Maxim Leo : Là où nous sommes chez nous. L’histoire de ma famille éparpillée,
traduit de l’allemand par Olivier Mannoni,
Actes Sud, 2021, 368 p, 22,80 €.
Reinhard Kaiser-Mühlecker : Lilas rouge,
traduit de l’allemand (Autriche) par Olivier Le Lay,
Verdier, 2021, 704 p, 30,50 €.
Le temps roule en cascade au travers de l’Histoire, qu’elle soit des peuples ou plus modestement familiale. Ancêtres, pères et mères, descendances enfin, ils vivent et meurent en Allemagne et en Autriche, et animent les fresques d'écrivains, qui se font historiens de l’humaine condition. D’une famille berlinoise, il ne reste que quatre personnes, du moins dans la ville de Berlin, car les autres, depuis les tourmentes des années trente, ont essaimé au loin : c’est « L’histoire de ma famille éparpillée » contée par Maxim Leo. Au contraire, ils sont tous restés, ces spectres autrichiens du nazisme, ces vivants se succédant tour à tour, plantés par Reinhard Kaiser-Mühlecker entre leurs montagnes nourricières. Chroniqueur et romancier, ils radiographient les familles et l'Histoire du XX° siècle. C’est alors que la fonction de la littérature, chronique ou roman méticuleux, est celle de faire vivre, évoluer tout un monde, avec ses ombres brunes et ses lumières, non sans l’interpréter.
Un arbre généalogique préside à la lecture de Là où nous sommes chez nous de Maxim Leo. Or il est autant géographique que chronologique, car les branches originaires de Berlin se séparent vers Vienne, Londres et jusqu’à Haïfa, en Israël. L’auteur est avec Marion, Nina et Clara, l’un des seuls résidents de la capitale allemande au moment où il écrit. Autobiographique, le récit ne semble en rien entreprendre quelque chose de romancé.
Pour reconstituer, en une enquête à la fois mémorielle et d’un nouveau présent, les branches familiales éloignées, il faut à Maxim Leo voyager sur trois continents. En quelque sorte les trois grands-tantes sont les symboles de potentialités contraintes et offertes par l’époque : Hilde devient à Londres une actrice fêtée et richissime ; Irmgard étudie le droit pour en conclure qu’il lui faut se convertir au Judaïsme et aller participer à l’expansion d’Israël en fondant un kibboutz ; Ilse, enfin, a dû se cacher en France pour survivre et rejoindre ensuite Vienne en Autriche. Ainsi chaque personnage se voit avec soin portraituré, suivi dans son aventure au cours des différents chapitres, comme lorsqu’un puzzle se met en place. L’on découvre à travers eux « les bûchers de livres sur la Place de l’Opéra », un accouchement caché dans la France de Pétain, un tableau de Kandinsky conservé en dépit des circonstances tragiques, un voyage avec Walter Benjamin pour tenter de franchir les Pyrénées, une cachette dans la forêt française, « en mangeant des champignons et des baies sauvages et en buvant l’eau des torrents ». Ou l’immense capacité de rebondir de l’entreprenante Hilde, qui au moyen de son Leica photographie les enfants des écoles londoniennes pour contribuer au moral des soldats. Gagnant ainsi bien de l’argent, elle investit dans un immobilier déprécié en temps de guerre et fait ensuite fortune. Entre dimension sociale et dimension psychologique, au récit s’ajoutent des réflexions sur la judaïté, sur la nécessité de cacher ou de révéler les souffrances des persécutés. L’on notera quelques coups de griffes politiques, dénonçant avec pertinence « la loi d’airain de la communauté » des kibboutz où « certains sont plus égaux que d’autres »…
Si certains conservent leur appartenance durement conquise à la « terre promise », la plupart des descendants de ces personnages fondateurs cultivent cependant une nostalgie qui les pousse à revisiter, voire à s’installer à nouveau dans le nid berlinois : « L’histoire de ma famille ressemble à la lente course d’un pendule revenant à son point de départ ».
Le tableau est également celui d’une société diverse, entre Juifs qui croyaient ne rien devoir à leur judaïté, un fondateur du parti communiste allemand expulsé, et bien des figures auxquelles l’Histoire n’a pas toujours rendu justice. Ce « musée Grévin peuplé de personnages historiques », mais aussi de quelques photographies en noir et blanc, est cependant chaleureux, ponctué de péripéties, de drames, d’angoisses et de fins heureuses, parmi le chaos des tragédies de l’Europe. Même si l’on peut regretter que la qualité de l’écriture n’aille guère au de-là de celle d’une chronique, le récit aux multiples bras est riches d’enseignements. Il se termine sur une sorte de morale : « Lors de ce voyage familial, j’ai perdu quelques illusions, et en particulier celle que je suis le seul à décider de mon existence ».
Après avoir publié son Histoire d’un Allemand de l’Est[1], le journaliste au Berliner Zeitung Maxim Leo, né en 1970, tisse un récit à la fois personnel, intime, et une variation sur la quête des origines, sur les déchirures causées par le nazisme au travers d’un pays et d’une lignée, qui eut cependant l’à-propos et la chance de fuir dans les années trente pour construire leurs foyers sous d’autres cieux, plus cléments. Comme quoi l’Histoire, avec « sa grande hache », comme disait Georges Pérec, dans W ou le souvenir d’enfance[2], ne peut trouver sa rédemption qu’avec la littérature.
Qui est ce personnage à l’uniforme encore nazi qui doit troquer un vaste domaine pour un bien plus modeste, abandonné ? Quel lourd secret le hante ? La guerre tonne toujours autour de l’ancien forestier Goldberger et de la grande Allemagne. Alors que son fils Ferdinand est sur le front. C’est sur ces lourdes interrogations que s’enclenche le fil romanesque de Lilas rouge, tramé par Reinhard Kaiser-Mühlecker.
L’on comprend peu à peu que le trouble bonhomme est l’antenne locale du parti nazi, et qu’il avait « dénoncé les gens de son propre village ». Le Gauleiter l’a tiré de cette « affaire délicate, au fond désespérée », où il faillit laisser sa peau, en l’envoyant au « plat pays », cependant dans une montagneuse région. De longtemps l’on n’en sait guère plus sur ce crime contre l’humanité, alors que de de récurrentes visions, voire hallucinations, viennent troubler l’homme : « le précipice c’était lui ».
La guerre finie, il est pour lui question de se changer en agriculteur, d’épouser une veuve. Sauf si ses crimes le rattrapent. Car des inconnus viennent le rosser sévèrement. Une vie nouvelle semble s’amorcer avec le retour du fils, « Ferdinand junior ». Qui cependant s’approprie le domaine du père en l’évinçant. C’est sa fille, Martha, qui aime le lilas du titre : « elle tenait le bouquet comme on tient un cierge ». Cette fleur récurrente est la métaphore d’un bonheur impossible à rattraper. Car traumatisée par cet exil, il ne lui reste que ce souvenir, alors qu’elle se racornit dans les travaux et la solitude. Pourtant le cours de la vie reprend : elle se marie avec un marchand de bestiaux, tandis que Ferdinand épouse une brune qui ressemble à sa sœur. Martha finit sa vie mutique, répondant peut-être au silence où gît la faute originelle. Tous sont plus ou moins des butors, quoique matois, au point que Goldberger puisse amasser une fortune en achetant une carrière avec un sens des affaires pour le moins perfide, puis en la revendant. Quant au fils, il mène sa ferme avec succès.
Le roman familial, animé par un narrateur omniscient, par le temps cyclique des saisons et des générations, va de personnage en personnage, surtout lors de la troisième partie, après la mort du vieux Goldberger. S’agit-il d’un alter ego lorsque survient, venu du patriarche, un héritier impromptu, également nommé Ferdinand ? Est-il celui par qui le scandale arrive, ou celui qui assure la continuité… Un chevreuil à « la robe intégralement noire » en est peut-être la métaphore.
Le personnage fondateur, son fils, voire la plupart des autres, n’attirent guère la sympathie du lecteur. Ce dernier y cherche la « banalité du mal », pour reprendre la célèbre formule d’Hannah Arendt[3]. Sans pitié, le romancier fouille la personnalité de chacun des protagonistes : le « métal lourd du passé » pèse sur toute la famille à des degrés divers. Comme le dieu vengeur de l’Ancien testament, dont la « malédiction vous frappe jusqu’à la septième génération ». Une sourde atmosphère entache les destinées, malgré la prospérité familiale. Il n’est cependant pas impossible que le temps efface cette vieille histoire pour permettre une lumineuse sérénité rurale, ce qui serait la morale de ce roman.
Patient, méticuleux, ce tableau d’une société traditionnelle, qui se modernise au cours de la seconde moitié du XX° siècle, prend lentement le lecteur dans ses filets, l’emmenant dans l’illusion de toucher par tous ses sens cet espace, ce temps, ces personnages rustiques. L’on y trouve par instants des descriptions paysagères à la Stifter[4], l’immense romantique autrichien, mais sans son lyrisme. L’opus de Reinhard Kaiser-Mühlecker, né en 1982, est cependant plus marqué par l’Histoire que son devancier. Il faut aimer les écritures lentes, l’attention aux détails et le mystère des âmes pour goûter ce rude roman aux intensités peu à peu révélées. En cette fresque réaliste où couvent les démons de l’Autriche, faut-il lire un roman psychologique, un roman historique, voire métaphysique ? Tout le talent de l’auteur est de faire affleurer parmi des personnages simples, voire frustres, toutes ces dimensions. Il ne manque plus qu’un autre romancier autrichien, Thomas Bernhardt[5], pour renverser le jeu de quilles et dénoncer avec virulence la pesanteur et les compromissions populaires…
Ce duo contrasté d’une chronique et d’un roman se rattache à la tradition allemande des romans d’une famille, dont le plus marquant fut peut-être, en 1901, Les Buddenbrook de Thomas Mann[6], dont le sous-titre révélateur est « Décadence d’une famille ». En effet cette lignée bourgeoise de Lubeck subit une lente déperdition de ses forces, en suscitant parmi ses derniers rejetons un univers artistique, poétique et sentimental, rendant leur vie intérieure plus riche et raffinée, Tout en minant leur volonté créatrice et leur capacité d’action pratique, jusqu’aux déliquescences morbides. La complicité avec l’art suppose un changement de civilisation, mais au risque de sa prospérité.
Thierry Guinhut
La partie sur Lilas rouge a été publiée dans Le Matricule des anges, avril 2021
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.