Science-fiction publicitaire et utopie de qualité.
Les satires d’Andri Snaer Magnason &
Marc-Uwe Kling : Love Star, Quality Land.
Andri Snaer Magnason : LoveStar,
Traduit de l’islandais par Eric Boury, Zulma, 2015, 432 p, 21,50 €.
Marc-Uwe Kling : Quality Land,
traduit de l’allemand parJuliette Aubert-Affholder,
Actes Sud, 2021, 384 p, 22,80 €.
À moins de succomber aux fantasmes régressifs de la décroissance, à son utopie à rebours d’une pure nature, nous sommes tentés par le plus, le mieux, le meilleur, cédant aux sirènes de l’utopie technologique. S’il est indéniable que les technologies, des plus anciennes aux plus récentes, des roues dentées aux smartphones, ont considérablement amélioré la condition humaine, leurs excès et dérives, qu’elles soient guerrières ou numériques, risquent bien d’en finir avec la liberté. Ce pourquoi les science-fictionnistes sont des avertisseurs, jetant à la face du naïf un monde d’amour et d’étoiles pour l’Islandais Andri Snaer Magnason dans LoveStar, et de désirs tous exaucés pour l’Allemand Marc-Uwe King, dans Quality Land, mondes qui risquent de faire de nous de pâles mannequins manipulés. Au-delà des modèles incontournables, graves et tragiques, de la science-fiction et de la dystopie que sont Nous d’Ievgueni Zamiatine[1], Le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley[2], ou 1984 de George Orwell[3], il y a place pour de loufoques apologues.
Aimeriez-vous devenir, parmi les constellations, une étoile ? C’est bien ce que nous propose, post-mortem, LoveStar, roman délicieusement étonnant du volcanique Andri Snaer Magnason (né en 1973), dans lequel une agréable tyrannie publicitaire mène - qui sait ? - le monde à sa perte. Est-ce un conte écologique, une réécriture de Roméo et Juliette, une anti-utopie politique ? Devant ce roman pour enfants gâtés de la science-fiction, nous hésitons à lui coller une abusive étiquette sur le dos. Jusqu’à ce que toutes soient finalement signifiantes, enlaçant les séductions du désir et celle de la répulsion. Qui ne voudrait en effet trouver, grâce à une science rigoureuse, l’âme-sœur ? Qui ne craindrait pas pour sa liberté devant l’omniscience de la publicité ?
Dans le cadre d’un récit aux prémices réalistes, deux intriguent alternent et se nouent : l’histoire d’un jeune couple amoureux, puis celle de « LoveStar », qui conduit son « idée » jusqu’à la réussite planétaire. Du même nom que son entreprise en expansion, il nous confie ses recherches sur les oiseaux, alors que sternes et mouches à miel envahissent les villes jusqu’à les détruire. Bientôt, la compréhension et l’utilisation des ondes aviaires rendent inutiles fibre optique et satellites. Chacun est connecté grâce à sa rétine, les « aires langagières » sont capturées ; ainsi Indridi devient « aboyeur de publicités », d’« annonces de rééducation ». « LoveStar », immense firme capitaliste permet qu’un mauvais enfant soit « rembobiné », donc crédité d’une nouvelle naissance. L’on consulte « ReGret » pour justifier son destin. Grâce à une autre succursale de « LoveStar », soit « LoveMort », les défunts envoyés dans l’espace deviennent des « étoiles filantes » : l’Islande est bientôt « à la fois le Gange, Bethléem, La Mecque et Graceland ». L’hyperbole mystique et œcuménique n’est pas sans ironie.
Cependant, le drame se noue entre les deux amants, lorsqu’ils apprennent par « InLove » que Sigridur a une « âme sœur ». En effet, « LoveStar se chargeait de l’amour autant que de la mort », en une entité totalitaire bénéfique. Conséquence : « les guerres et les conflits appartiendront au passé ». Magnason n’est pas dupe de cette niaiserie en sa satire : « Les fêtes calculatoires d’inLove étaient l’un des programmes télévisés les plus populaires » ; où l’on voit deux « moitiés » se rencontrer ; ce qui permet de citer Le Banquet de Platon… Mais où est passée le libre choix, quand ceux qui refusent d’être « calculés » sont les « dernières victimes de la liberté » ? De fait, Indrodi et Sigridur, sans « confirmation scientifique », sont des rebelles de l’amour. À moins qu’un pervers ait « falsifié les calculs »…
Sous l’apparence d’une fantaisie, d’un récit d’aventure, la dimension morale s’affirme : « Il comprit que la faute n’incombait pas au service Ambiance, mais qu’elle était intrinsèque à la nature humaine ». À la faveur de la perspective ascendante du roman, l’on saura comment l’argent sépare l’au-delà entre paradis et enfer, comment « LoveDieu » peut devenir une tyrannie théocratique : jusqu’à l’apocalypse…
L’œuvre de Magnason unit le grandiose et le puéril, le grotesque et le métaphysique, le réalisme et le merveilleux, le poétique, l’économique et le politique, non loin des Cosmicomics d’Italo Calvino, de L’écume des jours de Boris Vian. Les échos littéraires et mémoriels fourmillent en ce volume : le roman rose et sentimental est caressé dans le sens du poil, le méchant loup technologique venu de Charles Perrault fait peur et beaucoup rire, le scientifique d’opérette a un air de Docteur Frankenstein, le conte emboité de « Medias » reprend le mythe de Midas, quand le « Big Brother » de George Orwell prend les couleurs du magnat LoveStar qui s’offre les services d’un écrivain-biographe indiscipliné…
Il est toujours délicat d’user d’une définition de la science-fiction ; ce dont témoigne la somme magistrale d’histoire littéraire, fort documentée, d’André-François Ruaud & Raphaël Colson : Science-fiction, les frontières de la modernité[4]. Cependant, l’on s’accordera sur des constantes minimales, quoiqu’incomplètes : anticipation et perspectives scientifiques. Car en un monde imaginaire futur, promesses et terreur de la science amènent à la réalisation d’une utopie ou d’une anti-utopie, ou plus précisément d’une dystopie. En un conte pour enfants devenus dangereusement adultes, ou un roman pour adultes fort sérieux restés quelque part enfants, Magnason met à la portée du plus simplet les chatoyantes et sombres complexités philosophiques et politiques de la dystopie.
Ne nous étonnons pas que Magnason, né à Reykjavik en 1973, ait d’abord publié pour la jeunesse, puis un documentaire sur « la crise écologique et financière » en son île. Premier roman étonnement réussi, comme un coup de jeune féérique et inquiétant sur le versant dystopique de la science-fiction, LoveStar, malgré son titre facile et gentiment racoleur, a tout pour nouer une histoire d’amour avec ses lecteurs. Surfant sur deux thèmes éternels de la littérature, amour et mort, captés comme il se doit par les nouvelles technologies, Magnason les renouvelle avec brio, grâce au relief troublant de la science-fiction et de l’apologue, comme un conte de Voltaire revu par la NASA, Google et Facebook.
L’Autrichien Robert Musil avait publié dès 1931 L’Homme sans qualités[5], somme romanesque réaliste qui mettait en scène un personnage dont les caractéristiques s’effaçaient au-devant d’une société spéculative. Avec l’Allemand Marc-Uwe Kling (né en 1982) l’homme, dans tout ce qui fait son individualité et son libre arbitre est définitivement vaporisé. Nous sommes cette fois dans un roman de science-fiction, quoiqu’il soit bien proche de nous : Quality Land. L’on y vit dans un monde de qualité supérieure où les moindres désirs sont exaucés avant même que formulés. Y compris par « Crime as a service ».
Comme dans les classiques du genre utopique et dystopique, d’Ievgueni Zamiatine à Dan Simmons[6], l’on papillonne parmi une pléiade de personnages, tel le riche Martyn régenté par le système et cependant broyé ; mais aussi autour de « Peter le chômeur ». Son amie Sandra le quitte, ayant bénéficié d’une promotion et se voyant proposer un amant à sa hauteur. Car informatique et intelligence artificielle gèrent une pyramide sociétale où l’on est classé de zéro à cent. Où « Partner Care » vous permet sans faute de trouver le partenaire adéquat. Chacun est équipé d’un « ver d’oreille ». Les enfants sont éduqués selon les consignes et les injections d’un programme. Les « androïdes » remplacent les hommes assignés à des tâches répétitives, quoique l’on propose, d’une manière peut-être cohérente, de nominer l’une de ces créatures robotiques candidat à la présidentielle : en effet « les machines ne font pas d’erreur ». Pourtant, « Cuisinier », son concurrent, quoique raciste et réclamant « le droit et l’ordre », est perçu comme « plus drôle ». L’on devine l’acuité de la satire sociale, politique et de la démagogie.
D’où viendra le grain de sable pour gripper l’heureuse machinerie ? De la colère des « briseurs de machines » ? De l’androïde président qui « va faire passer la rationalisation de tous les mécanismes sociaux au niveau supérieur » jusqu’à un totalitarisme définitif ? Peut-être d’un « vibromasseur en forme de dauphin » qui échoit par erreur à « Peter le chômeur », lui qui conserve des machines déficientes et parlantes, qui préfère dire « non », y compris à un rapport sexuel au contrat fleuve, anti-héros et modeste dissident. À moins que ses rencontres avec « Kiki » et « le vieux » soient déterminantes, où qu’une machine développe « une conscience morale ». Mieux, notre Peter parvient à pouvoir réclamer devant les caméras d’une émission à succès de gérer par lui-même les algorithmes de sa propre personnalité. Ce qui lui vaudrait auprès de nos GAFA une victoire indubitable du libre arbitre face à ces nouveaux dieux…
Au-delà d’un bonheur assuré et dangereux, la qualité dystopique du roman de Marc-Uwe Kling, aux péripéties entraînantes et divertissantes est sans cesse confirmée. Il y a là des formules mémorables : « Comme le gouvernement a bien fait d’avoir supprimé il y a quinze ans les cours d’histoire au profit des cours d’avenir ». Le langage a subi les modifications politiquement correctes d’usage : les soldats sont bien entendus devenus des « agents de qualité ».
L’omniprésence numérique, via intellect et corps connectés, intervient par encarts informatifs et publicitaires dans le roman, sur des pages noires, non sans des commentaires type Facebook. La littérature elle-même est brièvement réécrite selon les exigences de la facilité et du bonheur : Tolstoï n’est plus que Paix en cent pages, Anne Frank échappe aux nazis et « reçoit le poney dont elle a rêvé ».
Eminemment satirique, le roman déploie des aphorismes succulents, par exemple « le parlement est aujourd’hui ce que le monastère était autrefois : l’endroit où les classes supérieures peuvent se débarrasser de leurs fils superflus ». Il dénonce un capitalisme invasif qui n’a plus rien de libéral, via réseaux sociaux et médias télévisuels, confondu avec le projet politique.
Outre son intelligence, l’auteur de Quality Land est un ironiste. Au travers d’un futur technologiquement optimisé par les algorithmes, c’est notre présent qui est dénoncé, mais aussi notre désir d’une société hyperprotectrice et délicieusement bête, ou encore un nouveau « Dieu », robot omnipotent, dont nous serions les esclaves.
Le romancier allemand Marc-Uwe Kling est également auteur-compositeur et cabarettiste. Outre-Rhin, ses Chroniques du kangourou ont obtenu le Prix de la radio (Deutscher Radiopreis) et le Prix du livre audio (Deutscher Hörbuchpreis). L’on a compris qu’il est un humoriste affutant une satire irrésistible. Son futur que concoctent en toute certitude intellectuelle et mathématique les algorithmes et les artefacts robotiques est aussi aseptisé qu’aliénant. Les robots d’Isaac Asimov et de Philip K. Dick ont tout à coup quelque chose de désuet lorsque Quality Land, incroyable succès en Allemagne, sabote la légitimité de l’hyper-technologisation du monde et dénonce la dématérialisation des relations humaines.
Entre « LoveDieu » et un Dieu robot et omniscient, l’humour est encore une liberté dont les romanciers savent user avec poivre et sel, épice et piment. À ne pas trop prendre au sérieux, mais au moyen des omnisciences publicitaire et robotiques, Andri Snaer Magnason et Marc-Uwe Kling instillent un degré supplémentaire dans une ère de la suspicion et de la prudence, degré d’alerte qui doit rester en travers de la gorge de l’humaniste averti face aux séductions mensongères de l’utopie.
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.