La Pléiade. Poésie, poétique, édition de Mireille Huchon,
Gallimard La Pléiade, 1632 p, 69 €.
Bouquet céleste venu de la mythologie grecque, les Pléiades sont les filles de Pléione et d’Atlas, lesquelles furent métamorphosées en étoiles, et placées sur la poitrine du Taureau, l’une des douze figures du Zodiaque. Leur père ayant voulu lire dans le ciel pour découvrir les secrets des dieux, ainsi furent-elles châtiés. Elles étaient sept, à savoir : Alcyoné, Astérope, Céléno, Electre, Mérope, Taygeté, et Maïa, la plus brillante enfin. Ils étaient sept également, lorsqu’au XVIème siècle, sous le règne d’Henri II, effaçant leur premier nom de groupe, « La Brigade », ils choisissent de renouveler le geste antique de sept poètes alexandrins pour s’affirmer en nouvelle « Pléiade », sous l’égide de Ronsard, avec, à ses côtés, Du Bellay, Jodelle, Baïf, Pelletier, Belleau, Tyard, auxquels l’on ajoute souvent Dorat, grand helléniste. Ainsi surent-ils donner un lustre jamais vu à la poésie française. Lors faut-il saluer cet indispensable et généreux volume, à la conception originale, intitulé La Pléiade. Poésie, poétique, réunissant plus que sept complices, prolixe en poèmes, théâtre et traités de poétique, fourmillant de textes rares, dont cette Deffence et illustration de la langue française, rédigée avec ferveur par Joachim du Bellay et jusqu’alors introuvable. De ce septuor, le plus brillant est sans conteste Pierre de Ronsard, et dont non lirons avec un soin que l’on espère précieux, le sonnet « Ah ! Belle liberté » au moyen d’un commentaire littéraire.
Curieusement, parmi ce pléiade de La Pléiade, sous l’autorité de Mireille Huchon, les textes ne sont pas classés par auteurs, ce qui pourrait désarçonner le lecteur, obligé de parcourir la table des matières pour réconcilier leurs œuvres. Pourtant une autre cohérence les rassemble. C’est l’ordre chronologique de parution de chacun des sept contributeurs qui est retenu, indépendant du genre, poésie, théâtre, essai. Ainsi l’on découvre qu’en une seule douzaine d’années, entre 1547 et 1560, une floraison exceptionnelle orne les lettres françaises. Françaises d’autant plus qu’il y faut à Joachim du Bellay en prendre la « deffence » en un manifeste, pour lui réclamer sa noblesse face à l’encore omniprésent latin, scholastique et sacré. Un peu à l’instar des « trois couronnes » de la langue italienne – Pétrarque, Dante et Boccace – ils fécondent notre langue, avec des créations lexicales venues du grec et du latin et autres dérivations. De ces trois auteurs transalpins ils retiennent le modèle, cultivant l’humanisme, le pétrarquisme et le lyrisme. Une originale imitation des Anciens leur permet de dépasser l’héritage et les genres médiévaux, auxquels ils préfèrent l’ode, le poème épique et la tragédie, mais également le sonnet italien et l’alexandrin. Aussi L’Olive, recueil du sonnettiste Joachim du Bellay, remporte-il en 1550 un vif succès. Mais à Lyon, entre 1549 et 1552, la poésie amoureuse de Pontus de Tyard se fait remarquer, tandis que son cousin Guillaume Des Autels, dispute des genres littéraires. La voie est tracée pour Pierre de Ronsard, avec ses brillants Amours de Cassandre, en 1552 et 1553, de surcroit ceux de Baïf, et la première tragédie française à l'antique, par les soins de Jodelle : La Cléopâtre captive de Jodelle, sans compter le scandale des « Folastries », car l’on reproche volontiers à ces poètes des vers dignes des bacchanales et autres priapées. C’est à ce moment qu’avec Le Cinquième Livre des Odes, dans une édition augmentée, Ronsard comprend en son élégie à Jean de La Péruse, sa sélection de poètes, même si le mot « Pléiade » n’y figure pas encore. Il faut attendre 1555 pour qu’il apparaisse dans l' « Hymne à Henri II », avec une liste revue, car La Péruse n’est plus de ce monde : Belleau « vien[t] en la brigade / Des bons, pour acomplir la setiesme Pliade ». Tyard avoue ses Erreurs amoureuses. Ronsard et Baïf offrent de nouvelles dames à leurs vers. Et nonobstant ces deux seules mentions, le variable septuor, père d’une cinquantaine de recueils, et leur conjonction astrale firent florès dans l’histoire littéraire…
Bientôt, la consécration surgit de la Rhétorique de Foclin – soit la première rhétorique moderne – car ses exemples sont tirés des textes de cette nouvelle Pléiade. Près de cinq siècles plus tard, notre volume donne à lire des pièces poétiques célébrissimes, d’autres plus confidentielles, déploie pour le plaisir de notre intellect les débats poétiques et linguistiques. Outre la « Deffence », c’est ici abondance d’art poétique répondant en français à l’antique Horace, de tragédies et d’une comédie fondatrices, sous la plume avisée d’Etienne Jodelle… L’on aura même connaissance enfin des réactions des contemporains, entre « polémiques et témoignages ». Par exemple, d’un certain Macer, en 1577, une venimeuse Philippique contre les poëtastres…
Le dialogue entre Ronsard et Du Bellay, amis et rivaux à la fois, ne cesse de se poursuivre, par exemple au travers d’une élégie dans laquelle le poète de la La Franciade parle au spectre – horriblement décrit – de l’auteur des Regrets, tout en l’assurant que c’est lui, Ronsard, qui le premier l’enhardit et lui forma « la voix / À célébrer l’honneur du langage François ».
L’on se délectera des nombreuses allusions à l’Antiquité, en particulier mythologiques, venues de l’étude d’Horace, Virgile ou Ovide, ou encire du « Démon de Jodelle[1] », peut-être le plus talentueux, et jeune de surcroît ; ainsi l’on peut constater, en quelque sorte en direct, combien « nostre Langue, qui commence encores à fleurir, sans fructifier », ce au chapitre trois de La Deffence, n’a cessé de donner les plus beaux fruits : « tout Arbre qui naist, Florist et Fructifie bien tost […] a longuement travaillé à jeter ses Racines ». En effet, en sus d’user de l’ode et du sonnet, le « Poëte Françoys » ne doit craindre « d’inventer des Motz ». D’un tel programme, le profus et élégant Joachim du Bellay fait la démonstration dans ses Cinquante sonnets à la louange de l’Olive :
« Orne mon chef, donne moy hardiesse
De te chanter, qui espère te rendre
Egal un jour au Laurier immortel. »
Nul n’ignore en parcourant ce volume que le thème privilégié est amoureux et donc lyrique. Pontus de Tyard n’échappe pas à cette emprise :
« Au long discours de ma libre pensée
Raison vivoit, et Amour, son contraire
Taschant tousjours de son costé m’attraire »
À l’instar de Jean-Antoine de Baïf, dont la « Muse Françoise, ores dresse la teste », Ronsard aime autant, sinon plus, sa « lire » (entendez sa lyre) que les dames successives de ses Amours, bien qu’il soit « trop heureux, / D’avoir au flanc l’aiguillon amoureux ».
D’étonnantes pièces sont ici exhumées, tel ce Dialogue moral, en décasyllabes, de Guillaume des Autels, dont les allégoriques personnages sont le Ciel, l’Esprit, la Terre, la Chair, l’Homme, en une gradation descendante invitant à l’humilité.
S’il s’agit d’une anthologie, parfois illustrée de portraits et de frontispices en noir et blanc, la Déffence et les poétiques, ainsi que les pièces de théâtre sont données dans leur intégralité. C’est le cas de la comédie d’Eugène de Jodelle, ou, du même, la Cléopâtre captive, finalement « blesme et morte couchée / Sans qu’elle fust d’aucun glaive touchée ». Mais aussi de la vengeresse Médée, de Jean de la Péruse, deux ancêtres irréfutables de la tragédie du Grand siècle classique. De même l’intégralité de la Poétique d’Horace, traduite par Peletier du Mans, rejoint les pédagogiques et ordonnés Art poëtique françois de Thomas Sébillet ainsi que celui de Peletier du Mans. Pour ce dernier les vers du sonnet doivent être justement « quasi tout filososofique en conceptions ».
Et lorsqu’une certaine frustration agacera le lecteur face à ces bribes ronsardiennes, l’on ne manquera de lui proposer pas de compléter avec la nouvelle édition en un élégant coffret des Œuvres complètes de Ronsard[2].
Un tel volume de la pléiade, qui mérite deux fois son nom, est emblématique de la collection. L’on se doute qu’avec son soin coutumier une préface scrupuleuse, érudite, et une chronologie insèrent ces textes dans le contexte historique du milieu du XVIème siècle, où les allégeances au roi sont quasiment obligées. N’omettons pas de noter que l’orthographe et le « Languaige » du temps sont respectés, toutes obscurités plus ou moins légères ponctués de notes de bas de page pour aider à l’entendement de l’honnête homme de notre contemporain.
Et malgré notre goût immodéré pour Les Antiquités de Rome de Joachim du Bellay, rien de tel que de plonger, au moyen d’un commentaire littéraire, dans un sonnet pour Hélène, de Pierre de Ronsard, dont nous donnons ici les vers in extenso :
LXVIII
Ah ! belle liberté, qui me servais d’escorte,
Quand le pied me portait où libre je voulois !
Ah ! que je te regrette ! Hélas, combien de fois
Ai-je rompu le joug, que malgré moi je porte !
Puis je l’ai rattaché, étant né de la sorte,
Que sans aimer je suis et du plomb et du bois,
Quand je suis amoureux j’ai l’esprit et la voix,
L’invention meilleure et la Muse plus forte.
Il me faut donc aimer pour avoir bon esprit,
Afin de concevoir des enfants par écrit,
Pour allonger mon nom aux dépens de ma peine.
Quel sujet plus fertil saurais-je mieux choisir
Que le sujet qui fut d’Homère le plaisir,
Cette toute divine et vertueuse Hélène ?
Pierre de Ronsard
Commentaire littéraire :
Ah ! belle liberté.
« Un sonnet sans défaut vaut seul un long poème »… C’est ainsi qu’en 1674 Boileau, dans son Art poétique, œuvre didactique et critique en alexandrins, louait le sonnet dont il connaissait la difficulté, au point de ne guère s’y risquer, surtout après Ronsard, même s’il l’avait laissé dans l’oubli. Le maître de la Pléiade, né en 1524 et mort en 1585, s’il n’eut pas le bonheur d’égaler Homère en concevant son épopée La Franciade, qu’il laissa inachevée, ne manqua pas d’y faire allusion parmi ses plus grandes réussites lyriques : Les Amours, parmi lesquelles se détachent, après les vers consacrés à Marie et Cassandre, les Sonnets pour Hélène (1578), dont nous allons étudier le LXVIII. En quoi l’opposition entre la liberté et l’amour permet-elle en ce sonnet l’éclosion lyrique la plus achevée ? Le poète, libre, puis prisonnier, met son lyrisme amoureux au service d’Hélène afin de concevoir un sonnet pétrarquiste et caractéristique de la Pléiade.
Le poète se livre en quelque sorte à un autoportrait. D’abord attentif à sa liberté, heureux d’en être escorté, voyageant à pied, en une synecdoque où le pied n’est mentionné que pour dire l’entier de sa personne, il fait de cette allégorie, dont il loue la beauté, une compagne bienveillante. Cette éthopée, ou portrait moral, est hélas l’objet d’un regret. Le registre élégiaque associé à la liberté perdue, accentué par l’anaphore exclamative de « Ah ! », prépare la « peine », elle plus pathétique.
La « liberté », en quelque sorte féminisée, mais comme une amie fidèle, qui n’a d’abord rien d’inatteignable et qu’il tutoie, est à l’antithèse face au « joug ». Cette métaphore agricole et bovine, une animalisation, montre combien l’amour le lie, car « étant né de la sorte », une fatalité l’entraîne à aimer, génétiquement dirait-on aujourd’hui. Pourtant le joug, qui est fait de bois, se trouve positivé lorsqu’il est opposé à « du plomb et du bois », métaphores et chosifications de son incapacité créatrice lorsqu’il est libéré de l’amour. Ainsi un nœud complexe enserre le poète, attaché à la liberté, plus encore attaché à l’amour qui libère sa « Muse » créatrice. Muse qui est également celle qu’il aime et qui l’inspire, permettant alors à son identité de poète de se constituer.
Ce n’est qu’au dernier vers, à la chute, que l’on apprend l’identité de l’aimée : Hélène. Nous savons qu’il s’agit d’Hélène de Surgères, dame de la Cour, bien jeune pour celui qui frôle la cinquantaine, âge déjà vénérable au XVI°. Seuls les vers du poète, probablement en vain, sauront la séduire. Cet amour restera en effet platonique. D’où le lyrisme, l’intimité du sentiment personnel et de ses pronoms, tiraillé entre « plaisir » d’ « aimer » et de louer, et « peine », discrètement pathétique. Le lyrisme se fait chant sublime lorsqu’il fait l’éloge, par l’hyperbole, de « Cette toute divine et vertueuse Hélène ».
La prosopographie, ou portrait physique, est implicite puisque, dans l’Iliade d’Homère, elle est la belle plus femme du monde -après Aphrodite, certes-, au point qu’enlevée par Pâris, elle fut l’enjeu de la guerre de Troie. L’éthopée, elle, est explicite, au point que « toute divine et vertueuse », elle soit une pure perfection morale. Ce non seulement dans une perspective platonicienne, où le beau, le vrai et le bien confluent en une seule entité et essence, mais aussi dans le cadre de la tradition pétrarquiste. Hélène est en effet idéalisée à l’image de Laure, dans Le Chansonnier de Pétrarque. L’argumentation amoureuse épidictique caresse de termes mélioratifs cette Hélène de Surgères avantageusement comparée à celle d’Homère. Ce pourquoi la question rhétorique n’attend qu’une évidente réponse : elle est bien le « sujet plus fertil ». Sans compter l’insistante répétition du mot « sujet », qui en montre la noblesse.
Une autre argumentation, cette fois poétique et esthétique, innerve le sonnet. Au passé révolu de la liberté stérile, succède le présent de l’amour enchaîné et de l’écriture qui lui est consubstantielle. En conséquence, aimer est nécessaire à la création versifiée. C’est à la volta, cette charnière argumentative entre les deux quatrains et les deux tercets, que le poète soutien sa thèse : « Il me faut donc aimer pour avoir bon esprit ». Bon esprit, au sens de la courtoisie, du savoir aimer, mais aussi de l’intellect apte à la création esthétique et littéraire de qualité. Certes Ronsard a bien les moyens de sa prétention. Son programme esthétique, ici délibératif grâce à l’injonction à soi-même adressée, est à la fois théorisé et mis en œuvre au moyen de la preuve de sa réussite : le sonnet que nous lisons. Il est, après le verbe « concevoir » à double sens, l’un de ses « enfants par écrit ». La métaphore filée compense avantageusement l’absence de réalisation charnelle de l’amour par la naissance de poèmes ainsi personnifiés. Le « nom », synecdoque du poète, trouve ainsi sa perpétuation, voire son immortalité.
C’est parce que Ronsard, au sein de la Pléiade, a choisi le sonnet, amplifié par le choix alors moderne de l’alexandrin, au détriment du décasyllabe, que sa poésie prend toute son ampleur. Mais au moyen d’un texte que ses contraintes formelles, entre rimes masculines et féminines, entre même sons répétés à la rime quatre fois dans les quatrains, mais surtout sa concision, le passage obligé de la volta, la pointe à la chute, rendent autant séduisant que risqué. Le défi formel, intellectuel et musical (« la voix »), orné d’images évocatrices, rend chez Ronsard le sonnet irremplaçable. Depuis l’invention de ce bijou en quatorze vers par un sicilien anonyme au XIII° siècle, en passant par Pétrarque qui le popularisa en plus de trois cents variations en l’honneur de Laure, par Du Bellay et ses Regrets, par Baudelaire en ses Fleurs du mal, jusqu’à Bonnefoy aujourd’hui ou Vikram Seth, dans Golden gate[3], un avenir est toujours ouvert au sonnet, en ses métamorphoses…
Le mouvement littéraire de la Pléiade, autour de ses sept poètes, et de la Défense et illustration de la langue française de Du Bellay, n’est pas pour rien dans cette évolution. La langue de Ronsard en ce 68ème sonnet pour Hélène est encore la langue française, élégante et raffinée, d’aujourd’hui. Sa dimension humaniste est marquée une utilisation efficace des allusions mythologiques, depuis Hélène de Troie jusqu’à la « Muse », allégorie de l’inspiration poétique, probablement Erato, l’une des neuf sœurs nées de Zeus et de Mnémosyne, déesse de la mémoire, elle consacrée à la poésie érotique et amoureuse. Être moderne en fondant une langue, en rejetant la poétique médiévale, ne se fait qu’en s’appuyant sur la connaissance de l’antique, ce dans le cadre culturel de la Renaissance. Cultivé et cependant touchant, ce sonnet de Ronsard est autant un régal intellectuel qu’une émotion du cœur, une réussite esthétique.
Du lyrisme élégiaque à l’éloge amoureux, de la confrontation entre la liberté perdue et la prison d’amour d’où s’envolent les poèmes, Ronsard allie éloge de son Hélène et mise en scène de la création littéraire. L’imitation des Anciens n’est plus stérile, c’est un acte « fertil », où pétrarquisme et humanisme fondent en la Pléiade toute la modernité de la Renaissance. C’est après avoir franchi les Alpes, entre Pétrarque et Ronsard, que le sonnet franchira la Manche : les 154 Sonnets de Shakespeare sauront en 1609 aimer un jeune homme blond, une dame brune, pour figurer le tableau le plus blond, et le plus noir, des passions humaines…
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.