traduit du japonais par Corinne Atlan, Belfond, 544 p, 22 €.
Haruki Murakami : La Course au mouton sauvage,
traduit du japonais par Patrick De Vos, Belfond, 304 p, 22 €.
Haruki Murakami : Danse, danse, danse,
traduit du japonais par Corinne Atlan, Belfond, 528 p, 22 €.
Haruki Murakami : Profession romancier,
traduit du japonais par Hélène Morita, Belfond, 208 p, 20 €.
Il est à peine étrange, dans le monde d’Haruki Murakami, de tenir entre ses mains le crâne d’une licorne. Il faut bien pour cette expérience, pour le moins initiatique, que se côtoient deux mondes, l’un d’abord réaliste, l’aure paisiblement surnaturel, qui peu à peu coïncident dans le montée de l’onirisme et de l’effroi. C’est dans La Fin des temps que le romancier japonais ne lâche plus le lecteur qui a eu l’imprudence de s’aventurer en ses pages aux ambiances souterraines et aériennes. Le romancier japonais, qui, depuis plusieurs décennies a pour Profession romancier, est aussi celui de La Course au mouton sauvage, qui Danse, danse, danse avec une époustouflante aisance sur les berges contigües de notre monde urbain quotidien et de l’imaginaire le plus ahurissant. Tout ce basculement de l’entendement est pourtant amené avec une facilité déconcertante, ce pourquoi nous y glissons avec tant de confiance, non sans risques conceptuels.
C’est en dépit de ce que l’on pourrait appeler des défauts dans d’autres occurrences que le charme d’Haruki Murakami agit. En effet, de roman en roman, le narrateur-personnage de notre romancier japonais est peu ou prou souvent le même : un jeune homme, ou à l’aube de la maturité, qui aime la bière et le whisky, sans guère d’attaches familiales, et qui se trouve embarqué, à corps défendant, quoiqu’englué dans un monde tout à fait réaliste, parmi des aventures étranges, des univers où le merveilleux dicte ses lois hors-sol. De plus le vocabulaire est d’une simplicité qui confine à la sobriété, voire à la pauvreté, sans parler de détails oiseux de la vie quotidienne qui ne s’embarrassent point d’éviter la répétition.
Cependant, et au moyen de ce qui pourrait apparaître comme des facilités, le lecteur est aspiré sans peine dans le corps et l’esprit du personnage, partageant sa vie, ses sentiments, ses angoisses. L’identification ronronne à plein. D’autant qu’aucune barrière linguistique, syntaxique et stylistique ne s’oppose au quidam qui se lancerait dans une lecture entraînante et rapidement addictive. Le philtre de fantastique est sans ambages absorbé par la crédulité complice.
La Fin des temps est l’un des romans les plus caractéristiques de la manière de notre écrivain japonais. Comme sous la forme d’un contrepoint, il fait alterner deux parties qui sont autant d’espaces différents : « Pays des merveilles sans merci » et « Fin du monde ». Le premier est à la fois dans et sous Tokyo, le second dans la « Ville de la Fin des temps », entourée de forêts et de prairies où paissent les licornes.
Un programmeur solitaire travaille pour « System », une puissante organisation de services informatiques. Le voici entraîné par une séduisante « grassouillette » dans un immeuble où s’ouvrent des souterrains menacés par les « ténébrides ». Au-delà, un vieux professeur l’attend, car il luia commandé un « schuffling » de données secrètes. Outre un paiement substantiel le voilà remercié par un cadeau pour le moins étrange : un crâne de licorne. L’aventure tourne au thriller lorsque deux brutes parfaitement organisées viennent le blesser et saccager méthodiquement son appartement. Sont-ils à la recherche du crâne mis à l’abri, de données informatiques cruciales au cœur d’une lutte acharnée entre « System » et les « pirateurs » ? Il faudra au narrateur et à l’amusante et avisée « grassouillette » franchir une grotte envahie d’eau, menacés par l’avidité sanguinaire des « ténébrides » pour retrouver le professeur en sa cachette, puis en ressortir pour rejoindre le métro, alors que notre narrateur se voit promis à une disparition prochaine. Va-t-il rejoindre le second monde ? La fin ouverte laisse le lecteur dans une expectative excitante…
Si chacun des personnages se lie à une relation féminine, le premier avec une bibliothécaire qui lui propose des livres sur les licornes et le second avec la gardienne de la salle aux crânes, c’est sans guère de passion. Il leur manque un peu de cœur, surtout pour celui qui a été séparé de son ombre, comme dans le récit d’Adelbert von Chamisso, Pierre Schlémihl,[1] au point qu’une quête, tant à la lecture des crânes qu’avec la jeune femme, devrait aboutir au retour dans le monde, en portant son ombre sur le dos, avant qu’elle meure…
L’on devine assez vite que ces deux histoires, bien qu’éloignées dans des espaces qui ne répondent pas à la même logique, doivent confluer, en particulier au moment où apparait entre les mains du narrateur le cadeau du professeur. Ce crâne de licorne n’est peut-être qu’un faux, un trucage, mais il est monnaie courante de l’autre côté du réel, là où ces animaux sont parfaitement naturels et où, après leur mort au cours d’un hiver neigeux, leurs crânes sont entreposés pour être lus par le second narrateur, qui est le miroir, le double du premier ; en même temps qu’un deuxième et parallèle état de sa conscience : « C’est toi-même qui as bâti cette ville », lui révèle son ombre. « C’est votre propre monde, vous l’avez construit vous-même », le renseigne le professeur. En cette ville, « il n’y a ni lutte, ni haine, ni espoir ». Mais « il n’y a pas non plus le contraire de tout cela. C’est-à-dire, la joie, la béatitude, l’amour ». L’apologue prend une discrète dimension philosophique.
L’imagerie de la licorne est fort ancienne, comme en témoigne la symbolique de la vierge (par allusion à la vierge Marie) qui seule parvient à l’apprivoiser dans la célèbre tapisserie médiévale du Musée de Cluny, où elle est une métaphore du Christ. La chasser renvoie à la crucifixion, alors que le jardin clôt où elle est reçue avec une bienveillance pleine d’amour lui permet de devenir l’allégorie de la résurrection. Sa corne parfaite prétend aux pouvoirs magiques du psychisme, de l’inconscient. De plus la licorne biblique (« re’em » en hébreu) est une image de la vie spirituelle. On la trouve dans le Mahâbhârata indien, mais aussi en Chine ancienne, sous le nom de « Qilin ». Certes, elle n’est pas qu’un jouet de plastique, qu’un motif coloré, pour petites filles rêveuses. Alors que les cornes torsadées du narval ont longtemps été prises pour ce qu’elles n’étaient pas, Haruki Murakami fait considérablement évoluer le mythe, en prêtant auxlicornes le pouvoir de conserver « les ego des gens ». Leurs crânes, entreposés dans une bibliothèque, sont « lus par le liseur de rêves », après quoi les ego « se dissolvent dans l’atmosphère et disparaissent on ne sait où ». La fable a donc une fonction axiologique en cette eschatologie, d’où les dieux, les paradis et les enfers ont été évacués. De même, la « fin du monde », pour le narrateur, consiste en un devenir soi-même éternel, dans la ville aux licornes, mais sans son cœur, car « personne n’a d’ego ni de personnalité là-bas »… Il y a indubitablement quelque chose de mélancolique en cet univers, en ce roman étrangement envoûtant qui restera longtemps gravé dans le crâne de licorne du lecteur.
L’animal est un motif récurrent dans La Course du mouton sauvage. Il s’agit encore une fois d’une quête, par un narrateur anonyme à la recherche de son identité, en même temps que de ce mouton mutant, nommé « mouton étoilé », qui n’est pas sans faire penser à la toison d’or de cet ovin innocent, digne du bon berger christique ; mais ici devenu un quadrupède qui saurait manipuler l’Histoire. L’on croise un « Docteur ès-mouton », un mystique « homme-mouton », terré au fond d’une forêt, mais aussi un « pénis de baleine » et un « Hôtel du Dauphin », puis un ami surnommé « Le Rat », et un chat pétomane surnommé « Sardine ». Sans compter un chauffeur qui est en possession du numéro de téléphone de Dieu. À la brochette d’hurluberlus s’ajoute la « girl friend » du narrateur, nanti d’oreilles enchantées…
Anti-héros, d’une plate banalité, passablement picaresque, le narrateur louvoie, plus ou moins incrédule, dans l’univers du réalisme magique. Notre publicitaire divorcé est soudain sommé de retrouver ce « mouton sauvage », censé être à la source du pouvoir du « Maître » comateux d’une faction d’extrême-droite. Accompagné de la belle aux oreilles magiques, le voici entraîné dans les froideurs de l’île d’Hokkaïdo, et dans de rocambolesques aventures, sans cesse surveillé par les yeux d’étranges ovins, comme dans un jeu de piste où dialoguent fantastique onirique et absurde. Quoi d’apparemment plus bête qu’un mouton ? Il est pourtant, lorsque nanti de son « dos étoilé » et d’une capacité à entraîner l’homme dans ses desseins impénétrables, à devenir le directeur du destin, une sorte de Graal introuvable…
Dans une veine comparable, puisqu’il en est une suite indépendante, Danse, danse, danse tire son titre d’une chanson du groupe « The Dells », confirmant la propension d’Haruki Murakami à parsemer ses livres de références au rock et la pop. Rêvant de retrouver Kiki, l’héroïne aux oreilles de toute beauté, le narrateur-personnage récurrent croit échouer de nouveau dans l’hôtel miteux du Dauphin alors qu’il a été remplacé par un palace aux vingt-six étages ! Des montagnes enneigées de Sapporo jusqu’aux plages lumineuse d’Hawaï, une foule de personnages balise la quête parfois burlesque : une réceptionniste aux lunettes délicieuses qui a connaissance d’un étage secret, six squelettes dans un immeuble abandonné, des adolescentes charmantes et des call-girls troublantes, une paire de policiers qui semblent descendre des pages du Procès de Kafka[2]… Le plus étrange étant peut-être Hiraku Makimura (père divorcé de Yuki, une jeune fille aux capacités médiumniques, un tantinet Cassandre) un écrivain dont le succès vient d’avoir raison du talent évanoui. L’on devine qu’il est une sorte d’alter ego d’Haruki Murakami lui-même, conjurant le sort par l’ironie…
Une fois de plus, une réalité - ou irréalité - parallèle fait vaciller le monde convenu, emberlificotant le narrateur et son lecteur captif dans une imagerie sombre et scintillante ; les moins séduits diront une quincaillerie, un peu répétitive de livre en livre, mêlant onirisme clinquant et fantastique morbide. Entre intrigue policière échevelée et banalité d’un paranormal omniprésent, le charme persuade sans peine des millions de lecteurs, jusqu’à la tétralogie 1Q84, qui reste peut-être le sommet du succès de notre romancier.
Ce trio de romans, originellement publié au Seuil, fait l’objet d’une campagne de rééditions que l’on espère voir se prolonger. Délicatement vêtus de couverture à rabats chamarrées de couleurs et d’or discrets (poisson-chats, étoiles et feuilles de ginkgo biloba), ils en deviennent plus précieux. Qu’importe si l’ordre de publication ne respecte pas les cycles (La Course du mouton sauvage étant un troisième volet, dont Danse, danse, danse est le quatrième), puisqu’ils peuvent se lire indépendamment. Pourtant l’on aimerait bien les ranger dans la continuité voulue par leur auteur…
La déjà longue carrière d’Haruki Murakami, né à Kobe en 1949, depuis au moins La Course du mouton sauvage, en 1982, soit quatre décennies, témoigne d’une remarquable continuité, quoiqu’elle culmine probablement avec Le Meurtre du Commandeur et Kafka sur le rivage[3]. Si son écriture semble uniment simple, elle s’attache parfois de belles formules métaphoriques : « Les poches du manteau symbolisant ma vie étaient pleines des trous de la destinée, et aucune aiguille, aucun fil, ne pouvait plus les raccommoder », lit-on dans La Fin des temps. Cependant c’est sa capacité à l’imaginaire, son réalisme magique, tout personnels, qui nous séduisent.
Verrait-on cependant affleurer une dimension supérieure dans la tétralogie 1Q84[4], puisque son titre est une référence affichée au chef d’œuvre anti-utopie d’Orwell[5] ? C’est aussi le nom d’une réalité déphasée, déformée, donné par Aomamé, l’une des protagonistes et narrateurs alternés avec Tengo, irréalité qui n’est pas déversée par un Big Brother autocrate, mais par une conjuration de personnages appelés les « Little People », évidemment surnaturels, forcément maléfiques, faisant d’une sorte de gourou animant la secte des « Précurseurs » leur porte-voix. Les deux protagonistes sont unis par un philtre d’amour. Aomamé se révèle tueuse à gages à l’encontre d’auteurs de violences contre les femmes ; alors que Tengo n’est qu’un professeur de mathématiques, cependant moyennement doué pour l’écriture d’une œuvre inaccomplie, ce qui lui vaut d’être sommé par un éditeur d’améliorer l’œuvre incroyablement originale quoique maladroite d’une adolescente : La chrysalide de l’air, grâce à laquelle l’on imagine aisément une mise en abyme.
Cette fois, s’éloignant de la culture pop, ce sont la Sinfonietta de Leos Janacek, Le Clavier bien tempéré et La Passion selon Saint-Matthieu de Jean-Sébastien Bach qui ponctuent le roman aux quatre volets, non sans le secours de John Dowland, d’Haydn et de Louis Armstrong. Ce dont témoigne le volume, conjointement animé avec le chef d’orchestre Seiji Ozawa, intitulé De la musique. Conversations[6].
Conteur fou, mangaka aux talents romanesques ? Le saut qualitatif, politique et musical, fait-il de 1Q84 un cycle romanesque digne de son ambition ? Le modeste auteur de ces lignes, qui n’est pas bibliovore au point d’avoir dépassé un minuscule survol de cette tétralogie, laissera d’autres lecteurs répondre…
L’on sera peut-être un peu déçu si l’on espère percer les secrets de l’écrivain. Dans Profession romancier, une collection fort sympathique de petits essais, il confie sa méthode, sa persévérance, « dans le silence et l’isolement ». La métaphore vient au secours de son projet didactique : « Ecrire un roman, c’est comme passer une année entière à fabriquer, à l’aide d’une longue pince, un modèle minuscule de bateau inséré dans une bouteille ». Il s’avoue tolérant envers qui voudrait comme lui monter sur le « ring littéraire », car, prétend-il, nombreux sont ceux capables d’écrire un roman, à condition d’y vouloir travailler, d’avoir précédemment lu et de savoir observer le monde.
Mais en s’interrogeant sur l’originalité artistique, il ne prétend qu’écrire « un roman qui reflèterait mon moi intérieur » et en conséquence subodore qu’une psyché particulière et créatrice peut être en mesure de « façonner une part de la psyché » de l’humanité. Lui dont l’œuvre a suscité si longtemps le dégoût parmi les critiques littéraires, parmi un milieu éditorial épris de conformisme et peu amène envers la liberté artistique, soudain doublé par l’adhésion du public, ferait donc preuve d’une originalité qui saurait être reconnue sur le long terme ?
Ces chroniques un tant soit peu « de nature autobiographiques » sont empreintes du sceau de la modestie. Ainsi conclue-t-il : « je voudrais redire encore une fois combien les tâches purement intellectuelles ne sont pas mon fort » ; même si cet exercice d’écriture lui a permis « de prendre un peu de distance et de recul ». Qu’importe qu’il ne soit pas un théoricien : par définition, une magie ne se résout pas à un modèle explicatif. La meilleure distance reste cependant à parcourir en se replongeant dans les doubles fonds du réalisme magique inimitable qui est le sien.
À quoi sert le fantastique d’Haruki Murakami ? Il ne nous fait pas découvrir des systèmes philosophiques, ni des hypothèses scientifiques, comme le fait Leopoldo Lugones[7]. Mais à être charmés il nous sert, ce qui n’est pas une mince affaire, à développer les fils et les réseaux de notre imaginaire, de notre empathie envers ses attachants personnages, qui, sans que nous en ayons forcément conscience, enrichissent notre capacité à découvrir et comprendre le monde, y compris du réel qui nous entoure. « Je n’avais plus qu’à sauter un à un les fossés profonds, inondables même, qui s’étendaient entre la situation réelle et mon pouvoir d’imagination », écrit-il en une formule-clef. Si c’est son personnage, dans La Fin des temps, qui s’exprime ainsi, parmi les souterrains, ne doutons-pas qu’il s’agisse de l’engagement programmatique du romancier, Haruki Murakami, tel qu’en lui-même le fantastique le change, pour notre plus précieuse excitation mentale.
[1] Adelbert von Chamisso : La Merveilleuse histoire de Pierre Schémihl ou l’homme qui a perdu son ombre, Romantiques allemands II, La Pléiade, Gallimard, 1973.
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.