Sous le ciel étoilé de la poésie. 60 poètes chinois et français,
sous la direction de Gao Feng et Zhang Ruling, Gallimard, 2024, 396 p, 20 €.
Anthologie de la poésie chinoise, sous la direction de Rémi Mathieu,
La Pléiade, Gallimard, 2015, 1548 p, 65 €.
Poèmes chan, traduits du chinois par Jacques Pimpaneau,
Philippe Picquier, 2005, 96 p, 18 €.
À l’ombre des pêchers en fleur, traduit du chinois par Huang San et Boorish Awadew,
Philippe Picquier, 2015, 224 p, 18 €.
Bleue et rouge est la reliure – mais aussi les tranches – de cette élégante et symbolique anthologie biface. Car « sous le ciel étoilé de la poésie » ne pèsent pas les frontières. Certes, auprès du bleu républicain, nous nous serions volontiers passés du rouge au sens communiste du terme, puisque la Chine est continent totalitaire, mais au service de l’amitié des Lettrés, ces anthologies, bilingues ou non, ne nous permettront pas de résister. D’autant que cet exceptionnel volume est une invitation pour un plus imposant ouvrage de La Pléiade, quoique toujours inévitablement incomplet. Une anthologie est toujours une gageure : songez à ces trois mille ans et à ce continent que quelques pages, fussent-elles 1500, ne sauraient dire. Pourtant, après les superbes anthologies de poésie consacrées en Pléiade à l’Allemagne, à l’Espagne, à l’Italie et à l’Angleterre, sans compter la France, il fallait bien franchir les anciens parapets de l’Europe. C’est évidemment à la Chine qu’il fallait songer, d’autant qu’elle est depuis la plus haute antiquité coutumière de la pratique anthologique : Confucius, au Vème siècle avant notre ère, aurait déjà compilé la sienne. Ce qui nous permet d’élargir notre curiosité à la culture et aux mœurs chinoises, jusqu’À l’ombre des pêchers en fleurs et auprès des Rêves de printemps, érotiquement gracieux.
Si le préfacier, en l’occurrence Amin Maalouf, est bien un membre titulaire de l’Académie française, l’on peut considérer que cette dernière a son répondant en l’espèce de l'Académie de poésie Hanlin. Il s’agit d’une institution héritière de milliers d'années d'histoire et de culture chinoises, qui ; « sous le ciel étoilé de la poésie », réunit en miroir classiques français et chinois. L’on se doute combien il s’agit d’un imparable défi que de sélectionner seulement 30 poètes français et autant de chinois pour donner la mesure des meilleurs lettrés en vers. Ainsi en France, nous allons de Ronsard – « Quand vous serez bien vieille » – à Yvon Le Men, qui, dans son « Désir de poème », évoque une île qui « Porte un nom couvert d’ailes / Et de cris ».
L’on ne s’étonnera pas de retrouver Baudelaire et Louise Labé, « Le temps des cerises » de Jean-Baptiste Clément, Rimbaud, Apollinaire et Bonnefoy, un poète que le vent « avait désécrit ». À cet égard, le lectorat de la langue de Molière ne sera guère surpris, quoiqu’il ait le plaisir de trouver un condensé, un parcours éclair. La découverte est plus inédite pour nous côté chinois, en une traversée inversement chronologique, puisque l’on va de notre contemporain Chen Xianfa jusqu’au vieux Wang Wei, né en 701, dont le « Soir d’automne en montagne » est soudain le nôtre. Aujourd’hui encore, Shu Ting cherche le « sublime amour » :
« Aimer non seulement ta haute stature,
Mais ta stabilité et la terre à tes pieds. »
Il faut bien cependant convenir de notre caractère éphémère, tel que le constate « Avec sentiment », Li Jinfa :
« La vie est
Au coin des lèvres du dieu de la Mort
Un sourire. »
Le rapprochement de deux pays si éloignés géographiquement pourrait paraître de circonstance, mais outre que le sentiment poétique est universel, ne peut-on pas découvrir de subtiles affinités entreSoir d’automne en montagne, de Wang Wei, ou Printemps au Sud du fleuve, de Du Mu, et notre romantique Lac de Lamartine, quoique mille ans plus tard ? La mélancolie d’Il pleure dans mon cœur de Verlaine ne dialogue-t-elle pas avec La ruelle sous la pluie de Dai Wangshu ? Ce dernier en effet chante pour notre complice émotion :
« J’aimerais tant rencontrer
Une jeune fille portant la tristesse
Comme fait le lilas. »
Mieux encore, l’on peut considérer que le bilinguisme d’un tel ouvrage permette qu’il soit une référence dans l’enseignement croisé de deux langues, de l’Ouest occidental et de l’Est mandarin.
De « l’aigle pêcheur » qui introduit (vers l’an -1045) une chanson d’amour, et « Laisse le soleil chasser l’aube / Bouger mon poème » qui, en 1988, ferme cette Anthologie de la poésie chinoise en Pléiade, la nature, son paysage de montagne et d’eau, est une constante rarement oubliée, comme chez Tao Yuanming :
« Longtemps j’ai vadrouillé par les monts et les lacs […]
L’humaine vie n’est rien, si ce n’est illusion.
Et tout doit pour finir retourner au néant. »
Pour figurer l’ascension spirituelle, le marcheur monte vers le ciel ; non loin de la pensée du taoïsme et du bouddhisme. Ainsi, la poésie est le sceau de l’harmonie du monde, de l’homme et de la nature, au-delà même des convulsions politiques qui font changer les dynasties, depuis les Zhou, en passant par les Tang et les Song, suivis par les Yuan mongols, les Ming, et les Qing mandchous qui vinrent clore l’Histoire impériale en 1911. C’est ainsi, chronologiquement, que s’organise cette anthologie, guide des émotions par-delà les millénaires.
En Chine, la poésie a longtemps bénéficié d’une indéfectible reconnaissance sociale, du plus humble paysan qui chante les travaux et les jours, jusqu’au plus prestigieux lettré et au souverain, qui sont des calligraphes accomplis, et connaissent les « six arts », base de l’éducation en Chine ancienne. Liberté dans un monde corseté, refuge de la paix et de la beauté dans une Histoire où cicatrisent les guerres, le poème est une sorte de sacralité, d’ivresse intime. L’on se réfère toujours à Li Bai (701-162), y compris chez les écoliers, pour élire une paradoxale permanence de la sensibilité : « Nuages flottants, état d’âme du voyageur ». Dire son cœur avec une portée philosophique, telle serait l’ambition du poète. Surtout au cours de la période Tang, âge d’or poétique, parmi lequel fleurissent Du Fu (712-770) et Li Bai (dont l’art virtuose n’est pas loin de celui du haïkaï du japonais Bashô[1]) :
« Au pied du lit la lune étend son vif éclat ;
On croirait presque voir du givre sur la terre.
Si je lève les yeux, c’est la lune brillante.
Si je baisse les yeux, le pays de mes pères. »
Autres thèmes récurrents, l’exil, l’amitié, la poésie elle-même, le vin, la musique. Récurrente également l’imitation des textes anciens, en une posture cultivée obligée, ce qui n’interdit pas, comme chez Li Bai, l’invention de mots et d’images novateurs. Quand l’image picturale est souvent de la même main que celle du calligraphe et poète. La lecture de la nostalgie d’un des poètes du « Yuefu » suggère alors une peinture à venir :
« Je désire être l’un des deux cygnes jaunes,
Voler haut dans les airs et rentrer au pays ! »
Quoique célébrées, aimées, surtout si elles sont chanteuses ou danseuses, peu de femmes écrivent (à moins qu’elles n’aient pas été retenues par le temps) en poésie chinoise : Li Qingzhao (1084-1155) ou Qiu Jin (1877-1907) disent les amours perdues. Ecoutons la première :
« Les fleurs d’elles-mêmes fanent, se dispersent, les eaux s’écoulent à leur gré,
Une seule et même pensée amoureuse,
Deux lieux à notre peine sans fin.
Ce sentiment, nul leurre ne peut l’éliminer,
Sitôt tombé entre les sourcils,
Il remonte à la pointe du cœur ».
Vers de quatre ou sept syllabes, poèmes en prose parfois, que seraient-ils si nous traduisions littéralement ? « oiseau voler montagne forêt, lune briller tard ciel », propose en note Rémi Mathieu. Deux syntaxes, chinoise et occidentale, irréductibles, là où il faut pourtant préférer la mise en langue française, mais la plus allusive possible. Reste que les poèmes réguliers appelés « shi », sont ici en alexandrins, décasyllabes et octosyllabes : bel effort de la part de la demie douzaine de traducteurs de la langue han, qui ont œuvré pour quatre mille poèmes, et environ neuf cents auteurs. Ce sont, disent les sages amateurs : « jades parmi les cailloux ».
Avec le XX° siècle, la poésie chinoise connaît sa révolution : les poètes ne sont plus des fonctionnaires de l’Empire, mais de simples écrivains. À la suite de l’abject réalisme socialiste prôné par le maoïsme, la Chine de Taiwan poursuit une voie plus novatrice, bientôt rejointe par les nouveaux poètes qui n’ont pas connu l’inculte « Révolution culturelle », et ceux qui écrivent en exil. Plus contemporains sont les « poèmes de Tian’anmen », que l’on devine guère officiels, quand résonne « Le brasier de la révolution détruisant l’impureté », quand des anonymes ont des « larmes en place de paroles ». Né en 1949, Bei Dao semble incarner une nouvelle ère à lui seul :
« La liberté est couvercle doré de cercueil
Suspendu au plafond de la prison […]
L’exil des mots a commencé »
Auprès de ce volume, les Chinois adorant les anthologies, dont les visées sont autant morales, politiques, qu’esthétiques, nous nous sentons un peu Chinois, quoique avec le détachement de leurs sages qui se fient moins aux turpitudes des hommes qu’à la beauté des montagnes. Rassurons ceux que les forts et dignes volumes de La Pléiade impressionnent, effraient : cette anthologie est rafraichissante : on ne la lira pas obligé de se courber en toute son humilité devant toutes ces soigneuses pages et ces notes profuses. Mais, surpris du bonheur de ce voyage millénaire, au hasard d’une pérégrination, selon Bei Dao,
« Le verre des mots une fois bu
Donne plus soif encore. »
Une plus modeste anthologie s’intéresse à la production poétique d’une voie bouddhique chinoise, qui deviendra chez le Japon voisin le zen. Dans une édition joliment illustrée – il faut convenir qu’à cet égard La Pléiade est un peu austère – surtout de peintures de paysages, ces Poèmes Chan s’échelonnent du VI° au XVIII° siècle, tous écrits par des moines, plus exactement des bonzes. Là où « vie et mort, l’une et l’autre, possèdent leur beauté », il s’agit de faire feu de tout bois pour poétiser en toute pureté.
Que l’on ne s’attende pas à une écriture mystique, telle que l’Occident sut la parfaire, par exemple avec Hildegarde de Bingen, mais plutôt à une métaphysique du vide et du plein, héritée du taoïsme, et à une allusive fugacité humaine :
« Le corps ressemble à une auberge
Et le destin au voyageur qui passe.
Le voyageur parti, l’auberge est vide ;
Si vous le comprenez, qui reste à l’intérieur ? »
Ainsi Wang Fanzhi conclue-t-il son quatrain par une chute énigmatique, bien digne du koan zen.
La dimension paysagère, particulièrement montagneuse, est omniprésente, par exemple grâce Baiyang Fashun :
« Etranges sont ces pics, ce cortège de nuages,
La source n’a pour cours que cette eau qui gargouille,
Marcher dans la montagne n’épuise pas ses monts,
D’autres massifs encore nous barrent le regard. »
La méditation, quoiqu’un soupçon mélancolique n’en est pas moins paisible et richement vivante. Mais sans la moindre prétention à dire en perfection, comme le rappelle Tianru Weize au moyen de ce qui devient chez nous un alexandrin : « Transmis sur le papier, le propos convient-il ? »
Venu du XVII° siècle, ce « roman libre » presque anonyme est un peu plus qu’un récit léger pour allumer les papilles érotiques du lecteur. Certes en cet À l’ombre des pêchers en fleurs il s’agit de la vie d’un jeune étudiant « affligé d’un amour immodéré des femmes », qui balance d’une belle à l’autre. Il s’enrichit de l’expérience des aînés qui lui transmettent les « rudiments » de l’art de l’amour. Même si l’on y trouve les poncifs habituels du genre – qu’il faudrait enrichir de la lecture de La Vie sexuelle dans la Chine ancienne de Robert Van Gulik[2] – l’on remarquera avec intérêt que le plaisir des femmes est réellement au rendez-vous des séances de « nuages et pluie », élégante métaphore pour suggérer de délicieuses copulations.
Cependant les mœurs chinoises, en particulier politiques, sont évoquées, voire brocardées, lorsque notre étudiant gravit les échelons de la hiérarchie administrative, en passant de nombreux examens pour devenir mandarin, puis gouverneur. Il ne se fait pas faute de pourchasser l’injustice et de démasquer un criminel. Cette veine satirique, assistée de nombreux rebondissements et d’aventures galantes ne suffit peut-être pas à propulser ce livre dans l’immortalité des Lettres. Cependant notre perspicace et fougueux amant s’attache à emmener avec lui ses épouses aimées au « pavillon des Dix Loisirs » avant de leur permettre de rejoindre le « paradis des immortels ».
Voilà donc un livre qui saura plaire et instruire, et réjouir par ses illustrations aussi chinoises que coquines. Il ajoute à l’abondante gamme extrême orientale des éditions Philippe Picquier un modeste volume qu’au vu d’une couverture au goût aussi exquis que démonstrativement suggestif nous n’aurons pas la cruauté de négliger.
Ce n’est pas quitter l’espace des lettrés et de la poésie que de découvrir l’art érotique chinois. Si l’on cherche à compléter l’essai magistral de Robert Van Gulik déjà cité, vient à point un album somptueusement illustré. L’on s’embrasse et se conjoint, sous le titre Rêves de printemps. L’art érotique en Chine[3]. Issus de la collection Bertholet, ces objets et peintures dessinent des personnages un brin stéréotypés certes, aux visages poupins, mais dont les câlins appuyés – qui ne cachent rien de l’union des sexes – sont empreints de délicatesse. L’on illustre ici des extraits de célèbres romans fort galants, tels le Jin Ping Mei[4], sous-titré « Merveilleuse histoire de Hsi Men avec ses six femmes ». De la vie sexuelle d’antan aux lupanars à Shangaï dans les années 1920, se déploie un monde passablement idéalisé de jours heureux, par la grâce de peintures savantes sur papier, mais aussi sur des laques noires rehaussées de feuilles d’or. Quelque coquine amusée épie des ébats fort explicites depuis un rideau, parfois même allègrement homosexuels. Les damoiselles et damoiseaux prennent visiblement bien de la volupté à de tels exercices, qui, ainsi magnifiés, ne devraient laisser personne insensible, non seulement esthétiquement, mais... Cet album, dont les judicieux commentaires convoquent la poésie, ouvre pour le lecteur sans préjugés un monde de raffinement et de talents artistiques où les perspectives diagonales des habitations et les couleurs pastelles des intérieurs et des jardins également sont à ravir…
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.