traduit du japonais par Dominique Palmé, Folio, 288 p, 7,50 €.
Ôé Kenzaburô : Arrachez les bourgeons, tirez sur les enfants,
traduit du japonais par Ryôji Nakamura et René de Ceccatty,
L’Imaginaire, Gallimard, 238 p, 8,92 €.
Ôé Kenzaburô : Adieu mon livre !
Traduit du japonais par Jean-Jacques Tschudin et Sumi Fukui-Tschudin,
Philippe Picquier, 476 p, 23 €.
C’est avec un sentiment de « terreur sacrée » que le Prix Nobel 1994 de littérature Ôé Kenzaburô, en particulier pour son foisonnant Jeu du siècle, relate le choc de sa visite à Hiroshima au tournant de sa vie. Outre celui de la naissance de son fils handicapé, il faudra surmonter tout cela par l’écriture, celle des Notes de Hiroshima, puis celle d’Arrachez les bourgeons, tirez sur les enfants, avant de pouvoir dire : Adieu mon livre ! Le démiurge poétique en ses romans apparait également comme une grande conscience morale japonaise.
Traversant ce que sont encore les ruines du ravage de la bombe nucléaire américaine tombée en 1945, l’écrivain japonais se doit de se remettre vigoureusement en question : « Après une semaine passée dans cette ville, j’avais révisé de fond en comble mon attitude à l’égard de ma vie personnelle. Ce qui allait aboutir également à une transformation radicale de ma propre littérature ». En effet, en 1963, il est dans les affres d’une paternité contrariée : son fils restera gravement handicapé - ce qu’il racontera dans Une Histoire personnelle. Nul doute que les souffrances des atomisés le touchent. L’on peut comprendre alors son refus, en octobre 1995, de venir en France, quand les essais nucléaires battaient leur plein. En fait l’écrivain dit avoir été sauvé du suicide par son fils qui deviendra compositeur, et par Hiroshima. Dans les hôpitaux, il se penche sur les malades et découvre le dévouement des médecins, relativisant son propre tourment. Il évoque le destin tragique de ceux qui meurent des suites de l’atomisation, de ceux qui se suicide pour que cette mort soit leur mort et non une conséquence de la bombe. Cependant ces Notes sont parfois inégales. Ôé Kenzaburo ne se pose guère la question des responsabilités. Le Japon impérial méritait-il son châtiment ? A-t-on ainsi évité une pire propagation de la guerre autour de l’archipel qui menaçait de durer indéfiniment ? Pourquoi a-t-on choisi de jeter deux bombes nucléaires sur des populations civiles ? Mais rien en fait n’excuse les Etats-Unis d’avoir retardé des offres de paix japonaises pour pouvoir tester leur agent meurtrier sur du matériel humain…
« C’était une époque de tueries. Tel un interminable déluge, la guerre inondait les plis des sentiments humains, les moindres recoins des corps, les forêts, les rues, le ciel, d’une folie collective ». Nous lisons ce réquisitoire parmi les pages d’Arrachez les bourgeons, tirez sur les enfants ; ainsi la guerre, qu’elle soit locale, mondiale ou atomique, passe comme un drame cosmique qui ne laisse intacte aucune dignité. Reste-t-il des innocents ? Oui ! proclame la conscience de l’écrivain : les enfants. Même venus d’une maison de correction et entraînés dans une cruelle odyssée, ils resteront des enfants. Seul être humain vrai, l’enfant narrateur refusera toute compromission avec la terreur et se privera du riz des villageois pour, malgré les coups, courir vers des lieux « encore plus sombres ».
Notre juge de l’Histoire cède-t-il à une idéalisation de l’enfance, au romantisme du délinquant ? Les bourgeons de la maison de correction ne sont probablement pas tous aussi innocents que les paisibles victimes d’Hiroshima. Hélas, Hitler, l’empereur du Japon, y compris celui qui lâcha du haut de son avion la bombe, ont été des enfants. Cependant force est de constater que les villageois sont pires que ces « mauvais enfants » qu’ils veulent éradiquer comme une épidémie, que ces exclus qu’ils veulent chasser de leur territoire ou parquer.
Reste que cet apologue d’Ôé Kenzaburo garde une portée universelle et toujours d’actualité, sans oublier la dimension symbolique de cette enfance qui témoigne de l’aliénation d’une partie de son futur par le Japon. Arrachez les bourgeons, tirez sur les enfants est un récit épique haletant, pétri de violence. Et c’est aussi une parabole politique. Moins touffu que les grands romans comme Le Jeu du siècle, il n’en est pas moins aussi efficace que précieux. Un autre roman, sur les complexités de l’âme humaine et les empoisonnements au gaz sarin par la secte Aum, serait dans les cartons de l’écrivain. Dites-moi comment survivre à notre folie ? titrait-il un autre livre…
Lorsque, né en 1935, le spectre commun s’approche, il faut à tout homme faire un bilan. A fortiori pour un écrivain. C’est ainsi que le prix Nobel 1994, qui annonça en cette occasion ne plus écrire de roman, reprit « la plume-réservoir » pour offrir un volume de plus de mille pages, puis une trilogie consacré aux « pseudo-couples », dont le dernier volet, Adieu mon livre, est le seul traduit en français. Où le Japon d’Hiroshima et de Fukushima voit venir le spectre de la fin de sa civilisation. Ôé Kenzaburo joue-t-il le rôle d’une Cassandre, destinée à n’être jamais entendue, où joue-t-il sa dernière carte pour conjurer un manque de créativité ?
L’on n’a pas oublié sa dénonciation des groupuscules d’extrême droite et du nationalisme atavique dans les nouvelles du Faste des morts, le drame de son fils handicapé mental dans Une Affaire personnelle, des romans tant familiaux, oniriques, que politiques comme Le Jeu du siècle… Mais nous avons ici la chance d’aborder un continent inconnu, sa période tardive. 0n retrouve en cet opus testamentaire ces chères obsessions, mais aussi la défense du pacifisme inscrit dans la constitution japonaise de 1946, le combat anti-nucléaire, à l’occasion duquel il publia les Notes de Hiroshima. Celui qui eut dix ans quand jaillit la lumière de deux bombes atomiques, reprend sur le tard le bâton du pèlerin littéraire engagé ; tout en continuant à traquer le nationalisme qui se cristallise à travers le « problème Mishima », ce « héros culturel » dont l’attachement aux valeurs de l’honneur et du combat le conduisit au rituel seppuku. Pourtant, Ôé Kenzaburo, dans une insoluble contradiction, admire le sens du sacrifice de cet écrivain. Il va jusqu’à imaginer qu’il puisse avoir survécu, lui et sa « Société du bouclier », en un sursaut de politique fiction…
Ce serait injuste de dire d’Ôé Kenzaburô radote en écrivant Adieu, mon livre ! Il fouille son passé, son argumentaire politique et son esthétique romanesque, au travers d’une mise en scène : un romancier d’âge vénérable, nommé Chôkô Kogito, retrouve un ami d’enfance pour, en sa calme résidence au bord du calme forestier, échanger des vues sur le monde comme il ne va plus, peut-être promis à la destruction : « la disparition de la terre ou la fin du nucléaire» ? Car la catastrophe de Fukushima, écho de celle d’Hiroshima, est pour ce dernier, à tort ou à raison bien plus qu’un accident. Il s’agit là d’une crise technique, écologique et morale majeure, signant une fin des temps, comparable à l’entrée dans l’enfer de Dante, dont Ôé Kenzaburo est un fin lecteur.
Le récit se double et s’enfle des conversations avec des invités, dont son demi-frère architecte, avec lequel il a été longtemps brouillé, qui fomente un attentat terroriste visant à écrouler un immeuble. Ce qui échoue lamentablement. Doit-on prendre au sérieux cette histoire rocambolesque d’indignés internationaux qui devraient s’inspirer du geste de l’architecte ruineur de bâtiments ? L’intrigue reste au choix burlesque ou pitoyable. Mieux vaut s’intéresser à l’auto-examen de l’écrivain, accompagné de quelques intellectuels dissertant sur leurs romanciers favoris. C’est ainsi que le roman autobiographique, cette « montagne de signes annonciateurs », devient dialogue philosophique, en particulier dans le cadre du « pseudo-couple » formé entre Chôkô Kogitio et l’architecte Tsubaku Shigeru. Le double fictionnel de l’auteur et ses divers complices et disciples tracent les contours de l’engagement politique navrant ou idéal de l’intellectuel, ce en commentant des écrivains fondamentaux de tous horizons : Nabokov, Dostoïevski et ses démons, Céline… Parmi ces derniers, dans le grand écart entre Mishima et T. S. Eliot, et au croisement du « pseudo-couple » se profile la dialectique inhérente à la mission de l’écrivain : doit-il s’engager activement, voire violemment, au gré des causes collectives, ou devenir un philosophe des nuées, un contemplateur solitaire ?
Ce sont surtout les poètes anglais qui guident la réflexion éthique et prophétique : William Blake, et plus encore T.S. Eliot, l’auteur de La Terre vaine, dont les vers fournissent l’épigraphe du roman : « Que je n’entende pas parler de la sagesse des vieillards, / mais bien plutôt de leur folie, / de leur crainte de la crainte et de la frénésie ». Ce en quoi Ôé Kenzuburo semble prendre une ironique distance envers le propos apocalyptique de son vaste et hybride opus. Les vers du poète anglais sont aussi le pessimiste fil symbolique du récit à la rencontre de l’« art de détruire ». Là où la mort, individuelle et collective, voire de la civilisation japonaise entière, menace. Il y avait le roman de formation ; celui de Kenzaburo Ôé devient le roman du délitement.
Voyant s’approcher, comme une délirante pythonisse, ou comme cette Cassandre que personne n’écoute, la porte fermée de l’avenir, Oé Kenzaburo est-il dans l’hyperbole ? Son pessimisme est probablement, du moins faut-il l’espérer, bien excessif. Peut-être a-t-il tendance, comme bien des vieillards, à confondre sa désagrégation maussade avec l’état de la civilisation qui l’a vu naître. Reste, depuis la nostalgie de la forêt de son enfance, qu’il pointe d’un doigt accusateur, non dépourvu de justesse et d’humanité, la nécessité de transmettre aux générations futures un monde sain…
Journal de lectures non sans finesse, « projet vidéo », récits emboités, bribes philosophiques, autofiction, remise en question de ses procédés d’écriture, immense veillée pré-funèbre, ce roman est un monument impressionnant. Hélas menacé par le ressassement qui peut exaspérer le lecteur, ce que n’a pas oublié de pointer la critique japonaise, reprochant au prix Nobel l’érosion de sa créativité. Oscillant entre fiction un brin artificielle et essai visionnaire et érudit à demi ruiné, le livre est fragile, devant la mort inéluctable. Quoique son auteur, grande et inquiète conscience nippone, retrouvant le « caveau familial » et son « arbre personnel » comme pour retrouver la sérénité des peintures de paysage sur l’or des paravents anciens, lui survive encore, depuis quatre ans. Comme lui survivra le Japon, guéri des errements de la gestion de son parc nucléaire, archipel de nature, de traditions, de modernité et de technologie, archipel zen au milieu des vagues coupables et judicieuses des civilisations…
Le Cassandre du nucléaire se serait-il emballé ? Au-delà de l’usage militaire, imparable, de l’atome, il ne semble pas que l’apocalypse soit de mise. La catastrophe nucléaire de Fukushima de mars 2011 n’a fait en elle-même aucun mort, quoique 1700 cancers mortels lui soient attribués et une centaine de cancer de la thyroïde chez les enfants de la province. Le tsunami ravageur a lui causé 18000 morts. Reste que, si elle a un avenir certain, il n’est pas tenable que l’énergie nucléaire doive obérer la santé de citoyens. Seules recherche scientifique et sagesse, comme éviter de construire des centrales dans des zones à risque, alors que l’on avait refusé de construire plus haut cet équipement, sauront veiller sur notre avenir…
Thierry Guinhut
La partie sur Notes de Hiroshima a été publié dans Europe, janvier-février 1997,
celle sur Adieu mon livre ! dans Le Matricule des anges, octobre 2013
Cher monsieur Ginhut, j'ai plaisir à lire votre blog depuis quelques semaines. Je me permets donc de "commenter" votre intéressante recension.<br />
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Un détail tout d’abord, si je puis me permettre (mais je vous ai peut-être mal compris), votre remarque sur Fukushima ("Car la catastrophe de Fukushima, écho de celle d’Hiroshima, est pour ce<br />
dernier"), si "ce dernier" se réfère bien à Kogito, n'est pas juste : le livre japonais date de 2006, soit bien avant le tsunami...<br />
Sinon, je crois, comme vous, qu'il ne faut pas prendre très au sérieux cette histoire de terrorisme. C’est un alibi pour mettre en dialogue dialectique l’engagement politique et le désengagement<br />
littéraire.<br />
Je vous rejoins sur l'aspect théorique un peu forcé : Ôe articule tout son récit (assez artificiellement) sur des pseudo-couples : les jeunes révolutionnaires, Kogito et son demi-frère, Kogito et<br />
l'auteur, et même, à mon sens, Eliot et Mishima.<br />
Là où nous serions peut-être en léger désaccord, c'est sur votre expression "roman du délitement". Je ne crois pas qu'il y ait un tel délitement à l’oeuvre. Il y a une tentation de croire au<br />
délitement, de s’abandonner (Kogito délire au début du livre), puis une reprise (exagérée, vers l’action pure) et enfin une synthèse apaisée et ouverte, que symbolise la dernière partie, lorsque<br />
Kogito explique à quoi il occupe ses journées. Les vers finaux d’Eliot constituent alors une sorte de programme de vieillesse, bien loin du pur délitement de l’âme ! Certes, les vieillards échouent<br />
dans leur opération, ils semblent désemparés, désabusés par le monde qui les entoure. Cependant, Kogito (quel jeu de mot cartésien) n'abandonne pas le "combat", il le mène seulement à une échelle<br />
plus réaliste, plus viable, plus compatible avec ses forces. N'est ce pas, plutôt qu'un roman sur le délitement, une leçon de vieillesse ? L'action pure et l'écriture ambitieuse ne sont plus<br />
accessibles, mais une via media, celle de la conscience vigilante au monde l'est toujours. La vieillesse n'est plus une fin, elle est une attention au monde, une vigie, un témoignage (le vieil<br />
écrivain prend en note et interprète les signes de la catastrophe nécessairement à venir).<br />
Je me permets de conclure ce commentaire par ma propre conclusion (un peu sévère) à ma recension du livre (lisible sur mon blog):<br />
"Je demeure circonspect, quoi qu’il en soit, sur ce livre. La richesse des réflexions littéraires, sur Mishima ou sur Eliot, l’acuité de la leçon sur la vieillesse, la recherche d’une possibilité<br />
de l’engagement intellectuel dans une époque de désengagement désenchanté, tout ce qui fait l’intérêt du livre eût pu prendre place dans un bel essai plutôt que dans ce roman bancal, fiction de<br />
façade dissimulant une méta-fiction qui méritait, peut-être, un éclairage plus direct. La fiction-alibi, même assumée sans remords, ses soubassements critiques et théoriques à nu, me paraît<br />
artificielle. Ne serait-elle pas une facilité pour l’écrivain ? Bâtir une fiction pour ne pas avoir à écrire un essai, mieux sourcé, fermement argumenté, dialectiquement irréprochable ? Enfin, car<br />
c’est bien ce qu’examine l’auteur, que peut l’intellectuel ? Entre le détournement de l’œuvre par la politique, qui la récupère à son profit, et le risque qu’elle soit inutile, M.Ôe trace une forme<br />
de via media, modeste et responsable, de conscience vigilante au monde. Certes. Fallait-il vraiment un roman de 400 pages pour en arriver là ?"
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Merci de votre attentive lecture. Vous avez raison pour "ce dernier", il s'agit de l'auteur, ce que je corrrige aussitôt. Quant à votre réflexion sur la vieillesse, elle est judicieuse, même si<br />
malgré une sagesse apaisée au final, mais désabusée, je persiste à penser qu'en ce roman c'est le délitement qui domine.<br />
J'avais déjà lu votre intéressant article. Aussi je n'ai pas cru devoir lui emprunter ses réflexions. Espérons que nos deux lectures se complètent. Cordialement.<br />
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Présentation
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.