I En marge de Casanova, 272 pages. 22 € ; II Renaissance noire, 240 pages. 22 € ;
III Escorial, 303 pages. 23 € ; IV Europa minor, 304 p, 23 € ;
traduits du hongrois par Georges Kassaï, Zeno Banui et Robert Sctrick, Vies parallèles.
Démesurément amoureux de Venise, « ce réel absolu », mais aussi de l’Espagne, l’esprit véloce du sphinx des lettres hongroises et européennes étourdit, enlace, fascine son lecteur. À son inimitable manière, et cependant comme Marcel Proust, Jose Lezama Lima ou Robert Musil, le Hongrois Miklos Szentkuthy, surnommé « l’Ogre de Budapest », mit en œuvre un ouvrage polymorphe et proliférant. Ce Bréviaire de Saint-Orphée ne compte pas moins de dix volumes. La démesure était en effet son péché mignon. Dès la publication de Prae, en 1934, il avait fixé le programme de son œuvre future qui s’échelonna jusqu’en 1988, lorsque seule la mort sut arrêter sa plume, à quatre-vingts ans sonnés. De plus, son journal, dit-on, est un feuilleton ininterrompu, qui dépasserait les cent mille pages. Traducteur - excusez du peu - de Swift, Dickens et Joyce, il fut aussi un biographe impénitent, réunissant ses volumes sur Goethe, Dürer, Haendel, Haydn et Mozart sous le titre générique d’Autoportraits en masque. Nul doute que le « Saint Orphée » de son Bréviaire torrentiel en dix volumes, soit un autre avatar du polygraphe hongrois. Si seuls les quatre premiers sont lisibles en français, un éditeur belge, sous l’égide des « Vies parallèles » compte bien achever, au rythme d’un volume par an, la publication de l’intégrale en 2024. Des palais de Venise à ceux de l’Espagne, le monument de culture et d’analyse fomenté par Miklos Szentkuthy est lui-même une œuvre d’art totale, une Europa minor, déraisonnablement baroque de surcroit.
Ecrivant sous un régime communiste sourcilleux, le prosateur hongrois considérait ses biographies de compositeurs et autres artistes comme d’efficaces paravents destinés à masquer la composition de son Bréviaire de Saint-Orphée, dont le titre dit assez la dimension sacrée (quoique passablement ironique), syncrétique et poétique de l’entreprise, irréductible à toute idéologie religieuse ou sociale, fut-elle sous le drapeau rouge du matérialisme dialectique scientifique de sinistre mémoire. Un monde intérieur de vaste culture vaut bien mieux que le carcan d’un fatras politique imposé.
Les volumes successifs de Miklos Szentutkhy sont un vaste estuaire où confluent avec brio, dans le temps unique de la connaissance, les îles, les archipels et les continents de la culture occidentale et au-delà. Passant allégrement les frontières entre les genres, saupoudrant sa progression de vastes méditations, de bribes à chaque fois folles et pertinentes, journal, notes, récit, anecdote, hagiographie, tableaux historiques, conte libertin, l’écrivain impose d’abord un regard, celui d’un curieux en érudition, d’un gastronome de la sensation.
En fait, notre auteur hongrois aurait pu placer en exergue de tous ses écrits « Moi et le monde ». Du futile au métaphysique, des pétales d’une fleur au poids de l’Histoire, il se disperse et rassemble le monde, comme pour trouver enfin au bout de sa quête « l’unique métaphore » qui le singulariserait, le résumerait et le totaliserait. Le poudroiement du catalogue, aux mains de l’esthète et du penseur, tout en tissant un réseau de leitmotivs et de correspondances, peut seul assurer au « Livre » total ainsi biaisé sa pertinence. Cette « accumulation d’impressions recueillies dans le monde » est le catalogue casanovien de la connaissance et des saveurs, alternant ces « femmes-beautés » qui fascinent et irritent la délectation du narrateur parmi la lecture de Proust et de Goethe, parmi les vies de papes et de rois, parmi la fureur de l’Histoire éternelle…
Et puisque le « corsage rouge plissé » sur la poitrine d’une femme est plus profondément son « élément » que les livres et les tableaux, Szentkuthy butine dans la vastitude de la culture avec ce constant investissement autobiographique qui fait de lui un Casanova de la vie, dont la raison et le bonheur ultimes sont cependant dans l’écriture.
Faut-il lire ce Bréviaire de Saint-Orphée avec la scrupuleuse, progressive et monacale et fantasmatique fidélité requise, ou picorer de ci delà parmi ce fleuve aux multiples rapides et pépites ? Car il serait un peu vain d’espérer découvrir une définitive cohérence dans l’opus maximus du volubile Hongrois. Cependant des lignes de force se dessinent parmi les motifs pour le moins contrastés tissant l’œuvre de Miklos Szentkuthy : sainteté et érotisme, interaction des cultures, éternité de l’art et vanité de la vie humaine…
Tout ceci conflue dans la « Sainte lecture » de l’Histoire de ma vie de Casanova qui forme le premier volet du Bréviaire de Saint-Orphée : En marge de Casanova. Ce dernier personnage et nonobstant écrivain plus que talentueux est la pierre de touche, et en quelque sorte le modèle, quoique un brin fantasmé, de notre auteur. Tout partit d’une série de représentations de l’Orfeo de Monteverdi, puis d’une poignée de voyages à Venise, « la seule chose qui mérite que l’on vive éternellement pour elle », où l’éblouissant Tintoret illumine l’intellect créateur de l’écrivain. Musique et peinture du XVI° siècle ordonnent l’art intensément baroque de Miklos Szentkhuty cependant curieux du siècle des Lumières. L’érotique théâtralité de Casanova est le fil rouge et le point d’orgue de l’essai tout en ne laissant pas d’être l’alter ego désiré, le miroir déformant de l’écrivain niché en son Europe centrale.
Plus près encore de Monteverdi, le second volet s’attache à relier l’humanisme renaissant et le baroque : ainsi nait Renaissance noire. Saint-Dunstan, un Evêque mort en 988, Brunelleschi, l’inventeur de la perspective au XV° siècle, et Roger Ascham, précepteur de Elisabeth Tudor, mort en 1568, soit un an avant la naissance du créateur de l’Orfeo, éclairent tour à tour de divers liens les perspectives artistiques et culturelles d’un temps charnière de notre Histoire. Cette dernière n’est plus strico sensu chronologique et conséquentielle mais en rhizomes, en bouillonnements entrechoqués, en filigranes. Tacite (où Monteverdi butine un sujet d’opéra), Rome, Florence, Milan, Venise une fois encore, des passions, des saints et des péchés, des « aphrodites aux cheveux de coquelicots et au corps de lilas », tous côtoient et taquinent la théologie et la philosophie, composant l’inimitable et inénarrable dramatis personae de l’inépuisable et boulimique prosateur hongrois. Qui, tonitruant confie : « J’aime (au-delà de l’amour et du sexe, bien entendu) ces femmes abstraites, hiéroglyphes alexandrins, purs signes débarrassés du corps comme de l’âme ». Mieux encore : « À l’œuvre la vie me destine ».
Troisième temps, ou plus exactement second espace, Escorial, là encore au XVI° siècle, où la figure de Saint-François Borgia brûle de paradoxes, entre élévation de l’âme et usage de la chair. Ce nouvel avatar d’Orphée, à la différence des autres tomes, occupe tout entier le volume, jusqu’à l’en faire éclater. Le Jésuite est déchiré entre mélancolique acédie et fièvres de l’amour. Il s’agit, quand « l’Escorial de pierre » devient un « Escorial de papier », de « sanctifier le baroque ». Là aussi les anachronismes ne manquent pas lorsqu’il s’agit de jouer du piano à Charles Quint. L’on croise à saute-moutons Thérèse d’Avila et l’empereur de Chine, la « lutte éternelle de Christ et de Satan vue par le philosophe chinois », et, pour finir, Don Juan d’Autriche qui veut « devenir sultan, un tyran digne des Mille et une nuits »…
Europa minor enfin s’ouvre sur une « sainte biographie », comme lors des précédents volumes, cette fois d’un certain Toribio, mort en 1606, qui dès son enfance fut gourmand de « livres hérétiques interdits ». Ce qui ne l’empêcha pas, au contraire, d’être nommé par Philippe II Président du Tribunal de l’Inquisition, ce en 1552, sachant « de quels cachots, prisons asilaires et cloîtres cellulaires il fallait faire évader d’innocents hérétiques ». Il se fait remarquer par de rocambolesques et surréalistes exploits. Devenu archevêque de Lima, il continue d’être le Robin des bois des pauvres, conciliant en lui le voleur et le mystique. L’hagiographie est évidemment volontiers ironique, voire sulfureuse, au point qu’il convoite « les cuisses miraculeuses » de la jeune Elisabeth. Que de « moments théologico-aphrodisiaques » !
Toujours au XVI° siècle, Elizabeth Tudor, Akbar le Moghol, qui tenta un syncrétisme risqué entre les trois monothéismes, et Marie Tudor s’associent arbitrairement pour fonder un triptyque étonnant, où la voix de l’auteur chevauche celle de Drake le corsaire qui est censé avoir ramené de l’Extrême-Orient des textes rares, d’où les analyses du Genji Monogatori et l’évocation d’un manuscrit persan enluminé. En somme l’origine hellénistique, latine et judéo-chrétienne de notre culture se voit subvertie par une dimension orientale. À la réflexion esthétique érudite et de haute volée s’entrelace une fantaisie passablement délirante, non sans que l’énormité des anachronismes soit élevée au rang de la haute voltige, prétendant par exemple restituer un texte « de la main d’Elisabeth Tudor », et farcie de formules venues du siècle de l’auteur, princesse qui aime tant « l’Orient bafouant toutes les Hellades ». Le titre, Europa minor, est ainsi rendu clair par celui qui se forge un nouvel alter ego et porte-voix, cette fois féminin autant qu’aristocratique.
Le palimpseste s’enrichit de l’histoire du fabuleux danseur persan Shadid, à qui un prince fait enseigner toutes les sciences ; ce qui donne lieu à une borgésienne énumération. Le conte merveilleux, inspiré des Mille et une nuits, en est bien digne. Les histoires de batailles, d’amours et de morts s’entrelacent en de splendides « pastiches culturels » fournis par notre surabondant « serviteur de rêves et de fugaces fictions ».
Autre trésor venu du bateau corsaire de Drake, l’histoire de Gengis khan, qui, évidemment, s’exprime comme écrit notre auteur. Il médite l’extermination et la « table rase », en avatar de Mao, méprisant toute culture et tout humanisme. L’on ne sait à cet égard s’il s’agit d’un anti-modèle ou, qui sait, d’une voix décadente et désabusée de l’auteur. Cependant un Juif, marchand et entremetteur, fait au khan l’éloge de sa jeune fiancée, dans la langue poétique et chamarrée du « styliste » et du « VRP », entrelardée des lyrismes de notre sacro-saint narrateur de bréviaire : « Et dois-je parler de cette vallée de l’amour plongée dans une ombre éternelle, à la fois nuit et rouge disque solaire, enfer sacré du silence et gai paradis résonnant du vacarme de la vie ? »
La princesse catholique et « incarnation aristocratique des pleurs, Marie Tudor enfin, donne lieu au « langage de la clinique ». Inévitablement la digression phagocyte la narration, qui se voit remise en question, de même que le bourdonnement des mythes. L’ancrage historique vite expulsé donne lieu à une exégèse critique et spéculaire : « La création littéraire du XX° siècle exprime l’unité parfaite - journal intime, métaphysique et thèmes symboliques qu’engendre le combat où les deux s’affrontent – d’une vie humaine marquée pour son malheur par une grande intelligence et par une acuité perceptive d’une infinie précision ». Est-ce « bouillon de culture d’associations insensées, […] anarchie du journal intime dévoilant l’impuissance de l’artiste » ?
L’on revient à la princesse, courtisée par les lettres de Philippe d’Espagne et par le comte Seymour, qui est son « fou ». Elle est absolument la « Marie d’encre » de l’écrivain, alors qu’il s’agit de répondre à la lettre de l’Espagnol, à moins que son courtisan burlesque prenne à sa place la plume. Ainsi l’on retrouve, en un écho assumé d’Escorial, le monde hispanique, de l’Alhambra arabe en Andalousie au monastère roman de Poblet, en Catalogne. Ainsi se clôt cette méditation exaltée sur la dimension européenne : « Est-ce cela l’Europe ? Cette synthèse d’un Orient mielleux et mystique, d’une Rome décadente et d’une Grèce d’opérette ? »
Une fois de plus, en ce quatrième et succulent volet, « l’art est le roi de l’expression ». Le questionnement esthétique et moral est sans cesse remis sur le métier : « S’agit-il de ce principe archaïque à jamais inviolable selon lequel beauté et amoralité sont inséparables ? » Cependant Miklos Szenthuky n’est pas loin d’atteindre son « idéal » : « harmoniser l’homérique et le proustien, le mythologique et le décadent ». Usant pour notre plus grand vertige d’une plume faite de « nuances réalistes et espaces infinis pascaliens, précision miniaturiste et nirvana des harmonies mozartiennes ».
Après ce quatuor inaugural du Bréviaire de Saint-Orphée, précédemment publié chez Phébus, viendront chez l’éditeur bruxellois « Vies parallèles », les titres suivants : Cynthia, Confession et jeu de marionnettes, La seconde vie de Sylvestre II, Canonisation désespérée, Un âne ensanglanté, Dans les pas d’Eurydice. Le Décaméron bâti sur de multiples sédimentations culturelles trouvera son achèvement en 2024. Ne doutons pas que leurs couvertures seront tout aussi somptueusement illustrées, dans une esthétique absolument accordée à l’écriture du prosateur.
Il faut se tourner chez José Corti pour goûter le pullulement des cent-douze notes qui constituent Vers l’unique métaphore[1]. Elles deviennent une miniature magnifique du grand-œuvre entier de Miklos Szentkhuty, dont l’inachèvement était prévisible. Le recueil de fragments se présente comme étourdissant « catalogue de phénomènes », un vagabondage indémêlable entre « la vie analytique et la vie hymnique », une « exigence ininterrompue d’éros », une quête de « la femme-beauté ». Ce n’est pas un journal, mais presque, par un traité philosophique, mais presque ; avec délectation on le lira comme un autoportrait sensuel et intellectuel diffracté : « le moi est quelque chose d’indéfinissable, de jamais achevé, d’ondoyant, de fondant, de dissocié, d’inopinément et grotesquement cristallisé ». Embrasser la totalité par le verbe reste cependant une aporie : « Vers une unique métaphore ? Mon destin ne serait-il pas, en fait, l’inverse : depuis des millions de métaphores vers un seul être humain ? »
N'ayons pas crainte de se voir pris au piège de la prose chatoyante, formidablement érudite, « analytique et métaphorique à l’excès », cependant sensuelle et insensément fantasmatique de Miklos Szentkuthy. Il donna dans Vers l’unique métaphore à la fois le secret de son thème et son projet esthétique : « Mon sujet est toujours un et toujours le même : une embryologie complète, la vie corporelle et spirituelle d’un embryon depuis le jaillissement du sperme jusqu’à la naissance – et la foisonnante contre-ornementation de l’histoire, des luttes, des bulles papales, des blasons, des idéaux, des rois et des papes ». Ainsi continua-t-il son art du contrepoint, dans des recueils intitulés En lisant Augustin[2] et Le Calendrier de l’humilité[3]. Celui que l’on appela « l’ogre de Budapest » n’est pourtant qu’un, et non des moindres, parmi l’incroyable nébuleuse d’auteurs étranges, essentiels, d’un petit pays d’Europe centrale, mais centraux en Europe, parmi lesquels les Karinthy[4], Kosztolanyi[5], Krasznahorkaï[6]…
Un tel graphomane ne pouvait échapper au démon de l’autobiographie. Ce fut chose faite avec La Confession frivole[7]. L’on devine également qu’il ne s’y contente pas de son moi événementiel, entre 1908 et 1988, mais qu’il élargit ses perspectives à la mesure du destin de l’Europe. Le volume, qui atteint les sept-cents pages, agglomère récits, vignettes et méditations épiques : « légendes et réalités familiales », « mini-proustiade » et « Elementa inspirationis ». L’on participe à un chemin initiatique, de « Szentkuthy en gestation » à l’ « Autoportrait sous différents masques ». Ses récits se mêlent d’entretiens, rapportant et proposant d’avisés retours en arrière sur les jalons de son œuvre. Ses voyages, vénitiens et espagnols, valent ceux de la seconde moitié de sa vie, qu’il vécut en reclus dans sa chambre-bibliothèque, où il préférait demeurer en compagnie de Cicéron, de Shakespeare, de Goethe, sans compter Casanova, plutôt qu’avec ses contemporains, sinon de rares amis, dont sa précieuse compagne et secrétaire, Maria Tompa. N’empêche que, publiée dès sa mort, cette Confession frivole fit un succès, avec cinquante mille exemplaires vendus, comme si, à Budapest, le mur de Berlin s’écroulait sous les coups de tant de liberté et de culture. Il concluait sur ses mots : « J’aime la modestie des notes marginales tout autant que la force des confessions déchirantes ».
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.