Mousse verte… Débris de tomate verte purulents, sur les murs, sur le sol, sur mes pantalons… Le crâne sanglé, la tête en cabane. A part ça, je suis couché à peu près tranquille. Enfin ! C’est une sécurité constamment inquiète dans le presque noir, mais ferme, avec un point fixe et sauvage dans le cerveau. Le jour se lève à travers les planches. C’est la toile verte de mes pantalons, de mes manches. Sales, terreux, herbeux ; une bonne saleté. Qu’est-ce que je fais avec cette cagoule déjà, crasseuse, collante sur la nuque ? Surtout ne pas l’ôter, la renfoncer. Des bouquins. Ouf ! Dans un piteux état, sur une étagère faite d’un tronc à peine équarri. C’est l’écorce neigeuse, argentée des bouleaux.
Ça va mieux. Je ne suis pas une créature qu’on dénoyaute nue. Je suis un homme ; c’est déjà ça. Je suis… Qu’est-ce que je fais dans ce corps bien trop dégingandé pour moi ? Maigre et dégueulasse, le fond de culotte à même un tas de graminées à peine sèches… Ça repose. Courbatures. Il faut que je me secoue. Elle doit être là dehors, sur la piste au bas du lever du jour. On y voit tout à fait clair maintenant dans la cabane, à travers la vitre de récupération. Même cette vitre, c’est une technologie en trop ! Il doit me rester de la soupe d’orties froide d’hier soir. Mais… Je suis un autre ! Je sens comme une tumeur maligne dans un cerveau malin qui me ronge. Le cervelas de cette viande sèche mal fringuée aux godillots de peau de bestiole. Quelle horreur ! Cohérent. Je dois être cohérent. Débarbouiller ma fumée. Je suis cohérent. Je m’assoie sur mon séant d’herbes naturelles, des « feuilles d’herbes » de mon cher Whitman…
Debout ! Chassons ce technorêve d’un autre, d’un individu complètement bouffé par la société industrielle et de consommation irraisonnée des ressources naturelles. La phase mondiale du plan est pour ce matin. Une chance pour elle qu’elle ait ce nom d’animal fier et sauvage, d’animal nettoyeur des pourrissures. Je suis tout à fait clair. Tout à fait net. Sûr.
Je pousse la porte. Dehors, le bois est calme, frais. Allons ! Une petite défécation purgative et fertilisante dans le coin du potager. Quel frémissement par vagues dans les feuilles agitées des bouleaux… Au-delà, après quelques dizaines de pas, la montagne élève sa lumière brune et pure. Voyons si plus bas… Oui. Il semble que l’abomination technologique d’un véhicule à moteur à explosion soit éteinte à l’angle de la piste défoncée par les pluies. C’est l’action, l’opération cagoule verte ! Visiblement elle est seule, comme convenu, avec sa grosse caméra sous le bras.
Quoi ! Je divague avec ces sensations de montagne sale, cette auto-mise en scène en homme des bois ! Suis-je, une fois de plus, prisonnier d’un corps, d’un comportement et d’un appareil mental qui ne sont pas les miens ? Changé en qui ? Et à l’intérieur desquels je conserve par éclats l’effroi de mes pensées qui ne sont pas celles de mes perceptions…
Mais tout ça, c’est des mauvaises bribes, des conneries, des tentations psychotiques précomportementalisées par la société d’en-dessous et d’en-deçà… Ça s’écrase comme une caméra jetée contre le granit quand on n’en a plus besoin. Il faut pourtant en passer par là, par cette quincaillerie technologique pour faire entendre raison naturelle à ces scienthumains qui squattent et empoisonnent notre planète mère. C’est comme ces puissantes jumelles militaires qui me permettent de l’épier, immobile, son joli cul en jean contre la tôle verte de sa caisse de luxe. Après l’élimination de tous ces technoprisonniers, plus besoin de ces faux yeux de surprédateur.
Elle attend mon signal. Il suffit que je sorte de ce bosquet de bouleaux. Que sur la pelouse à bruyère et myrtille, je brandisse et agite mon drapeau de toile verte. Tiens, il me reste une grosse pomme de terre froide d’hier soir. Je m’en mets plein la bouche, la peau avec entre les dents… Ça se mâche comme du pain. A la source d’abord. Elle peut faire piétiner son joli cul en jean et ceinture de croco en se demandant si je lui ai pas posé un lapin, si je me suis pas foutu de son minois à cosmétiques. Cette eau froide et pure entre deux touffes d’herbe. Toute la géologie, l’histoire de la création de la terre est là. Ah, la conne ! Elle se minaude dans son rétroviseur extérieur. La voilà qui filme un coup sa bagnole, la gadoue des ornières, la pente et le fouillis plongeant des hêtres ; et pour finir le nuage violet qui s’écrase sur les montagnes de l’est. Ah, tu peux le filmer : il a une gueule d’apocalypse…
Voilà, c’est lancé. Elle a enregistré mon signal. Elle commence à grimper dans le caillou et la bruyère. On voit qu’elle a pas l’habitude. Elle est sûrement plus forte en salle de gym avec vélo d’intérieur et tapis roulant de simulation de marche… Oh, la croquignolette ! Elle a de mignons brodequins de montagne en croute de cuir de poussin vert. Son jean est vert d’eau, sans ceinture, sa chemise de bucheron vert-sapin et son blouson matelassé vert-cyprès. La stupide opportuniste ! Charognarde et caméléon avec ça… Elle croit me prendre par les sentiments avec son écologisme vestimentaire de magazine de mode. Pour moi, elle n’est qu’un instrument. Oh, elle trébuche ! Elle est capable de péter sa caméra en dévirant sur les pierres… Non, elle tient le coup. Il lui faut bien encore dix minutes de montée.
Un dernier tour d’horizon : le ciel propre, ni hélicoptère, ni avion. Pas un mouvement suspect, pas un mouvement de lumière à travers les forêts et les vallées. Elle a bien fait de prendre ma menace au sérieux. A moins qu’ils soient parfaitement camouflés. Non, son éthique n’est pas celle de cette morale judéo-chrétienne qui fonda le capitalisme, mais celle de son business, uniquement. Je suis pour elle un contrat. Surtout ne pas le rater. Ça foutrait en l’air son suspense, sans compter son mythe, si elle me faisait coffrer par les flics, l’armée et tout le toutim… Il suffit que je m’asseye dans cette conque granitique pour me protéger de tous les regards possibles, sauf satellites, peut-être, et à l’abri du rayon de la caméra de l’Hawks…
Qu’est-ce que c’est que ce dingo que je suis ? Et je ne peux pas me défendre de dire de telles démantibulations du bulbe ? Je suis devenu trouffion de quelle secte ? Et pas moyen de se faire entendre de celui-là ! Il a la tête plus dure que son granit. Il a du faire du zen ou du yoga pour cesser de penser d’un coup comme ça. Si ça suffit pas d’être empaffé dans sa tête de bois d’arbre, je vais bientôt me retrouver en tôle et camisole en plus de ça ! Horreur, voilà que j’emploie son genre de vocabulaire. C’est un coriace qui va pas me lâcher au doigt et à l’œil, comme un cornichon dans son aigre bocal. J’ai ses mains de singe, ses dents cariés sous la langue, je peux même la bouger sous mon propre contrôle, trouver mes gencives croûteuses, mes incisives plâtrées de vieille boufffe salivée… Heurk… Et j’ai ses mots, ses phrases, je lui parle tout haut, tout seul, et ce sont mes lèvres que je sens s’ouvrir et se gercer dans le vent cisaillant de cette crête vide et pelée. Comment puis-je être un ténébreux pareil, avec ces mains couleur de thé usagé ? Qu’est-ce qu’il est parti pour me faire faire ? Avec son crâne dur de tortue malade et vénéneuse… Je suis changé en dément, et je ne peux pas m’en décoller de toutes mes fibres et de tous mes pores… Ah, l’horreur ; ça me passe partout quand nous parlons, comme la fuite d’un rat dans l’œsophage…
Photo : T. Guinhut.
- Arielle Hawks ?
- Greenbomber ?
-Lui-même. En vert et en os. En vert et contre tous.
- Je doute que les plus élémentaires lois de l’hospitalité vous permettent de m’offrir un thé chaud…
- A moins que je laisse infuser mes mains dans l’eau de source glacée.
Je vis alors, à travers une pupille et un nerf optique qui n’étaient pas les miens et que je sentais pourtant s’animer d’influx comme étant partie intégrante de ma chair et de mes réactions, le visage d’Arielle Hawks cicatrisé par une moue de répugnance à la vue de mes ongles craquelés et jaunâtres, de leur quart de lune charbonneux, des plis nombreux et bruns de mes mains ensuifées, de mes manches cartonnées de crasse scintillante, sans compter la loque serrée de ma cagoule, dont la laine et le cuir sentaient la brebis chaude et le sanglier crouteux… Comment pouvais-je tenir ferme dans cet état immonde et devant l’Hawks, alors qu’un sixième sens venu d’on ne sait quel moi m’avertissait que le parfum de l’églantine, dans la vallée, l’avait frôlée ? Elle posa l’étui de cuir glacé de sa lourde caméra, s’accroupit et se mit à l’ouvrir. Puis elle braqua d’abord l’objectif vers le demi-cercle des montagnes bleues et voilées.
-Monsieur Greenbomber voit-il un inconvénient à ce que je prenne quelques plans du paysage ?
- Pas le moindre.
- Vous ne craignez pas qu’on reconnaisse les formes des sommets ? Le dessin des vallées ?
- Ils ne sont guère caractéristiques. Du moins pour qui ne sait pas les aimer.
- Et si on les identifiait ?
- Aucun problème, Mademoiselle Hawks. Cette cabane n’a aucune importance. Je n’ai pas le goût bourgeois de la propriété. Peut-être n’est-ce pas la bonne cabane. Et s’il faut effacer les traces, la brûler…
L’aisance de son coup d’épaule pour enfourcher la caméra me surprit. J’aurais voulu lui dire quelque chose alors que l’homme en quoi j’avais été changé prit ma place. Ou plutôt, une fois extériorisé, je devins, une fois de plus et sans cesse, lui.
- Greenbomber… Qui êtes-vous?
- Vous êtes une humoriste accomplie, Mademoiselle Hawks…
- Je ne vous demande pas d’ouvrir votre passeport. Ni votre sale cagoule.
- Quoi d’autre alors ?
- Vos motivations, votre stratégie. Votre sensibilité humaine, si vous en avez une.
- Je veux ça partout.
- Quoi ?
-Regardez. Tout ce qui s’étend sous le cercle de mes bras. Sous l’œil de votre satané bordel d’appareil qui s’obstine à rester braqué sur moi. Le bosquet de bouleaux. La source. La cabane de rondins. Ce serait mieux si elle avait été faite de pierres trouvées et de bois mort. Ciel et cirrus, montagnes, forêts et gorges rocheuses intouchées. Le vierge, le vivace, le bel aujourd’hui naturel. L’homme à l’orteil léger sur l’herbe aux mille espèces, du lichen à l’épicéa, de la bactérie au cerf, de la coccinelle à l’oiseau, des larves aux papillons. Le vent pur et libre.
- Résumons-nous, Greenbomber. Dix-huit attentats. Dont sept revendiqués. Onze légendairement attribués. Vous êtes un mythe pop. On vous consacre une cinquantaine de sites sur Internet. Une bibliographie dans la presse mondiale à faire couiner d’envie le Pape et le Dalaï-lama. Les philosophes Michel Foucault et Jean-François Revel vous ont chacun consacré un essai. Un éditeur de San-Francisco a imprimé vos libelles suivis d’une hagiographie avec du sang humain sur quatre-vingt feuilles d’érable reliées en écorce. Vos courriers sous papier recyclé ont tué à l’ouverture vingt-trois personnes, dont une fillette de trois ans, et blessé dix-sept autres aux Etats-Unis, Canada, Mexique, Suède, France, Allemagne, Royaume-Uni et Russie. Plus le Japon, Hong-Kong et l’Australie. L’une de vos victimes vit à Bilbao avec quatre membres artificiels et un convertisseur vocal sur le larynx. Avez-vous pitié ?
- Non.
- Quelques-unes de vos victimes sont innocentes de tout ce que vous reprochez à l’homme civilisé.
- Non. La fillette dont vous parliez, en tant que petite fille de l’industriel milanais de la chimie Gian Carlo Frescobaldi, n’avait aucune chance d’échapper au déterminisme éducationnel de son milieu.
- Et sa nourrice ?
- Idem. En tant que valet du capitalisme technologique, elle était sa prisonnière autant que sa complice et sa justification. Je l’ai délivrée.
- Vous êtes abominable, Greenbomber ! Un monstre !
-Tout doux, l’Hawks… Allons, je vais vous consoler d’un scoop. Parmi les onze attentats au courrier piégés qui me sont attribués, huit sont de mon fait. Seulement trois ont été réalisés par des fans, des imitateurs quelconques.
- Lesquels ?
- Celui de Sydney. Bien que j’aurais pu m’en charger. Il est parfaitement en accord avec mes vues.
- Pourtant… Saül Dutchberger… Le directeur de l’Opéra ! On ne peut pas dire qu’il complotait contre la nature.
- Erreur, l’Hawks. Toute culture est une injure à la nature. Il régnait sur son architecture à coques de béton, contribuait à massacrer des arbres pour faire hurler Stradivarius et Amati, et, suprême trahison envers Gaïa sa mère, a fait jouer l’opéra de Constanz Walz : Technic voices, dont les voix ne sont restituées qu’après un passage par des filtres électro-acoustiques. Celui-là méritait également de crever d’un éclatement de l’estomac. Quant à ce Walz, il saura qu’il ne peut plus ouvrir la moindre lettre, le moindre colis, de sa courte vie.
- Et les deux autres ?
- Munich.
- Christa Hebbel. La Présidente du parti des Verts. Et son secrétaire. Je comprends.
- Vous ne comprenez rien ! Là encore celui qui a fait cela a mon entier soutien. On ne peut être vert sans être radical. Ses arrangements avec le pouvoir n’étaient qu’une stratégie de corrompute, de salope !
- Et sexiste avec ça !
- La forme de son cul ne change rien à l’affaire.
- Et le dernier ? L’approuvez-vous également ?
- Clermont-Ferrand ? Non.
- Là, j’avoue, je ne comprends pas… Le directeur de recherche du Centre de Transgénie Végétale. Cela doit être pour vous une évidence que de désapprouver les manipulations génétiques sur les plantes agricoles…
- Celui qui lui a arraché la tête avec le colis qu’il a déposé dans sa voiture électrique n’est qu’un amateur. A un second regard, cet apprenti-sorcier de Marc Olivenstein prépare la revanche de la nature. Ses plantes modifiées deviendront folles contre l’homme en obéissant à la raison inconnue de Mère Nature.
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.