur de Satin Island, lacunaire roman de Tom McCarthy, elle rendrait compte de toutes les interactions se produisant à la surface du globe terrestre.

      Lancé à la recherche de cette utopie conceptuelle, son personnage, laconiquement nommé U., est son propre narrateur : il nous fait voyager du négatif du Saint-Suaire de Turin à New-York, Staten Island, d’où le titre, qui en est une poétisation, car il s’agit d’un « grand dépotoir ». Anthropologue consultant pour une influente organisation internationale, dont le logo est une tour de Babel, employé pour sa « pénétration culturelle » au sein du « Projet Koob-Sassen », U. observe chaque détail d’un regard perçant et rêveur : écrans et « déversement de pétrole », « pli » deleuzien du jeans, comportements tribaux des individus, visite d’un musée allemand d’anthropologie, en vue de livrer « le Grand Rapport » essentiel et définitif sur notre temps. Ce passionné de Lévi-Strauss, qui a pour adamique mission de « nommer ce qui est en train de se passer en ce moment », est censé être au service du conseil aux entreprises et aux gouvernements que dirige Peyman, tête pensante des tendances, et comparé à une « déité », qui leur fournit la connaissance de ce qu’il y a « de politique, structurel et sacré » en tout produit, en toute société.

      Moins qu’un roman, il s’agit d’une sorte d’essai spéculatif sur « l’avenir du savoir », d’une discrète satire des exponentielles mégadonnées du big data, d’un vaste recueil de poèmes en prose, d’une mise en abyme de la totalité brisée en un micro-roman inévitablement partiel. L’écriture de Tom McCarthy est suggestive, précise et rêveuse. Peu d’action, hors l’étrange histoire de Madison, l’amie d’U., mais de borgésiennes strates méditatives s’élançant de toutes parts.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      Pour quelques critiques d’outre-Manche, Tom McCarthy, romancier postmoderne né en 1969, serait rien moins que le Pynchon[4] anglais. Même s'il s'agit là probablement une exagération, il faut en effet se souvenir de son plus ambitieux roman, C[5], mais peut-être plus traditionnel, qui, dans une démarche passablement postmoderne, se présente comme le roman d’éducation de Serge Carrefax. Enfant sourd, Serge grandit entre son père, un excentrique inventeur, et sa sœur, tous préoccupés de science et de la manière dont la surdité pourrait ne pas empêcher la naissance de la parole. Suite au suicide de sa sœur aimée, il fuit l'Angleterre pour une ville thermale allemande, s’engage dans l'aviation anglaise durant la Première Guerre mondiale, plonge dans la débauche et l’opium à Londres, accompagne l'un des découvreurs de la sépulture de Toutankhamon, Lord Carnavon, cette victime d’une légendaire malédiction… Le romancier s'est inspiré d'Alexander Graham Bell, l'inventeur du téléphone, lorsque son héros s’intéresse aux fréquences radio, imaginant de « créer une machine assez sensible au moyen de laquelle il pourrait converser avec lui dans le cas où l'existence dans l'au-delà se révélait être non seulement une présupposition métaphysique mais également un fait physique ». La dimension faustienne du personnage, si elle est moins proche de la science-fiction que du bildungsroman germanique, voire du récit picaresque, est néanmoins prégnante.

      Depuis 1999, Tom McCarthy se targue d’être le Secrétaire Général d’une semi-fictionnelle organisation (co-fondée avec le philosophe Simon Critchley) : l’International Necronautical Society, agrègeant une poignée d’artistes et d’écrivains qui se proposent d’être aussi surréalistes avec la mort que les surréalistes l’étaient avec le rêve. Outre Tintin et le secret de la littérature[6], il a publié Les Cosmonautes au paradis[7], dans lequel, comme pour répondre au Pragois Ourednik, une bande de personnages excentriques recherche à Prague une icône volée, tout en déambulant dans des espaces burlesques, politiques et métaphysiques.


 

      Explorateurs, scientifique ou anthropologique, les héros inquiets d’André Ourednik et Tom McCarthy sont tous deux des avatars du Docteur Frankenstein, ou du Docteur Faust, outrepassant les prérogatives naturelles de l’humain pour atteindre un supplément de connaissance, de pouvoir et d’âme, voire d’éternité. Nos romanciers semblent cependant manquer de confiance envers la science, tant il se dégage de leurs étranges opus science-fictionnels une vanité ultime, un desengaño empreint de renoncement et de mélancolie devant l’irréductibilité de notre lilliputienne condition ? Perdent-ils volontairement pied devant les dangereuses potentialités de la technique et de la gestion de l’information ? Risquer la dilution de l’intelligibilité de l’univers humain et du cosmos est en effet un aporétique pari.

 

 

Quel scribe hiéroglyphique lovecraftien, quel copiste borgésien peut-il se consacrer à ce point à l’inactualité de sa fantastique étude ? Certainement une patience de plusieurs années a occupé Julien Boutonnier pour creuser le filon de sa science spéculative imaginaire : « l’ostéonirismologie ». Les Os rêvent est un de ces romans que l’on n’osera conseiller à personne. Pourtant il exerce une secrète fascination à destination de rares happy few.

Roman ? Peut-être, à moins qu’il arraisonne les parages des traités scientifiques ou parascientifiques, entre archéologie, anatomie, freudisme, oniromancie et quelque chose qui n’a pas de nom. Suivons l’itinéraire mental et initiatique de Giacomo Palestrina dont le nom rappelle irrésistiblement celui du compositeur italien de la Renaissance, maître de la polyphonie, qui au XVI° siècle composa force messes et autres musiques profanes. C’est à la lecture de la polyphonie des rêves que se livre notre héros, nous permettant ainsi de pénétrer le monde de l’ostéonirismologie, ou, pour le dire à l’usage des profanes, la science des rêves tirés de la lecture des os. Transcrire ces rêves amène à pouvoir lire chaque élément du monde.

Les ostéonirismologues forment toute une société : « Ce fut à Giacomo Palestrina que, le 17 janvier 2014, le Comité ostéonirismologique s’adressa pour étudier le rêve SBÞ de type Pānini. Les Institutiones en prévoyaient l’arrimage quatre cent sept jours plus tard, soit le 28 février 2015, quelque part dans les montagnes qui se dressent à proximité de Sary Tash dans le sud-ouest du Kirghizistan. Au terme de la période d’indécidabilité, dont la durée a depuis fort longtemps été fixée par la Tradition à cinquante-deux jours, le jeune ostéonirismologue de quarante-deux ans acquiesça avec un bel enthousiasme. C’était tout récemment qu’il avait clôturé son Voyage Sigle, lequel avait duré dix-sept ans, et se voir confier une telle étude était une reconnaissance certes pas exceptionnelle, mais néanmoins tangible ». Peut-on résister à une telle quatrième de couverture, qui donne sans faute le ton et ainsi lance le premier chapitre ?

Notre Palestrina est évidemment partie prenante de l’immense expérience : « Les rêves de son squelette participaient d’un gigantesque rêve articulé, composé de millions de rêves, aussi vieux que la matière même ». Aussi la quête se poursuit-elle de manière incessante et fractale, spiraloïde et soutenue par un irrépressible esprit de sérieux. Car, lecteurs curieux, nous voilà tiraillés entre le genre de l’essai et le roman feuilleton, dont les têtes de chapitres s’ornent d’effets d’annonces succulents. Prenons par exemple le chapitre onze titré « Le théâtre anatomique » : « Le désordre anatomique laissé par Gulgjigit. Désarroi de Palestrina. Les anatomies imputrescibles. Le protocole de Koprülü. Erection du théâtre anatomique de Palestrina. Effets thérapeutiques de ce travail ». L’on y croise, outre Palestrina, bien des personnages, bien entendu le fondateur, Pānini soi-même, Almazbek Dujshebaev, Mme Kurniavka ou encore Elijah Mwape au destin tragique ; et bien des comparses, ne serait-ce qu’une petite fille portant un chat mort dans ses bras. Mais à peu de choses près, ils ne se consacrent à rien d’autre qu’à leur science onirique, entre « caractéristiques spatiales d’une image-de-rêve » et les « six formations mélancoliques dans l’image-de-rêve ».

Nanti de récits emboités et autres « incises », parfois illustré de croquis, tableaux, de lettres ou radios d’humérus, clos par un utile « glossaire », le roman mime une rigoureuse scientificité, inventant de ci-de-là force bibliographie, telle que Borges ne l’aurait pas démentie, tout en s’aventurant dans une proximité envoûtante avec la magie, voire l’alchimie. À moins qu’il soit une immense parodie de la tradition de l’interprétation des rêves, des Oneirokritika du Grec du II° siècle Artémidore de Daldis[8], jusqu’au mieux connu Sigmund Freud[9], cependant guère plus scientifique, ce qui ne serait pas le moindre mérite de notre Julien Boutonnier, à la recherche de « la mémoire de notre corps éternisé ». En ce sens et en bien d’autres, Les Os rêvent ne doit manquer à aucune bibliothèque revendiquant à la fois la multiplicité et la singularité.

 

Les voisinages des sciences et de la littérature peuvent ainsi fomenter des œuvres singulières. Même si ces élucubrations peuvent ne paraître résider qu’aux abords ou bien loin de toute rationalité, n’est-ce pas aux territoires des spéculations qu’habitent les nœuds intelligents des romanciers et que se cachent les prémices de toute découverte scientifique réelle ?

 

Thierry Guinhut

 

Une vie d'écriture et de photographie

Les parties sur Ourednik et Tom McCarthy ont été publiées

dans Le Matricule des anges, octobre et juin 2017

 

[3] André Ourednik : Les Cartes du Boyard Kraïenski, La Baconnière, 2015.

[5] Tom McCarthy : C, L’Olivier, 2012.

[6] Tom McCarthy : Tintin et le secret de la littérature, Hachette littératures, 2006.

[7] Tom McCarthy : Les Cosmonautes au paradis, Hachette littératures, 2009.

[8] Artémidore de Daldis : Onirocriticon, La Clef des songes, Librairie Philosophique J. Vrin, 1975.

[9] Sigmund Freud : L’Interprétation du rêve, Points, 2013.

 

Squelettes et défenses de mammouths, Miño de Medinaceli, Soria, Castilla y Léon.

Photo : T. Guinhut.

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6 avril 2022 3 06 /04 /avril /2022 15:35

 

Palacio de Soñanes, Villacarriedo, Cantabria.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

Mnémos ou la mémoire du futur :

les science-fictions de Leiber,

Zelazny & Strougatski.

Suivi par Ces Guerres qui nous attendent 2030-2060.

 

Fritz Leiber : La Guerre uchronique,

traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Thimothée Rey et autres,

Mnémos, 2020, 562 p, 35 €.

 

Roger Zelazny : L’Île des morts,

traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Alain Dorémieux et Ronald Bluden,

Mnémos, 2015, 480 p, 27 €.

 

Arkadi & Boris Strougatsky : Le Cycle du Midi,

traduit du russe par Victoriya et Patrice Lajoye,

Mnémos, 2022, 1294 p, 45 €.

 

La Red Team : Ces Guerres qui nous attendent 2030-2060,

Equateurs, 2022, 224 p, 18 €.

 

 

 

Mnémosyne, déesse de la mémoire, est l’une des Titanides, née des amours d’Ouranos et de Gaïa. L’on sait que pendant neuf nuits, Zeus s’unit à elle pour donner naissance aux neuf Muses, selon Hésiode. Venant des origines du monde, elle est l’inventrice des mots et du langage, donc celle qui conserve tous les récits. Et si l’on se projette non plus vers le passé le plus antique, mais vers le futur, nous trouvons cette dame vénérable au fronton d’une maison d’édition, ou plus exactement d’un vaisseau spatial de livres en orbite autour du temps, des guerres galactiques et des sciences imaginaires. Les éditions Mnémos, entre autres blasons de fantasy, ont une collection qui est leur fleuron, leur emblème : « Intégrale ». Il s’agit de rassembler des romans et nouvelles dispersés chez divers éditeurs, parus en un ordre erratique, voire inédits en français, grâce à des traductions révisées, pour retrouver la dimension hors norme d’auteurs qui ont résolu de travailler à des cycles ambitieux. Embarquons à bord de La Guerre uchronique de Frantz Leiber ; cédons à « l’astrofaçonneur » de L’Île des morts de Roger Zelazny ; parcourons la fresque effrayante du Cycle du Midi des frères Strougatsky. Et si ces science-fictionneurs imaginent des perspectives uchroniques, elles sont également technologiques, sanitaires, théologiques, politiques… Sans risques ni périls, puisque nous sommes de paisibles lecteurs, sinon celui de l’imagination prospective intimidante et tourneboulée. Ainsi l’on pourra savoir à quoi sert la science-fiction : connaître peut-être quelles sont « ces guerres qui nous attendent ».

Nous connaissions les uchronies de Philip K. Dick[1] dans lesquelles l’Amérique avait été vaincue par les Nazis et les Japonais, et dont les titres sont à cet égard révélateurs : Glissement de temps sur Mars, En attendant l’année dernière, par exemple. Ou celle de Dan Simmons qui voit les « tombeaux du temps » s’ouvrir parmi les pages de son excellentissime Hypérion[2]. Mais aussi de Philip Roth[3], quand l’Amérique est tentée par le fascisme, ce dans un contexte resté réaliste. Cependant, parmi La Guerre uchronique de Fritz Leiber (1910-1992), nous voici propulsés sans prévenir dans l’univers du space opéra, de la science-fiction à grand spectacle, la dimension spatiale étant aussi étendue que celle temporelle.

Cette Guerre uchronique en seize volets s’ouvre avec le roman séminal intitulé L’Hyper-temps dont Nul besoin de grande magie est le miroir, théâtralement bouillonnant. Il est cependant précédé par une nouvelle titrée « Quand soufflent les vents uchroniques », dans laquelle « le passé et le futur existent pour toujours ».

Parmi on ne sait quels centres et extrémités de l’univers, les « Araignées » et les « Serpents » guerroient et embrasent le temps en modifiant l'histoire de l'humanité, sans compter les autres espèces. Le plus profond passé, le plus prospectif avenir, le présent bien entendu - s’il en est - sont régulièrement et lourdement modifiés, et prioritairement de l’Antiquité à l'époque moderne. La narratrice, du moins l’une entre autres narrateurs, Greta Forzane, sert en tant qu’officier dans une « station de récupération », un local hors du temps, réservé au repos des soldats, comme une sorte de mess ou de cabaret. Ces membres d’une « Légion Etrangère du temps », cette « crème des damnés », venus d’horizons géographiques et historiques divers, sont fortement éprouvés par les missions auxquelles ils ont été affectés. Fatalistes, ironiques, ignorant de qui les commande, finalement gravement mélancoliques, ils savent que la guerre rongeant le continuum espace-temps, l’Histoire risque de tout simplement s’anéantir, leur interdisant tout séjour, toute vie, dignes de ces noms. Une mission de la dernière chance abolira-t-elle le Temps ? L’un de ces soldats, révolté, prend la décision de sceller le lieu de leurs agapes. L’affrontement gagne en étendue et en violence, entre huis-clos et espace-temps infinis, narré au moyen d’un registre épique survolté.

 

Une guerre des tranchées sur Mars, des « coléoptéroïdes martiens », un « Lunien aux tentacules d’argent et un satyre vénusien venus d’un milliard d’années dans le passé ou dans l’avenir... Mieux encore, « des Serpents sont en train de disposer des champs de mines dans le vide », en une absurde hypothèse au-delà de toute scientificité. À la puissance des forces extraterrestres répondent les allusions nombreuses à la tyrannie du Macbeth de Shakespeare, car la narratrice a vécu « pendant un an dans une loge shakespearienne », et plus particulièrement dans Nul besoin de grande magie où les costumes théâtraux jouent avec les temps culturels. Une lecture politique s’impose donc malgré l’apparent irréalisme romanesque et le ton par instants burlesque, qui fait parfois penser à une revue de cabaret, comme à l’occasion de la « Pavane pour les fille-fantômes ». Mais ne nous y méprenons pas, la dimension ludique, voire parodique du genre uchronique, puisque ne frappent à la porte que les échos des convulsions universelles, ne masque pas le tragique. Surtout si l’on se rend parmi les tranchées meurtrières de Mars, « auprès des dieux des ténèbres qui tiraient les ficelles ». Parmi le manège galactique règne « la Déclaration universelle de servitude ».

Plus loin, dans « Le matin de la damnation », une femme est « chargée des résurrections » : « J’extrais les corps du continuum espace-temps pour leur offrir la liberté de la quatrième dimension ». Mais tout cela n’est peut-être qu’un effet du délirium tremens ; auquel cas il faudrait ranger cette nouvelle dans le tiroir du fantastique.

Cette fois, le narrateur est un « Serpent dans la Guerre Uchronique ». La brève nouvelle « Essayez de changer le passé » montre que cette dernière tentative est vaine tant « la Loi de Conservation de la Réalité » est implacable.

Un autre « vent uchronique » a œuvré dans la nouvelle « Dernier Zeppelin pour cet univers ». Les alliés ayant écrasé Berlin dès 1918, un « excellent type de société mondiale » a permis l’alliance des sciences allemande et américaine. La conversation entre un fils est son père imaginant un cours de l’Histoire qui serait le nôtre révèle peu à peu qui est ce dernier, « Dolf », où l’on devine un Hitler que l’uchronie aurait changé pour le bien de tous…

Si Franz Leiber n’est pas le premier à mettre en scène la façon dont les voyages au travers du passé et du futur peuvent modifier le présent, à la suite de Jack Williamson dans Les Guerriers du temps en 1938[4] où deux factions venues de deux futurs possibles se font la guerre, il est celui qui, publiant entre 1958 et 1965, use du topos avec un brio tel que le vertige temporel est stupéfiant, au point qu’une perpétuelle instabilité menace l’espace-temps devenu un perpétuel chaos. Par contamination, tout son univers littéraire se voit affecté, y compris, dans la ville de la parfaite tranquillité, par « le monstre en vous », car « la folie est la seule aventure qui reste à l’homme dans une époque dépersonnalisante ». En cela, il n’est pas tout à fait loin de Lovecraft. Il est toutefois permis de s’interroger sur la cohérence de cet ensemble qui semble s’éloigner du cycle uchronique pour y adjoindre des nouvelles plus purement fantastiques…

À l’univers uchronique de Franz Leiber, Roger Zelazny répond en proposant une « histoire du futur », soit celle de l’expansion de l’humanité parmi les immensités de la Voie lactée, parmi deux millénaires à venir. Mythologue et science-fictionneur, l’américain Roger Zelazny (1937-1995) est un écrivain très prolifique. Toi l’immortel[5], son premier roman, emporte quelques humains sur d’autres planètes après une apocalypse nucléaire. Sa série Les Princes d’ambre[6] vogue du côté de la fantasy. Ce sont des « antimondes », à l’instar de L’Intersection d’Einstein[7], où notre univers se voit traversé par un autre univers aux lois scientifiques inconnues et où l’on croise autant le mythe d’Orphée que l’enfer chrétien.

L’incroyable Île des morts, s’il s’agit de son titre totémique, n’est que la première partie du diptyque formé avec Le Sérum de la déesse bleue, le tout augmenté et encadré par cinq nouvelles autant science-fictionnelles que philosophiques. C’est ainsi que l’on peut classer « Cette montagne mortelle », dans laquelle une ascension - qui n’est d’ailleurs pas loin de celle de René Daumal[8] - emmène un groupe d’alpinistes aux abords d’un sommet de soixante-mille mètres, « fragment de tonnerre congelé »,  où sévissent des anges à l’épée, un dragon et une jeune fille mourante. Le fantastique contamine les contrées planétaires : est-ce la montagne du purgatoire ? Dans « Les Furies », un peuple extraterrestre exterminé par l'humanité cherche à assouvir une vengeance inénarrable. En un récit miroir, « Clefs pour décembre », Jerry Dark et ses semblables changent une planète glaciale en mode habitable ; mais au détriment des créatures autochtones condamnées par l’élévation de la température. Voilà bien deux apologues sur la notion de génocide.

L’allusion au titre du tableau de Böcklin et le second titre romanesque laissent bien entendre la puissance des mythes et des religions, particulièrement grecs et hindous, dans la création de Roger Zelazny, placée sous le signe de la démultiplication des espaces et des temps mythiques. À cet égard L’Île des morts invente une mythologie, une religion que Roger Zelazny appelle « pei'enne », polythéiste et initiatique. Ses fidèles parviennent parfois à être investis par les divinités qui les ont élus. Au narrateur, Francis Sandow, advient une telle élection, mais au péril d’une divinité plus qu’étrange, effrayante, « Shimbo de l'Arbre Noir » ou « le Semeur de Tonnerre ». C’est grâce à cette métamorphose intérieure qu’il est devenu l’un des « vingt-six Noms vivants », de surcroit l’un des hommes les plus fortunés de la galaxie et le plus ancien sous un corps jeune : « À l’exception peut-être de certains séquoias, je suis la seule créature à avoir vu le jour au XX° siècle et à être encore de ce monde maintenant, au XXXII° siècle ».

Ce doyen de l'espèce humaine, qui, au long de divers voyages interspaciaux, a vécu de longues années en sommeil cryogénique, à l’instar des protagonistes d’Hypérion de Dan Simmons, est un héros ambigu. À sa dimension surhumaine, dont témoigne sa télépathie, s’ajoute un pouvoir digne des dieux, tel qu’il lui soit permis de façonner des mondes, à l’aide de « machines transformondes » : « il tourna quelques boutons et prépara la genèse d’un monde ». Et si Francis Sandow vit sur l’édénique « Terre libre », où les « crapaussignols » génétiquement programmés, chantent une « cantate de Bach », il ne doit pas refuser d’aller combattre les univers hostiles, tels « Vert Vert » et « H », où sévissent les dieux « Belion » ou « Harym-o-myra », parmi « les mille cinq cents mondes habités », et « dix-sept autres races intelligentes ». Or les « Pei’ens » ont fait « de la vengeance un mode de vie », au point qu’elle soit qualifiée de « plaisir esthétique ». L’on pense ici aux déesses grecques de la vengeance, Némésis et autres Euménides…

Cependant, en un oxymore typique du héros zelaznyen, c’est un solitaire sans amours, de surcroit terriblement angoissé par « la crainte de la mort et du néant ». Un tel démiurge ne pourra se départir de son épique et tragique destinée. L’affrontement avec un Péi'en  investi par une divinité hostile à Shimbo de l'Arbre Noir, est inévitable. N’a-t-il pas enlevé quelques-uns de ses amis ? C’est sur « L’Île des morts », créée en miroir au tableau d'Arnold Böcklin par Francis Sandow, que ce dernier doit livrer un combat ultime, dont le final évidemment apocalyptique est une explosion narrative, symbolique et métaphysique : le « Vert Vert » meurt, « un conte de fée se brise », l’épopée se délite : « L’Île des Morts s’enfonce lentement dans l’Achéron, et il pleut ».

Quant au Sérum de la déesse bleue, outre Francis Sandow, il recèle un personnage nommé Heidel von Hymack, autrement ambigu : selon les périodes de son cycle vital, ce dernier verse le poison d’une mortelle maladie ou sa guérison. À moins d’être une « arme vivante », peut-être est-il en mesure d’« enrayer la vague d’épidémie qui jusque-là avait ravagé deux continents ». D’autant que dans un « infra-espace » sa rencontre avec la déesse du titre à qui il fait « serment d’allégeance », lui promet de demeurer dans son « paradis personnel ». Le bien et le mal, comme dans toute épopée, ne cessent de s’affronter.

L’on survit à la mort grâce à un « coma de catharsis », le corps abrite un « générateur énergétique miniaturisé », Heidel est un « anti-corps ambulant, une source inépuisable de remèdes ». Lorsqu’il contracte une maladie, un sérum fait avec son sang « s’avère efficace contre le même mal ». Autrement dit, la science-fiction de Roger Zelazny se préoccupe d’un allongement presque infini de l’espérance de vie, de l’éradication de toute pathologie. Alors que par ailleurs, voire en toute logique, un personnage comme John Morwin « jouait à Dieu », préparant « la genèse d’un monde », la « restauration de la planète mère » accompagne le projet de guérison universelle.

Roger Zelazny est un géographe de planètes, doté d’une voix très picturale. Il sait unir la largeur de la conception architecturale à celle des forces religieuses, sans omettre la dimension dramatique du roman d’aventure.

 

Pas seulement américaine, la science-fiction peut être russe. Pensons à la première dystopie, Nous de Zamiatine[9] ; aux romans d’Alexéï Tostoï, dont Aélita[10]… Il faut compter avec les frères Strougatski dont Mnémos rassemble Le Cycle du midi. Ce sont rien moins que dix romans et une poignée de nouvelles, pour un tiers composés d’inédits. La vaste fresque d’un monde utopique couvre tout un XXIIsiècle, apparemment au sommet du développement de l’humanité. Les deux écrivains ont à quatre mains brossé une Histoire du futur, une société sans guerre ni argent, administrée par la bienveillance et partant explorer l’univers. L’on devine cependant que les rouages parfaits vont bientôt se gripper à l’occasion de quelque mystère cosmique…

Précédant Midi, XXIIe siècle, voici L’Epreuve du SIC, ce dernier acronyme étant celui de gigantesques fourmis mécaniques ou « centaures ». Un « Orang » assure la direction de chaque « Système d’Investigateur Cybernétique ». Leur mission consiste en l’exploration de nouvelles planètes. Le maître d’œuvre, Akimov, doit partir pour une mission d’au moins douze ans, au détriment de son bonheur personnel avec Nina. L’homme héroïque, formé dans une « Ecole supérieure de Cosmogation », doit choisir le devoir, en parfait homo sovieticus.

Peut-être le roman Il est difficile d’être un dieu est-il le plus étrange et signifiant de la science-fiction soviétique. Sur la planète féodale d’Arkanar, dont l’univers est à la lisière de la fantasy, pleine de ripailles, de nobles et de gueux, l’on suit le parcours du seigneur Roumata, de Kira, qui « croyait au bien », et dont le père « recopie tous les jours des dénonciations ». Parmi « la masse des traditions, des règles de l’instinct grégaire […] qui libèrent de la nécessité de penser », le préambule est un peu longuet, avant que l’on comprenne que ce Roumata est en fait un « Terrien, un observateur, l’héritier d’hommes de feu et de fer, qui ne s’épargnaient pas et n’épargnaient pas au nom d’un grand but ».

 Lorsque des observateurs découvrent Arkanar, il leur est interdit d’interférer dans son Histoire. Mais à un tel interdit s’oppose un impératif moral, au moment où l’on constate le fascisme incessamment régnant. Rester spectateur ? Intervenir pour installer la pax sovietica ? La chose est transparente : l’allusion au nazisme est patente. Au sein de la violence totalitaire, dominent les « Gris » des « Sections d’Assaut », qui assassinent les traitres, oppriment la population, alors qu’ils sont à leur tour massacrés par les fanatiques « Moines noirs » à l’occasion d’une « nuit des longs couteaux », la séquence rappelant les SA d’Ernst Röhm éradiqués par les SS hitlériens. Le « Ministère de la Sureté » d’Arkanar veille et censure : « Dorénavant, le peuple devra tenir sa langue, s’il ne veut pas la voir à une potence ! » Ou encore : « Ta langue est mon ennemie ». Ou pire : « Nous faisons la chasse aux lettrés en fuite ». Comme de juste, l’on organise un autodafé qui n’est pas sans faire penser à l’année 1933, la culture devant être exclusivement au service du régime, ce qui d’ailleurs ne déplait pas foncièrement au peuple en sa servitude volontaire. Car tous sont des « esclaves », du régime et de « leurs passions mesquines ». Le roman d’aventure, dans le bourbier d’une pittoresque et bruyante fresque médiévale, sur une « base féodalo-fasciste », n’est pas sans rappeler les intrigues et les violences ultérieures du Trône de fer de George R. R. Martin[11].

Le manichéisme saute aux yeux : au fascisme s’oppose la radieuse voie soviétique, en quelque sorte déifiée au vu du titre. L’on ne peut lire sans ironie un tel roman : dénonçant le fascisme avec un rien de naïveté, il dénonce en sous-main son versant communiste dont les frères Strougatski sont à leur dépens partie prenante, même si en 1964 ils ne pouvaient qu’avec discrétion cligner de l’œil vers le stalinisme.

La question de l’interventionnisme reste bien évidemment actuelle. Les Etats-Unis ont tenté d’imposer la démocratie au Proche-Orient avec un succès pour le moins foireux. L’Occident peut-il se permettre de jouer au pacificateur lorsque la Russie se ressent d’une velléité post-soviétique en Ukraine ? La connaissance du bien et du mal politiques peut-elle imposer son diktat à ceux qui font les frais d’un apprentissage par la tyrannie ? Une société de paix peut-elle pacifier par la violence une société totalitaire sans reconnaître le mal dont la frontière est en chaque individu ? En d’autres termes strougatskiens : peut-on comprendre et réguler toutes ces cultures dispersées sur cent planètes sans les dénaturer et y perdre son âme ? D’où la difficulté et la présomption d’être un dieu : « Quand un dieu entreprend de nettoyer une fosse d’aisances, il ne doit pas croire qu’il s’en tirera les mains propres ». Boudhak, le vieux médecin, confie : «  Le mal est indestructible ». Roumata pourrait-il amener sur la terre son innocente aimée Kira ?

Au centre de ce cycle des frères Strougatski s’élève la « trilogie Maxime Kammerer », dont ce dernier est le personnage central et récurrent, soit L’Île habitée, Le Scarabée dans la fourmilière et enfin Les vagues éteignent le vent. Dans le premier volet, L’Île habitée, un jeune homme échoue sur une planète lointaine. Maxime est le « Robinson » de cette île sur laquelle il avait espéré trouver « une civilisation puissante, antique, sage ». Hélas, sur une terre radioactive, sale, répugnante, son vaisseau est détruit par on ne sait quel projectile. La rencontre d’un autochtone laisse à désirer : « On voyait aussitôt que l’homme armé n’avait jamais entendu parler de la valeur suprême de la vie humaine, de la Déclaration des droits de l’homme, des merveilleuses et simples inventions de l’humanisme ». En effet règne ici une infecte dictature militaire, nanties de « tours radio » qui chapeautent toute la population. Etrangement, Maxime est insensible aux ondes de contrôle. Serait-il le seul à pouvoir être apte à la résistance ? Parmi une guerre perpétuelle et les colonnes de blindés, le personnage charismatique de « Pèlerin » lutte aux côtés de Maxime devenu « Mak », contre les « dégénérés, contre « l’Empire insulaire », la « dégénérescence de la biosphère », les « fascistes de l’Etat-major », qui pourrait tout aussi bien être communistes, si la censure soviétique ne veillait sur l’épaule des écrivains… La fin ouverte laisse peu d’espoir. L’évidente dystopie imagine une résistance, peut-être condamnée d’avance, au bénéfice des libertés individuelles et de la connaissance, ces miracles toujours menacés.

Au-delà du cliché du parfait surhomme tel que le magnifiait la science-fiction soviétique (dans La Nébuleuse d’Andromède d’Ivan Efremov[12] par exemple), les frères Strougatski sont plus réalistes : leurs héros sont humains et perfectibles. Cependant pour ne pas effarer le communisme totalitaire (un pléonasme !), ils sont les justes représentants de cette société aux visées utopiques, donc pétris d’idéologie. Pourtant les limites de cette dernière sont sensibles lorsque les personnages se heurtent à des civilisations extraterrestres qu’il est nécessaire d’amener à leur niveau de perfection. Ce dont témoignent les progrès technologiques, à l’instar des « zéro-cabines » au service de la téléportation. L’ode au progrès communiste n’a que les limites de l’utopie ; et de l’Histoire.

Passons hélas sous silence, car nous ne prétendrons pas avoir tout lu, Tentative de Fuite, Le Petit, L’Inquiétude, Un gars de l’enfer, Le Scarabée dans la fourmilière, L’Arc-en-ciel lointain, Les vagues éteignent le vent… L’ensemble du cycle formant un roman polymorphe et gigantesque, de près de mille deux-cents pages. La chose est bourrée de bizarreries technologiques prospectives, de personnages (des braves gars et quelques braves filles qui sont moins des individualités que des représentations d’un peuple idéal), de péripéties et de dialogues, parfois aux dépens de la vitesse de l’action et de la profondeur de la pensée. Pourtant, si l’on a voulu croire à l’achèvement de son modèle de société, maintenant qu’il est à son « midi » (d’où le titre), les héros se voient désorientés devant une direction et un sens introuvables. D’où l’aporie de l’utopie qui ne veut accepter sa probable dystopie, sinon chez ceux qui ont la barbarie de la méconnaître.

D’abord traducteur de l’anglais et du japonais pour l’un, astronome et informaticien pour l’autre, Arkadi et Boris Strougatski, (1925-1991/1933-2012) sont à l’aide de leur plume à la recherche d’un idéal politique, que l’on imagine avoir été censurée par le régime soviétique dès 1969, par exemple à l’occasion de L’Escargot sur la pente et La Troïka. Reste à compléter cette bibliothèque strougatskienne, considérée comme un opus classique en Russie, avec l’indépassable Stalker[13], dont le cinéaste Andreï Tarkovski offrit une adaptation passablement infidèle et néanmoins puissante de cette quête d’objets tombés de quelque univers extraterrestre…

À chaque fois, de passionnantes préfaces, des notes, jusqu’à des glossaires, animent ces volumes sommitaux de la collection « L’Intégrale ». Même si ces auteurs n’ont pas toujours conclu et rassemblé leurs productions, les voici magnifiés parmi ces volumes élégamment cartonnés, aux cahiers cousus, ornés d’un signet pour marquer la pause nécessaire dans l’immense l’immersion. Ici pourtant, nous ne faisons émerger qu’une partie de l’iceberg brûlant qu’est le monde de Mnémos. La science-fiction y est française avec Espace-temps K de Gérard Klein[14], encore américaine avec L’Histoire du Futur de Robert Heinlein[15]. Sans compter que cette digne maison d’édition offre un septuor de stèles à Lovecraft[16] en annonçant ses œuvres à peu près complètes, en sept volumes en cours de publication, récits, romans, essais, poésie, choix de correspondance : d’abord, Les Contrées du rêve, ensuite Les Montagnes hallucinées, bientôt L’Affaire Charles Dexter Ward, puis Le cycle de Providence et tous autres récits horrifiques…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Quelles sont « ces guerres qui nous attendent » ? La science-fiction peut-elle nous répondre ? Oui, s’engagent à la fois et avec fermeté le Ministère français des Armées et l’Université Paris Sciences et Lettres en convoquant la Red Team (un nom de code) constituée d’une dizaine d’individus, dont François Schuiten, Jeanne Bregeon, Colonel Hermès, Capitaine Numericus… Ils sont analystes et chercheurs, auteurs de romans noirs, de science-fiction et de dessinateurs. Les conflits à venir appartiennent à la richesse de leurs observations et de leur imagination. Peut-être à leurs désirs, à leurs peurs.

Au contraire d’auteurs qui, comme les frères Strougatski ne voulaient pas se prétendre futurologues, il y chez les participants de cet opus, réunis comme en un colloque survolté, un goût, voire une présomption pour les prédictions qui concerneraient les années « 2030-2060 ». Si les civilisations antiques consultaient des oracles[17] pour connaître l’avenir, le Ministère des Armées est peut-être plus sagace en consultant des écrivains de science-fiction. Même si là tout soit fictif, la pertinence peut jaillir.

Bien que l’éditeur présente cet ouvrage comme « un polar d'anticipation », il s’agit plutôt d’une série de brefs essais géopolitiques et technologiques futuristes, mâtinés de bribes narrative et immersives. Qui sait si une nation pirate va éclore, attaquant la base de Kourou où naitrait un « ascenseur spatial », si la montée des eaux générera des conflits aux causes climatiques, si une « république verte » sera offensive, si de nouveaux Barbaresques vont affluer, la Turquie quittant l’OTAN, usant d’attentats à la marée noire. Bien entendu le bioterrorisme jouerait aux dés les « pandémies virales ». « Une mort culturelle » est alors annoncée. Comment coordonner les armes, organiser la défense, vaincre enfin ? Comment contenir une nouvelle guerre de Troie hypertechnologique ? Boucliers défensifs à l’israëlienne ou « hyperforteresses » ? Maîtrise ou défection de l’espace satellitaire ? Saurons-nous encore si des implants neuronaux à usage militaire sont victimes de hackers, si des « unités robotiques » errent hors de contrôle, si une réalité alternative, une fragmentation du réel, voire des guerres cognitives juchées sur la propagande, la désinformation, le piratage du web, un  hypercloud… Cependant sans guère de doute, des hyper-missiles seront dotés d’intelligences artificielles, elles-mêmes se combattant entre elles. Elles seules peut-être sauront l’art suprême de la guerre. Qui sait si les guerres n’auront plus lieu que dans le Metaverse, avec pour sanction finale la prise en otage du réel. La Red Team fait dans le probable, l’impossible, l’imprévisible, le vertigineux et le réel anti-réel en approche furtive, le n’importequoitesque. Qu’importe s’il donne à penser, à fertiliser l’imagination pour se défendre du mal indestructible…

Nous le savions, la science-fiction est technologique, sinon elle ne serait pas. Mais elle est aussi uchronique avec Franz Leiber, sanitaire avec Roger Zelazny, et politique avec les frères Strougatsky ; et toujours géopolitique quelques soient les dimensions extragalactiques. Outre le divertissement du lecteur, le développement de son imaginaire, les perspectives scientifiques spéculatives (les ingénieurs des nouvelles technologies californiennes ayant été de jeunes dévoreurs de science-fiction), cette dernière n’est pas loin d’être la première des littératures conflictuelles à l’échelle, du moins pour encore un certain temps, de notre modeste planète, bien que cette échelle soit aussi celle de la fracture humaine du bien et du mal, en un roncier inextricable.

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie


[4] Jack Williamson : Les Guerriers du temps, Patrice Granet, 2004.

[5] Roger Zelazny : Toi l’immortel, Gallimard, 2004.

[6] Roger Zelazny : Les Princes d’ambre, J’ai lu, 2015.

[7] Roger Zelazny : L’Intersection d’Einstein, Opta, 1977.

[10] Alexéï Tostoï : Aélita, Editions en langue étrangère, Moscou, sans date.

[12] Ivan Efremov : La Nébuleuse d’Andromède, Editions du Progrès, 1979.

[14] Gérard Klein : Espace-temps K, Mnémos, 2021.

[15] Robert Heinlein : Histoire du Futur, Mnémos, 2020.

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23 mars 2022 3 23 /03 /mars /2022 15:00

 

Palacio de Soñanes, Villacarriedo, Cantabria.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

Les parfaites républiques féminines

des Filles d’Egalie & d'Herland,

par Gerd Brantenberg

& Charlotte Perkins Gilman.

 

 

Gerd Brantenberg : Les Filles d’Egalie,

traduit du norvégien par Jean-Baptiste Courseau,

Zulma, 2022, 382 p, 22 €.

 

Charlotte Perkins Gilman : Herland, traduit de l’anglais (Etats-Unis)

par Yolaine Destremeau et Olivier Postel-Vinay,

Points, 2019, 224 p, 8,40 €.

 

 

 

Au moyen d’un gouvernement résolument composé de femmes, le monde serait-il plus juste, à tout le moins désarmé des injures du patriarcat ? Serions-nous, sans les hommes, débarrassées des guerres et des tyrannies de tous poils ? Lorsque la Norvégienne Gerd Brantenberg, avec Les Filles d’Egalie, livre un satirique et hilarant roman où règne un matriarcat oppressif, l’Américaine Charlotte Perkins Gilman propose avec Herland un territoire exclusivement féminin et plus apaisé. Il n’est cependant pas tout à fait certain qu’aucune de ces utopies puisse échapper à son destin dystopique. Une pincée de science-fiction, une nappe de société-fiction, voici les recettes de ces dames au secours de nos maux privés et politiques et au moyen d'un despotisme résolument féminin.

 

Le genre romanesque de l’inversion existe au moins depuis Jonathan Swift, dans Les Voyages de Gulliver (1721), où les chevaux deviennent des hommes et les hommes des bêtes. Will Self, en 1997, fit de ses Grands singes[1] une humanité simiesque. La Norvégienne Gerd Brantenberg a choisi d’inverser la domination masculine en tyrannie féminine, avec Les Filles d’Egalie.

Ainsi ces Messieurs, surtout s’ils sont ronds et jolis, sont les proies du bal des débutants, où ils sont « dépuceautés », harcelés par des viols, portent un « soutien-verge » malcommode, sont tourmentés par leurs « parties honteuses », restent à la maison pour s’occuper sans cesse des enfants et la contraception leur est réservée. Un tel matriarcat doute que son contraire ait jamais existé. L’inventivité du vocabulaire, à laquelle le traducteur apporte tous ses soins, est parlante : il s’agit de « gentes » et d’« êtres fumains », « goins » et « gangs de garses », « paterner » et « père-coq ». Sans omettre les « clitocrates »...

Il faut à tel univers des héros et anti-héros. Au nom révélateur, « Rut Brame », « directrice du Directriçoire de la société Coopérative d’Etat », est  la cheffe de famille, quand le jeune Petronius se voit capté par Rosa, pêcheuse de requins, qui malgré son amour se révèle une furieuse batteuse de son homme. Il est moqué lorsqu’il veut devenir « marine-pécheuse », et l’expérience à bord du bateau est peu concluante. « Mademoiseau Tapinois » est un enseignant dont les incursions hors de l’orthodoxie idéologique sont conspuées par ses élèves et tancées par la Proviseure, ce qui en fait un beau clin d’œil aux thuriféraires de la doxa. Ils se réuniront pour fonder un parti « masculiniste » avec une poignée d’acolytes, tenter des expériences homosexuelles et bouleverser les idées reçues par leurs actions publiques et souvent réprimées : les « soutien-verges » vont valser !

La grandiloquente cérémonie d’accouchement dans « Le Palais des naissances » et les « Grands Jeux menstruels » sont morceaux d’anthologie. L’ironie de la plume romancière est à son comble. Par ailleurs, en un ridicule achevé, les arguments biologiques utilisés pour justifier le régime retournent comme un gant ceux de nos pères. Comme de juste, l’utopie bascule vers la dystopie.

La narration s’essouffle enfin en s’éloignant des personnages pour passer au récit documentaire sur l’Histoire d’Egalie. Cependant une astucieuse pirouette ranime l’intérêt : Petronius a écrit et publié un roman qui met en scène une société dominée par les mâles !

Il est bien étonnant que ce livre paru en 1977, mais dont le premier jet en 1962 s’appelait Feminapolis, ait mis quarante ans à nous parvenir. Si l’on est en droit d’estimer que sa pertinence s’est un peu émoussée, dans la mesure où l’évolution des mœurs  contribuait à diminuer, voire effacer, les discriminations indues entre les sexes, il reste toujours aussi étonnant et ne manque pas de pouvoir faire réfléchir sur le bien-fondé de nos structures sociales et politiques. Méfions-nous donc, au travers du nouveau titre, des régimes qui prétendent à l’égalité. Et de son parti « amarraxyste », qui ne considère les inégalités sexuelles qu’au prisme de celles des classes, évidente parodie du marxisme.

Nanti d’une carte du pays d’Egalie borné par les montagnes de « Phallustrie » où triment les ouvriers mâles, comme un livre d’héroïc fantasy, le roman de Gerd Brantenberg est divertissant, hilarant, non sans être un apologue d’une efficacité redoutable. Or « 100% féministe », affirme le bandeau de couverture. Pas tout à fait, car la tyrannie de ces dames, aussi terrible que celle du patriarcat, voire pire, montre bien qu’il s’agit là moins d’une question de sexe que d’une pulsion tyrannique inhérente à la nature humaine. La satire, sans être à thèse univoque, est universelle.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      En 2017, Naomi Alderman avait donné Le Pouvoir[2] à un sexe féminin vengeur, tyrannique et d'une violence inouïe ; mais avant elle, dès 1915, une autre Américaine, Charlotte Perkins Gilman, avait imaginé un pays de femmes libres bien plus harmonieux, au-delà de montagnes aventureuses, dans un roman mystérieusement intitulé Herland. C’est là un des rares espaces féminins de l’utopie, imaginé comme un antidote par une auteure singulière, essayiste de surcroit. Cependant l’on est en droit de se demander si cette parfaite et délicieuse république autoproclamée des femmes est susceptible, comme toute utopie qui se respecte, de quelque tyrannie soigneusement celée.

      Comme l’entend le sous-titre d’Herland, quoiqu’il ne soit qu’un ajout discutable de l’éditeur, nous voici prêts à plonger dans un roman d’aventure pour adolescents : « Ou l’incroyable équipée de trois hommes piégés au royaume des femmes ». Cependant, outre que le récit tient sa promesse en termes de péripéties, il dépasse l’Eldorado, dans Candide de Voltaire, en sa qualité d’apologue et en termes de défis intellectuels.

      Nos trois jeunes gens font un voyage d’exploration en Amazonie, où l’on parle d’un dangereux pays des femmes. Aiguillonnés par la curiosité, et au moyen de leur petit avion, ils découvrent au-delà des montagnes, et à leur stupéfaction, une contrée pacifique où « tout n’est qu’ordre et beauté », reprenant ainsi le refrain de « L’invitation au voyage » en vers de Baudelaire. Les voici choyés dans une douce incarcération par ces dames aux cheveux courts. Gymnase, jardin, livres concourent à leur nouvelle initiation. Une tentative de fuite est un échec. Habitant une sorte de château, ils apprennent « l’herlandais » : vont-ils lire des romans « sans héros masculins » ? Pourront-ils être amoureux, vivre une sexualité ?

      L’Histoire d’Herland est précisément, voire encyclopédiquement, dépliée. Depuis deux mille ans, ces dames se reproduisent par « parthénogénèse », ne donnant naissance qu’à des filles, et par conséquent élèvent un temple à « Maaia, leur déesse de la maternité ». De plus, elles sont « profondément sages », « héritières de toute la bonté transmises par leurs aînées », sont pleines d’amour maternel et sororal et sont parvenues à l’excellence de la santé, de l’éducation, s’inspirant de la pédagogie Montessori, et à la prospérité par un travail soigneux. Le roman devient un dialogue philosophique comparant leur monde et celui des Etats-Unis, que nos compères doivent reconnaître moins heureux. Heureusement Charlotte Perkins Gilman a le rare mérite de ne pas choir dans un manichéisme outrancier. C’est avec intérêt et empathie que ses sages citoyennes accueillent les trois hommes ; c’est avec bienveillance et néanmoins fermeté qu’elles défendent leur modèle sociétal, voire avec une véhémence revancharde : « les femmes sont des coopératrices par nature, et pas les hommes ! »

      Cette civilisation exclusivement féminine affamée de savoir est évidemment idéalisée : comme un vœu pieux de la part de l’écrivaine. Malgré - ou plutôt grâce - à la disparition d’une moitié de l’humanité, elle nous propose un modèle riche de séductions, tant morales qu’esthétiques, donc une exceptionnelle et novatrice utopie littéraire, scientifique, écologique, politique et féministe. La nature foisonnante est exploitée avec sagacité et respect, les punitions n’existent pas, on y préfère « patience, douceur et courtoisie ». Plus exactement elles savent parmi les espèces cultivées et élevées éliminer les défauts, comme lorsque des personnalités montrent des velléités rebelles et agressives, alors rapidement exclues d’une communauté qui tient à la perpétuation de ses vertus civiques.

      Mais est-on sûr que la disparition de la sexualité soit un bien ? Aussi l’insistance d’un des jeunes hommes à épouser sa guide et à vouloir lui faire subir l’outrage du sexe est-elle condamnée, à juste titre, quoique l’on puisse deviner un dégoût partisan de la part de l’auteure. Parmi les trois aventuriers, Terry est celui dont le harcèlement amoureux, la prédation sexuelle est la marque ; en fait son union avec Alima est le signe du fiasco du machisme. Jeff au contraire sait parfaitement se fondre dans ce monde et trouver la sérénité avec son amie Celis. Le narrateur quant à lui s’adapte en gardant une position de sociologue et d’observateur attentif, tout en éprouvant une amitié et une admiration toutes spirituelles pour la « brune Ellador ».

 

 

      Reste qu’il est légitime de se demander si une telle parfaite république des femmes frise l’anti-utopie. Le narrateur, lui-même issu de la prudence de son auteure, s’interroge : « J’aimerais bien trouver une faille à tant de perfection ». Sa guide, Somel, assurant que les « criminelles » ont disparu, avoue que les « femmes défectueuses ont dû être privées de maternité ». Voilà qui est bel et bon. Cependant l’éducation des enfants étant collective, en cohérence avec les utopies communistes, et parmi ces « femmes qui œuvraient pour la collectivité », en un monde où la grossièreté avait disparu, faut-il penser que l’individualisme n’ait pas droit de cité, que la solitude, voire la dissidence paisible soient persona non grata ?

      La conséquence de cette perfection politique est que l’art herlandais a quelque chose, pour employer une image excessive, de totalitaire : « des grands spectacles fastueux, des processions grandioses, un rituel mêlant art et religion », des « fêtes éducatives et sociales ». San aucun doute « leur art dramatique était très ennuyeux. Pas d’attirance fatale, de jalousie, de pays en guerre, d’aristocrates ambitieux, de pauvres qui luttent contre les riches ». Est-ce le prix qu’il faut payer pour vivre dans la perfection ? Ainsi l’habileté de l’auteure ne se contente pas d’une apologie de son utopie, mais pose, par la voix du narrateur, qui, notons-le, est bien masculin, les questions indispensables. Pourtant une chose était « de critiquer la civilisation trop parfaite de ces femmes, mais nous ne pouvions nous résoudre à raconter nos échecs et nos débâcles ». Or le voyage que se propose Ellador pour accompagner le retour du narrateur et de Terry (car Jeff choisit de rester et d’être « herlandisé) risque-t-il, malgré les prodiges scientifiques à découvrir, d’être éprouvant, décevant. Comme le narrateur, faisons aveu d’humilité.

      L’herlandais apologue, quoiqu’il cache une satire de son revers, c’est-à-dire notre monde, est absolument irénique. En revanche, dans les années soixante, Monique Wittig présenta une autre communauté exclusivement faite de femmes, de surcroit lesbiennes, dans son roman expérimental Les Guérillères[3], dont la seconde partie conte l’épopée guerrière qu’elle livrent contre des hommes décidés à éradiquer leur liberté. Que les Herlandaises parviennent à pacifier leur nation, mais au prix du peu d’individualisme, soit ; mais que les hommes puissent tous supporter une telle sécession, c’est hélas peu probable, le cas du plus vindicatif des trois explorateurs est à cet égard symptomatique. Il reste à espérer que leurs montagnes les protègeront longtemps d’une intrusion de séides d’une tyrannie machiste, voire théocratique…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      Injustement méconnue, Charlotte Perkins Gilman, dont le chef d’œuvre mérite d’être longuement dégusté et médité, née en 1860 et décédée en 1935, est en fait l’auteure de la Trilogie d’Herland, qui commence par Moving the Montain et s’achève avec With her in Ourland, dont Herland est le volet central, rédigé de main de maître (faut-il dire de maîtresse ?). Jeune fille à l’intelligence précoce, puisqu’elle apprit à lire seule à cinq ans et parcourut bientôt sciences et civilisations anciennes, elle batailla pour acquérir son indépendance en divorçant d’un premier mariage, ce qui était passablement rare en cette seconde moitié du XIX° siècle. Activiste féministe, elle propose des conférences engagées, publie en 1892 The Yellow Wallpaper, une nouvelle dont la narratrice raconte sa dépression post partum, sa mise au repos par son mari médecin et sa réclusion insupportable au point qu’elle arrache le papier peint de sa chambre où paraissent s’agiter des créatures féminines prisonnières… Ce qui fut chez nous fidèlement traduit sous le titre Le Papier peint jaune[4], mais aussi La Séquestrée[5]. Dans un magazine de sa création et éditée pendant sept ans par ses propres soins, The Forerunner, elle fait paraître son Herland en feuilleton. C’est une étonnante auteure, fort prolifique, aux milliers d’articles, aux 470 poèmes et 170 nouvelles, aux essais solides, dont Women and economics qui fait figure de référence théorique pour les mouvements féministes aux côtés de L’asservissement des femmes publié en 1869 par le très masculin John Stuart Mill[5]. On retiendra également son The Man-Made World (Le Monde fait par les hommes) dont on devine la dimension polémique. Restons plus prudent devant With her in Ourland, où l’on découvre la nécessité de séparer les différentes races en fonction de leurs développements culturels. Hélas, elle dut se suicider au chloroforme alors qu’un incurable cancer du sein la rongeait. Il n’est pas étonnant qu’Alberto Manguel, en son Voyage en utopie[7], et parmi vingt auteurs aussi prestigieux et essentiels que Thomas More et Fourier, tienne en bonne part ce remarquable Herland.

 

      Un siècle plus tard, la Française Caroline Fauchon, imagine qu’en un au-delà des neiges de Laponie, un monde vit Sans eux[8]. Comment est-ce possible ? L’espèce mâle se serait autodétruite, comme l’une de ces espèces que la nature ou les conquêtes et prédations anthropiques auraient condamnées à l’extinction… Là encore, un voyage lointain permet de dépasser une barrière géographique qui est aussi celle qui ouvre sur une autre anthropologie. À la terrible anti-utopie de Naomi Alderman, il faut alors opposer, non sans manichéisme, d’harmonieuses utopies exclusivement féminines, dont le modèle indépassé restera longtemps notre cher Herland, qui, bien qu’elles soient impraticables dans notre réel et peut-être nuisibles, restent des tensions de l’esprit humain. Il n’est pas indifférent de noter à cet égard que Charlotte Perkins Gilman n’aimait guère le terme partisan de « féminisme », sachons lui gré de préférer celui d’humanisme.

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

La partie sur Les Filles d'Egalie a été publiée

dans Le Matricule des anges, février 2022.

 

[3] Monique Wittig : Les Guérillères, Minuit, 1969.

[4] Charlotte Perkins Gilman : Le Papier peint jaune, Éditions des Femmes, 1976.

[5] Charlotte Perkins Gilman : La Séquestrée, Phébus, 2002.

[6] John Stuart Mill : L’asservissement des femmes, Payot, 2016.

[8] Caroline Fauchon : Sans eux, Actes Sud, 2019.

 

 

Palacio de Soñanes, Villacarriedo, Cantabria.

Photo : T. Guinhut.

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12 décembre 2021 7 12 /12 /décembre /2021 11:33

 

Emmaüs Lescar-Pau, Pyrénées-Atlantiques.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

Science-fiction publicitaire et utopie de qualité.

Les satires d’Andri Snaer Magnason &

Marc-Uwe Kling : Love Star, Quality Land.

 

Andri Snaer Magnason : LoveStar,

Traduit de l’islandais par Eric Boury, Zulma, 2015, 432 p, 21,50 €.

 

Marc-Uwe Kling : Quality Land,

traduit de l’allemand par Juliette Aubert-Affholder,

Actes Sud, 2021, 384 p, 22,80 €.

 

 

À moins de succomber aux fantasmes régressifs de la décroissance, à son utopie à rebours d’une pure nature, nous sommes tentés par le plus, le mieux, le meilleur, cédant aux sirènes de l’utopie technologique. S’il est indéniable que les technologies, des plus anciennes aux plus récentes, des roues dentées aux smartphones, ont considérablement amélioré la condition humaine, leurs excès et dérives, qu’elles soient guerrières ou numériques, risquent bien d’en finir avec la liberté. Ce pourquoi les science-fictionnistes sont des avertisseurs, jetant à la face du naïf un monde d’amour et d’étoiles pour l’Islandais Andri Snaer Magnason dans LoveStar, et de désirs tous exaucés pour l’Allemand Marc-Uwe King, dans Quality Land, mondes qui risquent de faire de nous de pâles mannequins manipulés. Au-delà des modèles incontournables, graves et tragiques, de la science-fiction et de la dystopie que sont Nous d’Ievgueni Zamiatine[1], Le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley[2], ou 1984 de George Orwell[3], il y a place pour de loufoques apologues.

 

Aimeriez-vous devenir, parmi les constellations, une étoile ? C’est bien ce que nous propose, post-mortem, LoveStar, roman délicieusement étonnant du volcanique Andri Snaer Magnason (né en 1973), dans lequel une agréable tyrannie publicitaire mène - qui sait ? - le monde à sa perte. Est-ce un conte écologique, une réécriture de Roméo et Juliette, une anti-utopie politique ? Devant ce roman pour enfants gâtés de la science-fiction, nous hésitons à lui coller une abusive étiquette sur le dos. Jusqu’à ce que toutes soient finalement signifiantes, enlaçant les séductions du désir et celle de la répulsion. Qui ne voudrait en effet trouver, grâce à une science rigoureuse, l’âme-sœur ? Qui ne craindrait pas pour sa liberté devant l’omniscience de la publicité ?

Dans le cadre d’un récit aux prémices réalistes, deux intriguent alternent et se nouent : l’histoire d’un jeune couple amoureux, puis celle de « LoveStar », qui conduit son « idée » jusqu’à la réussite planétaire. Du même nom que son entreprise en expansion, il nous confie ses recherches sur les oiseaux, alors que sternes et mouches à miel envahissent les villes jusqu’à les détruire. Bientôt, la compréhension et l’utilisation des ondes aviaires rendent inutiles fibre optique et satellites. Chacun est connecté grâce à sa rétine, les « aires langagières » sont capturées ; ainsi Indridi devient « aboyeur de publicités », d’« annonces de rééducation ». « LoveStar », immense firme capitaliste permet qu’un mauvais enfant soit « rembobiné », donc crédité d’une nouvelle naissance. L’on consulte « ReGret » pour justifier son destin. Grâce à une autre succursale de « LoveStar », soit « LoveMort », les défunts envoyés dans l’espace deviennent des « étoiles filantes » : l’Islande est bientôt « à la fois le Gange, Bethléem, La Mecque et Graceland ». L’hyperbole mystique et œcuménique n’est pas sans ironie.

Cependant, le drame se noue entre les deux amants, lorsqu’ils apprennent par « InLove » que Sigridur a une « âme sœur ». En effet, « LoveStar se chargeait de l’amour autant que de la mort », en une entité totalitaire bénéfique. Conséquence : « les guerres et les conflits appartiendront au passé ». Magnason n’est pas dupe de cette niaiserie en sa satire : « Les fêtes calculatoires d’inLove étaient l’un des programmes télévisés les plus populaires » ; où l’on voit deux « moitiés » se rencontrer ; ce qui permet de citer Le Banquet de Platon… Mais où est passée le libre choix, quand ceux qui refusent d’être « calculés » sont les « dernières victimes de la liberté » ? De fait, Indrodi et Sigridur, sans « confirmation scientifique », sont des rebelles de l’amour. À moins qu’un pervers ait « falsifié les calculs »…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Sous l’apparence d’une fantaisie, d’un récit d’aventure, la dimension morale s’affirme : « Il comprit que la faute n’incombait pas au service Ambiance, mais qu’elle était intrinsèque à la nature humaine ». À la faveur de la perspective ascendante du roman, l’on saura comment l’argent sépare l’au-delà entre paradis et enfer, comment « LoveDieu » peut devenir une tyrannie théocratique : jusqu’à l’apocalypse…

L’œuvre de Magnason unit le grandiose et le puéril, le grotesque et le métaphysique, le réalisme et le merveilleux, le poétique, l’économique et le politique, non loin des Cosmicomics d’Italo Calvino, de L’écume des jours de Boris Vian. Les échos littéraires et mémoriels fourmillent en ce volume : le roman rose et sentimental est caressé dans le sens du poil, le méchant loup technologique venu de Charles Perrault fait peur et beaucoup rire, le scientifique d’opérette a un air de Docteur Frankenstein, le conte emboité de « Medias » reprend le mythe de Midas, quand le « Big Brother » de George Orwell prend les couleurs du magnat LoveStar qui s’offre les services d’un écrivain-biographe indiscipliné…

Il est toujours délicat d’user d’une définition de la science-fiction ; ce dont témoigne la somme magistrale d’histoire littéraire, fort documentée, d’André-François Ruaud & Raphaël Colson : Science-fiction, les frontières de la modernité[4]. Cependant, l’on s’accordera sur des constantes minimales, quoiqu’incomplètes : anticipation et perspectives scientifiques. Car en un monde imaginaire futur, promesses et terreur de la science amènent à la réalisation d’une utopie ou d’une anti-utopie, ou plus précisément d’une dystopie. En un conte pour enfants devenus dangereusement adultes, ou un roman pour adultes fort sérieux restés quelque part enfants, Magnason met à la portée du plus simplet les chatoyantes et sombres complexités philosophiques et politiques de la dystopie.

Ne nous étonnons pas que Magnason, né à Reykjavik en 1973, ait d’abord publié pour la jeunesse, puis un documentaire sur « la crise écologique et financière » en son île. Premier roman étonnement réussi, comme un coup de jeune féérique et inquiétant sur le versant dystopique de la science-fiction, LoveStar, malgré son titre facile et gentiment racoleur, a tout pour nouer une histoire d’amour avec ses lecteurs. Surfant sur deux thèmes éternels de la littérature, amour et mort, captés comme il se doit par les nouvelles technologies, Magnason les renouvelle avec brio, grâce au relief troublant de la science-fiction et de l’apologue, comme un conte de Voltaire revu par la NASA, Google et Facebook.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’Autrichien Robert Musil avait publié dès 1931 L’Homme sans qualités[5], somme romanesque réaliste qui mettait en scène un personnage dont les caractéristiques s’effaçaient au-devant d’une société spéculative. Avec l’Allemand Marc-Uwe Kling (né en 1982) l’homme, dans tout ce qui fait son individualité et son libre arbitre est définitivement vaporisé. Nous sommes cette fois dans un roman de science-fiction, quoiqu’il soit bien proche de nous : Quality Land. L’on y vit dans un monde de qualité supérieure où les moindres désirs sont exaucés avant même que formulés. Y compris par « Crime as a service ».

Comme dans les classiques du genre utopique et dystopique, d’Ievgueni Zamiatine à Dan Simmons[6], l’on papillonne parmi une pléiade de personnages, tel le riche Martyn régenté par le système et cependant broyé ; mais aussi autour de « Peter le chômeur ». Son amie Sandra le quitte, ayant bénéficié d’une promotion et se voyant proposer un amant à sa hauteur. Car informatique et intelligence artificielle gèrent une pyramide sociétale où l’on est classé de zéro à cent. Où « Partner Care » vous permet sans faute de trouver le partenaire adéquat. Chacun est équipé d’un « ver d’oreille ». Les enfants sont éduqués selon les consignes et les injections d’un programme. Les « androïdes » remplacent les hommes assignés à des tâches répétitives, quoique l’on propose, d’une manière peut-être cohérente, de nominer l’une de ces créatures robotiques candidat à la présidentielle : en effet « les machines ne font pas d’erreur ». Pourtant, « Cuisinier », son concurrent, quoique raciste et réclamant « le droit et l’ordre », est perçu comme « plus drôle ». L’on devine l’acuité de la satire sociale, politique et de la démagogie.

D’où viendra le grain de sable pour gripper l’heureuse machinerie ? De la colère des « briseurs de machines » ? De l’androïde président qui « va faire passer la rationalisation de tous les mécanismes sociaux au niveau supérieur » jusqu’à un totalitarisme définitif ? Peut-être d’un « vibromasseur en forme de dauphin » qui échoit par erreur à « Peter le chômeur », lui qui conserve des machines déficientes et parlantes, qui préfère dire « non », y compris à un rapport sexuel au contrat fleuve, anti-héros et modeste dissident. À moins que ses rencontres avec « Kiki » et « le vieux » soient déterminantes, où qu’une machine développe « une conscience morale ». Mieux, notre Peter parvient à pouvoir réclamer devant les caméras d’une émission à succès de gérer par lui-même les algorithmes de sa propre personnalité. Ce qui lui vaudrait auprès de nos GAFA une victoire indubitable du libre arbitre face à ces nouveaux dieux…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Au-delà d’un bonheur assuré et dangereux, la qualité dystopique du roman de Marc-Uwe Kling, aux péripéties entraînantes et divertissantes est sans cesse confirmée. Il y a là des formules mémorables : « Comme le gouvernement a bien fait d’avoir supprimé il y a quinze ans les cours d’histoire au profit des cours d’avenir ». Le langage a subi les modifications politiquement correctes d’usage : les soldats sont bien entendus devenus des « agents de qualité ».

L’omniprésence numérique, via intellect et corps connectés, intervient par encarts informatifs et publicitaires dans le roman, sur des pages noires, non sans des commentaires type Facebook. La littérature elle-même est brièvement réécrite selon les exigences de la facilité et du bonheur : Tolstoï n’est plus que Paix en cent pages, Anne Frank échappe aux nazis et « reçoit le poney dont elle a rêvé ».

Eminemment satirique, le roman déploie des aphorismes succulents, par exemple « le parlement est aujourd’hui ce que le monastère était autrefois : l’endroit où les classes supérieures peuvent se débarrasser de leurs fils superflus ». Il dénonce un capitalisme invasif qui n’a plus rien de libéral, via réseaux sociaux et médias télévisuels, confondu avec le projet politique.

Outre son intelligence, l’auteur de Quality Land est un ironiste. Au travers d’un futur technologiquement optimisé par les algorithmes, c’est notre présent qui est dénoncé, mais aussi notre désir d’une société hyperprotectrice et délicieusement bête, ou encore un nouveau « Dieu », robot omnipotent, dont nous serions les esclaves.

Le romancier allemand Marc-Uwe Kling est également auteur-compositeur et cabarettiste. Outre-Rhin, ses Chroniques du kangourou ont obtenu le Prix de la radio (Deutscher Radiopreis) et le Prix du livre audio (Deutscher Hörbuchpreis). L’on a compris qu’il est un humoriste affutant une satire irrésistible. Son futur que concoctent en toute certitude intellectuelle et mathématique les algorithmes et les artefacts robotiques est aussi aseptisé qu’aliénant. Les robots d’Isaac Asimov et de Philip K. Dick ont tout à coup quelque chose de désuet lorsque Quality Land, incroyable succès en Allemagne, sabote la légitimité de l’hyper-technologisation du monde et dénonce la dématérialisation des relations humaines.

Entre « LoveDieu » et un Dieu robot et omniscient, l’humour est encore une liberté dont les romanciers savent user avec poivre et sel, épice et piment. À ne pas trop prendre au sérieux, mais au moyen des omnisciences publicitaire et robotiques, Andri Snaer Magnason et Marc-Uwe Kling instillent un degré supplémentaire dans une ère de la suspicion et de la prudence, degré d’alerte qui doit rester en travers de la gorge de l’humaniste averti face aux séductions mensongères de l’utopie.

 

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

 La partie sur LoveStar a été publiée dans Le Matricule des anges, février 2014,

celle sur Quality Land, octobre 2021.


[4] André-François Ruaud & Raphaël Colson : Science-fiction, les frontières de la modernité, Mnémos, 2014.

[5] Robert Musil : L’Homme sans qualités, Seuil, 2004.

 

Emmaüs Lescar-Pau, Pyrénées-Atlantiques.

Photo : T. Guinhut.

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17 juin 2021 4 17 /06 /juin /2021 14:47

 

Emmaüs Prahecq, Deux-Sèvres. Photo T. Guinhut.

 

 

 

 

De la fantasy encyclopédique

à la science-fiction politique,

par Ursula Le Guin.

La Vallée de l’éternel retour,

La Main gauche de la nuit, Les Dépossédés.

 

 

Ursula Le Guin : La Vallée de l’éternel retour,

traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Isabelle Reinharez,

Mnémos, 2020, 610 p, 35 €.

 

Ursula Le Guin : La Main gauche de la nuit,

traduit par Jean Baillache, Robert Laffont, 2022, 336 p,  22,90 €.

 

Ursula Le Guin : Les Dépossédés,

traduit par Henry-Luc Planchat, Robert Laffont, 2022, 400 p,  23,90 €.

 

Ursula Le Guin : Le Langage de la nuit. Essai sur la science-fiction et la fantasy,

traduit par Francis Guévremont, Aux Forges de Vulcain, 2016, 160 p, 12 €.

 

Ursula Le Guin de l'autre côté des mots,

Actu SF, 2021, 432 p, 30 €.

 

 

      Si la fantasy, ainsi nommée en 1949, est un genre littéraire qui aime à recréer un passé mythique et un monde médiéval agrémentés de merveilleux et de magie, Ursula Le Guin, en est une des plus prodigieuses représentantes, quoique décalée. Au-delà La Source au bout du monde de William Morris, du Seigneur des anneaux de Tolkien, du Monde de Narnia de C. S. Lewis, d’Harry Potter de J. K. Rowling, elle tire avec brio son épingle du jeu. Ce qui ne l’empêche en rien d’être une soprano brillante de la science-fiction. Polymorphe et polygraphe, telle est l’impressionnante Ursula Le Guin (1929-2018), brassant la science-fiction avec La Main gauche de la nuit, où règne la « précognition sur commande » ; mais aussi l’utopie et la dystopie avec Les Dépossédés. Probablement La Vallée de l’éternel retour est un roman plus proche de la fantasy, sans la puérile niaiserie qui peut saturer le genre d’elfes, dragons et autres magiciens. Non content de son talent de romancière, elle sait également se faire essayiste, théorisant son art dans Le Langage de la nuit, au langage plus rationnel que celui des rêves obscurs.

 

     Le roman commence lors d’une pérégrination familiale dans La Vallée de l’éternel retour, soit un paysage vallonné, paisible, où l’on croise villages et communautés accueillants du peuple Kesh, essentiellement constitué d’agriculteurs, sans industrie, même si progressivement apparaissent de ci de là électricité et informatique, traces enfouies d’une autoroute et pollution résiduelle. Cette société traditionnelle et utopique tient le partage pour parfait système. Peu à peu l’on devine que cela ressemble à la vallée de Napa (censée signifier l’endroit où l’on reviendra toujours, d’où le titre), en Californie, mais après un cataclysme qui l’inonda et en fit une île. Nous voilà projetés un demi-millénaire dans l’avenir, dans un espace un brin science-fictionnel, quoiqu’il ne soit guère technologique. Plus loin, dans les champs de lave, vit le peuple « Dayao », qui est l’opposé du précédent : le gouvernement monarchique du « Condor » est particulièrement autoritaire, le patriarcat est rigoureux, les castes compartimentées et l’on aime les guerres de conquêtes ; l’anti-utopie contribuant au manichéisme, quoique cependant utile à la démonstration.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      À notre étonnement, le fil romanesque se fend, pour se disperser en un fleuve de nouvelles, de poèmes, de biographies, de récits, comme les « quatre contes romantiques », d’« Œuvres théâtrales », comme « L’homme qui hurle, la femme rousse et les ours », dignes d’une culture animiste et chamaniste. Néanmoins, outre le récit autobiographique de « Roche Qui Raconte », une femme Kesh, le personnage récurrent de Pandora est une sorte de guide parmi les arcanes de cette riche société : ainsi elle « converse avec l’archiviste de la bibliothèque de la loge du Madrone à Wakwaha-na » ; où les livres sont copiés, circulent et « sont mortels ». Là, si règne l’absence de censure, l’on s’interroge : « Dans un Etat, et même une démocratie, où le pouvoir est hiérarchique, comment pouvez-vous empêcher le stockage de données de devenir une source supplémentaire de pouvoir pour les puissants – un piston de plus dans la grande machine ? »  Elle écrit également des poèmes : « Noble la Tour bâtie avec les pierres de la Volonté / sur le rocher de la Loi : éternelle cette habitation ».

      Les plages documentaires pullulent. L’on découvre les « animaux de l’Obsidienne » ou « de l’argile bleue », l’on prend connaissance des structures de la parenté (un peu comme chez Lévi-Strauss[1]), des « lois interdisant l’inceste », des « pratiques médicales » ; mais aussi des « loges, sociétés, arts ». Parmi le volume souvent illustré s’étalent des partitions, des cartes géographiques. Les instruments de musique sont décrits, la « littérature orale et écrite » est transmise, jusqu’à des tableaux de « l’alphabet » et de « la syntaxe kesh ».

      Cette édition, par rapport à celle parue chez Actes Sud en 1994, est enrichie d’une cinquantaine de pages, dont une belle « méditation kesh », lorsque l’on vient s’assoir dans « La Neuvième maison », celle « de la paix de l’esprit ». Au-delà du fameux cycle de Terremer, ce roman, que l’on peut lire de manière linéaire comme en libre arborescence, témoigne d’un art achevé. À la lisière de l’écoféminisme, de l’ethnofiction et de l’anthropologie que son père enseigna, l’œuvre d’Ursula Le Guin fait dialoguer les genres romanesques et celui de l’encyclopédie, répondant à une vocation borgésienne. Jusque dans ses plus infimes détails, elle sait efficacement construire un monde, certes imaginaire, mais qui peut être lu comme celui de nos démons et de nos aspirations, qui n'atteint jamais la complétude.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      « La Vérité est affaire d’imagination », commence Ursula Le Guin dans La Main gauche de la nuit. Surprenant paradoxe, qui ne peut que contrarier les lois de notre monde pour proposer celui, plus qu’alternatif, de « Gethen », la planète glacée, également appelée « Nivose ». Là où les gouvernements ne sont guère soucieux d’adhérer à l’organisation interplanétaire et interstellaire qui est censée fluidifier et unifier les échanges commerciaux.  La mission diplomatique du terrien du futur, Genly Aï, appelé « L’Envoyé », semble bien compromise.

      Assistant à une procession immense au cours de laquelle le roi scelle la dernière arche d’un gigantesque pont, il observe une étonnante société où l’humanité suivit un curieux destin génétique. Androgynes sont les habitants, recourant à telle ou telle caractéristique sexuelle au gré des circonstances, en une sorte d’identité de genre fluctuante, ce qui fait d’Ursula Le Guin un précurseur de tels questionnements individuels et sociétaux. Le plus souvent asexués, c’est à la suite de cette période de « soma » qu'une mensuelle « poussée hormonale » ou « kemma » fait apparaître un sexe, ou l’autre.

      Outre cette étrangeté sexuelle, le temps historique, « l’échiquier politique », les relations humaines, tout est pour Genly hors normes, alors que sa perpétuelle virilité passe pour une monstruosité, que son étrangeté passe pour une dangerosité dont les pouvoirs locaux se méfient. Cependant, à ses yeux, le « Palais d’Erhenrang » est « le produit de nombreux siècles de paranoïa délirante ». La disgrâce de son mentor, Estraven, le met dans une situation pour le moins inconfortable, face à un roi bougon, qui ne veut pas entendre parler de collaboration. Il ne lui reste qu’à traverser la planète vers les « citadelles »… Pour quelle destinée notre narrateur-personnage retrouvera-t-il Estraven le proscrit ?

      En un roman d’aventure et d’amitié trépidant, par-delà les conditions humaines, roman à la fois politique et sociologique, le style d’Ursula Le Guin, du moins au travers de cette traduction, est étonnamment coloré, d’une efficacité narrative et conceptuelle redoutable, au service d’une réflexion ouverte sur les différences sexuelles, morales et civilisationnelles.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      Autres proscrits, ceux de la planète Urras, envoyés vers sa lune Anarres, dans Les Dépossédés. Grâce au Docteur Shevek, physicien de son état, l’on voyage alternativement d’Anaress, où l’on vit selon un libertaire communisme, à Urras, où règne le capitalisme. Croit-on que le monde lunaire soit une parfaite utopie ? L’on risque d’être à cet égard déçu, ne serait-ce que parce qu’Ursula Le Guin qualifie son roman d’ « utopie ambiguë ». En effet, les velléités de prise de parole singulière du jeune Sherek sont remises en place au moyen d’un « Arrête d’égotiser ! ». On lui préfère « un récit commun, chacun parlant à son tour ». Pourtant, sans le savoir, il reprenait le paradoxe d’Achille et la tortue, venu de Zénon d’Elée.

      Depuis cent soixante-dix ans le monde parfait d’Anaress méprise celui d’Urras, où les classes possédantes sont des oppresseurs, quoique qu’ils ne sachent rien de son évolution. L’idéologie égalitaire est visiblement inspirée de l’anarchisme de Kropotkine, Murray Bookchin et Paul Goodmann. Alors que le physicien Sherek travaille à développer une théorie temporelle générale, dont nous découvrons quelques aspects, le roman joue avec les retours en arrière. Outre l’enfance du chercheur, c’est le passé presque mythique d’Anaress qui est enseigné, mettant en scène une femme charismatique, Odo, qui fut à la tête d’une sédition ouvrière et anarcho-syndicaliste, et donna son nom à la révolution « odonienne », emprisonnée, exilée avant de pouvoir donner vie à la société « anarrestie ».

      Quoique cette société ne soit pas censée comporter la moindre institution autoritaire et coercitive, l’on découvre comment une tyrannie s’installe insensiblement en l’éthique anarchiste[2]. Non seulement l’existence y est rude, les ressources sont chiches étant donné l’aride climat, mais encore le mensonge règne quant aux réalités politiques et économiques d’Urras, l’ennemie ignorée. Un organisme prévaut : « Coordination de la Production et de la Distribution ». La vie est communautaire, l’ambition individuelle est laminée par un sourd conformisme intellectuel et comportemental : « vous devez travailler avec les autres, vous devez accepter la loi de la majorité. Mais toute loi est une tyrannie. Le devoir de l’individu est de n’accepter aucune loi, d’être le créateur de ses propres actes, d’être responsable. Ce n’est que s’il agit ainsi que la société pourra vivre, changer, s’adapter et survivre ». C’est ainsi que Sherek défend son droit à quitter son monde sclérosé. En cette société qui le désapprouve sans empêcher son transfert, un esprit d’élite comme Sherek a du mal à se déployer, contraint qu’il est par l’égalitarisme, car « il n’avait pas eu d’égaux », alors que sur Urras, « au pays de l’inégalité, il les rencontrait enfin » !

      Grâce au voyage inédit de Sherek, qui a pour ambition de partager et de mettre à l’épreuve ses théories physiques, la société d’Urras est un perpétuel sujet d’étonnement, même s’il est un peu trop balisé par les autorités. Capitaliste et en conséquence extrêmement brillante, elle n’en exclut pas moins les femmes : « elles ne sont pas douées pour la réflexion abstraite […] ce que les femmes appellent penser, elles le font avec leur utérus ». Sur une planète qui cependant réunit différents Etats, des plus ou moins libres aux plus totalitaires, la prospérité est cependant générale. Et, ô surprise, « l’attrait et l’obligation du profit étaient de toute évidence un succédané de l’initiative beaucoup plus efficace qu’on le lui avait fait croire ».

      L’on retrouve dans Les Dépossédés ce qui contribue grandement à l’intérêt de La Vallée de l’éternel retour, soit la dimension encyclopédique : histoire de la planète et de son satellite anarchiste, systèmes politiques et économiques, jusqu’à l’urbanisme, sans choir dans un manichéisme qui eût été dommageable et eût nui à la dimension narrative et dramatique. Et enfin spéculation sur le temps, les années lumières, et surtout sur la liberté. Le didactisme n’empêche en rien la vivacité et la profondeur morale des personnages, en particulier de l’attachant héros.

Photo T. Guinhut.

      Le Langage de la nuit est celui des rêves et de l’imaginaire. Aussi, en ses « Essais sur la science-fiction et la fantasy » et autres conférences réalisées entre 1973 et 1977, selon le sous-titre, notre auteure a soin de réhabiliter la littérature fantastique et merveilleuse, autant de par les développements de leurs mythes que par sa réception chez les enfants. Car d’abord lectrice avant de devenir écrivaine, elle n’en n’oublie pas ses premières émotions, ses premiers emballements, face aux récits de Lord Dunsany par exemple. En ce sens ce recueil d’essais présente une dimension autobiographique bienvenue.

      Ecrire, pour Ursula Le Guin, c’est continuer « à inventer des mythes ». Inventer aussi des îles, des archipels, comme ceux de la trilogie de Terremer[3], quoiqu’ils naissent sans plan préparatoire, au dur et à mesure de l’écriture de nouvelles, puis des romans. Au fil des voyages d’un jeune magicien, nommé Ged, se dessine son itinéraire initiatique, parmi dragons, sorciers et « haute-prêtresse du temple des Innommables », donc son expérience créatrice, à l’image du Prospéro de La Tempête de Shakespeare. Ainsi l’auteure confie son processus de création, permettant à la fantasy, qui n’a pas d’âge et s’adresse autant aux enfants qu’aux adultes qui n’ont pas perdu leur capacité d’imagination, d’effectuer un voyage psychique et moral. Car il s’agit d’affronter notre part d’ombre,  comme dans le conte d’Andersen[4] : « L’ombre est l’autre face de notre psyché, le frère sinistre de notre pensée consciente. C’est Caïn, Caliban, le monstre de Frankenstein, Mr Hyde », dit-elle. De même, la conscience des contraintes et de la philosophie du genre est-elle réelle chez notre auteure : « Presque toutes les grandes œuvres de la fantasy se construisent sur la base d’une dialectique morale très forte, le plus souvent sous la forme d’un combat entre les ténèbres et la lumière ». Mais ici le mal et le bien ont quelque chose d’inextricable. En dépit d’une « méfiance profondément puritaine par rapport à la fantasy », cette dernière « s’approche de la poésie, du mysticisme et de la folie, beaucoup plus que ne le fait la fiction naturaliste ». Le plaidoyer trouve sa justification et son acmé dans les qualités des aventures et des univers mis en œuvre par la romancière.

      L’on ne s’étonnera pas que notre auteure s’intéresse à « la situation déplorable des femmes » dans ce genre littéraire a priori masculin qu’est la science-fiction, où « le mâle alpha trône au sommet ». De même le statut social du peuple n’y dépasse guère celui de la masse, les autres planètes étant de plus le plus souvent des colonies à exploiter. L’autre culturel ou racial est un alien dangereux à éliminer, faute de ce qu’elle souhaite être un « idéalisme humain ». Certes, ces remarques datent de 1975, et les choses ont passablement évolué à cet égard, grâce à des œuvres d’importance, plus somptueusement complexes, comme Hypérion de Dan Simmons, ne serait-ce que parce que Meina Gladstone y est la « Présidente de l’Hégémonie[5] ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      Confiant au lecteur l’origine et les réseaux de son imagination, Ursula Le Guin avance, en citant Virginia Woolf : « je crois que tous les romans commencent par un personnage ». En effet, ils ne sont pas pour elle des espaces doctrinaux, des modules théoriques. C’est d’ailleurs ce qui rend si humain et si empathiques les romans de notre auteure. Quelque soit le monde dans lequel elle nous entraîne, elle s’écarte en cela de nombre d’œuvres science-fictionnelles où les personnages sont bien moins marquants que l’espace et les vaisseaux. Il y a pourtant de rares exceptions, comme dans Nous de Zamiatine[6], qu’elle sait remarquable, de par son héros qui tente d’échapper à sa destinée de numéro dans une société affreusement dystopique. Au-delà des stéréotypes et des archétypes, une petite « Madame Brown », venue de Virginia Woolf, doit pouvoir vivre en science-fiction. Jusqu’à ce qu’elle soit remplacée par une intelligence artificielle capable d’émotions ? Cependant, au secours d’un personnage qui traverse un espace et un temps science-fictionnel, rien ne remplace pour l’écrivain, qui doit l’animer en un temps et des espaces, une vaste culture, de vastes lectures, de Shelley à Wells, de Marx à Kropotkine, ce géographe russe et libertaire, tous auteurs qui sont le creuset de la créativité et de la cohérence de la romancière…

      Plus personnelle encore, Ursula Le Guin rapporte en confidence la visuelle impulsion qui accoucha de La Main gauche de la nuit : « deux petites figures, fort lointaines, perdues dans un immense désert de glace et de neige ». De là déboulèrent « tous les réagencements de la sexualité humaine, toutes les thématiques de trahisons, de solitude et de froid ». Deux titres nocturnes, romanesque et essayiste, se croisent…

      Nous rencontrons, en Ursula Le Guin, une rare praticienne et théoricienne de ces genres jumeaux et frères ennemis que sont la fantasy et la science-fiction. La première nait en ce pays des chevaliers et des elfes, dont les références originaires sont La Source au bout du monde de William Morris[7] et Le Seigneur des anneaux de Tolkien, aux personnages plus complexes qu’il n’y parait. La science-fiction embrasse Frankenstein de Mary Shelley[8], les robots de Karel Capek[9] et Philip K. Dick, dans une expansion bientôt intergalactique. Or notre romancière et essayiste sait penser son art aux deux ambitieuses plumes : « Le but de l’art n’est pas de se détacher complètement des émotions, des sensations, du corps, pour s’envoler dans l’éther de la pure signification, ni de se fermer à la pensée pour se vautrer dans une irrationalité et une amoralité insensées ». Elle est ainsi indubitablement une créatrice de mythologies modernes.

     C'est bien ce que confirme l'encyclopédique et enchanteur volume Ursula Le Guin. De l'autre côté des mots. De nombreuses entrées thématiques permettent d'explorer un univers décidément étendu, labyrinthique. Ecriture féministe, poésie et musique, questions de traduction ou réécriture de l'Enéide, l'on frétille d'intelligence parmi les essais de divers auteurs informés et les entretiens avec la grande dame. Réalisme, utopie, les catégories romanesques se fracassent et se caressent. Reste une question surprenante : « Ursula Le Guin est-elle la grand-mère d'Harry Potter ? »

 

      Si nous lisons de la fantasy et de la science-fiction, c’est probablement parce que notre monde n’est pas satisfaisant, et qu’en d’autres mondes serait le meilleur ; à moins que cela soit par peur d’y voir les reflets du pire en de monstrueux mondes en lutte les uns contre les autres. Il n’en reste pas moins que chez Ursula Le Guin, la frontière est ténue, voire poreuse ente fantasy et science-fiction, tant, par exemple, les contes s’intercalent dans le récit, parmi les pages de La Main gauche de la nuit. Plutôt que de se complaire aux pays des elfes et des vaisseaux spatiaux, elle choisit avec brio de construire des modèles et des contre-modèles sociétaux qui s’inscrivent entre utopie et dystopie, interrogeant nos capacités, nos abîmes et nos avenirs politiques.

 

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

La partie sur La Vallée de l'éternel retour a été publiée dans Le Matricule des anges, mai 2020.


[3] Ursula Le Guin : Terremer. L’intégrale, Le Livre de poche, 2018.

[4] Andersen : « L’ombre », Contes, II, Club des Libraires de France, p 79-90, 1954.

[7] William Morris : La Source de la fin du monde, Aux Forges de Vulcain, 2016.

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16 janvier 2021 6 16 /01 /janvier /2021 16:30

 

Bordeaux-Venezia. Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

 

Quand la science-fiction devient dickienne.

Philip K. Dick : Nouvelles complètes ;

Christophe Miller : L’Univers de carton.

 

 

Philip K. Dick : Nouvelles complètes,

divers traducteurs de l’anglais (Etats-Unis), direction Laurent Queyssi,

Quarto Gallimard, 2020, deux tomes sous coffret, 2464 p, 55 €.

 

Richard Comballot : Philip K. Dick, simulacres et illusions,

ActuSF, 2015, 402 p, 28 €.

 

Christophe Miller : L’Univers de carton,

traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Claro,

Le Cherche-midi, 2014, 640 p, 23,80 €.

 

 

Maudit plumitif et beatnik psychédélique adonné à l’alcool, aux tranquillisants et amphétamines, voyageur temporel aux confins de la nuit de l’espace mental, tôt disparu à cinquante-quatre ans en 1982, Philip K. Dick n’en finit pas de féconder notre imaginaire, houspiller et déborder notre sens de la rationalité, sans compter celui du cinéma propulsant Minority Report ou Blade Runner. Ses romans sont devenus des légendes absolues de l’uchronie, comme Le Maître du Haut-château[1], et de la science-fiction : Ubik, À Rebrousse-temps ou Les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? Ils rebroussent le poil de la littérature jusqu’à mettre en question les fondements de la temporalité et de l’humanité. Car, passablement paranoïaque, traversé de crises mystiques et cependant férocement cultivé, souvent sans le sou, sauf les dernières années, il fallait à l’écrivain compulsif sursoir à ses angoisses en les rompant à l’épreuve de l’écriture et livrer une nouvelle à ses éditeurs ; ce pourquoi l’on a dit qu’il écrivait trop vite, cochonnant le travail. Cependant, après avoir créé le célèbre néologisme « kafkaïen », l’on dut se résoudre à imaginer que le monde puisse devenir « dickien ». Plus qu'un classique de la science-fiction, Philip K. Dick est celui qui l'a fait évoluer, depuis les vaisseaux spatiaux de l'anticipation, jusqu'aux paradoxes temporels et aux effets dystopiques de la paranoïa. Ce que l'on constatera en se plongeant à bras le corps dans ce coffret aux cent-vingt Nouvelles complètes (composées entre 1953 et 1981), dont l’on est contraint d’en reconnaître autant l’inventivité échevelée que la puissance. Au point qu’aux pieds du maître, Christophe Miller, parmi les pages de son Univers de carton, se mette à jouer au fidèle avatar de Philip K. Dick.

Comme son auteur, l’animal aurait selon « Roug » une sensibilité particulière à l’égard des extra-terrestres, fussent-ils cachés sous l’apparence des éboueurs. Animales semblent être les ailes de Richard Benton, à moins qu’il s’agisse de la dernière invention du futur. Voici, déjà impressionnantes, les deux premières nouvelles du jeune gribouilleur de clavier. Certes ces produits pour pulp magazines ne sont pas encore tous géniaux, usant souvent du topos du courageux humain confronté à d’incroyables planètes, à des guerres spatiales immenses et des robots menaçants. Bientôt cependant les meilleures mettent à mal l’identité et la réversibilité avec des créatures inattendues, lorsque Le père truqué dévoile au fiston une entité hostile, lorsque « l’humain se change en Gélate, et la Gélate, son ennemie, se change en humaine ». Ou encore, en l’ultime nouvelle, « L’Autremental », la confusion punitive du narrateur avec un chat étranglé et évacué du vaisseau spatial. Les animaux sont en effet d’ambigus compagnons : « Hibou ébloui » ou insectes, ils peuvent percevoir l’humanité comme un envahisseur qu’il est peut-être nécessaire d’éradiquer, comme dans « L’Homme sacrifié ». Un autre versant de l’inquiétude, métaphysique autant que technologique, est celui de la confrontation, parfois indémêlable, entre l’authentiquement humain et l’androïde.

 À l’instar de ses romans, les récits interrogent la nature trouble de la réalité ainsi que les disjonctions et retournements du temps : ainsi fonctionne « Un petit quelque chose pour nous les temponautes ». La distorsion de la science-fiction, d’abord au sens strict de l’anticipation, se déploie en des perspectives nouvelles, faisant de Philip K. Dick, au moyen de ses paradoxes temporels et de ses chaos neuronaux, un influenceur définitif du genre, qui porte de souterrains messages de pessimisme face au progrès et de contestation, contre la guerre au Vietnam, ou à l’égard d’un affrontement nucléaire en gestation. Cependant, dans « Les défenseurs », où les hommes vivent reclus dans des bunkers souterrains, à l’abri d’un conflit mené par les robots, la sortie révèle un espace que la guerre a déserté tant les machines ont perdu tout intérêt pour la guerre. Ce qui peut être lu comme une illustration de la paranoïa, au point que dans « Nouveau modèles » les machines ne cessent de se reproduire. Ainsi les illusions dévorent le réel qui devient au choix un espace de terreur ou un parc d’attraction, comme dans la « reconstitution historique d’un historien du XXII° siècle.

Parfois, Philip K. Dick préfère ruser avec les lisières du fantastique, en laissant apparaître parmi les habitants d’une banlieue pavillonnaire une horrifique altération de la réalité, ce qui ne sera pas sans influence sur un Stephen King. Ou encore une vie extraterrestre contamine les personnages pour les faire douter de leur réalité, voire les réduire à néant.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La plus célèbre nouvelle est sans doute Rapport minoritaire, dans laquelle la prescience d’étranges organismes permet d’éliminer toute probabilité de crime futur, quoiqu’elle n’échappe pas à la facilité des course-poursuites policières. Chacune est animée par de nouveaux personnages, précisément caractérisés, par de vivants dialogues, d’aventureuses péripéties menées à fond de train, des chutes souvent ironiques, tragiques. Au-delà du divertissement, l’on y lit de cuisantes occurrences de la satire politique : par exemple le « grand infoclown » sur « le réseau CULTURE », dans « Que faire de Ragland Park ? ». Plus souvent, en écho à la Guerre froide, ce sont les destins des empires et des planètes qui sont à la merci de l’inventivité du nouvelliste forcené. Ainsi « un jeu guerrier » venu de Ganymède semble inoffensif, jusqu’à ce qu’un de ses soldats disparaisse ; « masse critique », éducation stratégique, prélude à l’invasion ? Un autre jeu entraîne la régression dans l’enfance de celui qui enfile la tenue de cow-boy. Venue de quelque planète lointaine, une novatricee version du Monopoly, appelée « Syndrome » vise à éduquer les enfants à renoncer à tout capital, à éradiquer le capitalisme, donc à affaiblir radicalement l’humanité et la terre. Une telle nouvelle, absolument géniale, est non seulement d’une pertinence politique redoutable, mais une prescience de l’éducation idéologique postmarxiste qui a depuis infiltré les Etats Unis et au-delà…

À cet égard une nouvelle comme « La foi de nos pères » conduit Tchien à devoir vérifier « l’incorrection idéologique » de copies d’étudiants américains ». En d’autres termes, discerner la dissertation d’un « progressiste dévoué » de celle d’un individu nourrissant des « crypto-notions petites bourgeoises, impérialistes et déviationnistes ». Ce qui, venu de l’époque la Guerre froide et du communisme flamboyant, ne manque pas moins de conserver aujourd’hui une actualité acérée en nos temps d’anticapitalisme forcené. La paranoïa dickienne met en œuvre un monde totalitaire chinois dans lequel la réalité est manipulée, les esprits abreuvés par une drogue qui infiltre l’eau potable, dans lequel le leader du parti se révèle être une « limace convulsée » qui absorbe la substance vitale d’autrui, une « sphère » aux « milliards d’yeux », « Seul Vrai Dieu ». Etant donné qu’il est là question d’absorptions de drogues et du statut de la réalité, ne faut-il y voir qu’un effet de celles-ci sur la créativité de l’écrivain ?

L’intelligence prospective et prodigieuse de Philip K. Dick, lecteur autant de pulps que de Proust, Kafka et Stendhal (Le Rouge et le noir étant un roman qu’il tenait pour le plus grand), n’est plus à démontrer. Il prétendait cependant en 1974 qu’un « rayon rose » lui livrait des informations, des pages entières… Un rien provocateur, n’assurait-il pas que s’il rencontrait « une intelligence extraterrestre », il aurait « plus de choses à lui dire qu’à [son] voisin de palier » ?

Cette omnivore somme de nouvelles avait été déjà publiée chez Denoël en 1994, sous des couvertures esthétiquement plus excitantes, hélas épuisées. Cependant ce coffret aux deux volumes de la collection Quarto doit trouver une place de choix sur les étagères de la bibliothèque science-fictionnelle. En outre, l’éditeur, accompagné de Laurent Queyssi, préfacier avisé, a eu la judicieuse idée de faire précéder cette précieuse somme de deux dossiers illustrés : une scrupuleuse chronologie, enrichie de documents inédits provenant des archives du maître, dans le premier tome ; puis, dans le second, un joli ramassis de « Pertes, fragments et œuvres inachevées », suivi d’un catalogue des adaptations cinématographiques et télévisuelles. Soit une dickienne encyclopédie qui n’attend plus que d’être complétée par un coffret complice et consacré aux romans.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Pour un portrait kaléidoscopique du rebrousseur de science-fiction, encore faut-il consulter l’ouvrage dirigé par Richard Comballot : Philip K. Dick, simulacres et illusions. Ce bel objet soigneusement relié, dont la jaquette arbore un faciès barbu et des couleurs psychédéliques, bien dans le goût clinquant et désuet des années soixante, cumule entretiens avec le maître, critiques avisées et bibliographies, tout cela illustré de couvertures d’éditions diverses des œuvres, autant phares que secondaires. L’on y notera une étude particulièrement pertinente, « Pouvoir et dystopies temporelles chez Philip K. Dick », par Hervé Lagoguey. Car selon le mot de l’auteur d’Ubik, « le temps n’est pas réel ». L’un de ces précieux entretiens nous révèle que, selon notre nouvelliste et romancier, « la paranoïa est un système global, un super-système ». Un autre, quoique nous l’ayons deviné, que la science-fiction « n’a pas vraiment pour fonction de traiter de l’avenir, mais de jouer avec les diverses possibilités que nous offre le monde actuel ». Philip K.Dick serait aujourd’hui reconnaissant que la science-fiction, efficacement distordue par ses soins, ne soit plus considérée « comme un genre littéraire destiné aux adolescents [mais] qui soulève de graves problèmes sociaux, philosophiques, théologiques »…

 

À condition d’être un peu plus déglingué, Jorge Luis Borges aurait prodigieusement aimé un tel monstre littéraire intitulé non sans humour L’Univers de carton. Cette savante biographie, aux bons soins ironiques de Christophe Miller, est-elle consacrée à un auteur purement fantasmatique, ou à un clone d’un OVNI de la SF, qui l’était déjà bien assez ? Œuvre de fiction ou compilation universitaire, il y a là quelque chose de la poursuite de l’écrivain Archimboldi par les critiques dans 2666 de Roberto Bolano[2]. Il faut lire cependant l’objet polymorphe qu’est L’Univers de carton de l’Américain Christophe Miller (né en 1975) en se confiant à son humour.

Considérons qu’il s’agit d’un roman. Car les deux personnages, William Boswell et Owen Hirt, les deux maîtres d’œuvre de la monumentale biographie critique de Phoebus K. Dank, sont des sortes de jumeaux professionnels, frères ennemis sans cesse animés par une vivace rivalité. De plus, leur partialité est sans pudeur : le premier, en sa qualité d’ami de l’écrivain, admire inconditionnellement Dank, quand le second le déteste avec persévérance, qualifie ses écrits de « puérils » et « médiocres », au point que l’on puisse le suspecter d’avoir assassiné l’objet de leur prolixe étude. Ce qui entraîne un micro-roman policier. Le récit de la relation du trio s’intercale avec les éclairages sur la bibliographie dankienne.

Imaginons qu’il s’agit d’une thèse universitaire. Ouvrons alors ce pavé aux têtes de chapitres alphabétiques, comme une encyclopédie didactique. « Ouvrage de référence » et « essence concentrée du génie de Dank », il est doté d’une chronologie, d’un index, de notes, de résumés des œuvres plus ou moins introuvables. Ce sont, rangés par ordre alphabétique, les synopsis des nouvelles et des romans, parmi lesquels les deux compères introduisent leurs commentaires, leurs analyses, digressions et parties narratives. Sans oublier les entrées plus investigatrices, d’ « Agoraphobie » à « Pornographie », où l’on sonde indiscrètement les penchants intimes et les quatre mariages de leur idole obèse. Ainsi la cruauté de la dissection par l’indiscret biographe est-elle pourfendue.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le plus réjouissant est enfin de lire L’Univers de carton comme une parodie. Sans cesse se déploie et s’aiguise la satire des tics et des travaux universitaires, des critiques qui s’emparent de leur écrivain et objet d’étude, fétiche et marotte, de leurs enjeux de pouvoir intellectuel et professionnel. Et « lorsque les deux auteurs se disputent pour savoir lequel a imaginé l’autre », le débat onirique s’élève entre Miller et Dank, entre le créateur et sa créature qui crée son créateur, comme le lecteur est à l’origine de la naissance de l’auteur. Ainsi l’esthétique postmoderne s’en donne à cœur joie au cours du ping-pong verbal entre les deux exégètes.

Jusqu’où faut-il prendre au sérieux un auteur à la vie désastreuse, qui voit des colonisations utérines par les Martiens, dont « l’addiction aux amphétamines » le mène à la paranoïa ? Il agite en ses pages, entre hallucination et science-fiction, un « scarabée mutant », un « concours de beauté » alternatif, « une épidémie de syndrome de la Tourette », des « taux de réalité » variables… Les titres, bien qu’imaginés, comme « La Fabrique de migraines » ou « Planète Adam », savent frôler les thèmes favoris de l’auteur aux mêmes initiales que le héros malheureux de cette fiction cannibale.

L’on aura compris qu’il s’agit d’une vraie-fausse biographie du « maître du haut-château » de la Science-Fiction : Philip K. Dick, tel qu’en lui-même le romancier et critique le change, le diffracte en facettes déjantées, en un « univers » parallèle. Lawrence Sutin avait commis en 1999 une fort sérieuse vie de ce dernier, intitulée Invasions divines[3]. Parodique, celle de Christopher Miller est un jeu de piste loufoque, magnifiquement monté, une psychédélique explosion d’ironie et de perspectives, mieux écrite que par Philip K. Dick, ce médiocre styliste aux idées géniales. Rappelons-nous en effet ses romans du retournement du temps, comme A rebrousse-temps ou En attendant l’année dernière[4], ses nouvelles science-fictionnelles et hallucinatoires, ses spéculations politiques, comme Rapport minoritaire[5], dans lequel « Précrime » punit avant le délit, son uchronie magistrale, Le Maître du haut-château[6], dans laquelle le Japon et l’Allemagne nazie se sont partagé les Etats-Unis…

 

Thierry Guinhut

La partie sur les Nouvelles a été publiée dans Le Matricule des anges, novembre 2020,

celle sur Miller, avril 2014

Une vie d'écriture et de photographie


[3] Lawrence Sutin : Invasions divines, Philip K. Dick, une vie,  Folio SF, 2002.

[4] Philip K. Dick : Romans 1965-1969, J’ai lu, 2013.

[5] Philip K. Dick : Nouvelles, tome II, Denoël, 2006, p 347-392.

[6] Philip K. Dick : Le Maître du haut-château, Opta, 1970.

 

Photo : T. Guinhut.

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8 août 2020 6 08 /08 /août /2020 12:01

 

Emmaüs Prahecq, Deux-Sèvres. Photo : T. Guinhut.

 

 

 

Dystopies, Dyschroniques

 & Apocalypses :

une tempête de science-fictions philosophiques.

 

 

Damon Knight : Le Royaume de Dieu ; Poul Anderson : La main tendue ;

Franck M. Robinson : Vent d’est, vent d’ouest,

traduits de l’anglais (Etats-Unis)

par Nathalie Dudon, Maxime Barrière et Jean-Marie Dessaux,

Le Passager clandestin, 2014, 164, 96 et 80 p, 8, 6 et 5 €.

 

Coffrets Dyschroniques.

Quand les futurs d'hier rencontrent notre présent, 1950-1980, 1970-1980,

Le Passager clandestin, 2018, sept volumes chaque, 37 €.

 

Jean-Pierre Andrevon : Anthologie des dystopies, Vendémiaire, 2020, 346 p, 26 €.

 

Jean-Paul Engélibert : Fabuler la fin du monde, La Découverte, 2019, 240 p, 20€.

 

 

      Stupéfaits et émerveillés par les myriades de planètes et d’étoiles qui nous entourent, nous voilà également saisis d’effroi face à notre destin dans l’infini de l’espace et du temps. De la pluralité des mondes à celle des imaginaires littéraires, il n’y a qu’un pas. Probablement Mary Shelley, avec Frankenstein, Jules Verne, avec son Nautilus, et H. G. Wells, avec La Machine à explorer le temps, furent-ils les inventeurs de la science-fiction, alors appelée anticipation. Ce dernier romancier postula, dans Quand le dormeur se réveillera[1], la magnificence tyrannique d’une civilisation qui s’étendrait deux siècles plus tard. Déjà des « dyschroniques ».Trouvant sa source dans le dix-neuvième siècle, l’âge d’or de la science-fiction creusa au vingtième siècle un immense réservoir d’auteurs enthousiastes ou plus souvent effrayés par l’avenir. Si l’on n’oublie pas Huxley et Orwell, ni les cycles de Fondation par Asimov, de Dune par Frank Herbert ou celui d’Hypérion par Dan Simmons, ni encore les nouvelles de Philip K. Dick, il faut tenter de dépoussiérer des planètes oubliées. C’est la mission que se sont fixée les éditions du Passager clandestin en déterrant des bibliothèques science-fictionnelles tout un lot de courts romans. Dotés d’une élégante couverture grise, d’un graphisme rouge et noir avec vignette symbolique (menottes, salle de conférence, vaisseau spatial ruiné…) plus d’une douzaine de volumes de la collection Dyschroniques invitent à de vertigineuses aventures de la pensée, rien moins que le destin de l’humanité, future, voire présente ; ce en cohérence avec l’Anthologie des dystopies et Fabuler la fin du monde fomentée par Jean-Pierre Andrevon et Jean-Paul Engélibert. Menaces sur les civilisations, terreur et utopie bétonnées, crises politiques et religieuses, mais aussi catastrophes écologiques, font des récits de science-fiction les pièces d’un jeu d’échec interplanétaire, un tout-à-l’égout terriblement dystopique, post-apocalyptique et cependant prospectif...

      Utopies et dystopies se distribuent tour à tour parmi les titres des Dyschroniques, qui puisent leurs auteurs parmi les années cinquante et soixante-dix américaines. C’est avec une modeste curiosité que l’on lira La Tour des damnés ou Le Testament d’un enfant mort, quand Norman Spinrad, dans Continent perdu, nous entraîne dans les abîmes d’une civilisation américaine défunte : prédiction, punition, échec de l’orgueil ou de la sagesse humaine ? Les dernières livraisons de la collection sont peut-être les plus remarquables.

      Violences, criminalité pourront-elles disparaître ? C’est bientôt chose faite, grâce à l’empathie triomphante, au Royaume de Dieu de Damon Knight. Niaise rêverie ou maturation de l’humanité au moyen de l’éthique de réciprocité ? Une créature venue d’ailleurs, « monstruosité roto-stomachique », pousse par maintes péripéties l’humanité à comprendre le « Qu’il vous soit fait ce que vous faites ». Elle élimine toute cruauté, répand l’amour et la paix, aux dépens des tyrannies et des gouvernements, au profit de sociétés libertaires, en un peut-être trop facile irénisme.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      Plus dense est Poul Anderson. Il postule des races humaines venues de planètes exogènes, trapus Skontariens ou gracieux humanoïdes de Cundaloa, à qui, après des conflits meurtriers, s’ouvre La Main tendue. Mais à l’arrogant grossier n’est offerte aucune collaboration, quand la beauté recueille « une aide pratiquement illimitée » au cours d’une réunion des dirigeants Soliens. La morale et l’équité politiques sont-elles lésées ? Non seulement les psychologies séparent ces peuples, mais aussi leurs éthiques et esthétiques. Code d’honneur brutal pour les uns, hédonisme raffiné pour les autres. « le génie technicien » est celui des Terriens, quand les Cundaloiens sont « une race de poètes ». La culture de ces derniers devra se plier devant la loi de l’efficacité, disparaitre, grâce à « des campagnes d’information »,  une « modification du système d’éducation » et se convertir au « néopanthéisme », avant de devenir pâture à touristes, « aliénée au modèle solien ». Celle des Skontariens, isolée, compte sur ses propres forces pour prospérer et non se soumettre. Certainement devons-nous méditer ces enjeux et préceptes…

      Au-delà de l’anticipation, qui figure les siècles, voire les millénaires, à venir, l’on mesure combien la science-fiction est un reflet de l’époque où elle fut écrite. Ainsi, La Main tendue, publié en 1950, fait irrésistiblement penser à la guerre froide, aux affrontements diplomatiques entre les blocs de l’Est et de l’Ouest, à la colonisation. Le Royaume de Dieu, venu de 1954, lors du rejet de la guerre du Vietnam, reste à l’image de nos peurs, de nos désirs de paix et d’amour. La spéculation littéraire se double d’une réflexion civilisationnelle.

      L'on a souvent reproché, à juste raison, à la science-fiction d’agiter des aventures puériles au milieu d’une quincaillerie spatiale, et dans une langue peu soucieuse de richesses stylistiques et d’idées profondes. Ce n’est en rien le cas parmi la plupart des titres des Dyschroniques, variantes temporelles des dystopies, vade-mecum et apologues politiques. Car ces miniatures science-fictionnelles ouvrent sur le macrocosme philosophique.

      Autre auteur membre des Dyschroniques, Marion Zimmer Bradley, dans La Vague montante, imagine en 1955, et en rousseauiste impénitent, une société d’abondance frugale qui s’est débarrassée de l’empire des technologies. Libération ou cauchemar, cette utopie est certes aussi aimable que réactionnaire. Si la science est domestiquée pour se soumettre à cet idéal agreste, l’utopie a un fort parfum d’anti-utopie, de tyrannie enfin : « chacun d’entre nous mène une vie paisible, équilibrée, à l’intérieur du petit horizon de son village, où l’on est responsable de soi, et responsable envers son entourage. Et d’autre part, si on en est capable, on mène une vie élargie, en dehors du village, en travaillant pour d’autres, mais, encore et toujours, pour des individus et non des idéaux abstraits. »

      Marion Zimmer Bradley (rare femme science-fictionneuse) s’oppose alors radicalement à Franck M. Robinson, dont Vent d’est, vent d’ouest montre pour notre plus grand effroi un monde où la passion automobile, voire son fétichisme, l’emporte sur le besoin de respirer, où « le ciel vire au brun ». Certes, ce dernier auteur avait bien des excuses, lorsqu’en 1972, il écrivit ce triste apologue à thèse. N’est-on pas en train d’imaginer aujourd’hui que cette pollution va continuer de s’amenuiser, non par diminution du parc automobile, mais par évolution des technologies, moins énergivores, plus filtrantes, bientôt peut-être ne se nourrissant que d’hydrogène, d’air comprimée, d’eau…

      L'idéal est alors de se tourner vers les deux coffrets Dyschroniques, titrés Quand les futurs d'hier rencontrent notre présent, 1950-1980, puis 1980-1970, qui, en deux fois sept volumes, comme en sept jours d'une dé-création, balaient les excitants ravages de la science-fiction, pas seulement américaine et devenue folle, avec, dans le second, l’emballement des mots de Lino Aldani, Ben Boova, Isaac Asimac, l’homme des robots et des Fondations, mais aussi Jean-Pierre Andrevon, par ailleurs essayiste.

 

      Si l’on considère que le projet Dyschroniques, toujours en cours, est une anthologie des meilleures nouvelles ou novellas, courons vers la vaste Anthologie des dystopies concoctée par Jean-Pierre Andrevon. Curieusement, il ne s’agit en rien d’un « anthologie », qui serait faite des plus beaux extraits du genre - à moins que les mots perdent leur sens - mais d’un essai sous-titré « Les mondes indésirables de la littérature et du cinéma ». Car depuis plus d’un siècle le futur est, sur nos pages, nos pellicules et pixels, affreusement malheureux. Le ciel atomique s’écroule, la terre dévastée se dessèche et brûle, les tyrannies orwelliennes pèsent comme du plomb sur une population abrutie.

      C’est avec justesse que l’essayiste rappelle que les utopies classiques, de Thomas More[2] à Karl Marx[3] en passant par La Cité du soleil de Tommaso Campanella, visent à abolir « la propriété individuelle au profit d’un système collectiviste ». À n’en pas douter, là est à la fois la racine des tyrannies de l’Histoire et des dystopies imaginaires. En effet, ce qui serait la première dystopie, en 1846, Le Monde tel qu’il sera, d’Emile Souvestre (c’est oublier L’An 2440 de Louis-Sébastien Mercier[4] publié en 1770 !) présente en l’an 3000 une société utilitaire et vigoureusement réglée, aux races humaines spécialisées et inégales, soit la satire d’une industrialisation à l’américaine ; quoiqu’aujourd’hui elle n’a pas abouti à un tel résultat.

      Les projections totalitaires science-fictionnelles ont leurs modèles depuis Le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley[5] et Fahrenheit 451 de Ray Bradbury. Les problématiques vertigineuses et effarantes de l’intelligence artificielle ont déjà leur acmé avec Philip K. Dick et le Blade runner qui en découle sous la caméra de Ridley Scott, alors que l’omniscience de la surveillance s’étale dans 1984 de Georges Orwell et dans la série télévisée Black Mirror de Charlie Brooker. Quant à l’épuisement des énergies fossiles, cependant loin d’être d’actualité, elles ont trouvé leurs conséquences désastreuses parmi les Mad Max de George Miller. Faut-il considérer que tous leurs successeurs livresques et filmiques ne sont que des variantes, plus ou moins inventives ?

      Il faut reconnaître à Jean-Pierre Andrevon la méritoire capacité à nous rappeler des dizaines de fictions dystopiques, justement célèbres, parfois un peu oubliées. Le Talon de fer, de Jack London, contant l’oppression de l’« Oligarchie » industrielle écrasant les révoltes socialistes des « troupeaux de carnivores humains », Nous de Zamiatine[6], contant l’oppression mathématique de « L’Etat unitaire », ou des auteurs à redécouvrir, comme José Moselli… Du côté du cinéma Fritz Lang est l’initiateur du genre avec son Metropolis, qui divise la splendide cité en hauteurs dirigeantes et profondeurs esclavagistes. Il faut également penser l’empreinte rouge de la lutte des classes, qui fomente une orwellienne Ferme des animaux humains, l’envahissante intrusion de la « connectivité », la robotisation galopante qui risque de faire de nous des « robots de chair », les théocraties récurrentes, qui renaissent tout armées, en particulier sous le croissant de l’Islam, la « société du spectacle », que les romanciers et cinéastes dévoilent comme un retour des gladiateurs, la menace de la surpopulation et son cortège d’euthanasies, le « temps des guerres atomiques », et « la ville-censure »… La « balade touristique au pays des dystopies », qui fait preuve de l’impressionnante et omnivore culture de l’auteur, n’est-elle qu’un présentoir de cartes postales de fiction ou les prémices de notre devenir ?

      Dommage qu’indigne d’un essayiste l’on trouve une telle énumération : « fascismes, nazisme, maoïsme, mondialisation capitaliste, retour au religieux totalitaire » ! C’est jeter un opprobre immérité sur cette mondialisation capitaliste (une reductio ad hitlerum en somme) qui nourrit cet auteur - et ses lecteurs - à la fois au regard de leur niveau de vie et de la capacité de publier un tel livre…

      Délicieusement fascinante, quoique en même temps affreusement douloureuse, et plus grande que notre finitude qu’elle aurait le mérite de remplacer en beauté et en toute horreur sublime, l’apocalypse n’est pas seulement une tradition religieuse, mais un fantasme laïc ardemment désiré tant il fait froid dans le dos. Ce dont témoigne l’étude de Jean-Paul Engélibert : Fabuler la fin du monde, sous-titrée « La puissance critique des fictions d’apocalypse ».

      Si le discours a bien trop tendance à se mettre au service d’une utopie politique anticapitaliste, il n’en reste pas moins que cet essai a le mérite de faire découvrir des romans oubliés, comme celui de Jean-Baptiste Cousin de Grainville, Le Dernier homme[8], publié en 1805, soit peu après la déception issue de la Révolution française et à l’orée de la Révolution industrielle. Roman dans lequel Omégare est le dernier né d’une longue période de stérilité, qui rencontre une femme splendide. Mais les enfants qu’il aurait d’elle sont destinés à s’entredévorer. Seul l’anéantissement assurera la résurrection, au-delà une régénération laïque impossible, la faute étant à la transgressive invention d’un élixir de jeunesse et de longue vie. Jean-Paul Engélibert  ne néglige pas de brasser une poignée de textes célèbres ou méconnus, qui vont de La Route de l’Américain Cormac McCarthy[9], en passant par L’Homme vertical de l’Italien Davide Longo, jusqu’à Malevil de Robert Merle, dans lesquels une catastrophe a réduit les hommes à errer et s’entredéchirer. Quant à The Leftovers, c’est une série télévisée, où s’évapore une partie de la population et se manifeste une secte apoclyptique : troubles psychiques et violences s’ensuivent. Ou encore la trilogie MaddAdam de Margaret Atwood[10]. Réparer et repeupler un monde où les « plèbezones » sont pleines de déchets est le souci des survivants, alors que les Jardiniers de Dieu forment une secte écologique radicale. Trois espèces para-humaines, dont des cochons, parviendront à se côtoyer en paix ; ainsi l’apologue de l’auteur de La Servante écarlate se veut parlant et moralisateur. Mais à réapprendre à lire et écrire, retrouvera-t-on les lois, l’Histoire, dont celles des guerres ?

 

 

      Série d’animation japonaise, Ghost in the shell, postule un avenir fait d’êtres humains augmentés et de cyborgs, où le nouveau statut du corps induit une nouvelle humanité. Ce n’est qu’une des ramifications de l’effondrement des civilisations. Il faut en ce sens « prévenir la fin des temps », quoiqu’il n’y ait « rien à sauver du passé », prétend l’essayiste. Jean-Paul Engélibert apprécie de « rompre avec l’ère du calcul qui fait de la valeur d’échange la mesure de toute chose » ; et ce sont là quelques-unes des thèses qu’il retient à la lecture de ces fictions qui nourrissent la peur et le désir d’apocalypses. Pour reprendre son titre avec ironie, voilà un philosopheur qui fabule.

      Le progrès, donc « l’anthropocène » et le « capitalocène » selon l’essayiste, signent la fin de l’humanité. C’est imposer un raisonnement à des auteurs pas toujours complices. Et vouloir recaser en sous-main l’espérance communiste en guise de nécessité : « l’utopie du commun », reprend-il par euphémisme. Certes, en cas de catastrophe l’entraide est nécessaire, mais atteindre l’indépendance et la liberté n’est-il pas le but idéal ? Il s’agit, l’avoue notre essayiste adepte de la « servitude volontaire » que dénonçait La Boétie, de « fabuler la sortie de la modernité […] rompre le lien à la technique » ; car « la table rase est le seuil de l’utopie ». Ne doit-on ouvrir les yeux sur la dangerosité d’une telle philosophie terroriste, et totalitaire in fine ?

      Le dix-neuvième siècle, volontiers scientiste, croyait au progrès. Le vingtième siècle en a vu à la fois l’incroyable perfectionnement au service de l’humanité, autant que les dérives nucléaires ou chimiques, par bombes atomiques et surpollutions interposées. Au point que notre vingt et unième siècle fasse de chaque jour nouveau un jour de science-fiction. Pire ou meilleur ? Il serait bon en effet les progrès scientifiques soient aux petits soins autant pour les hommes que pour la planète. A condition que les politiques  écologistes ne les entravent pas par la religiosité de leurs tyrannies étatistes et idéologiques[11]. Tant « les idées totalitaires ont pénétré partout la mentalité des intellectuels[12] », comme l’écrivait George Orwell. Qui sait si une nouvelle science-fiction, une nouvelle sagesse, sauront nous éclairer, ou nous tromper. Car, le savait déjà en 1830 Samuel Taylor Coleridge, « En politique, ce qui commence par la peur, s’achève souvent par la folie[13] ».

 

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie


[1] H. G. Wells : Quand le dormeur s’éveillera, Mercure de France, 1905.

[4] Louis-Sébastien Mercier : L’An 2440, France Adel, 1977.

[8] Jean-Baptiste Cousin de Grainville : Le Dernier homme, Payot, 2010.

[10] Margaret Atwood : MaddAdam, Robert Laffont, 2014.

[12] George Orwell : Lettre à Francis A. Henson, 6 juin 1949.

[13] Samuel Taylor Coleridge : Propos de table, 2018, p 37.

 

 

Photo : T. Guinhut.

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