Le Christ a été giflé, souillé. Ce n’était pas en Palestine, au premier siècle de notre ère, mais à Avignon, autrefois « Cité des Papes », le dimanche jour du Seigneur 17 avril 2011… Fut-ce du fait d’un artiste insultant, ou de la part du public, du moins d’un groupuscule qui s’évertua à frapper une photographie sous verre ? Alors qu'il s'agit dans le cas de ce Piss Christ d'un surgeon de la tradition du Christ aux outrages...
L’artiste s’appelle Andres Serrano et l’objet du délit, si l’on en croit les agresseurs, est une photographie représentant un crucifix. Le jeune homme aux bras tendus par les clous penche sa tête probablement couronnée d’épines, exsudant une intense lumière ivoirine et jaune. Alors qu’autour de la croix une aura rougeoyante, rubescente, inonde tout le format, parfois parcourue de petites bulles, comme de champagne. Indubitablement, c’est très beau, totalement extatique et mystique… Hélas, il s’agit d’un bocal d'urine. Car l’on s’est penché sur le titre : « Piss Christ ».
Qui est ce photographe ? Andres Serrano, d’origine hondurienne et afro-cubaine, est né en 1950 à New-York. Ses séries photographiques incarnent des problématiques autour du corps, du sexe et de la religion. « The Morgue », par exemple, montre des cadavres, comme des gisants, des cercueils aux contenus exhibés comme venus de la peinture des retables baroques. D’autres exhibent des sexes vieillis, des auto-fellations, des giclées de sperme, des excréments… Le « Piss Christ » voisine avec des Madones et des sculptures grecques elles-mêmes immergées dans ces luminosités orangées qu’il paraît réserver aux figures de la transcendance.
Il y a une réelle cohérence dans ce travail, autour des sécrétions, des liquides et des matières corporels : sang, voire sang menstruel, lait maternel, sperme et merde, par exemple lorsqu’il propose en ce dernier matériau son autoportrait… Tout ce qui nous nourrit, nous fait vivre, nous permet de se reproduire et de jouir, tout ce résultat du cycle vital que nous rejetons, en d’autres termes nos fondamentaux animaux qui, hors, hélas peut-être, le sale de la merde et l’obscène du sperme, ont été sacralisés chacun à leur manière dans les mythes, les religions, les sacrifices, les icônes de l’art et de l’éros, jusque dans la pornographie qui est une anti-sacralisation, ou, si elle se fait art raffiné, extase voisine de celle de Sainte-Thérèse statufiée par Le Bernin.
Que l’on soit choqué par de telles recherches esthétiques, pourquoi pas. Que l’on refuse de les acheter, d’aller les regarder, soit. Mais peut-on impunément détruire une œuvre d’art, même jugée grotesque, infâme ?
Un commando catholique est donc venu dans les locaux de la collection d’art contemporain Yvon Lambert à Avignon ce dimanche 17 avril pour marteler la photographie « Immersion Piss Christ » ainsi qu’un autre cliché, « Sœur Jeanne Myriam ». Deux visiteurs armés d’un marteau et d’une sorte de pic à glace les ont attaqués, brisant les vitres protectrices. Trois gardiens qui tentaient de s’interposer ont été menacés et molestés, avant que les agresseurs parviennent à s’enfuir du musée. La direction a porté plainte, tout en assurant que les œuvres seraient montrées dans cet état désastreux.
Selon l’AFP, ces censeursintégristes autoproclamés proviendraient de « l’Institut Civitas », qui se veut sur son site internet « une œuvre de reconquête politique et sociale visant à rechristianiser la France », militant pour « l’instauration de la Royauté sociale du Christ sur les nations et les peuples », et pétitionnant contre le travail d’Andres Serrano. Samedi déjà, une manifestation de « 800 ultra-conservateurs et jeunes intégristes» contraignit le musée à fermer. L’évêque d’Avignon, Monseigneur Cattenoz, qui avait demandé le retrait de la photographie, parla d’un cliché « odieux » qui « bafoue l’image du Christ sur la croix, cœur de notre foi chrétienne ». Rien que ça ! Ceci rappelant la polémique qui avait eu lieu aux Etats-Unis dans les milieux traditionnalistes au moment de sa première monstration, il y a trente-cinq ans…Il y eut bien sûr des cas semblables, comme la « Nona Ora » de Maurizio Cattelan représentant Jean-Paul II écrasé par un rocher, qui suscita l’ire des intégristes chrétiens… Tout cela au motif que ce « Piss Christ » est insultant envers les croyants, envers la foi chrétienne, envers le Christ. Ils se trompent. Plus lourdement que le rocher.
L’on sait qu’Andres Serrano fut élevé dans une stricte éducation catholique, qu’il se dit « chrétien », que sa maison est une véritable église avec lutrin et sculptures sacrées, que l’une de ses plus prestigieuses expositions eut lieu dans l’« Episcopal Cathedral of Saint John the Divine» de New-York. Sans même lui imaginer une vocation personnelle religieuse, l’on peut plaider la cause chrétienne de cette œuvre, même si, assénons-le, elle n’a pas besoin d’être ainsi défendue pour avoir le droit et le devoir d’exister en tant que liberté créatrice et interrogatrice…
Car dans quelle tradition s’inscrit ce « Piss Christ », sinon dans celle du « Christ aux outrages » ? Nos intégristes sont-ils si incultes en histoire de l’art et en théologie ? Nombre en effet d’œuvres picturales et mêmes musicales relèvent de cette dimension, dans laquelle les blessures infligées au corps du fils de Dieu, les instruments de la Passion (de l’éponge imbibée de vinaigre, à la lance, en passant par les clous…) sont listées et vénérées. Pensons au retable d’Issenheim (entre 1512 et 1515) de Matthias Grunewald, qui peignit par ailleurs un « Christ outragé », dans lequel le Christ en croix voit son corps entier percé d’épines, ses mains crispés par le clou, ses pieds sanglants, sinon pourrissants, sa bouche tordue par un filet de salive… Pensons à la cantate de Buxtehude (1637-1707) « Membra Jesu nostri » qui en sept parties pour solistes, chœur et orchestre se consacre successivement à la déploration et la gloire des pieds, des genoux, des mains, des côtés, de la poitrine, du cœur et de la face du Seigneur insultés depuis le jugement de Pilate jusqu’au Mont des Oliviers.
Ainsi, avec sa chrétienne icône, Andres Serrano œuvre dans la tradition. Le croyant comme l’agnostique pourront méditer sur la souffrance et la cruauté qui sont le lot de l’humaine condition. Sur celui que Dieu a envoyé parmi les hommes pour incarner, ressentir et porter nos blessures. Mépris, châtiment et pardon pour les tortionnaires, compassion pour la victime, voilà ce que doit inspirer ce sang qui rougeoie, cette urine jetée à la face du fils de l’homme qui vaut bien le vinaigre offert par les soldats romains… En une sorte de catharsis, l’œuvre d’art purge nos passions violentes, nos sadismes et nos provocations puériles. Enfin l’amour du Christ, par lui, en lui et pour lui, est sous la vitre, intacte ou saccagée, de cette photographie qui relève de l’art sacré autant que du scepticisme.
Cette œuvre serait-elle insultante qu’elle aurait le droit d’exister au motif que nombre de religions qui proclament chacune détenir la vérité et le seul Dieu, voire plusieurs, sont obligées, nolens volens, de coexister, d’accéder à l’œcuménisme, à la tolérance universelle. Sans compter que le blasphème, si blasphème il y a, ne peut en aucune manière entrer dans le droit des démocraties libérales et de la République où les pouvoirs spirituel, le religieux, et temporel, le politique, sont radicalement séparés. Implicitement, le droit au blasphème, qu’il s’agisse d’art, de caricature, de liberté de pensée et d’expression, est donc reconnu, à la seule réserve que le devoir de discrétion et de respect s’arrête à la porte des lieux saints et de culte. Faute de quoi la charia, qu’elle soit musulmane ou catholique, devrait ici s’appliquer, comme dans l’horreur pakistanaise…Même si l’on peut mieux comprendre, -cependant, entendons-nous bien, ni excuser ni permettre- l’iconoclasme de l’Islam puisque cette religion interdit la représentation humaine et divine. Alors que la Chrétienté a presque toujours favorisé et compris la création des images christiques, et que l’art contemporain, ici explicitement honni par ces séides de l’intégrisme probablement proche du Front National, retrouve un intérêt réel, et controversé, pour le sacré et la question de la transcendance.
Le rôle de l’artiste, de l’écrivain, de l’intellectuel, dignes de ce nom doit être, au-détriment d’une directe provocation adressée dans leur espace privé et cultuel aux croyants qui n’ont rien demandé, de provoquer la réflexion, de lutter contre les préjugés, de proposer des alternatives à des systèmes de pensée, si riches et raffinés soient-ils. C’est ainsi que leur liberté esthétique, conceptuelle et d’expression devient la garante de nos libertés à tous. Sans liberté, le respect n’aurait plus ni sens ni valeur…
Une fois de plus, hélas, voici le Christ figurant au Musée des scandales[1], conspué, frappé, martelé… Mais par ses troupes, par les catholiques extrémistes, minorité minuscule certes, mais qui n’a guère à envier à des talibans au petit pied… Qu’en toute modestie, ils fassent pénitence. Le Christ saura les pardonner. L’artiste les sauverait-il de la honte ?
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Bonjour Thierry,<br />
T'étonnerai-je si je t'avoue qu'en tant que chrétien pratiquant, je suis totalement indifférent aux provocations de Serrano? Vivre et laisser vivre. Cela dit, d'un strict point de vue esthétique,<br />
je suis un peu las de tous ces artistes qui, depuis Manzoni, nous font admirer leurs merdes, au sens propre et malpropre du mot. Quitte à produire un art où la représentation soit dérangeante, je<br />
préfère, somme toute, Balthus, Bacon ou Freud (Lucian, pas Sigmund!).<br />
Amitiés,<br />
Fabrice<br />
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Cher Fabrice,<br />
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Bravo pour cette atitude sereine de chrétien pratiquant.<br />
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"Pro-vocare en droit romain, c'est en appeler à quelqu'un, au peuple (pour Cicéron). C'est ébranler les opinions reçues, inciter à la reflexion en instaurant une réflexion dans l'ordre, ou le<br />
désordre des choses, afin de rétablir un accord. Provoquer c'est évoquer la vérité..." Mattéi: Le Procès de l'Europe, PUF, 201, p 1.<br />
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La merde en boite de Manzoni n'est qu'un geste, un clin d'oeil à l'objet de consommation, celle de Serrano est douée d'une autre dimension, anthropologique, voire spirituelle, dan sle cas de<br />
l'urine.<br />
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Tout à fait d'accord pour Bacon que j'admire beaucoup.<br />
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Amicalement Thierry<br />
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N
Nunzio
20/04/2011 12:26
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Et cependant, il est des oeuvres littéraires qui peuvent nous mettre sur le chemin. Celles de Bernanos, de Dostoïevski, de Wiechert, pour ne citer que quelques grands..<br />
Amitiés, et joyeuses fêtes de Pâques !<br />
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Nunzio<br />
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Thierry, la tradition artistique religieuse n'est pas figée ; et elle continue, oui ; cependant, elle ne continue peut-être pas là où vous croyez qu'elle le fait ; on continue par exemple à peindre<br />
des icônes ; des peintres inscrivent leur oeuvre dans une tradition chrétienne, etc. Je crois que tout cela, ce petit débat, montre que certains, dont vous faites peut-être partie, pensent<br />
finalement que le spirituel a en quelque sorte migré, qu'il est passé de l'église au monde laïque. Je ne le crois pas. Dieu sait que j'aime l'art, la musique, la peinture et, vous le devinez, la<br />
littérature. Mais je ne crois pas un instant qu'on puisse y faire son salut. On peut écrire et lire tous les romans du monde et ne pas progresser d'un pouce, sur le plan spirituel. On peut être un<br />
nazi et jouer Schubert, le soir, après avoir donné ses ordres macabres pendant la journée. Mais je ne crois pas qu'on pourrait donner ces mêmes ordres, si on était un moine ou un laïque avancé sur<br />
le plan de l'Esprit.<br />
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Merci Nunzio de vos précisions; Je souscris entièrement à votre dernière phrase. En espérant que je sois "un laïque avancé sur le plan de l'esprit", comme vous semblez également pouvoir l'être...<br />
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D
DEKEN
19/04/2011 20:40
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On reste confondu, lorsque certains, au nom de la liberté d'expression et de "l'art" s'émeuvent du vandalisme perpétré contre cette ignominie caractérisée reperésentant un homme crucifié, humilié,<br />
et déchu de son humanité immergé dans le produit de dégradation qu'est l'urine. cette représentation ne peut germer que dans un esprit dégénéré mu par la haine et la perversion. Les muses qui<br />
l'inspirent, sont l'impuissance, la stérilité, la frustration et enfin l'imposture. Lui sont étrangères toutes valeurs qui tentent d'élever l'humain au dessus de son animalité. Autrement dit toute<br />
culture issue d'une pensée construite et hiérarchisée. En affichant sa confession soi disant chrétienne , profession de foie dont personne n'a cure, Serrano dévoile malgré lui son éxécration pour<br />
toute forme de sacré! toutefois, il est remarquable que cette détestation ne s'étend pas à d'autres religions y compris la religion musulmane, l'imposteur intégriste est démasqué, il n'est que<br />
temps de faire une "croix" sur ce pur produit de la barbarie, qui cette fois s'est emparé de l'art<br />
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Il me semble pourtant avoir démontré le contraire. Merci néanmoins de ce commentaire.<br />
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N
Nunzio Casalaspro
19/04/2011 14:32
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Donc, comme je vous disais, cher Thierry, pas d'accord ; en quelques mots :<br />
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1. Je ne suis pas certain que le travail d'un artiste à partir (dans) la merde, la pisse, le sperme, etc.relève de la tradition ; je crois plutôt, avec Jean Clair, qu'il s'agit là d'un avatar<br />
contemporain de la lente dérive artistique, à travers laquelle un artiste s'auto célèbre ou bien vénère l'homme, plutôt que Dieu.<br />
2. Cette prétendue liberté dont vous parlez, pour l'artiste, soit. Mais bon, à ce compte-là, on ne peut plus critiquer et l'oeuvre sacro-sainte. C'est d'ailleurs là, à mon avis, le centre du débat<br />
: ce fait que l'oeuvre d'art, au temps des musées, des expositions, de l'AAAArt modeeerne, a remplacé le culte jadis célébré dans les églises et autres lieux de culte, justement.<br />
3. L'église elle-même d'ailleurs tombe dansle panneau ; j'ai lu plusieurs fois que certains évêques avaient jugé cette oeuvre de Serano remarquable : par peur de rester à la traîne du monde<br />
contemporain, par soucis de se montrer plus moderne et contemporaine que le contemporain et moderne, l'église (catholique, principalement) en vient à jouer les toutous servils des artistes<br />
d'aujourd'hui. C'est ainsi que le très (anciennement) médiatique évêque de Gap, di Falco, a fait exposer dans l'église de sa paroisse une chaise électrique....<br />
4. SI l'église en est arrivée là, c'est qu'elle prétend répondre à la crise des vocations en se montrant à la page. C'est une erreur, à mon avis et elle attirerait plus de monde en retournant<br />
plutôt à la tradition : il y a assez de beauté (plus qu'assez !) dans cette tradition elle-même, dans ses chants, ses rites, ses oeuvres d'art (des icônes, des vraies, dans une église, feraient<br />
largement l'affaire) pour éveiller les foules. Au lieu de cela, l'église veu faire parler d'elle.<br />
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Tout ça ne se déroule pas dans une église, me direz-vous ; mais à mon sens, il s'agit d'un seul et même phénomène.<br />
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QUant au reste, ces marioles qui ont cassé, ce sont des marioles, et il ne me vient pas à l'idée de les défendre.<br />
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Merci Nunzio de votre éclairante réflexion. J'ajouterai seulement les points suivants:<br />
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L'oeuvre d'art ne peur travailler la merde, la pisse et tout autre matière et sujet qu"n lui ajoutant de la spiritualité. Il me semble que Serrano l'a ici fait, avec une dimension esthétique;<br />
mais on peut ne pas partager ce dernier point de vue.<br />
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La liberté de l'artiste n'empêche pas la critique et dévat. Au contraire: c'est ce que nous faisons ici.<br />
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Les églises et les religions ne détiennent plus depuis longtamps le monopole du culte et de la spiritualité. Les Musées (où l'on pourrait prier), les oeuvres d'art, plastiques, littéraires et<br />
musicales sont aussi des portes vers la spiritualité, qu'il s'agit du spirituel au sens religieux ou au sens intellectuel.<br />
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La tradition artistique religieuse est aussi riche que respectable; mais il n'y a aucune raison pour qu'elle s'arrête. A nous de la continuer, de la faire évoluer, de l'enrichir.<br />
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Amicalement Thierry Guinhut<br />
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Présentation
:
thierry-guinhut-litteratures.com
:
Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.