Parador Palacio de Monforte de Lemos, Galicia. Photo : T. Guinhut.
Bironpolis
Incipit
La République des rêves III
L'Harmattan, 2023.
Au matin, Louis petit-déjeune seul, légèrement fébrile, comme s’il était au centre et en haut de son itinéraire. Puis, ayant revêtu les vêtements d’usage, il descend se mêler à la foule des congressistes du château de Biron. Une hôtesse lui remet son badge et le programme où il a le petit crissement de vanité de voir figurer son nom. C’est à peine s’il a le temps de repérer les noms d’Arthur et de Robert qu’il est accosté, happé, entraîné par ce dernier.
- Ah, te voilà ! Nous t’attendions hier au soir… Il y avait du Château Gilette dans les verres et des poèmes sur les lèvres… Je ne te précise pas ce qui était le meilleur… Nous t’imaginions en train de dormir en braconnier dans une cabane de branches en plein taillis. Viens-tu chercher ces lauriers de la consécration qu’on accole au lièvre au four, chausser les palmes académiques pour nager à l’aise dans le bocal de la gloire de clocher ? Viens, je vais te présenter, s’époumone Robert, comme grisé par les parfums intellectuels qui auraient déjà dû éclater à l’odorat de Camille parmi cette digne assemblée d’individus papotant.
- Regarde cette basse-cour ! Les officiels gallinacés se dresser sur leurs jabots… Sarlande, chauve Président Républicain du Fonds Régional d’Art Contemporain ; Antonelli, Député aux lourds sourcils de Biron, Président du Conseil Général de Dordogne et Trésorier National du Parti Socialiste ; Madame et Monsieur Delmas-Vieljeux, plus jeunes que jamais malgré leurs quarante ans de règne sur Bordeaux et l’Aquitaine ; Dalbret, Député-Maire de Gradignan, dont tu reconnais la chemise bleu républicain comme s’il rythmait en tenue d’été la circulation des carrefours pour faire se garer Delmas-Vieljeux vers le cimetière et prendre sa place à la Mairie de Bordeaux; Madame Vital-Carles, pétulante Conservatrice du Musée des Beaux-Arts dans sa robe aux verts nymphéas… Tout Bordeaux, toute l’Aquitaine, est là. Sauf Martial Lespinassières qui, lui, est en résidence au colloque de Prisonpolis ! Sans compter ceux qui sont déjà dans l’amphi…
- Arrête, ami bavard, où est Arthur ?
- Il est là. Suis-moi. Tu vas rencontrer David Johannes qui avec Arthur a accroché tes photos, édité l’affiche et le dépliant que tu as joliment titré « Herbes, feuillages et chemins périgourdins ». Tu sais qu’il est un des dévoués auteurs d’Arthur. Il délaye tellement le poème dans le blanc de la page qu’on dirait l’intérieur d’une boite de lait en poudre. Ou alors, il joue avec les nouilles alphabet du potage. C’est pâteux. La langue y reste plantée.
C’est bien Arthur qui se lève vers lui, raide avec une jambe qui semble retarder, le toupet d’une mèche pâle agité au-dessus d’un sourire naïf, triste et crispé… La voix paraît sortir d’un appareil mécanique et pulvérisé de blancs dont la vitesse ne peut être changée ni modulée :
- Comment ça va très bien ? Je vais beaucoup mieux. Je peux parler phrases manquées. Camille, ça va très bien, vous voyez. L’orthophoniste m’aide beaucoup. Je fais des progrès de… Il s’arrête, la bouche épuisée, vidée.
- J’ai vu que tu allais lire quelque chose…
- C’est mots d’avant. Pas commencé écrire… Johannes dira moi. Connaissez Johannes : le nouvel Hölderlin de Bordeaux. Pardon, je vais… Une place fatiguée… écouter. Merci beaucoup, Messieurs… La saccade trouée de sa diction s’achève, à bout d’énergie.
Johannes, inquiet, le suit des yeux. Jusqu’à ce qu’Arthur s’asseye le plus lentement possible. Ce Johannes est un drôle de jeune homme, grand blond fou frisé, le nez droit dans le prolongement de son front d’éphèbe, le menton aussi croquant qu’une pomme de terre nouvelle, l’œil amusé et mouillé comme s’il était enrhumé, batifolant du regard sans s’accrocher longtemps quelque part, joli comme une publicité pour un parfum aux épices et au cédrat. Il se tourne soudain vers Louis :
- Heureux de vous voir enfin. Vos photos. Des miniatures baroques, n’est-ce pas ? Du minimalisme magique. Ou le drapeau vert du militant écologique?
- Pas du tout ! Un regard qui ne se laisse pas enrôler… Merci pour l’accrochage. Est-ce que l’on peut aider Arthur ?
- Non, celui qui reste dans le corps d’Arthur veut s’aider seul. Faites comme si de rien n’était.
- Mais où sont les artistes, les savants, les écrivains de ce colloque ? Et Virgile de Saint-Avit ?
- Sans nous compter, et hors les scientifiques qui ne sont pas arrivés, il y en a là quelques-uns, répond David Johannes, la langue excitée de salive. Le gros jovial, là-bas, Marcos Patureau, jacasseur et courtisan de tout ce qui porte titre officiel, est « le peintre abstrait le plus radical qui soit » selon ses propres termes. Il couvre ses toiles de dizaines de couches de blanc pour ne laisser apparaître qu’un point. Toutes les nuances les plus infimes des couleurs sont tour à tour convoquées et caractérisent sur chaque tableau le point. Dans quelques dizaines d’années, s’il ne meurt pas avant, le dernier point sera également blanc sur le dernier tableau. C’est un théoricien bavard qui t’en dira plus si la patience t’en dit. Ah, voici Patrice Letellier dont le dernier livre, Silence blanc, vient de paraître.
L’écrivain tend alors une main longue aux ongles en deuil sous un visage blême masqué de lunettes cerclées de noir. Non sans répugnance, Louis saisit cette main qui se révèle sans force, aussi molle et suintante qu’un préservatif frais débondé, bien que chargée d’une bague aux dents cruelles et entartrées de vert de gris. L’écrivain se détourne aussitôt, comme retournant à la majesté de son intériorité.
- Il a consacré à Bordeaux plusieurs livres, précise Johannes, où des personnages falots à la Beckett figurent la décomposition des milieux d’affaires et d’administration… C’est notre grand écrivain. L’écrivain des désabusements, des amours jamais vécues, des vies épuisées. C’est le délectateur du morose, le conspueur de la condition humaine, celui qui figure la face pourrie de l’universel. Celui qui a fondé le concept de judaïté intime de l’écrivain sous l’occupation capitaliste qui le déporte vers le camp du silence. Son dernier livre, péniblement publié par Arthur, suscite la ferveur de quelques-uns et l’indifférence de tous. C’est une sorte de récit intérieur et fragmenté dont l’enjeu est la dissolution du monde et de la parole jusqu’à l’accession à l’ange absent de la mort…
- En voilà un, coupe Robert, qui a trempé sa plume dans le sang de navet qui lui défigure les traits. Sans compter le venin plaintif de l’idéologie marxiste qui lui tient la langue sous perfusion continue… Peut-on dire de telles conneries : assimiler le capitalisme au nazisme !
- Comment explique-t-on la ferveur de quelques-uns ? interroge Louis.
- Sans compter Saint-Avit qui en raffole, quelques intellectuels et officiels des Commissions à la Lecture et de la Direction du Livre sont impressionnés par sa logique incontournable de la fin dernière de la littérature qui est assomption et adéquation au silence et à la mort…
- Pouah ! s’ébroue Robert. Quel plat morbide et grotesque tu nous sers… Johannes, tu te laisses complètement piéger. Voilà bien le dénominateur commun des auteurs à gueule de raie pas fraîche d’Arthur. On se demande pourquoi il publie ma paillarde œnologie et les photos de Camille dont l’ouverture sensuelle au réel est à cent mille continents de cette démission devant la vie subventionnée par le ministère Lecommunal. Sûrement parce que ce sont les seules choses qui font vivre et non crever sa boite. Quoique je la voie maintenant bien mal partie…
- Les intentions de l’éditeur sont impénétrables, conclue Johannes avec un sourire doucement sucré. Quoique ma gueule de poète soit, dit-on, la plus fraîche de Bordeaux. Venez maintenant. La première partie du colloque commence à côté.
La petite foule débouche en effet dans la salle du Conseil Général. Sur la pierre ocre, scintille l’aluminium et l’ébène d’un faisceau de colonnes post-modernes, dessinant autour et au-dessus des conférenciers attablés le masque vide d’un temple dédié au dieu improbable du civisme. A peine une centaine de personnes s’assied sur le bois et velours rouge de l’hémicycle. Le Ministre de la Culture et des Télécommunications du gouvernement socialiste, Raymond Lecommunal, vient à la tribune, hausse son menton au plus haut que sa petite taille le lui permet, lisse du plat de la main les épis de sa coupe de coiffeur pour garçonnet, fait claquer son papier au sortir d’un porte-document de cuir précieux et fauve, et commence, d’une voix fluette, et de bon ton.
- Je déclare, Mesdames et Messieurs, l’Aquitaine République des Savants ouverte. Où nous allons répondre ensemble et chacun à cette question : Comment amener la communauté humaine à plus de communauté, de communication, de qualités ? N’est-ce pas l’union de l’art, de la science et de la politique, et leurs progrès, qui fonderont le sens et la destinée de la communauté ? Ici, nous avons élu les artistes et les savants, dignes de représenter l’Aquitaine et l’humanité, et de nous ouvrir à la planète, en un bel éclectisme. C’est avec l’espoir d’imaginer avec eux un monde meilleur de convergences que nous sommes là, d’imaginer la conviviale et parfaite communauté pour laquelle l’état est l’ordonnateur privilégié. Ce sont les savants et les politiques qui font le monde. Alors, pourquoi des artistes ? Sinon pour le regard et la perspective, pour illustrer et rendre visible ? Le savoir ne suffit pas puisqu’il y faut l’art, le faire et la forme, puisque les objets de la science et du politique passent aux mains du designer et du publiciste. Nous irons chercher parmi les artistes les plus avancés l’image esthétique de l’esprit du temps pour qu’ils trouvent leur légitimité dans le circuit économique généralisé et au-delà. C’est ainsi qu’ils pourront irriguer de leurs formes et de leurs lumières chaque fibre d’une démocratie où chacun se révèle bientôt un artiste à une seconde planétaire et, si vous le permettez, idéale. A nous, je vous prie, la communauté généralisée : notre Aquitaine Communauté des Savants !
Saisissant des deux pouces les gris revers lustrés de son costume Yves Saint-Laurent, Lecommunal s’incline enfin parmi la mollesse des applaudissements, pendant que Robert persifle à l’oreille de Louis :
- Regarde, il rejoint Léo. Il a dû prêter la main à son discours rasant…
- Mais c’est fou ça, s’irrite Louis, c’est mégalo, trop beau, pourri d’illusions. C’est de l’enrôlement dans l’Etat-Dieu ; il ne manque plus qu’un Roi Soleil et son cortège d’artistes officiels…
- Ils sont là partout, pouffe Robert. Et guère lumineux…
- Un monde pareil, ça ne peut pas exister. Pour que le monde avance, il faut aussi de la désunion, de la liberté. Et si le désigner et le publiciste travaillent pour séduire et créer une clientèle, pour la plus grande majorité possible, l’artiste travaille pour lui, pour son projet, et pour quelque- uns. Il n’a guère l’illusion du consensus.
- Oui, l’apaise Robert. Mais le sculpteur des cathédrales travaillait pour la foule. Pour une foule à édifier et enrôler, certes, qui cependant y trouvait éducation et plaisir. Et il y a des publicitaires qui sont plus artistes que ceux que tu vois ici. Ces tableaux monochromes de Patureau qui sont de la même couleur que les murs. Ces sculptures sur le parvis en carcasses de voitures chiffonnées et calcinées, couvertes de tags roses et verts fluos… Pendant que toi on t’a mis derrière les tables du buffet. Et qui dit que tu es un artiste ? Avec tes petits feuillages, tes sentiers et tes monts de rien du tout, tes bouts de villes et de villages ?
- Un début d’artiste, peut-être. S’il y a une émotion inédite, une construction fictive un peu signifiante, un autre regard et une autre liberté, critique, interrogative ou contemplative, ça suffit…
- Chut, ça reprend.
En effet, on subit aussitôt les pompes et ronronnements des discours officiels d’ouverture, des échanges d’hommages, remerciements et compliments formels entre élus, entre la petitesse de Lecommunal et les hauts sourcils broussailleux d’Antonelli, entre la calvitie de Sarlande et la silhouette d’éternel jogger de son beau-père Delmas-Vieljeux dont les étoiles de rides scintillent d’amabilités trop mielleuses et ronflantes pour être honnêtes à l’adresse de ses adversaires politiques. Les personnalités changent et le discours est le même, jusque dans l’humour attendu… Tout cela plonge Camille dans l’étonnement, l’abattement, l’ennui, l’éloignement enfin… Très vite, il n’écoute plus, éprouvant une terrible nostalgie de la nuque de Flore, de la finesse de ses cheveux, de la marche entre les fourrés, sur un chemin aux ornières colorées… Parfois, il regarde de loin Arthur, le dos droit, les traits tirés, semblant agripper de force ses oreilles aux discours, ou serrant en silence une main aussitôt disparue dans l’indistinct murmure entre deux allocutions, un blanc de fauteuils vides et rouges autour de lui. Lorsqu’en conclusion, Raymond Lecommunal revient les bras largement ouverts inviter l’assemblée à prendre part à l’apéritif, Camille doit réveiller Robert ronflant sur sa panse…
- Mais il ne s’est rien passé ! Et déjà une matinée de ce fameux colloque est passée, s’exclame Louis.
- Au contraire, tout s’est déjà passé, s’amuse Robert. Les officiels se sont mutuellement changés en canards laqués de respectabilité et de culture. Les communications littéraires, artistiques et scientifiques annoncées ne sont pour eux que menu fretin dont seul compte le degré de prestige admis de leurs auteurs. Ils vont cacher leur ennui sous les ocelles de leurs queues de paons ou s’éclipser pour réapparaître lors des allocutions du buffet de clôture. Où ils s’autocongratuleront de nouveau. Quant à nous, pour qu’il se passe quelque chose, irons-nous enfin, sur le rôti de bœuf annoncé, boire notre Château Latour ?
L’après-midi vit s’égrener les communications des « Délégués à l’Action Culturelle », « Conseillers Artistiques », « Directeurs des Offices du Livre » et autres « Conservateurs de Musée » qui vinrent faire un glorieux bilan de leur travail. Précautionneux, glacial, gourmé, le visage filiforme de Virgile de Saint-Avit offrait affablement parole aux ronds de jambes et de langues de Paul-Pascal Ferrères dont la grosse figure de garçon gâté rosissait par tranches de magrets successives, hélas changé en lard brûlé dès lors qu’il devait céder la place au beau nez en bec d’aigle de la brune et impérieuse Madame Vital-Carles… On apprit comment se distribuait et se gérait l’argent public, quelles manifestations, quels artistes, éditeurs et associations avaient été soutenus, mais aussi et surtout où était l’avenir des arts. L’autosatisfaction régnante ne fut qu’un instant interrompue par la banderole rouge sur fond noir d’un vieil insubventionné et impublié chronique, barbu gris jusqu’au ventre, manuscripteur et distributeur à tour de bras dans l’Aquitaine entière de ses interminables « poèmes ouvriers » sous le label de « La Plume et l’Outil » qui manifestait « contre l’écriture assistée par ordinateur et le gaspillage des deniers publics » et qui ne réussit qu’à indisposer de son odeur de bouc de Katmandou le pauvre Virgile de Saint-Avit réfugié dans les senteurs de sa pochette de soie blanche.
- Dommage, persifla Robert, qu’on ne ressuscite pas le drôle Martial Lespinassières de sa prison pour l’occasion. Il nous ferait un discours comme un strike de bowling dans les pantins de cette comédie !
C’est au sortir de ces allées labyrinthiques, rayonnantes et soigneusement balayées de la politique culturelle que Camille Braconnier se voit servir d’exemple et d’illustration. Virgile de Saint-Avit, Conseiller Culturel pour l’Aquitaine, qui a proposé « ce coup de pouce au travail de création du photographe » justifie son choix en une brève allocution. Il souligne « l’amitié au réel aquitain », « la conciliation de la nature et de son aménagement par l’homme », « l’équilibre aussi bien écologique que formel révélé par la rigueur et la sensibilité de l’artiste »… Avant de s’éloigner vers des gloses sur les paysages de Ruysdael, ces cimetières et arbres morts, ce qui parut à Louis en désaccord total avec sa démarche. À qui il est permis, en quelques phrases posées, de rétablir un peu de la chair son esthétique. Il ne sait si les applaudissements, qui lui glissent un frisson de plaisir le long des vertèbres, s’adressent à la qualité de ses images, de sa prestation, ou au théâtre convenu de l’événement… Un apéritif est aussitôt offert devant l’accrochage de ses photographies de collines emmêlées, de prés marquetés et de chemins tournoyants, de petits espaces botaniques subrepticement ouverts sur des habitations, des zones artisanales, sur des horizons ennuagés, images alternativement agitées, apaisées… Il y a un murmure poli d’approbation, un toast par un adjoint au maire qui reconnaît « avec une fierté communale légitime » un bout de sa maison et de ses géraniums sur une photo… Du souffle puissant de ses narines aussi velues que ses sourcils, Antonelli se félicite de « l’inscription de l’artiste dans son terroir », regrettant cependant « l’absence de ces grands panoramas francs comme la main où souffle l’esprit du pays » et vient ostensiblement serrer de sa large pogne prédatrice la main de Louis, vérifiant d’un œil charbonneux qu’il est bien sous le cadrage des caméras et des flashs.
- Félicitations, Monsieur Braconnier ! On est toujours du pays de son enfance.
- Merci. Mais je ne suis pas natif du Périgord. Désolé.
- C’est vrai, vous êtes un Bordelais, un promeneur… L’argent de nos contribuables n’a pas été dévoyé, si, grâce à lui, nous pouvons regarder notre Périgord comme nous ne l’avions jamais vu. Vous voilà un peu mon enfant adoptif…
- C’est trop d’honneur…
Mais on est déjà passé dans la salle suivante où Virgile de Saint-Avit tient par l'épaule le jeune Omar Kaled, vantant ses « sculptures agressées », « leurs vertus de pillage, d'arrachement et de marquage tribal », « ces trophées culturels des guérillas dans les banlieues exclues du monde bourgeois », « ces pulsions du droit à la différence », « ces revendications pour la fraternité des peuples »… Ce sont des portes de bagnoles déglinguées peintes de tags fluos et des petits bonhommes combatifs des jeux vidéo. Alors qu'on change encore de salle pour méditer devant les « peintures punctiformes de la même couleur unie que les murs » par l’inénarrable Marcos Patureau, Robert grommelle plus haut qu'il ne faudrait :
- Quelles couillonnades d'analphabètes ! Sous prétexte que cet Omar a la peau couleur de cirage maghrébin, on n'ose plus porter un jugement. Ce que Virgile de Saint-Vide appelle vertu, je l'appellerais plutôt vice. Questions de valeurs culturelles, certainement!
Louis lui fait alors doucement remarquer que cet Omar a le mérite au moins de poser un problème éthique, sinon esthétique…
Dans la cour, la foule empressée, se tasse, se heurte autour des micros et caméras de télévisions régionales et si possible nationales, dont l'une a cru tout à l'heure survoler un instant les Sentiers de Périgord de Louis…
Raymond Lecommunal, Ministre de la Culture et de la Communication, Virgile de Saint-Avit, Conseiller Culturel pour l'Aquitaine, et Léo Morillon, le philosophe bien connu de La Cité responsable, rivalisent avec la plus grande aisance de remerciements et rhétoriques officielles, choquant le verre de l'amitié, et brillent de phénoménologiques et platoniciens commentaires sur les sculptures d'un petit homme italien fort célèbre dans la sphère de l'art, et cependant modeste, discret, monopolisé par nos trois Parques culturelles, et qui repart de suite pour New York sans pouvoir honorer le buffet généreux en spécialités aquitaines... Buffet bientôt pris d'assaut par l'avidité, la rapacité des ongles et des dents des congressistes abondants…
Près de l'immense pièce montée couverte de roses socialistes en sucre pillées par les mains des invités, le Ministre Lecommunal serre, avec une réticence que ne cachent pas les verres de ses lunettes floues, les doigts républicains du Député Maire de Bordeaux, Delmas-Vieljeux, dont les rides semblent se crisper comme un citron desséché. Très vite, le potentat aimé du Vieux Président se rabat sur sa garde gauche, à la rencontre d’Antonelli, Trésorier National du Parti Socialiste et Député de Biron, exalté, qui mouline l’air de ses bras puissants et agite ses larges lèvres préhensibles en approchant Lecommunal. Il lui consacre une généreuse et longue accolade sous l’œil attendri des caméras, malgré la troublante différence de taille. Hilare, Antonelli domine le Ministre de toute la violence altière de ses sourcils hirsutes dont le centre de gravité semble avoir déplacé le système pileux du visage de Staline. Les rejoint la calvitie brillante de Sarlande, apportant dans une nouvelle et triplice accolade sa ville pourtant républicaine de Pauillac offerte comme l’agneau sacrifié sur le banquet de Bironpolis.
Séparé de Robert par la foule - Léo s'est agglutiné avec succès à la veste de Lecommunal qui lui tend un verre de Lynch Bages 1966 en même temps qu'à Antonelli apparemment assoiffé - Louis est repoussé dans la cour-jardin, vers les travaux du sculpteur italien:
Ce sont, dans un bosquet peu visité, des écorces de bronze figurant des hommes en marche, ou couchés, aux bras enroulant des troncs, des nids de feuilles de cuivre. Des oreilles, mains et pubis féminins en terre cuite sont dispersés dans les hasards de l'herbe.
Coude à coude et bousculés, Louis tente d'approcher et de parler enfin à Virgile de Saint-Avit. Mais après avoir reçu avec onction les remerciements, celui-ci reste formel et distant, semblant de ne pas entendre que ses photographies ne sont pas seulement des instruments de conciliation idylliques ni des dénonciations écologiques, mais qu’elles sont des métaphores plastiques... Il dit « oui », « très beau », « à confirmer », et s'éloigne au moyen d’un « excusez-moi » furtif, laissant Louis tout niais, avec le verre vide distraitement offert, et seul sur le côté de la société.
- Laisse, le console Robert. Ce Virgile n'aime que les puissants. Que les grosses légumes. Avec son visage aussi jaune perché qu'un salsifis, son saint avis n'est que celui des médaillons de foie de veau distribués par le prestige institué, académique et artificiel. Tu gratteras sans fin sous ses couches de vernis pour ne pas y trouver la moindre moelle d'authenticité, le moindre sentiment personnel. Il parle peu. C'est pour garder son mystère d'oracle dit-on. En fait pour impressionner les niais et réserver sa salive au lèche-cul des ministres et des plus courtisés parmi les commissaires d'expositions internationales. Il pète et pisse et rote comme tout le monde, mais avec une telle retenue et onction qu'il finira par se pétrifier d'une glaciation des sphincters...
Le soir venu, Louis retrouve un moment de sérénité dans la solitude de la cour-jardin, parmi, sur le sol, les « Pierres de Dordogne » du sculpteur italien Giuseppe Penone, galets parfois énormes, scarifiées de feuilles et de mains, par endroits recouverts de lyrismes végétaux, de peaux de bronze et des pommes de terre en or.
(...)
Thierry Guinhut
Extrait du roman : La République des rêves
Une vie d'écriture et de photographie
Les Portes-en-Ré, Île de Ré. Photo : T. Guinhut.