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30 novembre 2024 6 30 /11 /novembre /2024 16:34

 

Boite de Pandore. Photo : T. Guinhut.

 

 

Herbert George Wells,

pionnier de la science-fiction,

aventurier du temps et socialiste déçu.

 

 

H. G. Wells : Romans,

traduits de l’anglais par Pierre Bondil, Litera / Gallmeister, 2024, 920 p, 45 €.

 

H. G. Wells : La Destruction réparatrice,

traduit de l’anglais par Patrick Delperdange, Le Cherche Midi, 2022, 336 p, 19 €.

 

H. G. Wells : Soudain… les monstres,

traduit de l’anglais par Henry Davray, Editions des Lumières, 2024, 426 p, 22 €.

 

H. G. Wells : Les Prédateurs de la mer et autres nouvelles étranges,

traduit de l’anglais par Henry Davray, Editions des Lumières, 2023, 218 p, 16 €.

 

 

 

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Dans un futur peut-être pas si lointain, que deviendra l’homme ? Soufflé par la une explosion nucléaire cramoisie, démembré par de monstrueuses concaténations génétiques… En 1895, quoique Jules Verne ait bien déblayé le terrain, tant sous les mers en 1870 que vers la lune en 1865, Herbert George Wells est peut-être l’inventeur de la science-fiction moderne, de celle qui se doit être le miroir du futur, forcément inquiétant, voire horrifiant, dont il ouvre la boite de Pandore. Son premier roman, La Machine à explorer le temps, est en effet un coup d’éclat, dont le titre est doublement programmatique. De La Guerre des mondes à L’Homme invisible en passant par L’Île du Docteur Moreau, ne s’est-il pas joué avec virtuosité des plus menaçantes possibilités romanesques de l’anticipation ? Les implications physiologiques et psychologiques, génétiques et civilisationnelles, politiques et géopolitiques sont considérables, ne serait-ce qu’en lisant La Destruction réparatrice. Ce qui ne l’a pas empêché de sacrifier au récit d’aventure aux histoires étranges et autres contes pour dormeur éveillé, mais aussi à la Tentative d’autobiographie. Doué d’une étonnante prescience, sans compter un sens aigu du thriller, ne l’a-t-on pas appelé « le Shakespeare de la science-fiction » ?

Sous une sobre couverture toilée bleue et son étui élégant, les éditions Litera proposent, en une sorte d’alternative à la bibliothèque de La Pléiade, la plus éclatante production de l’auteur britannique (1866-1846), en sa tétralogie canonique.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Hors la machine elle-même, d’une technologie fort improbable, La Machine à explorer le temps ressortit plus exactement à l’anticipation. Car en l’an 802 701, le voyageur du temps découvre un monde apparemment paradisiaque aux petits êtres humains futiles et  frugivores, dont la charmante et enfantine Weena avec laquelle se lie une amitié ambigüe, mi paternelle, mi-érotique. Mais dans une perspective marxiste, H.G. Wells postule une exploitation des membres du prolétariat qui les conduirait à être relégués dans les souterrains industriels jusqu’à devenir de brutales créatures nyctalopes, alors que l’élite jouit à surface du printemps éternel d’un « Âge d’or », mais au prix d’un affaiblissement de la race, devenue oisive, androgyne et dépendante de ses anciens subordonnés. L’on devine ici l’influence de la théorie de l’évolution de Charles Darwin : selon sa « loi générale, ayant pour but le progrès de tous les êtres organisés, c’est à dire leur multiplication, leur variation, la persistance du plus fort et l’élimination du plus faible[1] ». Pire encore, la vengeance des anciens dominés inverse le processus de dévoration. Ce sont maintenant les Morlocks qui se nourrissent de la tendre chair des Eloïs : « Ces Eloïs n’étaient que des bêtes domestiquées et engraissées que les Morlocks, comparables à des fourmis, préservaient, dont ils se rassasiaient ». La barbarie cannibale a fait fi du progrès civilisationnel. Or l’on ne peut décider si notre romancier entrevoit ainsi dans le stade ultime du marxisme l’occasion d’une telle atrocité…

Le socialisme viscéral et affiché d’Herbert George Wells se trouve cependant en défaut. Le XX° siècle a suffisamment prouvé combien le capitalisme libéral pouvait amener à la prospérité la plupart de l’humanité, y compris les plus modestes. Et même si nous ne pouvons nous projeter en l’an 800 000, alors que depuis longtemps peut-être ce seront hélas le socialisme, le communisme, le constructivisme, l’étatisme en un mot, qui auront éradiqué le capitalisme libéral et la prospérité afférante.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le voyage est cette fois-ci géographique et océanique. L’Île du Docteur Moreau justifie son inaccessible lointain par le secret dont tient à s’entourer ce successeur, bien plus cruel, du docteur Frankenstein. Il faudra bien des ruses au héros voyageur et naufragé pour découvrir l’horreur humano-animale, née des charcutages et rapiéçages dans la « Maison de la Douleur » du Docteur Moreau, chirurgien dévoyé préfigurant des manipulations génétiques inouïes, des générations hybrides et monstrueuses : « des animaux humanisés par les triomphes de la vivisection ! » Un terrifiant Prométhée bouleverse l’ordre animal, brouillant la distinction entre les espèces, créant un « Homme Singe » ; au point qu’il permette à un puma de parler et d’exprimer toute sa souffrance. Pire peut-être, le Docteur s’intronise gourou de la secte ainsi formée au moyen d’un « Apôtre de la Loi ». Une science dévoyée fomente une régression de l’évolution des espèces, vers la cruauté primitive et la tyrannie clanique… Ce qui, à la l’époque de sa parution, permit à certains de condamner la teneur blasphématoire du roman. Roman d’action, de violence et de peur, où le « goût du sang » et la « catastrophe » s’enveniment…

Quels grands services peut nous rendre la composition d’une potion permettant l’invisibilité : toute une impunité possible, n’est-ce pas… Mais après l’euphorie, si l’on ne peut retourner à la visibilité commune, que de tracas, d’angoisses, quand il faut cacher l’indubitable résultat de cette géniale expérience qui fait de « L’Etranger » un paria. Paradoxalement, il faut s’entièrement dissimuler, faute de laisser apparaître un vide effrayant, un visage sous forme de néant, un trou blanc. Et si s’enfuir et disparaître semble si simple, c’est sans avoir pensé au froid de la nudité, à l’absence de chaussures pour courir. Les scènes « grotesques », selon le sous-titre, se succèdent. Par exemple : « la chemise blanche qui battait des ailles était seule à indiquer où se trouvait l’inconnu ». Après bien des courses poursuites, son corps ne se révélera qu’à sa mort… Voilà le thriller haletant aux dépends d’un savant fou nommé Griffin, un criminel désemparé pratiquant comme le Raskolnikov de Dostoïevski le vol et le meurtre gratuit, qui a perdu tout sens de l’éthique. Alors que le romancier se situe dans la tradition mythologique de l’anneau de Gygès – dans La République de Platon – qui rend invisible et assure l’impunité de son possesseur, sa réécriture situe l’aventure dans le paysage réaliste de l’Angleterre de son temps, bien loin des dystopies précédentes.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Hélas la guerre est un invariant de l’humanité, hors les variantes des moyens et des technologies mises en œuvre. Mais aussi de l’inhumanité, puisque les Martiens n’ont cure des droits de l’homme et de la compassion. L’invasion de la terre par des vaisseaux tripodes arachnoïdes est sans pitié. Il s’agit d’exterminer la race humaine à l’aide de « cartouches de vapeur noire », d’un « rayon incandescent », avant une probable colonisation par des créatures hybrides, mi-humaines, mi-machiniques. Ce qui aurait pu être pensé comme un progrès civilisateur au sein de planètes nouvellement découvertes devient satire cruelle de la colonisation. Alors que la partie semble être perdue, survient un retournement de situation en forme de deus ex machina. Les robots s’immobilisent, s’écroulent, alors que leurs Martiens gisent irréductiblement contaminés par des microbes contre lesquels ils ne pas immunisés, et qu’en revanche l’évolution humaine a permis de rendre inoffensifs : « Tués par les bactéries de la putréfaction et des maladies contre lesquelles leurs systèmes n’étaient pas préparés ». L’écrasante supériorité militaire ne vaut finalement plus rien face à la faiblesse sanitaire…

Certes, nous savons depuis qu’il n’y pas ombre de la moindre créature, encore moins intelligente et techniquement avancée, sur Mars. Est-ce à dire que ce récit est aujourd’hui inopérant ? La peur d’une population exotique malfaisante est là, prégnante, la préfiguration des armes biologiques est terriblement efficace, quoique seuls les Martiens en soient les victimes et que les Terriens n’aient pas encore eu l’idée de les utiliser à leur profit.

Photo : T. Guinhut.

 

À chaque fois le héros, narrateur et observateur, s’il reste un indispensable témoin, n’est qu’impuissant devant la marche des événements, incapable, malgré son courage, de changer la marche du monde. Comme le souligne le préfacier de cette édition, Frédéric Regard, la vision de Wells est pour le moins pessimiste quant au destin de l’humanité : race dégénérescente, apocalypse certaine, dédoublement schizophrène de l’individu (dans la suite du Docteur Jekyll et Mister Hyde de Stevenson). Tout est permis dans l’anticipation wellsienne : expérimentations génétique inter-espèces, tanks, avions, vaisseaux spatiaux, guerre bactériologique et extraterrestre, alors que le mal, inhérent à la chair et à la conscience depuis des lustres, ne fait que progresser. En ce sens notre romancier ne peut se résoudre à devenir un utopiste béat. Même s’il parvint à réunir ses articles dans un essai intitulé Le Sauvetage de la civilisation[2].

Quatre romans aussi stupéfiants, publiés dans le bref intervalle entre 1895 et 1898 sont donc réunis dans cet indispensable opus des éditions Litera, qui se donnent pour vocation d’offrir en un volume compact, élégant, maniable et soigné, une brassée de chefs-d’œuvre, entre Dostoïevski et Dumas, ou l’intégrale Sherlock Holmes…

La Guerre des mondes évoquait un conflit aux agresseurs de nature exogène, extraterrestre. Mais, en 1913, La Destruction libératrice, tout en restant sur terre, employa le ressort d’un conflit follement meurtrier, d’une explosion atomique avant l’heure, grâce à l’invention de « pièges à soleil ». Sans guère de doute, H. G. Wells sentant monter les tensions, il préfigure les guerres mondiales qui vont suivre, y compris le Blitz qui frappa Londres dans les années quarante. Notre auteur n’est  pas naïf. Il sait parfaitement que des civilisations organisées vouent « un véritable culte à la guerre », que « l’ascendance belliqueuse » est prête à assurer « le triomphe des instincts destructeurs de la race ». L’on n’hésite pas à faire sauter les digues des Pays-Bas, les « desperados politiques » s’emparent de l’énergie atomique… Et si les deux premiers tiers du roman culminent avec cette guerre immense, la suite doit se consacrer à la reconstruction, de façon à ne pas faire mentir le titre. Quelque chose comme une utopie d’un « nouvel ordre mondial » semble se confirmer pour s’affirmer dans le personnage, hélas mortel, de Markus Karénine. Mais en sa préface ajoutée en 1921, G. H. Wells conclut : « Le rêve évoqué dans La Destruction libératrice, ce rêve de dirigeants et d’hommes de pouvoir hautement cultivés et hautement qualifiés s’unissant d’un commun accord pour refaçonner le monde, est demeuré ce qu’il était, c’est-à-dire un rêve ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Autre roman de science-fiction, méconnu, Soudain les monstres est opportunément réédité, dans une traduction revue. Une belle découverte scientifique semble si prometteuse, lorsque deux scientifiques inventifs finalisent un aliment stimulant la croissance. Sauf qu’il n’y aurait guère d’histoire, au sens du thriller, si la chose était un succès sans risque. La « Boumbouffe », selon le sobriquet de la presse, contamine un grand nombre d’être vivants, qui deviennent les monstres du titre. Des enfants colossaux disposant d’une vaste intelligence menacent la paix de la contrée avec leurs machines monstrueuses. Aussi faut-il enrayer l’aliment… En cette « lutte contre la grandeur », contre « le camp des géants », lutte peut-être désespérée, l’on devine le combat entre la tradition et le progrès, avec tout ce que ce dernier peut présenter d’inhumain. Le roman est animé par l’esprit du suspense, non sans une pointe de burlesque, qui permet de ne pas trop le prendre au sérieux. L’on y préférera Les Premiers hommes dans la lune[3], où l’on découvre ses habitants, les Sélénites. Ou bien Quand le dormeur s’éveillera[4], dans lequel le héros tombe dans une longue catalepsie, dont il ne surgit après plus de deux siècles. Découvrira-t-il un monde parfait ? À moins qu’il soit menacé par une effrayante inégalité, que le héros devienne le meneur des ouvriers révolutionnaires en quête de justice, menacé encore par le combat des aéroplanes. Encore une inspiration marxiste…

Outre des romans plus sociaux et psychologiques, comme Brynhild (du nom de l’épouse d’un gentleman des Lettres mis en difficulté), ce sont des nouvelles étranges : Les Prédateurs de la mer réunit de beaux et assez brefs – d’autant plus efficaces – récits fantastiques et d’anticipation. Plusieurs d’entre eux fomentent des voyages aériens : ainsi « L’homme volant » et « Les Argonautes de l’air ». Par ailleurs, le lecteur aura l’eau à la bouche en apprenant qu’un homme peut « accomplir des miracles », qu’un « Œuf de cristal » fait l’objet de convoitises dans la vitrine d’une boutique, sans que l’on sache d’abord que de rares phosphorescences font leur apparition pour délivrer « un monde visionnaire » habité par des créatures ailées. Plus loin une « nouvelle étoile » fait fondre toutes les neiges de la terre, au service d’une partielle apocalypse. Sachons qu’un taxidermiste fait un triomphe en empaillant des oiseaux que le passé a englouti, et même une sirène ! Quant à la nouvelle-titre, elle met en scène de mystérieux « céphalopodes » aux tentacules effrayants, comme si elle se souvenait de Vingt mille lieux sous les mers de Jules Verne. De toute évidence un  recueil généreux, curieux et palpitant.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Dans sa Tentative d’autobiographie – au titre aussi modeste que réaliste – G. H. Wells prévient l’imprudent pratiquant du genre : « Si vous ne voulez pas faire une exploration à travers un égoïsme, ne lisez pas une autobiographie ». Malgré cette prévention, il céda au démon de se dire, aussi bien au travers de ses apprentissages de journaliste et de romancier, de ses affres sexuels, de son mariage au regard de la condition féminine, puis de son « idée d’un monde dirigé », pulsion de pouvoir finalement vaniteuse et dangereuse. Il revint d’ailleurs « vivement déçu » d’un voyage en Union soviétique, à l’instar d’André Gide à l’occasion de son Retour d’URSS[5], et choqué par le bureaucratisme : « Je m’attendais à trouver une Russie remuant dans son sommeil, prête à s’éveiller à l’idée de la Cosmopolis, et je l’avais trouvée plongée de plus en plus profondément dans le rêve, lourd de soporifiques, de la suffisance soviétique[6] ».  Et encore n’avait-il pas connaissance des goulags…

Science-fiction ou « roman d’aventures scientifiques », comme préférait le qualifier George Herbert Wells, le genre, de plus en plus polymorphe, en dit autant sur le futur que sur le présent de son auteur. Dans l’épilogue de La Machine à explorer le temps, « le futur demeure noir et muet ». Et si les écrivains font preuve d’une imagination souvent prédictive, voire prophétique, un autre réel, inimaginable, ne manque pas de surprendre un présent en perpétuelle évolution, pour l’améliorer, ou le décevoir. Après un tel impressionnant précurseur, les science-fictionneurs n’ont pas manqué d’œuvrer, voir d’exceller, à l’instar d’un Dan Simmons, auteur de l’indépassable space opéra, Hypérion[7], où le Mal est loin d’avoir disparu.

 

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie


[1] Charles Darwin : L’Evolution des espèces, Jean de Bonnot, 1982, I, p 462.

[2] G. H. Wells : The Salvaging of Civilization, Book Tree, 2006.

[3] G. H. Wells : Les Premiers hommes dans la lune, L’Aube, 2017.

[4] G. H. Wells : Quand le dormeur s’éveillera, Le Castor astral, 2018.

[5] André Gide : Retour de l’URSS, Payot, 2022.

[6] G. H. Wells : Une Tentative d’autobiographie, Gallimard, 1936, p 269, 392, 517, 518.

[7] Voir : Dan Simmons, d'Hypérion à Flashback, science-fiction mémorielle et géopolitique

 

Plasencia, Extremadura.

Photo : T. Guinhut.

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22 novembre 2024 5 22 /11 /novembre /2024 16:41

 

Jardins et château de Chenonceau, Indre-et-Loire.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

L’invention des jardins de l’Antiquité à nos jours.

Suivi par Des Jardins & des livres

à la Fondation Martin Bodmer

& autres plantes, pierres et paysages.

 

 

Gilles Clément & Monique Mosser : Inventer le jardin, de l’Antiquité à nos jours,

Seuil/Bibliothèque Nationale de France, 2024, 256 p, 45 €.

 

Bibliothèque idéale des pierres, plantes et paysages. D’Homère aux Alchimistes,

dirigé par Laure de Chantal, Les Belles Lettres, 2024, 369 p, 29,90 €.

 

Des Jardins & des livres, sous la direction de Michael Jakob,

MétisPresses / Fondation Martin Bodmer, 2018, 464 p, 65 €.

 

 

« Si hortum in bibliotheca habes, nihil deerit ». Soit, si vous avez un jardin et une bibliothèque rien ne vous manque, selon les mots de Cicéron dans une lettre à Varron[1]. Lorsqu’au contraire du français la langue espagnole différencie el jardin et el huerto, le premier d’agrément et le second potager, nous n’avons qu’un mot, au secours duquel nous allons constituer ici une bibliothèque jardinée. Ce depuis l’Antiquité, où pierres, plantes et paysages sont légion dans les Lettres d’une bibliothèque idéale. En puisant dans la parisienne Bibliothèque Nationale de France, avec Inventer le jardin, et dans celle de la genevoise Fondation Bodmer, avec Des jardins et des livres. Tous deux vont de l’Antiquité à nos jours, tous deux révèlent les plus belles et précieuses pages, manuscrites, enluminées, imprimées, chromolithographiées, au moyen d’une communicative érudition. Microcosmes jumeaux en quelque sorte sont les jardins et la bibliothèque, la porte des uns donnant sur les autres…

De chasseur-cueilleur, l’homme devient agriculteur. Le mythe, lui, préfère la conception de l’Eden. Or c’est avec ce dernier que nait le « jardin biblique », dès les premières pages du beau livre intitulé Inventer le jardin, mis en scène par une historienne de l’art, Monique Mosser, et un jardinier inventif, Gilles Clément. Explorant les collections gigantesques de la Bibliothèque nationale de France, de l’enluminure à la photographie, voire l’affiche, un jardin de livres s’ouvre aux yeux ravis du lecteur. L’ouvrage emprunte quatre vastes chapitres comme autant d’allées magistrales : le jardin est « lieu de création », espace « sous l’œil du jardinier », « terre d’expériences », puis « allées et venues ». Parties thématiques donc, quoique l’ordre chronologique n’y soit pas toujours respecté, ce qui est peut-être dommageable.

Le fantasme de la nature aimable atteint d’emblée son apogée dans le jardin d’Eden, qui n’est pas loin d’être un « hortus conclusus, symbole de la chasteté de la Vierge. Les Métamorphoses d’Ovide, compilant en vers une somme mythologique, multiplie les vues heureuses et jardinées, inondant tableaux et gravures de la Renaissance aux Lumières.

Les Persans également ont un nombril du monde, vasque et fontaine, végétaux, fruits et fleurs parmi leurs miniatures colorées. Plus loin encore, la Chine a ses empereurs jardiniers, immortalisés par un album de peintures sur soie.

Pas seulement arbres, pierres et plantes, là sont les fontaines, d’où une nécessaire maitrise de l’énergie hydraulique, tel qu’à la Villa d’Este de Tivoli près de Rome, dont Piranèse propose une veduta fouillée, tels que dans Théorie et pratique du jardinage, d’Antoine-Joseph Dezallier d’Argenville, en 1747. À cette époque, notre jardin devient « anglo-chinois », puis au XIX° siècle méditerranéen. Un château digne de ce nom ne va sans son jardin, alors que les topiaires, ifs et buis taillés, composent des architectures végétales, que les grottes artificielles deviennent de véritables cabinets de curiosités.

Outre Dieu le père, les jardiniers ont leur patron : Saint-Fiacre. Les « travaux et les jours » médiévaux côtoient ici les calendriers du jardinage, les planches de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert précisent comment tailler les arbres fruitiers. De siècle en siècle, bêches et râteaux sont rejoints par de plus modernes tondeuses. Les plantes médicinales collectionnées dans un « manuel de santé médiéval » sont bientôt classifiées par les botanistes, Linné en tête. Bientôt le jardin devient « planétaire », accueillant papillons et abeilles, changeant en fonction de l’altitude au moyen d’une pyramidale iconographie au XIX° siècle, puis une métaphore de la biodiversité, de l’écologie triomphante.

Le pittoresque ne lui suffit plus : il faut un « jardin-spectacle ». Celui de l’amour courtois, au travers des gravures des Triomphes de Pétrarque et du Songe de Poliphile imaginé par Colonna. C’est avant le parc versaillais, avant les « fêtes galantes » de Watteau et de Verlaine. Plus loin encore, dans le développement de l’imaginaire, l’on rêve un « jardin des délices », un autre « d’utopie ». Plus réaliste, chaque ville a son Jardin des plantes, à la fois d’agrément et didactique. Des volumes aux formats impressionnants déplient leurs plans coloriés.

En ce sens le jardin, ses formes, son imagerie, ses avatars successifs, racontent l’histoire humaine. Les livres qui en offrent de larges vues, des détails foisonnants, ont une volonté de mimesis, mais aussi, par-delà les siècles, de pérennité, ce qui correspond bien à la vocation de la Bibliothèque Nationale.

Si les toutes dernières pages de ce volume ne sont peut-être pas les plus esthétiques, ne sont-elles pas pour le moins curieuses ? L’on y découvre en effet que le quadrilatère Richelieu de la Bibliothèque Nationale se mue en « Hortus papyrifer », où l’on s’attache à cultiver des arbres et plantes susceptibles d’être utilisés par l’imprimeur : le mûrier à papier, le palmier nain, parmi un « florilège végétal » de possibles ouvrages à feuilleter. Voilà qui fait rêver d’une étagère de bibliothèque, dont les feuilles disposent des textures, des couleurs, des senteurs insoupçonnées. Où imprimer pourquoi pas les poèmes botaniques d’Emily Dickinson…

Exactement et magnifiquement illustré, cet Inventer le jardin ne se contente pas d’être lu et contemplé, il faut le faire fleurir dans le miroir de notre esprit bien jardiné.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Quand, du moins dans notre espace européen et proche-oriental, a-t-on inventé ce jardin, sinon dans l’Antiquité ? Le monde des Anciens est né de la terre, ressource adulée, cultivée, jardinée. L’on ne compte pas tous les auteurs qui l’ont louée. Fouillant dans l’immense corpus gréco-romain des éditions Les Belles Lettres, Laure de Chantal concocte pour nous une anthologie fournie, une Bibliothèque idéale des pierres, plantes et paysages, un voyage chronologique d’Homère aux alchimistes d’Alexandrie.

Pour les Grecs, les jardins sont ceux des mythes : les Hespérides avec leurs pommes d’or, les jardins d’Arès recelant la Toison d’or, ou celui de la magicienne Médée s’affairant dans sa vénéneuse cueillette, tels que les décrits Apollonios de Rhodes. Ou encore ceux de Circé entretenant ses plantes magiques au service de son amour pour Ulysse. Or chez Hésiode, tout vient de la terre ». Et quoique « née d’un terreau aride », selon les mots de Thucydide, la civilisation hellénistique devient florissante. Ainsi le lien originel depuis la géologie et le cosmos permet à l’homme d’habiter la terre et de la jardiner à son profit. Quant aux « jardins suspendus de Babylone », on les trouve parmi les pages de Diodore de Sicile…

Chez les Romains, c’est le règne de l’Italie fertile, chantée par Varron, Lucrèce et Virgile, dont le poème Les Géorgiques est un manuel d’agriculture, exaltant le bonheur du cultivateur, quand Ovide rend hommage au jardin de Flore. Pline l’Ancien propose la connaissance des soins par les plantes, grâce à toutes sortes de « panacès ». Cependant Sénèque le stoïcien, ancêtre des écologistes avertisseurs et culpabilisateurs, déplore « la triste faculté de l’homme à pervertir et détruire » et accuse la cupidité destructrice, en particulier des « entrailles de la terre » afin d'en tirer l’or, pour lequel les alchimistes affabulent des recettes de fabrication.

Cette collection, Bibliothèque idéale, comptant déjà une demi-douzaine de volumes, permet d’économiser bien des recherches érudites et déballe en bon ordre à chaque fois un encyclopédique parcours thématique. D’autant plus agréable que celui qui nous occupe voit ces caractères imprimés à l’aise d’un vert pertinent et délicieux ; ce qui devrait donner à méditer à maints éditeurs, non pour céder à une mode écologiste, mais pour des raisons d’esthétique typographique.

 

Charles d'Orbigny : Atlas d'Histoire naturelle, Renard, Martinet & cie, 1849.

M. Boitard : Le Jardin des plantes, Dubochet & cie, 1845.

Abbé Magnat : Le Langage symbolique des fleurs, Touzet, 1855.

L'Horticulteur français, 1851.

Photo : T. Guinhut.
 

 

Théophraste, Pline l’Ancien, Virgile, nous les retrouvons dans leurs éditions les plus rares, parmi la collection de la Fondation Bodmer, qu’ils soient encyclopédistes ou poètes, célébrant les jardins, inculquant aux jardiniers en herbe, ou confirmés, les secrets du loisir et du métier :

« Je dirai comment l’art embellit les ombrages,

L’eau, les fleurs, les gazons et les rochers sauvages,

Des sites, des aspects sait choisir la beauté,

Donne aux scènes la vie et la variété ;

Enfin l’adroit ciseau, la noble architecture,

Des chefs-d’œuvre de l’art vont parer la nature.[2] »

C’est ainsi que Jacques Delille, auteur néoclassique trop oublié, malgré ses belles traductions en alexandrins de Virgile et de Milton, annonce son poétique projet dans Les Jardins, publié en 1782. Comme de juste son édition originale, sous-titrée « ou l’art d’embellir les paysages », figure parmi les fleurons de l’exposition et du somptueux catalogue Des jardins & des livres à l’initiative de la Fondation Martin Bodmer, sise à Cologny, à deux pas de Genève. Du jardin botanique du Livres des morts égyptiens au « Jardin des sentiers qui bifurquent » parmi les Fictions de Jorge Luis Borges, deux millénaires nous contemplent, grâce aux volumes précieux réunis par feu Martin Bodmer, ce prodigieux jardinier de la bibliophilie.

N’imaginons pas de ne trouver ici que des traités savants de jardinage et de botanique ; c’est toute la science et littérature mondiale, des grands mythes aux romans et aux poèmes, qui est ici représentée par de rares éditions originales, le plus souvent illustrées à foison et avec magnificence. Pas moins de deux cent cinquante livres jalonnent ce voyage temporel et géographique. Depuis l’Histoire naturelle de Pline l’Ancien, de la Chine au berceau allemand de l’imprimerie au XV° siècle, du Japon au jardin anglais, des manuscrits enluminés médiévaux aux gravures nourries de détails horticoles de la Renaissance à l’âge classique, jusqu’aux journaux intimes de Derek Jarman, en 1991, dans Modern nature, parmi lequel il « plante des citations » et tente de dresser son jardin « comme une pharmacopée » devant la maladie. Ils sont, en un merveilleux cosmopolitisme, de langues diverses, en latin, anglais, néerlandais, allemand, français, espagnol, arabe, persan, y compris plantés d’idéogrammes extrême-orientaux…

Les traités, manuels et planches abondent, à l’instar de l’Instruction pour les jardins fruitiers et potagers, publié en 1697 par Jean-Baptiste de la Quintinie. Comptons avec l’indispensable volume de Carl von Linné, Species plantarum, dont la classification des plantes est un incontournable jalon de la science botanique, malgré l’apparence  pauvrette du volume publié en en Suède en 1753. L’on s’étonnera d’apprendre qu’Horace Walpole, créateur du roman gothique avec Le Château d’Otrante, a publié en 1785 un Essai sur l’art des jardins modernes. Remarquons les Plans raisonnés de toutes les espèces de jardins par Gabriel Thouin en 1828, aquarellés au moyen de verts émeraude stupéfiants, ou encore L’Art de composer et de décorer les jardins sous la binette attentive de Pierre Boitard, en 1834.

La richesse esthétique de certaines planches botaniques en couleurs est absolument hallucinante : en témoignent l’Hortus eystettensis de Basil Besler qui, en 1613, avec ses arcs en ciel de tulipes affole nos pupilles. De même pour The Temple of Flora par Robert John Thornton en 1938, ou Les Liliacées de Redouté, à partir de 1802. Mieux encore, si possible, ce sont de véritables peintures aux coloris aussi brillants qu’émouvants lorsque s’ouvrent les pages de parchemin d’un Chansonnier de Pétrarque en italien, enluminé par Bartolomeo Sanvito, vers 1500. Pour n’être qu’en noir et blanc, les gravures de Delineatio montis, une œuvre de Guernieri en 1708, sont époustouflantes, imaginant des jardins baroques et montagneux.

Nombre de romans font résider leur intrigue en cet enclos de verdure et de soins humains. Au XVIII° siècle chinois, à l’époque de la voltairienne conclusion de Candide, (« Mais il faut cultiver notre jardin »), Le Rêve dans le pavillon rouge de Cao Xueqin se déroule dans « le Parc aux Sites grandioses ». L’on n’aurait pas forcément pensé à Balzac ou Proust. Pourtant Le Lys dans la vallée, s’il est une métaphore érotique, est aussi un jardin de Touraine ; quand les scènes qui réunissent Gilberte et le narrateur de Le Recherche du temps perdu ont bien souvent leur refuge au jardin des Champs Elysées. Le jardin d’amour, qui est un topos médiéval, dans La Cité des Dames de Christine de Pisan, passe également par La Nouvelle Héloïse de Rousseau, en 1761, dont le jardin de l’héroïne est nommé « L’Elysée », et au sujet duquel il est permis, selon la sagacité de Jacques Berchtold, de faire « une lecture sexuelle ». Mais aussi par Les Affinités électives de Goethe en 1809, puis par le parc à la Watteau des Fêtes galantes de Verlaine, en 1869, avant de se muer en métaphores horticoles enchanteresses dans l’« Antiterra » d’Ada ou l’ardeur de Vladimir Nabokov, en 1969. À la française, comme à Versailles, puis à l’anglaise, pour jouer à se perdre et dissimuler de romantiques baisers, il est le reflet des cultures et de l’évolution des mœurs. Ainsi il hésite entre labyrinthe, plus ou moins symbolique, et géométrie. À moins qu’il ne devienne, entre les mains de Bouvard et Pécuchet, chez Flaubert, une « catastrophe esthétique » selon Michael Jakob, une parodie aporétique…

Les écrivains et poètes sont les habitants de leurs jardins. Horace et Pline l’Ancien dans l’Antiquité, Pétrarque, l’humaniste médiéval, font leurs délices de la paix des plantes. Comme Voltaire eut son jardin des Délices, Gabriele d’Annunzio son Vittoriale, William Butler Yeats son Coole Park. Il arrive également que leurs statues ornent ce village botanique, parmi les escaliers, les fontaines et les parterres.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Si l’on vient lire au jardin, ce dernier est également un lecteur de nos mœurs et de nos livres : il nous lit l’histoire de Daphné changée en laurier dans les Métamorphoses d’Ovide, il nous plonge dans l’écoute des contes du Décaméron de Boccace, dont les narrateurs prennent place parmi une nature jardinée. Lors du siècle des lumières, si l’on trouve trace des jardins dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, ils se font déjà préromantisme avec Rousseau, qui intronise la nouvelle mode des jardins irréguliers. En outre, comme le souligne Michael Jacob ; « les fleurs seront aux jardins ce que les éléments fleuris de la rhétorique ont été pour le discours, à savoir les bases d’une véritable stylistique ». Or l’espace du jardinier n’est pas toujours premier : ce sont les pages jardinées du Songe de Poliphile, éclos en 1499[3], qui ont fasciné les théoriciens et praticiens du jardin.

Parmi les pièces les plus marquantes déjà citées (mais elles le sont toutes) de cette exposition et de ce catalogue, l’on ne peut être que fasciné par le Dit du Genji, de Murasaki Shikibu, fabuleuse romancière japonaise du XI° siècle, dont nous contemplons un manuscrit enluminé au XVII° siècle, aux nuances pétillantes et suaves : parmi des pavillons où fleurissent les kimonos, où les regards se cachent et s’échangent, des jardins extérieurs et intérieurs semblent courber leurs branches, voir frémir leurs feuilles, s’aimer les fleurs qui ont à cet égard plus de chance que les princes et les princesses. Sans oublier les sources, les ruisseaux qui murmurent les récits des temps éphémères…

Il faut également compter avec un recueil de poèmes en forme d’herbier publié en 1890 par les éditeurs posthumes de la poétesse américaine Emily Dickinson[4], mais aussi l’essai historique de Rudolf Borchardt Der leidenschaftliche Gârtner, qui est son manuel du « Jardinier amoureux », pourtant un modeste volume de 1951, qui ne paie guère de mine. Il est alors permis de rêver au lieu originel et magique, au repos éternel et d’utopie, avec ce jardin d’Eden, dans la Bible polyglotte d’Anvers de 1572, et celui des Hespérides dans les vers de Pontano en 1503. Il s’agit de cultiver son jardin comme un « paradis terrestre », ainsi le voulait John Parkinson en 1629…

L’on se rend compte combien ce que l’on peut habituellement voir dans les vitrines de la Fondation Martin Bodmer n’est que la mince part émergée de l’iceberg. C’est grâce à de tels dévoilements, comme à l’occasion des Routes de la traduction. Babel à Genève[5], que l’on peut soupçonner le trésor d’Histoire, de culture et de beauté amassé avec un soin et un goût infinis par le collectionneur Martin Bodmer. Le « vertige de la liste[6] », pour reprendre la formule d’Umberto Eco, nous emporte sans retour

Si ce livre catalogue est une merveille en son contenu, en sa mise page, en ses illustrations généreuses, en son abondante et claire érudition servie par une pléiade de spécialistes jamais abscons, il faut inviter un léger bémol : sa couverture est faite de deux cartonnages tranchés, posés sur un dos toilé, ce qui est aussi laid que malcommode, cette toile se courbant en creux au premier feuilletage. La première de couverture, au beau labyrinthe doré venu de New Principles of Gardening de Batty Langley (1728), est trouée de deux oculus discutables.

L’on peut dire qu’en France André Le Nôtre est parmi les grands jardiniers l’arbre qui cache la forêt. Ce « dessinateur des jardins du Roi », fut, à partir de 1643 et à la suite de son père André, au service de Louis XIV et des parcs de Versailles, Fontainebleau, Vaux-le-Vicomte, Chantilly, Sceaux et de leurs jeux d’eaux. C’est en deux volumes élégants et généreux, que, sous sa direction éclairée, Jean Racine présente les Créateurs de jardins et de paysages en France de la Renaissance au XXI° siècle[7]. Quelques centaines d’artiste-jardiniers y sont l’objet d’un rigoureux éloge. Du « moine-médecin-jardinier Bernard Palissy » à Gilles Clément, « ingénieur paysagiste », en passant par Olivier de Serres « orfèvre de la terre », ils invitent à la promenade et à la contemplation.  Ils sont également fontainiers, évidemment cartographes, ingénieurs et botanistes. L’iconographie, entre photographies, plans et gravures, rend justice à cette longue amitié de l’homme et de la nature, avec laquelle les hérésies d’une agriculture industrielle, certes capable d’éradiquer les famines, feraient bien feraient bien de renouer.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Finalement, dans notre imaginaire et dans nombres de livres, hors ceux pratiques et didactiques, c’est paradoxalement le jardin d’agrément qui l’emporte sur celui nourricier et potager. Quoique les arbres fruitiers et leurs espaliers puissent concilier les deux, en toute beauté. Qu’ils soient géométriquement ordonnés, soit à la française, ou plus fourmillants et labyrinthiques, soit à l’anglaise, nos jardins de plaisirs ont de surcroit l’avantage de promenades galantes pour les premiers, voire plus érotiques, car bénéficiant de recoins cachés, où cueillir de brûlantes fleurs pour les seconds…

Continuons alors, non sans une puérile prétention, à joindre aux deux cent cinquante volumes rares et précieux à cueillir parmi Des jardins et des livres quelques trouvailles : en 1951, André Grangeon offrit une « Petite histoire naturelle à l’usage des petits et des grands racontée et imagée », intitulée Mon Jardin Monde enchanté[8]. Aux massifs soignés et aux recoins arbustifs, il préfère traquer avec un respect infini maintes bêtes, de la scolopendre à la chouette effraie. Filant la métaphore, Léonard Rosenthal  quant à lui publia en 1924 Au jardin des gemmes[9], un volume somptueusement illustré par Léon Carré. Comme en pays de botanique, la terre nourrit des pierres précieuses que l’on se doit de cultiver. Si elles sont de merveilleuses vanités pour l’œil, les éditions précieuses de la Bibliothèque Nationale de France et de la Fondation Martin Bodmer, mais aussi de nos plus lilliputiennes bibliothèques ,sont à la fois ce que l’on cultive et ce qui nous cultive. Car de surcroit toutes ces promenades jardinées montrent à la perfection comment on est progressivement passé de l’âge mythique à celui scientifique, de la métamorphose d’un être en arbre et fleur par une volonté divine à la justesse objective de la botanique, sans publier ses applications thérapeutiques salutaires.

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie


[1] Cicéron : Ad Familiares IX, 4, « À Varro ».

[2] Jacques Delille : Les Jardins, Giguet et Michaud, 1808, p 2.

[6] Umberto Eco : Le Vertige de la liste, Flammarion, 2009.

[7] Jean Racine : Créateurs de jardins et de paysages en France de la Renaissance au début du XIX° siècleet du début du XIX° siècle au XXI° siècle, Actes sud, 2001, 2002.

[8] André Grangeon : Mon Jardin Monde enchanté, IAC, 1951.

[9] Léonard Rosenthal : Au jardin des gemmes, Piazza, 1924.

 

Charles Latham : The Gardens of Italy, 1905.

L'Horticulteur français, 1851.

Photo : T. Guinhut.

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15 novembre 2024 5 15 /11 /novembre /2024 16:47

 

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

Bibliothèque monde et auteur mondial

par William Marx & Gisèle Sapiro.

Avec le concours de Kaïdara

d’Amadou Hampâte Bâ

aux éditions Diane de Selliers.

 

 

 

William Marx : Vivre dans la bibliothèque du monde,

Collège de France, 2024, 80 p, 12 €.

 

Gisèle Sapiro : Qu’est-ce qu’un auteur mondial ?

EHESS Gallimard Seuil, 2024, 448 p, 25 €.

 

Rāmāyana de Valmiki,

traduit du sanskrit sous la direction de Madeleine Biardeau et Marie-Claude Porcher,

Diane de Selliers, 2024, 448 p, 68 €.

 

Amadou Hampâte Bâ : Kaïdara, Diane de Selliers, 2024, 288 p, 230 €.

 

 

 

Si l’on imagine, en sus des ouvrages les plus vénérables et les plus récents, d’orner une bibliothèque digne de ce nom, il y faut de nobles bustes, et au premier chef ceux d’Homère et de Platon, pour la poésie et la philosophie. L’ascendance grecque est en effet fondatrice. Cependant hors de ce champ traditionnellement occidental qui embrassa les lettres françaises, allemandes, anglaises, espagnoles, ne peut-on considérer qu’ailleurs également soit le terreau de la « bibliothèque du monde », pour reprendre le titre de William Marx, qu’ailleurs puisse émerger l’« auteur mondial », selon l’interrogation de Gisèle Sapiro ? Un détour par les magistrales éditions Diane de Selliers nous permettra de rencontrer quelques-unes des grandes œuvres représentatives des civilisations universelles, tel le Rāmāyana de Valmiki, ou encore un texte plus que curieux venu du peuple Peul, apparemment si peu central, sis quelque part dans le golfe de Guinée, qui permettrait d’abriter, en la personne de l’auteur de Kaïdara, un nouvel Homère…

Conjointement avec les bonheurs de la paix, de la libre entreprise et de l’éros, décidons de « vivre dans la bibliothèque du monde », en la compagnie de William Marx, là où le bonheur est peut-être le plus assuré. Cependant, l’essayiste et critique littéraire renommé vécut très tôt « le déchirement des études littéraires », c’est-à-dire la distinction entre la lecture épistémologique et celle esthétique, autrement dit entre « la séduction et la dissection ». De surcroît, une inatteignable utopie nous menace, lorsque se lève l’ambition de la totalité, venue en ce domaine du philosophe italien Benedetto Croce.

Le sonnet de 1869, « Les Conquérants », tiré des Trophées de José Maria de Heredia, est le déclencheur de cette leçon inaugurale du Collège de France. Hommage aux découvreurs espagnols des Caraïbes et de l’Amérique, il devient l’allégorie de l’expansion du regard occidental vers des « étoiles nouvelles », en fait bien des lointains culturels appelés à devenir eux aussi patrimoines de l’humanité. Soit dans la démarche d’une « chaire des littératures comparées », hors de toute barrière géographique, linguistique, culturelle, hors de tout « système clos », donc en toute liberté d’écoute et de soin, lorsque « nulle littérature n’est une île »…

Il faut alors délimiter les corpus et les canons, de surcroît apprendre à choisir parmi des sphères et des archipels multiples. Car ne considérer qu’une seule littérature, n’est-ce pas « se condamner à en faire un point aveugle » ? Il s’agit bien de nous « inviter à une conversion non seulement esthétique, mais proprement existentielle et morale » ; si possible au-delà des achoppements de la traduction. En effet, même lorsque qu’une musique de la poésie se perd en passant d’une langue à l’autre, faut-il lire le russe pour comprendre Dostoïveski ?

William Marx, que nous connaissions pour son interrogative, inquiète, Haine de la littérature[1], ajoute à la liste impressionnante (près de 300) des Leçons inaugurales du Collège de France, son brillant opuscule : Vivre dans la bibliothèque du monde est en effet un essai stimulant sur les pouvoirs étendus et humanistes de la littérature et du livre. Non content d’être un essai théorique bienvenu, il s’appuie sur des références heureuses : outre Heredia, ce sont Kant et Lucain, la tragédie grecque et le Bardo Thödol tibétain,  Marx et Keats, quoique la reprise de la trop fameuse formule de Roland Barthes, selon laquelle « la langue est fasciste[2] », manque pour le moins de recul critique. Et si nous sommes en droit de nous sentir lilliputiens face à la myriade des textes de valeurs dont nous ne connaîtrons qu’une infime partie, reste l’éblouissement d’une connaissance toujours en mouvement au moyeu de ce « concept opératoire » : la bibliothèque du monde, macrocosme dont notre propre bibliothèque n’est que l’exaltant microcosme.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Nous serons à la fois comptable de beaucoup d’éloge et d’un soupçon de blâme à l’égard de ce volumineux essai de Gisèle Sapiro. Elle pose une question plus que pertinente : Qu’est-ce qu’un auteur mondial ? Dans la mesure où le concept de « Weltliteratur », créé par Goethe au début du XIX° siècle, n’était pensé que pour les œuvres allemandes ou à la rigueur françaises, il est impératif lui donner une ambition plus internationale, cosmopolite. Il faut alors que les traducteurs puissent œuvrer en connaissance de cause et avec la complicité de l’édition.

Au-delà d’un « universalisme androcentrique et européocentré », notre essayiste s’attache à des ouvertures remarquables. Le prix Nobel sut couronner la Suédoise Selma Lagerlof, le Japonais Yasunari Kawabata, la poète juive Nelly Sachs, Toni Morrison aux Etats-Unis, et cette année la Coréenne Han Kang. Comme si les jurés de Stockholm veillaient à corriger un tropisme vieillot, ou, qui sait, à sacrifier à un politiquement correct nouveau genre.

Des cas remarquables de décentrement du phénomène de l’auteur mondial sont ici étudiés. Le romancier William Faulkner, auquel Gallimard offrit un réel renom, grâce à l’activité de Maurice-Edgar Coindreau, « médiateur de la littérature américaine », fut un phare de cette collection, toujours brillante, intitulée « Du monde entier ». Ensuite, fut révélé l’Argentin Jorge Luis Borges, dont le même éditeur permis de surcroit la collection « La Croix du Sud » de révéler chez nous bien des auteurs talentueux, relevant du « boom » sud-américain et du réalisme magique, tels le Colombien Gabriel Garcia Marquez ou le Péruvien Mario Vargas Llosa.

Remarquables sont également, les « Œuvres  représentatives » de l’Unesco, en particulier la collection « Connaissance de l’Orient », qui, chez Gallimard, joua un rôle éminent dans la visibilité des poètes et romanciers chinois, japonais…

Ainsi un « Proust oriental », tel que l’on qualifia David Shahar, dont Le Palais des vases brisés [3] – vaste cycle montrant comment les communautés religieuses se brisent les unes contre les autres – se vit couronné par un prix israélien, peut, de toute éventualité, voir le jour.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

N’oublions pas les enjeux politiques, lorsqu’apparait un Soljenitsyne, révélant la réalité immense du goulag communiste ; ou encore les écrivains de la « négritude », puis, moins pertinents, les forcenés du décolonialisme, de façon à tenter pour le moins maladroitement une omniprésente littéraire occidentale.

Mais au regard de la domination des auteurs anglo-américains, faut-il craindre une « mort de la littérature française » ? Les vedettes, comme Bret Easton Elis, romanciers controversé d’American Psycho, à l’occasion du Festival America, ou encore Margaret Atwood, fameuse pour sa dystopie féministe, La Servante écarlate, peuvent éclipser le maigre Michel Houellebecq. La diversification, « en termes de genre et d’ethnicité », ne masque pas une hégémonie des grandes capitales culturelles occidentales. Faut-il pour autant plaider une illusoire égalité, alors que la qualité littéraire peut-être imprévisible, et inaccessible à l’instar du mirage de la justice littéraire…

Nourri de références, d’encadrés et de tableaux documentés, sur les ventes, les traductions, etc, le colossal ouvrage de Gisèle Sapiro est une mine. Entre libéralisation des échanges et concentrations éditoriales nourries de moyens de communications considérables qui sont « instances de consécration », comme le peuvent être des politiques « (inter)étatiques », la place de petits éditeurs, solitaires, émergeants, parait condamnée ; et pourtant, qui sait, tenable.

À vouloir à juste raison réhabiliter les auteurs féminins, en quête de « l’écrivaine mondiale », Gisèle Sapiro ne manque cependant pas de sombrer dans le ridicule, lorsqu’elle use et abuse des néologismes prétendument « inclusifs », comme « les médiateurices et traducteurices » ! Ne sait-elle pas que bien des mots sont grammaticalement neutres, qu’être médiateur n’a rien à voir avec le sexe ? Nous lui ferons le procès – de mauvais goût bien entendu – de s’ingénier à vouloir ajouter une disgracieuse queue aux mots… Si le verbiage est parfois agaçant, il ne faudrait pas méjuger l’intérêt considérable de l’essai de Gisèle Sapiro, dont la quête de l’auteur mondial reste ouverte, bien après avoir refermé son livre. In fine, un auteur mondial n’est-il que celui dont les best-sellers, les machineries éditoriales et culturelles, voire les clichés et les doxas à la mode, font la promotion ? À moins qu’il reste une possibilité pour que de réels éclats solitaires de l’esprit en soient les garants…

Nous n’en aurons preuve que par le corpus magnifiquement illustré des éditions Diane de Selliers, formé – excusez du peu – par L’Odyssée d’Homère, le Dit du Genji de la japonaise Murasaki Shukibu, Leyli et Mâjnun  du Persan Jâmi, L’Epopée de Gilgamesh, entre autres joyaux universels. Ce sont, par-dessus tout, des grandes œuvres représentatives de l’humanité, des forces du mythe et de la littérature. En témoigne le Rāmāyana de Valmiki, venu de l’hindouisme, rédigé entre le III° siècle avant notre ère et notre III° siècle, et opportunément réédité en « Petite collection », en un volume anthologique, au lieu des sept volumes originaux, somptueux certes, mais onéreux, épuisés. L’épopée védique sacrée aux sept chants et 48 000 vers se fait le devoir de raconter la vie exemplaire du prince Rama, un avatar du dieu Visnu, prônant courage, loyauté, amour, toutes valeurs consubstantielles à l’hindouisme. Croyant ne poursuivre qu’une vie ascétique avec son épouse Sita et son frère Laksmana, il se heurte à maintes péripéties, lorsque Sita est enlevée par le roi des démons. Fort heureusement, son armée, enrichie de singes et d’ours, lui permet de vaincre les terribles raksasas et de restaurer l’équilibre cosmique. Les exploits, facéties et singeries des alliés de Rama sont d’ailleurs parmi les pages les plus intensément curieuses et palpitantes de l’ouvrage incarnat la lutte atavique entre le bien et le mal.

 Enrichie de deux-cent-vingt miniatures, souvent étonnamment inédites, ce prodige iconographique, ce festival de motif, de couleurs, en particulier un rouge soyeux, un safran rayonnant, des verts fruités, magnifie une nature luxuriante, des personnages d’une suprême élégance. En particulier grâce au concours d’un somptueux manuscrit moghol de 1588.

Quant au dernier né de Diane de Selliers, Kaïdara, il répond de manière judicieuse à notre problématique.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Amadou Hampâte Bâ est-il un auteur mondial ? Nous le connaissions comme ethnologue et écrivain malien (1901-1991), dont les mémoires, Amkoullel l’enfant peul[4] restent un témoignage autant qu’une recréation par la vertu du roman autobiographique.

S’inscrivant dans un tropisme mythique universel, le récit initiatique intitulé Kaïdara, d’abord paru en 1969, se présente comme un poème allégorique en vers libres, construit et ciselé, dont la source est la tradition orale peule. Avec ferveur, il conte la quête de trois héros guidés par une omnisciente voix. Ils s’appellent Hammadi, Hamtoudo et Dembourou. Lors de la découverte du pays souterrain des génies-nains, le chemin chargé de symboles est bien celui de la réalisation de soi et du monde. Quant au dieu Kaïdara, horizon du voyage, émanation du dieu créateur Guéno, il apparait souverainement comme un cosmos métaphorique, à la fois or et connaissance.

Au fil de multiples aventures à la fois féeriques et fantastiques, le combat entre le bien et le mal anime une fois de plus le mythe et l’épopée jusqu’à la restitution des « trois bœufs chargés d’or » ; qui sont en fait « trois sciences ». Ainsi s’enrichit le récit initiatique, qui n’est pas sans entretenir une secrète connivence avec La Cantique des oiseaux du poète persan soufi Farid od-dîn ‘Attar[5]. Connivence qui est en fait celle des invariants anthropologiques.

Au cours de l’aventure chargée de prodiges et d’épreuves, d’étranges créatures, animales, végétales et autres entités polymorphes font leur apparition comme autant de pierres savantes disposées au cours de la déambulation. Les plus notables étant peut-être un scorpion géant, « émissaire maléfique » et « dard de vengeance », un coq se métamorphosant en bélier, une outarde miraculeuse qui se révèle « oiseau polygame », un lézard trapu… Mais aussi un vieillard « couvert de haillons sales », dont la sagesse se révèle proverbiale, car « noyé de songes ». Ces onze figures allégoriques prononcent à l’intention des héros d’énigmatiques discours, non sans qu’une sorte de refrain balise la déambulation :

« Je suis le symbole du pays des génies-nains

et mon secret appartient à Kaïdara

le lointain, le bien proche Kaïdara…

Quant à toi, fils d’Adam, va ton chemin ».

Bien entendu, le plus considérable de ces personnages est Kaïdara, siégeant sur un trône d’or, animant ses douze bras en sus de ses sept têtes et de ses trente pieds, changeant « de forme à volonté et dont chaque forme est unique ». Sans nul doute, il est « termitière de sagesse ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Tout en s’appuyant sur de précieux spécialistes de la littérature et de la peinture africaines (Souleymane Bachir Dyane, Christiane Seydou et Bérénice Geoffroy-Schneiter)  l’un des secrets de la réussite éditoriale de Diane de Selliers est sans conteste la congruence entre l’image et le texte. Or, illustrant ce vaste poème par les soins d’Omar Ba, peintre sénégalais né en 1977, présentant ici quarante œuvres originales, il se doit de coller au rythme épique et à l’univers coloré mis en œuvre par les vers. La rencontre, quoique posthule, entre le conteur et l’artiste peul également contemporain permet de magnifier un substrat mythique venu de l’oralité traditionnelle. Les peintures paraissent hésiter entre collage et tapisseries, profusion végétale, animale et humaine, pour signifier la dimension animiste du monde. La multiplicité des motifs semble signifier la création toujours recommencée du monde ; ce dont rendent compte les détails judicieusement agrandis à pleine page, permettant de plonger le regard dans un heureux foisonnement. Enfin, l’envol de la page conclusive du conte est splendidement figuré par une rime entre le texte et l’image :

« quand Kaïdara étendit ses ailes enluminée d’or.

Il s’éleva dans le ciel, s’envola, déchirant les airs,

laissant Hammadi pantelant, étendu sur le sol,

tout comblé de joie, de science et de sagesse. »

Au-dessus d’un visage fervent s’élève dans le bleu un ange aux ailes plissées d’ocres…

Ce volume d’exception, dont les peintures furent réalisées spécialement pour cette édition, pourrait être feuilleté avec des enfants, conté dans toute sa dimension merveilleuse, autant qu’il s’adresse aux curieux de cette universalité mythologique dont Amadou Hampâte Bâ est le passeur.

Que le goût du lecteur et celui des « opérateurs axiologiques » - traducteurs, éditeurs, critiques – puisse en toute liberté apprécier le talent et le génie, semble être une évidence. D’où qu’ils viennent, hors de toute considération nationale, religieuse, sexuelle, coloriste, genrée, voilà qui entraîne la fin actée des littératures nationales, voire de la littérature française stricto sensu. Heureux si la mise en forme épistémologique et esthétique de l’humanité par les lettres s’en trouve magnifiée autant que transmise…

 

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie


[2] Roland Barthes : Leçon, Œuvres complètes, Seuil, 2002, V, p 432.

[3] David Shahar : Le Palais des vases brisés, Gallimard, 1978.

[4] Amadou Hampâte Bâ : Amkoullel l’enfant peul, Actes Sud Babel, 1992.

[5] Voir : Le Cantique des oiseaux, une poétique de l'interprétation

 

Arte Africana, da coleção de José de Guimarães.

Centro Internacional das Artes José de Guimarães, Portugal.

Photo : T. Guinhut.

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5 novembre 2024 2 05 /11 /novembre /2024 16:20

 

Ribeira, A Coruña, Galicia. Photo : T. Guinhut.

 

 

 

Prendre la mer sans limites :

avec les historiens Barry Cunliffe & David Abulafia.

Et autres Insulae & Mappa naturae.

 

 

Barry Cunliffe : Prendre la mer. La Méditerranée & l’Atlantique de la préhistoire à 1500,

Nouveau monde, 2024, traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Patrick Galliou, 656 p, 35 €.

 

David Abulafia : La Mer sans limites. Une histoire humaine des océans,

traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Olivier Salvatori,

Les Belles Lettres, 2024, 980 p, 39,50 €.

 

Stevenson : Mappa insulae, Parenthèses, 2019, 62 p, 19 €.

Stevenson : Mappa naturae, Parenthèses, 2023, 192 p, 24 €.

 

 

 

Thalassa, fille d’Ether et d’Héméra, ainsi est divinisée la mer, des hymnes orphiques à Homère. Elle désignait pour les Grecs anciens la Méditerranée. Mais au-delà des colonnes d’Hercule, soit aujourd’hui le détroit de Gibraltar, voici la mer sans limites, l’Atlantique infini et autres océans plus ou moins pacifiques, dont l’exploration occupa bien des siècles, souvent laborieux, toujours intrépides. La Méditerranée et les rivages du nord restèrent les pivots de la connaissance européenne, jusqu’à ce que le XV° siècle précipite cette dernière vers d’autres eaux et continents, particulièrement à l’occasion de l’an 1492. Cependant navigateurs arabes et chinois pratiquent d’autres contrées aqueuses. De Barry Cunliffe à David Abulafia, l’on rivalise de tours de force documentaire pour que nous ayons le bonheur de prendre la mer presque sans limites de leurs écrits historiques. Et puisque les espaces maritimes, calmes et tempêtueux, ne peuvent se concevoir sans cartes, côtières et insulaires, penchons-nous également sur Mappa insulae & naturae, dont les représentations sont non seulement marines et îliennes, mais terriennes et montagneuses, frontières contemplées depuis les flots, comme le fut le Vésuve dont l’éruption, en l’an 79 de notre ère, fut observée avec effroi par Pline le Jeune.

Horizon craint et désiré à la fois, la mer est depuis les origines de l’homme l’objet d’une fascination constante, mais aussi d’un défi récurrent. Modèle de l’historien, elle devient : « La Méditerranée & l’Atlantique, de la préhistoire à 1500 », tel que Barry Cunliffe sous-titre son ouvrage profus. Il pose son ultime balise chronologique jusqu’à ce que l’on ait pu « pour la première fois définir les contours de l’Atlantique ». Si nous ignorons qui et quand prit rame et voile pour la première fois, bravant la noyade et la sollicitude des dieux marins, le cinquième millénaire avant notre ère nous fournit déjà des preuves d’une activité soutenue. Outre les ressources halieutiques pour enrichir son alimentation, l’homme nourrit sa soif de denrées nouvelles autant que d’inconnu et de connaissance.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Notre auteur a les moyens de son ambition : « Le présent livre explore ce duel entre l’homme et la mer, sur une toile de fond où se déploie le récit des temps anciens de l’histoire de l’Europe ». Pour ce faire, l’archéologie, en particulier navale parmi les ports byzantins ou danois, est d’un grand secours, avant que les textes soient suffisamment utiles, de la Préhistoire aux courageux Phéniciens, des îles grecques aux rivages de l’Irlande.

Il y a cependant une différence de taille entre la Méditerranée et l’Atlantique. La Mare nostrum des Romains est une mer fermée, sans marées, la seconde aux flux et reflux impressionnants, peut être sujette à de plus redoutables tempêtes. De surcroit, très vite, aucune côte, hors un prudent cabotage, aucune île ne limite un angoissant infini.

Certes les guerres, les progrès économiques et culturels ont été des moteurs de l’humanité. Cependant la thèse de Barry Cunliffe, selon laquelle la lutte perpétuelle entre l’homme et les éléments marins est un aliment courageux de l’Histoire, sans oublier le « gène du voyage, présent dans environ 20% de la population du monde » et bien entendu l’aiguillon du commerce, ne manque pas de réelle solidité, tant ses exemples, récits et largeurs de vues, sont probants. L’expansion grecque – pensons à Marseille, cité phocéenne – puis celle romaine ne vont pas sans une maîtrise extraordinaire et en quelque sorte ulysséenne de la navigation, ce dont témoignent les navires naufragés aux cales chargées d’amphores.

Les deux dernières décennies de notre nouveau siècle ayant été prolixes de découvertes, notre historien peut enrichir, aiguiser son propos avec brio. De cette façon l’on découvre qu’un commerce d’ivoire venue d’Afrique du nord alimentait au troisième millénaire avant notre ère les terres andalouses et les abords de l’actuelle Lisbonne. Mais aussi les voyages de l’obsidienne, depuis Milos vers la Grèce continentale, ou les cargaisons de vins de Gascogne vers l’Angleterre. Ce sont également les colonisations danoises et norvégiennes du IX° siècle en Grande-Bretagne, au fil de la voile et de l’épée. Ou encore les conquêtes arabes à vitesse forcenée au VII° et VIII° siècle, de la mer Noire aux rives galiciennes de l’Espagne, qui ne sont pas un accident de l’Histoire, mais une traînée de poudre dont nous subissons toujours les effets délétères…

La Renaissance apporte son énorme lot de découvertes, au moyen de l’expansion vénitienne, de la « sécurisations des Canaries », et, à tout seigneur tout honneur – quoiqu’il soit l’objet de controverses en tant que colonisateur – des voyages de Christophe Colomb. Sans oublier les rivages du Labrador et de Terre Neuve, en Atlantique nord, par le méconnu Vénitien Cabot, et, enfin Ferdinand Magellan qui donna son nom au détroit qui permet l’accès au Pacifique. À partir de là, s’ouvre une autre ère…

L’ouvrage de Barry Cunliffe, qui se lit comme une longue traversée, ou comme un Immense cabotage de chapitre en chapitre, est soigneusement illustrée de photographies, de croquis et de cartes. Quoique nombre d’entre elles positionnent le nord vers la gauche, soit la direction du « coucher du soleil », ou parfois de manière un brin fantaisiste pour adapter le format à la page. Certes, c’est une question de convention, d’habitude et d’adaptation, mais cela reste un tantinet incongru, même si cela ne mérite pas que nous boudions notre plaisir.

Isla de Arousa, A Coruña, Galicia

Photo : T. Guinhut.

 

David Abulafia fut un constant explorateur de la mer Méditerranée. Il dépasse encore ses ambitions avec un essai qui s’aventure hardiment en tous les océans. En effet, l’impressionnant historien nous avait déjà régalé avec La Grande mer. Une histoire de la Méditerranée et des Méditerranéens[1], originellement publié en 2011. Il lui fallut huit années pour, après avoir franchi les colonnes d’Hercule, absorber à pleine gueule les eaux tumultueuses de la vastitude aquatique, en son ouvrage océanique, frôlant le millier de pages, La Mer sans limites. Comme de juste, se plaçant dans le sillage de Fernand Braudel[2], qui, pour écrire l’Histoire, dès 1985 privilégiait le commerce et non la politique et la religion, il choisit les « connexions » plutôt que la seule puissance navale. Pour preuve les figues de Carthage et le pléthorique blé d’Alexandrie voyageaient vers Rome. Dès l’Antiquité, « l’océan indien faisait déjà office de lien entre la Méditerranée et la mer de Chine méridionale ». Pour preuve encore l’acheminement d’immenses cargaisons de thé depuis l’Inde vers l’Angleterre au XIX° siècle.

Au-delà du berceau méditerranéen, Baltique et Atlantique, Pacifique, mer de Chine et océan Indien, sans omettre l’Arctique et son passage du nord-ouest, voire l’Antarctique comme continent austral luxuriant fantasmé, sont des champs désirés, vecteurs de ces forces et de ces conquêtes qui fomentent les siècles. De tels espaces ont des histoires distinctes, ponctués de cités portuaires, bien avant d’être parcourus par les Espagnols, les Portugais et les Hollandais, alors que François Gipouloux[3] a pu qualifier la mer de Chine de « Méditerranée asiatique ». C’est non sans stupéfaction que l’on apprend combien fut « pacifique l’histoire maritime des eaux baignant le Japon, la Chine et Java », malgré d’occasionnelles batailles navales au large de la Corée. Ainsi « le monde est devenu un monde de mondes ».

Se nourrir et commercer vont de pair. En ce sens « ours, orques et otaries », « poisson séché et piment doux », suscitent des besoins et des passions, chassés et pêchés de haute lutte, transportés au péril des naufrages. Alors qu’intailles, médailles, manuscrits, tableaux, portulans et globes terrestres s’ornent de figurations navales.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Cependant David Abulafia, qui a préféré ouvrir son livre avec le « continent polynésien richement peuplé », quoique surtout richement océanique, termine son grand écart par un chapitre intitulé « Océans en boites », signifiant la dominance des cargos et porte-containers, surtout asiatique. Un paquebot de croisière, Allure of the sea, peut transporter sept mille passagers, sans compter le personnel de bord ; le CSCL Globe peut convoyer plus de dix-neuf mille containers à lui seul ! Déplaçant ainsi le centre de gravité économique mondial depuis l’aimant américano-européen fragilisé au profit des flots et flux asiatiques. Il n’est pas interdit en ce cas de croiser cet ouvrage avec l’Histoire de la marine, de Philippe Masson[4], aux deux volumes solides.

Bleutée, 70 % de la surface de la terre est remplie d’eau salée. Il faut à l’historien un sens de l’aventure intellectuelle au long cours pour oser embrasser la totalité marine et océanique, même si l’ambition de David Abulafia ne peut que rester forcément inaccomplie. Les civilisations humaines, des embarcations sommaires du néolithique à nos sous-marins atomiques, des jonques chinoises aux porte-avions, défilent au regard de cet élément salin omniprésent, encore partiellement terra incognita, en particulier pour ses abysses aux ressources minérales prometteuses. Les sources historiques pullulent, associant rigueur scientifique et récit palpitant. Ses héros, modestes ou prestigieux, sont marins, marchands, pirates, brutes et brigands, émigrants, rois, fanatiques religieux, esclavagistes et esclaves, savants et explorateurs désintéressés ; soit animés par l’appât du gain, du pillage, de la conquête exterminatrice, ou par la pure intégrité de la recherche scientifique, géologique, botanique, zoologique, ethnologique…

Le lecteur voyage et tremble d’excitation, de peur, au cours de ces traversées qui vont des trirèmes romaines aux drakkars vikings, des galions aux destroyers, jusqu’aux plus imposants monstres de la logistique et du luxe contemporains. Ainsi les dimensions historiques, géographiques, technologiques et géopolitiques se croisent, s’enrichissent, au service d’une humanité guerrière et commerçante, courageuse, destructrice et créatrice,  entreprenante enfin. Moby Dick littéraire, l’essai de David Abulalafia affronte les mers les plus arctiques, les plus polynésiennes, du savoir encyclopédiquement embarqué. Quelques cartes judicieuses, quatre cahiers de photographies en couleur, un index et une bibliographie impressionnants, sans compter les notes, complètent le prestigieux opus : une référence, sans nul doute…

Au XIX° siècle, l’auteur de L’île au trésor, Robert Louis Stevenson (1850-1894), navigua entre Angleterre et Californie, pour terminer sa vie aux îles Samoa. Connaisseur des tribulations maritimes et montagneuses, il ne pouvait qu’affirmer : « On me dit que certains ne s’intéressent pas aux cartes ; j’ai peine à le croire… Quand bien même la carte ne serait pas toute l’intrigue, comme dans L’Île au trésor, elle se révélera toujours une mine de suggestions. »

Aussi est-il en quelque sorte le saint patron d’un sextuor de chercheurs qui nous propose leur Mappa insulae. Collectionneurs, ces derniers se sont embarqués, pour notre plus grand plaisir, dans l’histoire des cartes, à la recherche des vastitudes, mais aussi du poudroiement insulaire de par le globe. Les formes y sont étranges, infiniment variés, augmentées par les graphismes, les typographies, les symboles, les personnages et les animaux, le tout rendant curieux le regard, le charmant, tant les nuances de noirs, de bistres et de couleurs sont parlantes. Toujours belles, ces cartes sont d’abord étonnantes, incongrues, voire bizarroïdes. D’abord primitives, malhabiles, ensuite elles rivalisent de précision et de finesse. Entre myriades méditerranéennes de la mer Egée, perles caraïbes et flottilles insulaires de la Polynésie.

Isolées, dans le bleu immense, impressionnantes par leurs tailles, souvent en archipel, les îles sont éparpillées « comme autant de pépins crachés dans l’eau ». Toujours accompagnées de citations, de géographes, de poètes, elles s’agrègent en une traversée ingénieusement érudite et joliment insolite.

Connaisseur également des itinéraires terrestres, puisqu’il voyagea avec un âne à travers les Cévennes[5], Robert Louis-Stevenson est également le mentor de Mappa naturae, composée sur le même moule. Les nostalgiques de la géographie physique – et des salles de classes des écoles Primaires d’antan – au dépend de celles humaine, plus contemporaine, sont ici choyés. Irisée, la couverture est un patchwork de cartes géologiques. Ces dernières étant prodigues de couleurs et d’enseignements, il est judicieux de les retrouver dans le corps de l’ouvrage, avec la monstrueuse chaîne des Alpes par exemple.

Outre les rivières, forêts, montagnes, déserts, pôles, ces sont les migrations animales, ou encore les dangers qui menacent notre planète, de par les bouleversements en cours du vivant, du végétal, du minéral qui sont là figurées. Les cartes historiques côtoyant des travaux scientifiques, voire des perspectives artistiques, les réalités les plus étonnantes, voire effrayantes, se parent de séduction visuelle.

Parmi les plus curieuses planches de cet élégant volume lui aussi au format à l’italienne, comptons une carte colorée des coulées de lave du Vésuve, qui répond avec ironie à la coulée des « formes vives » de la « Zone À Défendre » de Notre-Dame des Landes, tandis qu’un relevé des « déplacements de meutes de loups à la frontière Canada-Etats-Unis », juxtapose des embrouillaminis de couleurs vives.

Mais bien que majoritairement terrien ce Mappa naturae n’en n’oublie pas les mers, avec le détaillé tracé de 1886 pour le canal de Panama, avec un « plan d’endiguement et de poldérisation » aux Pays-Bas, une île coréenne saturée de calligraphies en 1702, les côtes africaines gravées en 1829…

 « Collectif » : le mot peu séduisant et militant est désormais employé au détriment  d’association. Ce collectif « Stevenson » est composé d’artistes, de philosophes, d’architectes et de chercheurs : Jean-Marc Besse, Milena Charbit, Eugénie Denarnaud, Guillaume Monsaingeon, Gilles A. Tiberghien ; Hendrik Sturm étant également un marcheur, Jean-Marc Besse est lui historien du paysage. Ils partagent un goût affirmé pour la cartographie, ses multiples avatars, sa polyphonie intellectuelle et son esthétique. Le plaisir des yeux n’est pas incompatible avec l’élargissement de la connaissance, loin s’en faut. Ils nous confient leurs connaissances, leurs fantaisies.

Notre besace lourdement remplie de ces livres marins et océaniques, nous voici bien armés pour une méditation inouïe lors d’une promenade sur la crête d’une modeste falaise calcaire de l’Île de Ré, ou parmi le fouet des bruines sur les côtes granitiques de la Galice espagnole. Songeant aux victimes de naufrages et de combats navals absorbés par ces fonds agités, mais aussi à tous ces commerçants et explorateurs qui ont livré les mers à la sagacité humaine…

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie


[2] Fernand Braudel : La Méditerranée, France Loisirs, 2022.

[3] François Gipouloux : The asian Mediterranean. Port City and Trading Network in China, Japan and Southeast Asia. 13th-21st century, Elgar, 2011.

[4] Philippe Masson : Histoire de la marine, Lavauzelle, 1992.

[5] Robert-Louis Stevenson : Voyage avec un âne à travers les Cévennes, GF, 2013.

 

Aoa Santio Erreka, Gipuzkoa, Euskadi.

Photo : T. Guinhut.

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25 octobre 2024 5 25 /10 /octobre /2024 14:04

 

Antoni Tàpies : El Accidente, 1951, Museo Goya, Zaragoza, Aragon.

Photo : T. Guinhut.

 

 

Florilège d’anthologies :

du surréalisme, du merveilleux

& du jazz en poésie.

 

 

André Breton : Manifestes du surréalisme, La Pléiade, Gallimard, 2024, 1124 p, 65 €.

 

Jean-Louis Bédouin : La Poésie surréaliste, Seghers, 2024, 432 p, 23 €.

 

L’Araignée pendue à un fil. 33 femmes surréalistes, Poésie Gallimard, 2024, 528 p, 13,20 €.

 

Pierre Mabille : Le Miroir du merveilleux, Fage, 2024, 448 p, 30 €.

 

Damien MacDonald : Le Rayon invisible, Denoël Graphic, 2024, 120 p, 25 €.

 

Franck Medioni & Tom Buron : Le Nom du son. Une anthologie jazz et poésie,

Le Castor Astral, 2024, 212 p, 20 €.

 

 

Les plus belles fleurs sont en grec une anthologie, il en est de même pour le florilège, venu du latin, alors que la définition évolua pour atteindre les plus belles pages poétiques. Elles seront pour l’heure venues du surréalisme, néologisme créé par Apollinaire en 1917 et mouvement littéraire et culturel qui fleurit largement entre les années vingt et soixante-dix, voire plus longtemps encore. Pape inamovible du mouvement, malgré son titre Poisson soluble, André Breton définit en 1924 sa créature : « Automatisme psychique pur par lequel on se propose d’exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée, en l'absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale ». C’est en l’occurrence le cœur névralgique de son premier Manifeste du surréalisme. À l’anthologie devenue classique dirigée par Jean-Louis Bédouin aux plus féminines araignées pendues au fil surréaliste, il faut ajouter le recueil de Pierre Mabille, Miroir du merveilleux, d’abord paru en 1962, mais également un plus récent « traité graphique », intitulé Le Rayon invisible, qui se propose de renouveler une « révolution des consciences et des inconscients », en une démarche résolument colorée. Alors que musicale est une anthologie associant jazz et poésie, la Muse étant résolument favorable aux révolutions langagières.

Pour fêter le centenaire de ce mouvement, un tirage spécial de la collection de La Pléiade au coffret du plus bel effet présente une myriade de textes théoriques d’André Breton, titré Manifestes du surréalisme, tous extrait des quatre volumes de l’Œuvre complète[1]. Voici « un certain automatisme psychique qui correspond assez bien à l’état de rêve, état qu’il est aujourd’hui fort difficile de limiter ». Aussi, bien en-deçà de l’initiateur officiel, ce dernier sait qu’il emprunte le néologisme à Apollinaire, et va jusqu’à enrôler en sa généalogie les plus illustres et les plus inattendus des créateurs plus anciens, « à commencer par Dante et, dans ses meilleurs jours, Shakespeare », sans oublier Sade, Chateaubriand, Hugo et une flopée d’autres génies, ce qui, dans l’esprit du maître autoproclamé, n’est pas sans orgueil, voire ridicule lorsque « Desbordes-Valmore est surréaliste en amour ». Ainsi conçu, le surréalisme, censé s’arroger les plus inventifs parmi l’humanité, capture le passé à son bénéfice. Cependant, il prétend façonner le futur, ses textes théoriques, un brin exaltés, se voulant de renouvelables Manifestes tant le dernier d’entre eux, le plus complet, paraît en 1962, entre constance des convictions et malléabilité créatrice, ce entre deux dates butoirs du mouvement. Ainsi apparaissent Le Surréalisme et la Peinture, Position politique du surréalisme, hélas marqué par la pulsion communiste et trotskyste, le Dictionnaire abrégé du surréalisme… L’on excepte évidemment ici nombre de recueils, sans compter les opus plus ou moins romanesques, entre Nadja et L’Amour fou.

Quoique charpenté de textes programmatiques, ce pléiade ne pouvait éviter d’inclure l’un des premiers recueils du maître, soit Poisson soluble, dont on ne sait si l’un est la cause ou la conséquence de l’autre. « Fontaine magique, « fantôme », « femme aux seins d’hermine », l’imaginaire des proses d’André Breton est redevable du merveilleux autant qu’attentif aux irruptions d’une pensée incontrôlée, aux flux des images inédites et surprenantes, venues des abîmes de la psyché.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Au-delà d’André Breton, toute une nébuleuse d’auteurs participe à La Poésie surréaliste, cette anthologie devenue classique dirigée par Jean-Louis Bédouin, parue d’abord en 1964, ici judicieusement rééditée. Ils sont une cinquantaine, la plupart Français, parfois étrangers, comme le Mexicain Octavio Paz, dont la portée dépasse largement le mouvement. Le classement alphabétique, d’Aragon à Zimbacca, peut paraître un peu froid, peut également regretter de faire fi de l’ordre chronologique, mais sans trop de didactisme appuyé, il permet de se promener, de grappiller de ci-delà, entre noms célèbres et noms confidentiels et trop oubliés.

Peu de formes fixes et d’alexandrins, la vitesse surréaliste préférant la liberté. L’on choisit vers libres et poèmes en prose. Et, au contraire de Poisson soluble, André Breton est ici convoqué pour ses vers ; où les réussites – « Ma femme au sexe d’algues et de bonbons anciens » dans Le Révolver à cheveux blancs en 1931 – côtoient un systématisme un peu vain : « Entre toutes l’enfant des cavernes son étreinte prolongeant de toute la vie la nuit esquimau ».

Parmi des membres plus ou moins attendus, comme les peintres Picabia et Picasso, Benjamin Perret observe « un saut de puce comme une brouette dansant sur les genoux des pavés ». Comme quoi le surréalisme, loin de son importance parfois sentencieuse, sait faire preuve d’humour. Pas seulement membre éminent de l’Oulipo, Raymond Queneau chante : les « Cadavres périmés, les périmètres de l’azur ne sont plus chambres pour l’amour et la peste au sourire d’argent entoure les fenêtres de cerceaux de platine ». Voilà comment les images entrechoquées allument des sensations inédites et font bourgeonner le sens jusque-là inaperçu.

Le Mexicain Octavio Paz prouve assez combien ce mouvement a largement dépassé les frontières françaises. Ainsi retrouve-t-il dans Pierre de soleil, le merveilleux des légendes : « j’ai vu ton atroce écaille, / Mélusine, l’aube briller, verdâtre, / tu dormais lovée dans les draps ».

Cette nébuleuse spirale voit notre métaphore confirmée par la couverture bleutée sur laquelle tournent les visages d’une peuplade de poètes, dessinés par Stéphane Manel. Néanmoins cette précieuse réédition de La Poésie surréaliste ne mériterait-elle pas d’être un soupçon réactualisée ? Le mouvement ne s’est pas soudainement interrompu en 1964, ne serait-ce qu’avec la publication en 1967 de Sur le champ dans lequel Annie Le Brun divise son recueil en douze « cernes » : « Des troupeaux d’animaux de nuit accusaient le pourtour de mes yeux. La profondeur de leurs orgasmes pesaient au cœur de mes pupilles[2] ». Certes, nombre d’auteurs prendront leurs distances pour trouver leur réelle singularité, mais le surréalisme n’est-il pas à chaque fois un long moment stellaire de leur carrière…

Annie Le Brun : Sur le champ, Editions surréalistes, 1967.

Photo : T. Guinhut.

 

Et s’il avait en ce précédent volume assez peu de femmes, nous voici comblés par L’Araignée pendue à un fil. 33 femmes surréalistes. Car derrière de légendaires protagonistes masculins, ne peut-on en redorer le versant féminin? Les femmes furent lumineuses dans la galaxie surréaliste, certes figures idéalisées et érotisés, comme la Nush de Paul Eluard, mais aussi poètes, peintres, photographes, non moins créatives.
Ainsi elles se nomment Claude Cahun et Leonora Carrington, Lise Deharme et Leonor Fini, Gisèle Prassinos, Bona de Mandiargues ou Joyce Mansour. Outre leurs peintures, leurs poèmes et proses, leurs aphorismes et correspondances, ne déméritent en rien de la floraison surréaliste.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Nous savions déjà, par André Breton, que le surréalisme avait ses antécédents. Pierre Mabille, en 1940, vint apporter de l’eau à un tel omnivore moulin. Son Miroir du merveilleux en est la preuve insigne, d’ailleurs nanti d’une préface du maître en forme de vers libres pour ouvrir « les rideaux qui n’ont jamais été levés », car l’anthologiste est alors membre du groupe surréaliste.

Le merveilleux des fées et des magiciens permet d’atteindre imaginairement puissance et beauté, de franchir les limites de l’espace et du temps, dans une démarche passionnelle et poétique. Ainsi Pierre Mabille rassemble un florilège de verbes fascinants, « quelques-uns des textes les plus significatifs du passé et du présent ». En divisant le volume par chapitres, comme « La création », ou « La Prédestination », en suivant un tropisme mystique, fantasmatique et onirique de l’humanité, le choix qu’il propose nous offre « le périlleux itinéraire de la grande aventure ».

De l’Antiquité – avec L’Âne d’or d’Apulée – au romantisme, en passant par la légende de Tristan et Yseult et les morts esclaves d’Haïti, jusqu’à Benjamin Péret qui est « À hauteur de rêves », le cauchemar, le fantastique et l’extase peuplent le recueil. Alice au pays des merveilles ne peut être omis, quand Franz Kafka avec « Un médecin de campagne » fait une entrée inattendue, voire indue. Moins surprenante est la présence du Château d’Argol de Julien Gracq, car l’on a un peu oublié qu’au contraire de l’œuvre suivante il empruntait un sens de l’érotisme (« une quête sous-marine ») au surréalisme. De même Gérard de Nerval, dont « le rêve et la vie » venu d’Aurélia s’impose.

Bien entendu, alors que le terrible Maldoror de Lautréamont est récurrent, le romantisme noir du Moine de Lewis et le Melmoth de Mathurin sèment leurs ferments infernaux. Autorité oblige, André Breton n’est pas omis, avec « la rencontre de la femme prédestinée » dans Nadja, répondant ainsi au fameux sonnet de Baudelaire : « À une passante ».

Certes la chose est parfois pour le moins tirée par les cheveux, avec l’Atlantide de Platon et le biblique Cantique des cantiques, mais à un tel trésor, remplis de contes arabes, égyptiens ou indiens, il sera beaucoup pardonné. Non seulement réservoir et enquête sur la famille universelle du surréalisme, avec un rien de captation opportuniste, ce Miroir du merveilleux, témoignant de la curiosité anthropologique d’un Pierre Mabille friand d’imaginaire, se proposait d’être « l’exploration plus totale de la réalité universelle ». Il fut également une source d’inspiration pour les acteurs du mouvement littéraire, comme un déclencheur de créativité qui n’a pas cessé de lancer d’éclairantes escarbilles.

Cela dit, le rayonnement du surréalisme, à en croire une monumentale exposition au Centre Pompidou de Paris, est loin d’être éteint. Il est également Le Rayon invisible de Damien MacDonald, une jouissive bande dessinée, tout ce qu’il y a de plus récente, aussi ludique qu’instructive, et onirique cela va sans dire. Dès la couverture, où un crucifix sert de lance-pierre, la métaphore s’unit à l’irrévérence, voire au joyeux blasphème.

Et puisque, selon le « flic et curé » André Breton, « Savoir aimer délivre », l’érotisme parcourt de sa nudité féminine un monde onirique où le dieu Pan revient. La contamination de l’irrationnel emporte les personnages, et d’abord Flamelle, une jeune écrivaine, auteure d’À l’orée des dragonnes. Va-t-elle, grâce à un  producteur à qui elle présente son projet, passer à la réalisation cinématographique ? L’occasion est toute trouvée d’une traversée des éblouissements surréalistes, à mi-chemin du parcours historique et du déploiement fantasmatique, parmi les territoires de l’inconscient, du spiritisme, de l’alchimie, de « l’au-dedans » et d’un « temps surréel ». Sans oublier le pire, soit le projet d’une révolution permanente, entre « sabbat des sorcières » et « green bloc », le tout aux dépens des Lumières, ce que ne dit pas Damien MacDonald, dont la perspective ne se vaut pas critique. Nous lui préférons la « révolution chérubinique » de l’amour entre Flamelle et le dieu Pan. En quelque sorte anthologique, c’est un kaléidoscope d’images et de « revenants », empli jusqu’à la gueule d’allusions à Nadja, Arcane 17, aux Chants de Maldoror animé par le méchant Lautréamont, sans omettre les œuvres d’Antonin Artaud et de Leonora Carrington,

En cette déferlante « entrée des médiums », l’on reconnait nombre de visages iconiques du mouvement, d’ailleurs catalogués en vignettes désordonnées sur les gardes de l’ouvrage. Sans oublier les allusions graphiques à Max Ernst, Chirico, tout cela méritant d’être décrypté avec une inquiétante volupté. Le joyeux bric-à-brac est à la fois orphique et vénéneux, et, de toute évidence, d’un irrationalisme un brin démodé, mais revitalisé par le dessin et la fantaisie.

Si certaines planches sont un peu sages, la plupart enchantent un onirisme proliférant. Ainsi est vérifiée la célèbre phrase d’André Breton : « La beauté sera convulsive, sera érotique-voilée, magique-circonstancielle ou ne sera pas ». Bouillonnant de couleurs, de monstres et de métamorphoses, de propositions poétiques, cet album fait plus qu’illustrer le surréalisme tel qu’il fut, il le dynamise, l’actualise et lui procure une orgasmique révolution ; quoique désagréablement marqué par l’allusion aux armes remontant des « catacombes du capitalisme » ; mais il faut bien admettre que la pulsion communiste fut inhérente à un tel mouvement littéraire et culturel séminal. N'oublions pas qu'André Breton alla rendre hommage à Trotsky, créateur du goulag et de l'Armée rouge, à Mexico : ensemble, ils rédigèrent le Manifeste pour un art Révolutionnaire Indépendant !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Philippe Soupault, membre de Dada et fondateur avec Aragon et Breton du mouvement surréaliste, a plus d’un tour dans son sac : il est jazzy à l’occasion de son « Rag time », tout premier témoignage poétique français à cet égard : « le long des gratte-ciels grimpent les ascenseurs les éclairs bondissent ». Aussi le retrouve-ton  dans une autre anthologie, Le Nom du son. Jazz et poésie empruntant au XX° siècle une même pulsation rythmique, un même swing, il n’est pas étonnant d’en rencontrer des échos sonores dans les renvois de l’un à l’autre, dans le verbe surexcité des poètes.

Concoctée par Franck Médioni et Tom Buron, cette anthologie éminemment musicale bénéficie d’une introduction généreuse et circonstanciée. Une fois de plus alphabétique et non chronologique, voici un festival de noms connus ou confidentiel de la poésie moderne et contemporaine, y compris au moyen d’un grand nombre d’inédits. Soit plus d’un siècle pour des sonorités cosmopolites, entre Afrique et Europe, et bien entendu, Etats-Unis, sous le patronage de Langstone Hughes : « Le rythme de la vie est un rythme de jazz ». Pour Mina Loy, « Un clown électrique  / fait résonner avec fracas les cargaisons furtives du plancher ». Pour Robert Goffin, c’est un « nouveau Villon d’ébène ». Pour Jeannette Dempsey-Lennox, très en forme, la batterie est « une saxophonie de science-fiction pour carambolage ». Jacques Réda est un inconditionnel, aimant entendre « éclater les orchestres muets des constellations ». Qu’ils s’appellent Armstrong ou Coltrane, Monk ou Gillespie, ils côtoient de leurs fureurs, mélancolies et passions, la « Brise incertaine de trompette », chantée par Michel Leiris.

Que l’on ne s’y trompe pas, sous une couverture hiératique, trop austère, ce volume bouge, swingue et sonne. Il est negro spiritual, bebop et fulgurances du free. Il est écho et découverte.

Un demi-siècle de surréalisme n’a pas fini de nous interroger sur les pouvoirs de la psyché. Ce mouvement, pas seulement poétique, mais pluridisciplinaire, a trouvé dans la peinture un terrain d’élection. Si l’on connaît de Salvador Dali ses éléphants aux gigantesques pattes de sauterelles, souvent surmontés d’étranges pyramides, comme si l’art du « cadavre exquis » avait infusé en beauté, l’on ignore trop une féérique Métamorphose des anges en papillons. Sans compter que de jeunes surréalistes ont laissé, comme Antoni Tàpies, des œuvres plus que curieuses, lunaires et méditatives, avant de bifurquer, de s’éloigner vers un expressionnisme abstrait nourri de terre et de signes.

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie


[1] André Breton : Œuvre complète, La Pléiade, Gallimard, 1988.

[2] Annie Le Brun : Sur le champ, Editions surréalistes, 1967, p 14.

 

Salvador Dali : Metamorfosis de ángeles  en mariposa, 1973,

Museo de Bellas Artes, Oviedo, Asturias. Photo : T. Guinhut.

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18 octobre 2024 5 18 /10 /octobre /2024 13:52

 

Eglise Saint-Pierre, Frontenay Rohan-Rohan, Deux-Sèvres.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

Dracula et sa pléiade de vampires :

généalogie, bibliophilie et autres encyclopédies.

Bram Stoker, Alain Morvan, Christian Quesnel,

Karl von Wachsmann, Stephanie Meyer, Victor Dixen…

 

Dracula et autres écrits vampiriques,

traduits, présentés et annotés par Alain Morvan,

La Pléiade, Gallimard, 2019, 1080 p, 63 €.

 

Bram Stoker : Dracula, illustré par Christian Quesnel, Callidor, 2024, 582 p, 30 €.

Les vampires. Aux origines du mythe, textes établis, présentés et annotés

par Gilles Banderier, Jérôme Millon, 2015, 176 p, 17 €.

 

Colliers de velours, parcours d’un récit vampirisé, Otrante, 2015,  226 p, 30 €.

 

Karl von Wachsmann : L’Etranger des Carpathes, 2013,

traduit de l’allemand sous la direction de Dominique Bordes et Pierre Moquet,

Le Castor Astral, 64 p, 5,90 €.

 

Pierre Moquet, Jacques Petitin : Petite Encyclopédie des vampires,

Le Castor astral, 2013, 256 p, 16,50 €.

 

Victor Dixen : Vampyria ; la Cour des ténèbres, Robert Laffont, 2020, 496 p, 16 €.

 

 

 

Quoiqu’elles s’attaquent rarement à l’homme, les desmodontinae sont des chauves-souris vampires des tropiques américaines qui se nourrissent de sang. Même si les chauves-souris européennes sont inoffensives, une crainte s’attache à leurs ailes nocturnes et à leurs crocs, associés au mythe des vampires. De quelle mare de sang corrompu vient Dracula ? Le personnage universellement connu, depuis son fondateur incontesté, n’est pourtant pas sans fondements plus anciens, voire anthropologiques. Bram Stoker fut en effet en 1897 le maître du vampirisme avec son inoubliable roman : Dracula, sublimé par les éditions Callidor. Il parut alors incarner celui qui fixa les invariants du mythe : château ruiné de Transylvanie, aristocrate nocturne s’abreuvant à la gorge des jeunes gens qui dépérissent et deviennent vampires à leur tour, agilité de chauve-souris, eau bénite et pieu planté dans le cœur de celui qui dort dans son cercueil… Les ombres griffues du film de Murnau marquent de leurs canines expressionnistes l’imaginaire du lecteur et du spectateur. Jusque dans la Fascination de ses plus récentes réincarnations… Pourtant la redécouverte d’une nouvelle de 1844 semble devoir infléchir l’histoire littéraire pour les inconditionnels de l’hémophilie vampirique : L’Etranger des Carpathes par Karl von Wachsmann. Sans compter une Petite Encyclopédie des vampires, réjouissante et bienvenue que l’on complétera avec Les Vampires. Aux origines du mythe ; mais aussi, chers lecteurs, incubes et succubes, par un Collier de velours bien vampirique. Mesdames, Messieurs, le sang à votre goût est servi, surtout si vous plongez dans le Pléiade consacré à Dracula et autres vampires, réunissant la quintessence des suceurs d’âme. À moins de se projeter vers les réécritures plus contemporaines du mythe avec Virginie Meyer et Victor Dixen. Pourquoi tant de trouble sanguin ?

Alain Morvan, qui nous offrit le bonheur du Pléiade Frankenstein et autres romans gothiques[1], récidive en véritable Hercule, traduisant une belle poignée de poèmes, romans et autres nouvelles, de surcroit les préfaçant et les annotant en judicieux érudit, soit un incontournable Pléiade intitulé Dracula et autres écrits vampiriques. Parmi lesquels trône en toute justice Dracula, tel qu’en son vainqueur archétype ; d’ailleurs ici suivi d’un bel et court supplément, L’Invité de Dracula, où le loup du maître veille et réchauffe un jeune homme qui par imprudence a bravé la nuit de Walpurgis dans un village abandonné et brusquement enneigé. Bram Stoker réunit en son roman-phare tous les invariants du mythe et des rituels vampiriques : un château transylvanien, la nuit et la lune, l’hématophagie d’un être à la hideur aristocratique, la lutte contre un démoniaque érotisme, le combat médicine versus surnaturel, autrement dit du bien et du mal, le cercueil diurne, le pieu et le crucifix, la décapitation dernière du monstre. De plus, Dracula entrant accompagné de rats en Angleterre et à Londres, il est, selon l’analyse judicieuse d’Alain Morvan, la métaphore d’une menace : au-delà de l’épidémie venue d’orient, celle de la dégénérescence de la race et de l’invasion ethnique délétère. Il faut noter que le traducteur, sachant avoir affaire avec un roman épistolaire à plusieurs voix, tient à faire ressentir la vigueur et la couleur des langues parfois pittoresques des locuteurs. Ainsi jaillissent avec une vigueur renouvelée, les topoï esthétiques, horrifiques et allégoriques du vampire autant que le dramatisme tragique, animé par un suspense à même de faire sursauter le pouls du lecteur. Car les points culminants sont soigneusement préparés, pour aboutir à des scènes de gourmandises sanguines propres à un nouveau sadisme, par exemple lors de cette transmission vampirique : « Là-dessus, il défit sa chemise d’un geste brusque et, de ses ongles longs et pointus, il s’ouvrit une veine sur le torse. Lorsque le sang se mit à jaillir, d’une main il prit les deux miennes, les serra fortement et, de l’autre, me saisit le cou et m’appuya la bouche sur cette blessure, tant et si bien qu’il me fallait ou suffoquer ou avaler une dose de… » Malheur à la lectrice qui s’identifierait à la vampiresse en cours de métamorphose !

Au-delà du raffiné volume de La Pléiade, cependant un brin austère, la traduction d’Alain Morvan prend des couleurs aux éditions Callidor. L’on sait que le bibliophile recherche la correspondance entre le texte et l’objet, ce qui est ici pleinement réussi. Au service de ce fort volume, nanti d’une petite préface de Stephen King, le noir et le rouge sont aux commandes pour honore pleinement Bram Stoker. En sa couverture, la silhouette vampirique enveloppe de ses ailes morbides un post-gothique encadrement rubescent répondant au titre et à son auteur, ornés d’une trouble brillance. La quatrième de couverture, quant à elle, enfante dans les brumes un château hérissé de tours et de clochetons, qui n’est pas sans rappeler à la fois les encres de Victor Hugo et les fantasmes du Neuschwanstein de Louis II de Bavière. Voilà qui est dû au talent ébouriffé de l’illustrateur québécois Christian Quesnel, qui a su réaliser trente-deux aquarelles à la lisière du romantisme et d’un soupçon d’Art déco pour rythmer les pages marquantes du roman. Escalade du comte Dracula sur les murs, jeune fille languissante dans son cercueil, navire fantomatique, diligence inquiétante, forêt hantée de chauve-souris, là où les étouffantes nuances de gris se heurtent aux éclats écarlates. C’est avec sincérité que Christian Quesnel avoue avoir été inspiré également par le fameux Batman des Comics, quoique ce dernier voue sa carrière tourmentée au Bien de Gotham City, quand le comte aux canines exigeantes est un agent du Mal.

Et puisqu’il s’agit en partie d’un roman épistolaire, les lettres recueillies de différents personnages se voient à chaque épistolier dotées d’une calligraphie cursive différente, sans nuire en rien à la lisibilité, au contraire. Ainsi l’on ne peut échapper à l’emprise bibliophilique, l’on se surprend à relire avec délectation un chef-d’œuvre littéraire, habillé de pied en cape par un chef-d’œuvre éditorial.

Nul ne doit ignorer qu’un bon livre, s’il se lit même en un poche déplumé, peut être sublimé grâce aux soins conjugués de l’éditeur, de l’illustrateur, du maquettiste. Ainsi le confort de lecture d’un volume in quarto cartonné, aux cahiers cousus, jusqu’au détail des taches sanglantes qui maculent les têtes de chapitre, se voit multiplié lorsque dans la sécurité de son fauteuil préféré, les héros et héroïnes risquent leur jugulaire et leur vie, alors que les vampires risquent enfin la mort éternelle.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Au-delà du pivot qu’est l’œuvre maîtresse de Bram Stoker, si ce Pléiade thématique fascinant pourrait être enrichi avec « La morte amoureuse » de Théophile Gautier, il a préféré avec justesse se cantonner aux îles Britanniques ; quant à Olalla[2] de Stevenson, qui transporte le vampirisme dans un château espagnol, il aurait pu légitimement y figurer puisqu’il n’est publié dans aucun des trois volumes de cette collection à lui consacré. Reste que sont plus que suffisants les parcours en neuf stations qui ne négligent ni la poésie, ni la nouvelle. Le poème de Coleridge, Christabel, en 1800, met en scène ce personnage éponyme lors de sa rencontre avec l’étrange, fascinante et maladive Géraldine, qui se couche avec elle pour absorber son énergie. La suggestion saphique est plus prégnante encore dans la prose de Carmilla, sous la plume de Joseph Sheridan Le Fanu. Pour demeurer un instant parmi la poésie, l’on pourrait penser ajouter Lamia de John Keats, qui, en 1819, use d’une serpentine sensualité qui faillit être fatale à son amant Lycius.

Il faut repenser à cette joute littéraire qui en un sombre été 1816 accoucha du Frankenstein de Mary Shelley : si Byron n’écrivit qu’un fragment vampirique, Polidori alla jusqu’au bout de son assez bref - et cependant séminal - Vampire, dans lequel le malheureux héros, Aubrey, se fait accompagner dans son voyage en Grèce par un Lord Ruthven fascinant, morbide et émacié, jusqu’à ce qu’il côtoie la mort d’une jeune fille, voit la sienne arriver avant l’irréparable : « Les tuteurs se précipitèrent afin de protéger Miss Aubrey, mais, à leur arrivée, il était trop tard. Lord Ruthven avait disparu et la sœur d’Aubrey avait épanché la soif d’un VAMPIRE ! »

Mais le plus surprenant est bien l’apparition, en première traduction française, d’un roman de Florence Marryat, paru en 1897, la même année donc que celui de Bram Stoker : Le Sang du vampire. Pas de flot d’hémoglobine ici, pas de veine éclatée sous la canine prédatrice, mais l’invisible succion de la vitalité. Le vampirisme psychologique affecte le roman de mœurs, d’abord apparemment innocent, en confrontant une grosse baronne insolente et vorace à une très jeune fille également goulue. La « Gobelli » et la séductrice Harriet jouent avec la magie noire jamaïcaine, alors que l’on apprend que la grand-mère de la seconde, qui était une esclave noire, avait été mordue par une chauve-souris vampire…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

D’après la précieuse anthologie Les Vampires. Aux origines du mythe, la nuit des légendes obscures atteste dès 1659 de l’existence de l’oupir ou « upior » et autres « stryges », du moins parmi les rumeurs, entre Pologne, Russie, Serbie et Hongrie. Car personne ne croit, du moins parmi les auteurs sensés et cultivés, à l’existence de ces prédateurs aux dents longues. « On dit que le démon tire ce sang d’une personne vivante […] qu’il le porte dans un corps mort », rapporte le Mercure galant en 1693. On s’en débarrasse en coupant la tête et en ouvrant le cœur du dit mort…

Le mot « vampire » apparait en 1732, chez Jean-Baptiste Le Villain de la Garenne. Ces cadavres « vermeils » et « sans pourriture » sucent le sang des vivants, qui après leur décès « sucent à leur tour ». On fit alors enfoncer « un pieu fort aigu, dont on lui traversa le corps de part en part ». Si les témoignages paraissent avérés, dont par un chirurgien, les auteurs du Siècle des Lumières n’auront de cesse de se moquer d’une telle ridicule superstition. Guillaume Rey, médecin lyonnais, réfute en 1737 toutes ces pittoresques fumées morbides : « Cette opinion populaire donne lieu à des histoires outrées, et qui contiennent des contradictions manifestes […] Tout connaisseur dans l’économie de la nature sait assez que les morts ne reviennent jamais. » Boyer d’Argens, en 1738, dénonce la crédulité populaire, un « rapport sur le vampirisme » de 1755 montre qu’un cadavre sans contact avec l’air peut seul se conserver et attribue à la peur de telles visions. Quant à Louis de Jaucourt, encyclopédiste patenté, il se gausse de « l’ouvrage absurde » de Don Calmet. Si l’on ne trouve en la saine lecture de ce volume que quelques mots de ce dernier, c’est que sa Dissertation sur les vampires, riches des variantes et invariants du mythe, est publiée par ailleurs et in extenso par le même éditeur[3]. Dans la même veine, Voltaire joue de son habituelle et impitoyable ironie pour déboulonner le conte grotesque de l’ « historiographe », et poursuit ainsi : « Après la médisance rien ne se communique plus promptement que la superstition, le fanatisme, le sortilège et les contes de revenants ».

Seul le XIXème siècle romantique jouera avec le feu en se délectant de contes effroyables au goût de sang sur les lèvres. Puisque ces origines du mythe s’arrêtent en 1772, il faut se tourner vers un autre recueil, publié aux Editions de l’Otrante, appelées ainsi par allusion au premier roman gothique, Le Château d’Otrante, d’Horace Walpole[4].

Bram Stoker : Dracula, Callidor, 2024.

Photo : T. Guinhut.

 

Colliers de velours, parcours d’un récit vampirisé : un titre mystérieux, une irritante quatrième de couverture muette. Pourtant, aussitôt ouverte, cette anthologie des femmes « méduséennes » et vampiriques est aussi fascinante que palpitante. L’éditeur, également libraire d’anciens spécialisé dans les romans terrifiants et curiosités romantiques, nous livre le résultat de sa quête minutieuse, savamment et clairement préfacé par Valéry Rion et Florian Balduc.

Ouvrons les dernières pages de ce volume soigné pour trouver la solution de l’énigme du titre. Un bref récit de John Sutherland, « La mystérieuse question » (1951), présente une jolie femme qui orne son cou d’un « ruban de velours noir », ce qui intrigue son amant trop curieux : « Doucement, elle le détacha, et sa tête tomba ». Ce en quoi, plutôt que du pur vampirisme, nous sommes en présence d’un rameau détaché du tronc principal du mythe, autour des belles mortes capables de fasciner les amoureux.

Si certaines œuvres sont connues (« L’étudiant allemand » de Washington Irving), la plupart sont exhumées d’un injuste oubli. Ces trésors commencent en 1613, lorsqu’une « Damoiselle » splendide se change en fumée et puanteur dans le lit d’un gentilhomme. « Songe », « Dame noire », « revenant succube », on frissonne sous la plume d’inconnus, Gabrielle de Paban, Horace Smith ou Joseph Méry ; mais aussi avec la griffe de plus célèbres comme Gaston Leroux. C’est cependant en 1849 Alexandre Dumas qui surplombe ce recueil avec les 120 pages (nouvelle ou roman ?) d’une initiation d’un jeune homme, intitulée comme de juste « La Femme au collier de velours ». Cet Allemand arrive à Paris pendant la Terreur pour assister à la chute de la tête de Madame du Barry sur l’échafaud. Comment ne pas succomber et vendre son âme au jeu quand la belle Arsène est une si envoutante danseuse ? La sensuelle chimère n’est plus au matin qu’un cadavre guillotiné ! L’art du fantastique irrigue cette anthologie, nous caressant la gorge de ses « colliers de velours », avec une troublante et obsessionnelle constance, entre deux grands tentateurs : Eros et Thanatos. Comme aux contrées fantasmatiques des vampires, la gorge sanglante ou vidée de son fluide est le point nodal du désir et du mystère fatal…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Certes, nous savions déjà que Bram Stocker avait eu des précédents. Entre « La vampire », d’Hoffmann, parmi ses Contes des frères Sérapion, en 1820, et « La famille du Vourdalak » d’Alexis Tolstoï en 1847, ce sont les nouvellistes qui mettent en scène ceux et celles qui sucent le sang des vivants. L’écriture somptueuse de La morte amoureuse, par Théophile Gautier en 1836, voit le narrateur, prêtre de son état, se livrer à la blonde Clarimonde : « Je me serais ouvert le bras moi-même et je lui aurais dit : Bois ! et que mon amour s’infiltre dans ton corps avec mon sang ![5] » Il faut alors accorder une place toute singulière à l’Irlandais Sheridan le Fanu qui, dans Carmilla, publié en 1872, insinue entre cette dernière et quelques frêles jeunes filles un vampirisme lesbien. Dans les rêves de Laura, « une voix féminine » s’approche, « des lèvres couvraient mon visage de baisers qui se faisaient plus appuyés et plus amoureux à mesure qu’ils atteignaient ma gorge où se fixait leur caresse[6] ». Carmilla n’a pas manqué de lui dire : « je t’aime si fort que tu accepterais de mourir pour moi[7] »…

Le méconnu Karl von Wachsmann vient avec la redécouverte (et première traduction française) de sa longue nouvelle, ou court roman de 1844, rallumer une pièce du puzzle. Péripéties, suspenses, aventures, angoisse, rien ne manque en cet Etranger des Carpathes, récit parfaitement mené. Une terrible tempête secoue la forêt infestée de loups que traversent de nobles voyageurs. Un combat nocturne, l’intervention providentielle d’un inconnu permettent à la famille épuisée d’intégrer le château dont elle vient d’hériter. Parmi le karst, la ruine de Klatka héberge un homme à l’apparence glaciale, néanmoins fascinant pour Franziska. Malgré la méfiance de Franz, son admirateur plus sage, elle s’enthousiasme : « Ce n’est que dans la nouveauté, l’inhabituel, l’insolite, que la fleur de l’esprit s’épanouit et répand son parfum. Même la douleur peut se changer en plaisir, si elle nous sauve du fade quotidien ordinaire, qui me répugne ». Hélas, loin de s’épanouir, elle se flétrit mystérieusement, jusqu’à la maigreur, nantie d’une étrange blessure au cou. Seul le fiancé de la sœur de Franziska, guerrier affublé d’une « main d’or », saura pénétrer le secret vampirique d’Azzo de Klatka, et dira comment le vaincre, si la jeune victime veut bien en avoir le morbide courage…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’on retrouve tous ces héros, accessoires et concepts dans la réjouissante Petite Encyclopédie  des vampires. Elle serait proche de frôler l’exhaustivité, depuis la mythologie grecque et romaine, ses stryges et harpies, en passant par le strigoï du folklore roumain, les goules et les lycanthropes, jusqu’aux acteurs de cinéma, aux jeux vidéo, et aux séries comme True Blood. L’historique comtesse Erzsébet Bathory, friande de jeunes filles dont elle buvait le sang, au point d’en remplir sa baignoire, y tient une place évidemment privilégiée. On y croise Baudelaire et ses « métamorphoses du vampire », on saura tout sur la dentition, y compris celle de François Mitterrand ; sans oublier Batman et ses logos successifs, notre cher avatar de la chauve-souris vampirique, mais pacifique et justicier… Pourtant, quelques notices ont vu leur veine trop tôt s’épuiser, au vu par exemple de l’indigence de celle sur le « mouvement gothique », qui méritait une présentation de ce mouvement romanesque anglais du XVIIIème et du XIXème. Lui qui alimenta le romantisme noir et dont ressortissent la plupart des productions vampiriques, jusqu’à l’américaine Poppy Z. Brite et ses anthologies intitulées Eros Vampire.

Malgré les deux index utiles et la bibliographie, un index par auteurs n’eût pas été inutile. Car comment retrouver Dom Calmet, sinon perdu au bas de la page 207, alors que premier et remarquable auteur et compilateur de faits vampiriques au XVIIIème, il disserta sur « les apparitions des esprits, et sur les vampires ou les revenants de Hongrie, de Moravie, etc.[8] »

Mise en page et illustré grâce au talent raffiné de Dominique Bordes, par ailleurs éditeur du fameux Monsieur Toussaint Louverture, cette Encyclopédie, si elle se veut savante, ne manque pas d’humour, rappelant que Voltaire ironisait sur les vampires, dans son Dictionnaire philosophique, se moquant des « gens d’affaire qui suçaient le sang du peuple en plein jour ». Sans compter un sourire (de canines) involontaire, lorsque l’ordre alphabétique fait se succéder le savant naturaliste Buffon, qui décrit une chauve-souris vampire, et la série télévisée Buffy contre les vampires, décrite comme « l’épopée d’un  groupe d’adolescent face aux démons de la vie ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Que signifie cette vampiromanie qui s’enfle depuis plus de deux siècles, envahissant nos bibliothèques et nos écrans ? Nos sociétés protégées jouent avec le plaisir de la peur. Cherchent-elles à retrouver la part d’animalité prédatrice qui est en nous ? Suivre le fil de l’atavique besoin de viande sanglante, y compris parmi des lecteurs végétariens, du fantasme archaïque selon lequel absorber le rouge liquide vital serait un gage de vitalité, voire d’immortalité, en un souvenir enfoui des rituels de cannibalisme ? La frontière fragile entre l’animalité et l’humanité, entre lycanthropie et victimologie, s’amuse alors de la proximité fascinante de l’amour et de la mort, de la lèvre qui embrasse et de la dent qui mord, de l’érection de l’éros et de la blessure auprès de la gorge, des seins et de la vie, s’affole enfin de l’expansion liquide de la virginité conquise et de la jouissance répandue en ce que l’on appelle la petite mort, lent sadomasochisme et fantasme plus ou moins inassumé de possession et de soumission vampirique…

Les ressources du roman gothique venu du Moine de Lewis et du Frankenstein de Mary Shelley[9], sont ici exploitées avec tout le talent de l’écrivain : château ténébreux, blafard personnage aux chasses secrètes, « pâleur mortelle » de la jeune fille victime du prédateur insidieux… Certes, l’amateur vampirique n’éprouve pas l’explosion littéraire de sa vie ; mais en se demandant dans quelle mesure Bram Stoker a lu ce récit et jusqu’où il y a puisé, l’histoire du mythe trouve un nouveau rameau où se poser.

Ce qui n’enlève rien à l’importance de Dracula, grand classique aux splendides frissons rouges, qui fit du château du comte en cape noire le lieu fantasmatique que l’on sait et sut ajouter un voyage maritime du cercueil dangereusement habité, afin de coloniser Londres, ce dont le cinéaste Murnau fit un chef d’œuvre de l’expressionisme. La pauvre Lucy, contaminée par un mal étrange, subit une dangereuse métamorphose : « Exactement au-dessus de la jugulaire externe on voyait comme deux petites marques qu’auraient laissées des ponctions, pas du tout saines d’aspect » ; puis : « Sa bouche s’entrouvrit, et les gencives blanches, retirées, rendaient les dents plus longues et plus pointues que jamais[10] »… Le combat sans pitié entre le réalisme et le surnaturel dépasse alors les modestes proportions de la nouvelle pour atteindre celles d’un  touffu roman épistolaire, augmenté des pages du journal du Dr Seward, qui manque cependant par instant de concision.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

C’est ainsi que, le sang aux joues, le battement du cœur à la gorge, l’on lit, relit et visionne les multiples avatars du mythe de Dracula : entre fascination et terreur, entre distanciation critique devant cette lutte archétypale du bien et du mal, et bien sûr ludique plaisir. Cher lecteur, tu ne reprocheras pas au modeste critique d’aiguiser les dents d’une curiosité gourmande. N’aie crainte de sucer le sang de ces petites généalogies encyclopédiques, qui ne craignent ni l’ail ni l’eau bénite, et par-dessus tout de glisser voluptueusement les doigts parmi les pages du Pléiade réunissant Dracula et autres vampires, qui couronne somptueusement l'édifice des anthologies et études consacrant le maître des veines outragées.

Bientôt l’on put concevoir, comme Roger Caillois, que le thème fantastique des vampires est un de ceux « qui entraînent le plus régulièrement une rançon de monotonie[11] ». En dépit des nombreuses adaptations cinématographiques, des bandes dessinées (Vampirella, par exemple), des mangas, et, bien entendu, des parodies, parmi lesquelles Le Bal des vampires de Polanski reste incontournable.

Il fallut attendre, en 2005, Twillight, de Stephanie Meyer, improprement traduit par Fascination[12], pour que la réécriture offre l’occasion d’un renouvellement salutaire. L'on pointera justement les défauts de cette saga, prolixité bavarde et souvent creuse, poursuites et scènes d’actions dignes des pires films à clichés du genre. Cependant l’illumination corporelle du byronien Edward devant Bella est un moment rare. De plus, la romance noire pour adolescente frissonnante comporte une dimension morale non négligeable. La famille d’Edward pratique un vampirisme nouveau : on ne tue plus que des animaux pour se nourrir de leur sang, et, au contraire de Dracula, l'on se consacre, en étant par exemple chirurgien, au service de l’humanité. Il faut décrypter également l’union sexuelle, sanglante et désirée, longtemps retardée de tome en tome, d’Edward et Bella, sous peine qu’à son tour cette dernière devienne une vampire : où l’on peut lire en filigrane le culte voué à la chasteté par les Mormons, Stephanie Meyer en faisant partie.

Parmi l’interminable flopée de réécritures vampiresques, il peut être utile de jeter plus qu’un œil au roman de Victor Dixen : Vampyria. La Cour des ténèbres. Car il parvient à échapper aux clichés inhérents à la vampiromanie, ce en usant d’une curieuse uchronie. Louis XIV, roi soleil, est devenu, plutôt que de mourir, roi des ténèbres et souverain de « la Magna Vampyria ». Vampire suprême, il règne sur une aristocratie assoiffée du sang que l’on prélève régulièrement dans les veines du peuple, comme un tyrannique  impôt. Outre les « citernes », l’on a sur soi son « flacon hématique » et l’on chasse des condamnés dans les jardins royaux pour s’en abreuver. La narratrice est une héroïne à la limite du vraisemblable. Echappant par extraordinaire au massacre de sa famille de roturiers par les inquisiteurs, elle subtilise l’identité de Diane de Gastefriche, ce qui lui permet d’être recueillie par Alexandre de Mortange, jeune vampire bouillonnant et meurtrier sanglant de sa mère, qui la confie au l’institut d’éducation royal, ou « Ecole de la Grande Ecurie », où l’on concourt pour devenir membre de la « garde mortelle du Roy », voire accéder à la transmutation vers la vie nocturne éternelle. Une galerie de personnages, en particulier féminins, haute en couleurs et en caractères enrichit le tableau. Notre attachante héroïne parviendra-t-elle à réaliser son projet de vengeance ?

C’est un roman échevelé, baroque à souhait, bourré de péripéties et de rebondissements jusqu’à la gueule, mieux qu’un opus de capet et d’épée, gore jusqu’à plus soif, roman de midinette et d’historien du genre vampirique à la fois, qui se lit avec un incrédule appétit, une passion sanguine !

Parmi la richesse de l’analyse et des références dont nous comble en sa préface Alain Morvan, de la Lilith biblique à Twilight, il est bon de rappeler que Karl Marx n’échappa guère à la popularisation du mythe en 1867 : « Le capital est du travail mort, qui ne s’anime qu’en suçant tel un vampire du travail vivant et qui est d’autant plus vivant qu’il en suce d’avantage[13] ». Le Monde des livres[14], présentant ce Pléiade, ne manqua pas d’en faire l’amorce tonitruante de son article, en digne voix de son maître. Si le capitalisme fut un vampire, Marx[15] et son âme damnée, le communisme[16] furent un abattoir. Rassurons-nous cependant, une pléiade de vampires sur papier Bible, voilà de quoi protéger nos pleine lunes de tels cauchemars vampiriques : avec ce précieux papier l’innocuité est certaine, pas même besoin de se munir d’un crucifix et d’humecter ses larmes de plaisir à l’eau bénite. Surtout si le splendide Dracula des éditions Callidor nous sert de missel…

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie


[2] Robert-Louis Stevenson : Olalla, Folio, Gallimard, 2016.

[3] Dom Calmet : Dissertations sur les vampires, Jérôme Millon, 1998.

[4] Horace Walpole : Le Château d'Otrante, Le Club Français du Livre, 1964.

[5] Théophile Gautier : La Morte amoureuse, Romans, contes et nouvelles, Pléiade, T 1, 2002, p 550.

[6] Sheridan Le Fanu : Carmilla, Marabout, 1978, p 82.

[7] Sheridan Le Fanu : Carmilla, ibidem, p 66.

[8] Dom Calmet : Dissertation sur les vampires, ibidem.

[10] Bram Stocker : Dracula, France Loisirs, 1993, p 206 et 254.

[11] Roger Caillois : Fantastique, soixante récits de terreur, Club Français du Livre, 1958, p 9.

[12] Stephanie Meyer : Fascination, Hachette, 2005.

[13] Karl Marx : Le Capital, I, X, Les Editions sociales, 2016, p 226.

[14] Le Monde des livres, 2 mai 2019.

Cà Sant'Angelo, Venezia.

Photo : T. Guinhut.

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12 octobre 2024 6 12 /10 /octobre /2024 13:57

 

Château de Valençay, Indre.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

Hubert Haddad, voyageur d’écriture :

Haïkus, éventails japonais

& Symphonie atlantique.

 

 

Hubert Haddad : Le Peintre d’éventail, Zulma, 2013, 192 p, 17 €.

 

Hubert Haddad : Les Haïkus du peintre d’éventail, Zulma, 2013, 150 p, 5,20 €.

 

Hubert Haddad : La Symphonie atlantique, Zulma, 2024, 224 p, 19,50 €.

 

Hubert Haddad : Meurtre sur l’ile des marins fidèles,

 Zulma poche, 2024, 224 p, 10,95 €.

 

Hubert Haddad : Les Coïncidences exagérées,

 Mercure de France, 2016, 192 p, 19 €.

 

 

 

Voyageur certes parmi les continents, mais avant tout de la plume, Hubert Haddad, né en 1947 à Tunis, ne cesse de surprendre à chaque nouveau tour de sa barre littéraire. Sa nébuleuse romanesque parait presque inépuisable, entre essais, poèmes, et surtout romans et nouvelles. Historien d’art, il sait concocter une histoire de l’art jardinée[1]. D’origine judéo-chrétienne, il s’arroge une vaste culture ouverte. Romancier, il cultive l’art de l’observation, autour de l’espace méditerranéen, au travers de la revue Apulée, qu’il fonda et dirige, avec le fil conducteur de la liberté intellectuelle et politique. À la suite de Palestine[2], il embrasse des problématiques à l’actualité brûlante en écrivant Opium Poppy[3], qui narre l’histoire d’un enfant afghan, nommé Adam, pris dans l’étau de la guerre, ensuite exilé, enfin condamné au seul secours de la débrouillardise dans une banlieue parisienne désolée. Le tropisme poétique, y compris au moyen d’une fascination amoureuse, permet d’offrir à cette errance une dimension universelle. Par ailleurs, en un grand chambardement, il se tourne jusqu’au Japon, dont le raffinement des éventails le fascinent à juste titre. L’art de l’imaginaire ne lui échappe évidemment pas, entre autres dans le récit fantastique intitulé Corps désirable[4]. L’Histoire des civilisations et des tempêtes totalitaires lui fournit également une source d’inspiration, comme dans sa dernière Symphonie atlantique, bouleversante. Mais, toujours, sa navigation intérieure pointe sa boussole céleste vers la nécessité et la sauvegarde de l’art, aussi bien poétique que musical.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Chaque livre d’Hubert Haddad est un petit univers. Après nous avoir transportés en Palestine, au pays de l’opium, parmi les recueils des nouvelles insolites du jour et de la nuit[5], balancées ente réalisme et fantastique, il nous propulse, d’un coup d’éventail, au Japon, nous conviant à une entreprise de mémoire.

Revenant auprès d’un mourant qui bientôt pèse « moins que son poids de crémation », son élève Matabei se fait un devoir de raconter une histoire : de « celle qui concerne les amateurs de haïkus et de jardins ».

Dans la pension où il s’était réfugié pour échapper au monde et à ses remords, il trouve l’amour silencieux de Dame Hison, sa logeuse et néanmoins ancienne courtisane. En lisière de forêt s’élève une cabane solitaire. Là, vit un jardinier et peintre discret, le vieux maître Osaki, auquel il s’attache, au point de devenir son disciple, puis de progressivement le remplacer, en une belle histoire de filiation. Des grues, des feuilles d’érables, des montagnes, le « secret du précieux labyrinthe végétal » vivent en ses éventails de papier et de soie amoureusement peints. La mort du vieillard, les étreintes d’un jeune couple qui vient cacher sa passion, l’arrivée d’un adolescent naïf, les amours concurrentes et contrariées pour la belle Enjon composent cette écume des vies qui n’est rien devant l’art du pinceau et sa « leçon d’équilibre ». Mais à l’irruption du séisme, du tsunami, de l’accident nucléaire, si les populations sont balayées, Matabei, en cet apologue sur la transmission des talents, parviendra-t-il à restaurer les éventails ?

Avec un rare talent de suggestion, en particulier à l’occasion des paysages et des émotions des personnages, qu’elles soient pour la nature humaine ou pour les œuvres d’art, une quête de sérénité se fait jour. L’exercice de style bien japonais, d’abord à la manière de Kawabata[6] et de Bashô[7], a su se métamorphoser en un conte philosophique, sensible et tragique, impeccablement évocateur ; que l’on complètera grâce aux Haïkus du peintre d’éventail, qui paraissent simultanément : « Peindre un éventail, n’était-ce pas sagement ramener l’art à du vent ? »

 

Manga XIX°. Photo : T. Guinhut.

 

Ainsi, comme le vol d’un éventail devenu papillon, le roman se double d’un recueil, d’une mise en abyme, où l’on croit lire le pinceau poétique du vieux peintre. Hubert Haddad se dédouble : qui eût cru, que disciple lui-même de Bashô, le romancier fut un haikiste aussi pur, capable d’aligner près de cinq cents haïkus ?

« Syllabes comptées

ô papillon de toi-même

guettant l’instant pur »

Crapauds, grenouilles, araignées d’eau, insectes, oiseaux parcourent ce recueil que son auteur semble avoir composé en marchant sur les pas de l’ermite zen, parmi les montagnes de la tradition japonaise, autant qu’en ayant sondé sa bibliothèque intérieure. Art poétique en action, son souffle est ainsi empreint de concision et d’envol :

« En dix-sept syllabes

l’essence même du rien

sans un mot de trop »

Le vœu d’Hubert Haddad était-il de briller en cet exercice de style, en cette vanité qui est aussi la nôtre ? S’il y a réussi, c’est en quelque sorte pour disparaitre dans une pureté poétique qu’il a su rendre cristalline :

« L’ultime haïku

te rendra-t-il invisible ?

jour de ta naissance »

En quoi nous sont donc nécessaires ce récit et ce recueil ? Ne sont-ils pas la justification éphémère, et cependant palpable, parmi l’art de la peinture et des mots, de nos existences, qu’un souffle, fût-il naturel ou d’humaine apocalypse, disperse…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Scrutateur du passé récent, Hubert Haddad veille sur la Pologne au cours de la Seconde Guerre mondiale, grâce à son roman, Un monstre et un chaos[8]. Il témoigne ainsi  d’une culture terriblement menacée, grâce au parcours de gamins qui scandent des refrains yiddish. D’une manière voisine, l’on retrouve dans La Symphonie atlantique ce même affligeant.

Considérable est la dichotomie entre les tyrannies politiques et l’art, sauf si ce dernier devient un outil de propagande. Clemens en fait la douloureuse expérience, lui qui se voue à la musique allemande, alors qu’elle est dévoyée par le nazisme. Le jeune pianiste de La Symphonie atlantique opère sa « nymphose » parmi la Haute-Forêt-Noire, alors que bientôt c’est le violon qui l’enthousiasme, qui devient son âme menacée : heureusement l’officier de la Wehrmacht tonne : « Je vous exhorte de ne séparer en aucun cas la jeune Clemens de son violon ». Mais l’« uniforme noir », les « voyous des milices », les « agents de la police politique » ne cessent de rôder. Les auteurs juifs sont victimes d’autodafés, quand on prescrit à tous la lecture de Mein Kampf[9]. À la terreur nazie s’ajoutent à partir de 1942 les bombardements alliés par des « forteresses volantes », pour tous effrayants, mais aussi susceptibles de rompre les dialogues entre un violon et un piano. Probablement l’angoisse de voir son instrument détruit est-elle plus puissante que la crainte de la mort. Car « la musique reste sourde aux harangueurs »…

Elégiaque est le récit de la vocation de Clemens, que saccage un régime abject : « La musique habite un monde inaccessible, elle est comme l’âme des absents ». Entre la poésie de Goethe, d’Hölderlin, et les fureurs du Crépuscule des dieux wagnérien, le romancier compose une fugue néanmoins personnelle, aux accents psychologiques aiguisés autour des « anamorphoses de l’adolescence », une histoire d’amitié. Il est également permis de lire là un hommage aux artistes sacrifiés. Fidèle à sa vocation, la prose d’Hubert Haddad est une fois de plus, sans omettre des embardées diverses comme l'enchanteresse Sirène d’Isé[10], ample, lyrique et envoûtante, alternant les séquences inquiétantes, effrayantes, pathétiques, sombres, tragiques comme les temps aveugles de l’Histoire, et, par contraste, les extases de la perfection artistique.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Autre boussole, ce Meurtre sur l’ile des marins fidèles, opportunément réédité en poche, alors qu’il date de 1994. C’est en effet un roman d’aventures maritimes, réécriture et pastiche de L’Ile au trésor de Robert-Louis Stevenson, originellement publié en 1883, et transposé en notre monde contemporain. L’écrivain joue avec ses bonheurs de lectures enfantines, créant un héros adolescent, prénommé Rhys, qui reçoit un précieux viatique : soit ce  volume du romancier anglais. Opportunément, un personnage s’appelle « Mémory ». Dans le cadre d’une adaptation filmique du roman du XIX° siècle, le jeune garçon se voit embarqué parmi une foule d’aventures oniriques, où pullulent acteurs et starlettes juchés sur des plateaux de tournage et sur des navires reconstitués pour l’occasion. Exercice de style bourré de péripéties, de clins d’œil, entre « nuit homicide », naufrage de l’assaillant et cargaison de chocolat, whisky, et bien entendu armes cachées, le suspense est garanti. Parmi les ingrédients, l’on découvre le calamiteux, effrayant « Gnomagre », mieux, « les seins de Laura », et, le plus beau peut-être, « un grand voilier de marbre » ! L'évasion du lecteur ne se passe ni de frissons ni des séductions de l'imaginaire.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

S’il y a coïncidences entre l’art et la vie, ce sont souvent des « coïncidences exagérées », pour reprendre le titre du récit autobiographique, sous-titré « Traits et portraits », de notre conteur d’histoires. Une tentative de suicide à vingt ans n’aboutit heureusement pas, grâce à la sollicitude d’un ami. « Une journée essentielle pour moi seul » est cependant confiée au lecteur : « Par une coïncidence qu'un démiurge prodigue au petit bonheur – ou par quelle intuition d'aigle planant ! – Elie poussa ma porte sans y avoir été invité ce soir-là, l'allure d'un héros revenu du chaos primitif. J'étais dévêtu, les bras blessés, en proue des débris d'une tempête, guitare, tableaux, miroirs, et prêt à emprunter, comme on se jette au feu, la rampe d'air de la fenêtre ». L’on a compris que la beauté du style transfigure la vie.

Aussi cette journée inaugurale se diffracte-t-elle dans le livre sans que le récit s’embarrasse de la chronologie : « Je m'attendais au pire depuis toujours. Dès ma naissance, le plomb fondu de l'angoisse s'infiltra dans mes veines à l'ombre d'adultes miséreux, désemparés par l'exil, père et mère que torturaient alors la perte et le trouble. Mais il ne s'agit guère ici d'un récit d'enfance, cette fable narcissique plus ou moins doloriste en forme de roman familial. Il ne s'agit pas non plus de Dieu, ce mot de rien pour rire de tout, ni des inepties des vendangeurs de l'âme. »

Les deuils, en particulier de Chantal, une âme-sœur, les recherches littéraires tous azimuts, l’ascendance juive, tout participe de la formation d’une personnalité, et, plus essentiellement, de l’écrivain. Car « c’est l’utopie renouvelée de la fiction et de la poésie qui ouvre à l’espérance ».

Une iconographie variée participe à ce puzzle intime et créatif : peintures et dessins d'Hubert Haddad lui-même, fort travaillés et expressifs – en particulier autour du corps – de son frère disparu, photographies anciennes, œuvres d'autres artistes, tachant de ramener à la vie de l’écriture les êtres aimés et disparus. Tout cela pour aboutir à la catharsis d’un beau volume aux facettes sombres et chatoyantes.

 

L’écrivain Hubert Haddad a l’invention du diable[11], pour reprendre l’un de ses titres, tant il semble passer de nouveaux contrats faustiens avec l’âme humaine. L’ancrage dans l’histoire récente contemporaine s’allie avec un onirisme fabuleux. Une bonne vingtaine de romans jalonnent son parcours, sans oublier son premier roman-dictionnaire, en toute modestie titré L’Univers[12]. De surcroît, sa baroque inventivité n’empêchant en rien la fluidité, il est un prosateur prenant, envoûtant même. Comme le laissaient entendre ses haïkus, la poésie est aussi son terrain de jeu, depuis Le Charnier déductif[13], passablement post-surréaliste. Infatigable, il lui arriva de produire, comme en passant, une somme encyclopédique en deux volumes balayant la passion littéraire et la furia des techniques d'écriture. Venu d’une nourrissante expérience des ateliers d’écriture, c’est tout un magasin des Lettres et des curiosités[14], sans oublier L’Art et son miroir[15], mis à la disposition de l’apprenti écrivain et du voyageur de la fiction, mais de ces sortes d’indispensables  fictions qui éclairent le monde et la psyché.

Thierry Guinhut

La partie sur Le Peintre et Les Haïkus

fut publiée dans Le Matricule des anges, février 2013,

celle sur La Symphonie atlantique,

octobre 2024.

Une vie d'écriture et de photographie


[1] Hubert Haddad : Le Jardin des peintres, Hazan, 2000.

[2] Hubert Haddad : Palestine, Zulma, 2007.

[3] Hubert Haddad : Opium poppy, Zulma, 2011.

[8] Hubert Haddad : Un monstre et un chaos, Zulma, 2019.

[11] Hubert Haddad : L’Invention du diable, Zulma, 2022.

[12] Hubert Haddad : L’Univers, Zulma, 1999

[13] Hubert Haddad : Le Charnier déductif, Debresse, 1968.

[14] Hubert Haddad : Le Nouveau Magasin d'écriture, Zulma, 2006 et 2007.

[15] Hubert Haddad : L'Art et son miroir, Zulma, 2023.

 

Soledad Córdoba : Sin titulo, 2005. Museo d'Oviedo, Asturias.

Photo : T. Guinhut.

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7 octobre 2024 1 07 /10 /octobre /2024 12:50

 

 

Catalan Bay, Gibraltar. Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

Du concept de liberté aux Penseurs libéraux,

depuis Adam Smith

jusqu’aux Ennemis du commerce

par Antonio Escohotado.

 

 

Alain Laurent et Vincent Valentin : Les Penseurs libéraux,

Les Belles Lettres, 2012, 928 p, 29 €.

 

Antonio Escohotado : Los Enemigos del comercio. Una historia moral de la propriedad,

Espasa, 2014-2023, I, 614 p, 24,95 € ; II, 750 p, 34,90 € ; III, 684 p, 34,90 €.

 

 

D’où vient-il que nous puissions être libres ? A moins qu’il s’agisse d’une erreur de perception et de jugement, si l’on tente de considérer tour à tour liberté biologique, géologique, morale, intellectuelle, économique et politique… Reste, à moins d’avoir peur de la liberté, et de son insécurité constitutive, qu’elle est notre meilleure chance de développement. C’est ainsi qu’au cours de notre histoire les philosophes politiques réunis sous l’égide des Penseurs libéraux ont pu venir à notre secours pour assoir non seulement notre entendement et notre réalité libres, mais aussi notre enrichissement et notre bien-être. Le marxisme, constatant l’injustice des conditions, imaginait en une démarche théorique et utopique le remède communiste pour aboutir au totalitarisme couplé avec la sanglante répression et la pénurie, hors pour les privilégiés de la nomenklatura. A contrario, la démarche libérale, au premier chef Adam Smith, se demandait au XVIII° siècle pourquoi la richesse et la prospérité abreuvaient le Royaume-Uni, observant que la division du travail, la liberté du commerce et la « main invisible[1] » du marché en étaient la cause, entraînant une croissante prospérité des nations et des individus. Pragmatique et réaliste, le libéralisme observe les faits et leurs bienfaits pour les favoriser au service des conditions humaines, alors que socialisme et communisme imposent un désastreux fantasme de fer. Ils sont les « ennemis du commerce », pour reprendre le titre percutant de l'essayiste espagnol Antonio Escohotado…

Ai-je la liberté d’avoir ce corps, ce patrimoine génétique issu de la loterie des êtres et d’une évolution darwinienne, ces forces et ces faiblesses, ces prédispositions à la santé ou aux maladies, d’avoir cette psychologie et ce tempérament, sans compter ce quotient intellectuel et affectif, quelque chose entre don des dieux et Némésis, entre cette grâce et ce libre-arbitre discutés par Saint-Augustin… Et d’être né sous cette condition matérielle, organique, parmi cette ère géologique, sur tel continent et pays, dans tel moment historique, plus ou moins favorisé de famine ou d’abondance, de génocide ou de liberté ? De plus, la psychanalyse a douté de l’autonomie de la raison, empêchée par le contenu parfois monstrueux de l’inconscient ; sans compter, de manière plus pertinente, le goût pour l’irrationnel, la tyrannie (qu’elle soit fasciste, théocratique ou communiste) et le mal de nombre de nos frères trop humains. Ce serait tomber dans un angélisme suicidaire que de nier ces nombreuses pierres d’achoppement sur le chemin d’une constitution du soi libre et d’une société des libertés.

Chez les Grecs, est libre celui qui n’est pas esclave, qui est citoyen, délivré de la tyrannie par le soin de la démocratie. Grâce à la Réforme protestante, un pas est franchi vers la liberté individuelle lorsqu’à chaque croyant est licite de lire le texte sacré de la Bible, au point que cette liberté de lecture et d’interprétation ne soit pas étrangère à l’éthique économique protestante constitutive de l’esprit du capitalisme[2]. De même, la séparation de l’église et de l’état, dès le « Rendez à César ce qui est à César » de l’Evangile, caractéristique de la tradition gréco-romaine et du christianisme, en passant par le libre-arbitre de Saint Thomas d’Aquin, contribue à la liberté en tant qu’il s’agit de récuser non seulement la théocratie, mais aussi, implicitement, une idée théocratique de l’Etat, hélas infuse dans le concept de « volonté générale » présent dans le principe du socialisme, a fortiori dans celui du communisme, et tel qu’énoncé par Rousseau : « Il importe donc pour avoir bien l’énoncé de la volonté générale qu’il n’y ait pas de société partielle dans l’Etat et que chaque citoyen n’opine que d’après lui. [3] »

Cependant, lors de la révolution anglaise, en passant par Milton et sa « liberté d’imprimer sans autorisation ni censure » -dans laquelle il exige : « Par-dessus toute autres libertés, donnez-moi celle de connaître, de m’exprimer, de discuter librement selon ma conscience[4] »-, puis par les Lumières, l’idée de liberté ira plus loin encore dans la séparation des inséparables. La séparation des pouvoirs, de Locke à Montesquieu, permet de fragmenter et d’individualiser les décisions, qu’elles soient publiques ou personnelles. De plus en plus, l’émergence de la volonté individuelle fonde le rejet du souverain absolu, puis de l’Etat omnipotent. Le laisser-faire économique, anti-colbertiste puis anti-keynésien, devient également un laisser penser, un laisser vivre en paix. L’homme parvient alors à être le législateur de la société, au contraire d’une société législatrice de l’homme, y compris au moyen de sa subjectivité, au point que Shelley puisse aller jusqu’à écrire : « Les poètes sont les législateurs non reconnus du monde[5] ».

Depuis les sociétés holistes traditionnelles, jusqu’à l’individualisme contemporain, un progrès indéniable s’est fait jour, non seulement en matière d’autonomie de la personne humaine, mais aussi de reconnaissance de sa sécurité et de son bonheur, ce dernier terme étant inscrit dans la constitution des Etats-Unis. Lorsque la société civile permet que nous n’appartenions plus à un tyran ou à un Dieu, elle n’empêche pas pour autant la dimension sociale de l’individu, non au sens d’une captation obligée par le social mais au sens des interactions entre individus libres. La capacité à prendre des décisions personnelles et leur adéquation avec les événements et les faits sont les ressorts et les fins de la liberté. En toute logique, il y a cohérence sine qua non entre la liberté de conscience et des mœurs d’une part et la liberté économique, fondée sur la propriété et le capitalisme de concurrence et de contrat d’autre part.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À l’encontre des caricatures, cet individualisme n’est pas incompatible avec les sentiments moraux[6], l’empathie, l’amour, l’altruisme, étant entendu qu’individualisme s’oppose à collectivisme, quand altruisme s’oppose à égoïsme, quoique ce dernier soit, en sa capacité à contribuer à l’émergence de richesses privées et d’échanges profitant à la société entière, redoré par des auteurs comme Mandeville[7], Adam Smith ou Ayn Rand[8]. L’agapè, la charité, qu’elle soit personnelle ou associative n’est pas persona non grata dans le cadre ouvert du libéralisme. La seule acceptation de l’individualisme d’autrui suffit à assurer une indispensable tolérance, une réciprocité, un équilibre enfin. Ce pourquoi le libéralisme moral, intellectuel et politique n’est pas dénué de règle assurant sa légitimité. En ce sens l’autonomie et l’indépendance de l’individu ne sont pleinement possibles que dans le cercle souple et polymorphe d’une société des libertés et de la croissance des possibilités, munis cependant de garde-fous : la liberté ne peut se passer d’un Etat assurant la sécurité des biens, des contrats et des personnes, au moyen de la justice, de la police et de la défense, qui sont ses fonctions régaliennes. De surcroit, jusqu’où doit-elle se munir d’un rempart répressif contre ce qui doit avoir la liberté de se dire, quoique en menaçant par sa prochaine tyrannie, idéologique puis factuelle, cette même liberté ? La question du voile intégral est à cet égard cruciale : liberté de conscience et de comportement, ou bien prosélytisme de l’oppression de l’individu et plus particulièrement de la femme…

Qu’est-ce qu’un libéral ? La réponse nous est donnée par Jean-François Revel : « un libéral est celui qui révère la démocratie politique, j’entends celle qui impose des limites à la toute-puissance de l’Etat sur le peuple, non celle qui la favorise. C’est en économie, un partisan de la libre entreprise et du marché, bref du capitalisme. C’est enfin un défenseur des droits de l’individu. Il croit à la supériorité des sociétés ouvertes et tolérantes » (p 744). En ce sens, Jean-François Revel est cohérent avec le Karl Popper de La Société ouverte et ses ennemis[9] qui voit, de Platon à Marx, en passant par Hegel, la menace philosophique de l’absolutisme d’Etat ossifier nos civilisations…

Ne faut-il pas rétablir l’évidente solution de continuité entre la liberté de conduire sa vie et celle d’entreprendre, par le biais de la propriété individuelle et du capitalisme ? N’en doutons pas, l’histoire et la géographie économiques parlent assez en faveur de cette thèse. En effet, plus les économies sont administrées par l’Etat, soumises à une suradministration, au matraquage fiscal qui se veut redistributeur et égalisateur, de l’Etat-providence pré-thatchérien au communisme soviétique, en passant par le socialisme français des quatre dernières décennies, plus elles ont vu s’affirmer leur échec, s’appauvrir leur population, stagner et péricliter leur croissance. Ludwig von Mises, dès 1920, avant que l’Union soviétique ait montré de manière éclatante son impéritie, « démontra qu’il est impossible de construire un système économique viable sans concurrence libre et sans propriété sur le capital. » (p 633). Il répond également à ceux qui rejettent le darwinisme social du libéralisme en objectant que « par la division du travail et l’échange, le libéralisme pacifie la société, alors que le marxisme, à travers la lutte des classes, valorise l’idée de lutte pour la vie qui fait l’essentiel du darwinisme sociologique » (p 634). Sans compter que la redistribution confiscatoire du socialisme, décourageant les initiatives, parvient à généraliser la tyrannie, la médiocrité et la pauvreté.

Néanmoins, pour tout penseur rationnel, sans compter ses abondants détracteurs, sinon calomniateurs, le libéralisme n’est pas une panacée absolue aux maux de l’humanité, en particulier économiques. Reste ouverte en effet la question de l’égalité d’accès aux richesses. Que le développement soit possible et souhaitable pour ceux qui sont entreprenants ne suffit pas toujours à assurer l’essentiel à ceux qui ont de bien moindres qualités, aux démunis. Récompensant le travail, le mérite et la responsabilité, doit-il – et jusqu’où doit-il ? – pratiquer la redistribution en faveur des défavorisés, de façon à établir cette justice sociale qu’Hayek[10] sait illusoire, mensongère et tyrannique ?

N’y-a-t-il pas à cet égard une actualité de Tocqueville : « L’Ancien Régime professait cette opinion, que la sagesse seule est dans l’état, que les sujets sont des êtres infirmes et faibles qu’il faut toujours tenir par la main, de peur qu’ils ne tombent ou ne se blessent ; qu’il est bon de gêner, de contrarier, de comprimer sans cesse les libertés individuelles ; qu’il est nécessaire de réglementer l’industrie, d’assurer la bonté des produits, d’empêcher la libre concurrence. L’Ancien Régime pensait sur ce point, précisément comme les socialistes d’aujourd’hui ». (p 425). Ou encore : « la démocratie veut l’égalité dans la liberté, et le socialisme veut l’égalité dans la gêne et la servitude ». (p 426). Pensons qu’il s’agissait là d’un « Discours contre le droit au travail » prononcé en 1848. Devant l’avalanche du « droit à » et de la dictature du besoin dénoncée par Ayn Rand[11],  que sont devenus devoir, mérite, liberté, et responsabilité ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ce sont tous ces auteurs que l’on trouve dans ce fort volume : Les Penseurs libéraux. Voltaire et son éloge du commerce, Adam Smith et la main invisible du marché, depuis La Boétie et son Discours de la servitude volontaire, en passant par le Traité de tolérance universelle de Pierre Bayle, les Français font jeu égal avec les Anglo-saxons, de Milton et Locke, en passant par John Stuart Mill et La désobéissance civile de Thoreau, jusqu’à l’école de Chicago et Milton Friedman… Les grands du libéralisme classique sont ici à l’honneur : Kant bien sûr, Hayek et sa Route de la servitude, qui établissait en 1942 la congruence du national-socialisme allemand et du communisme, Mario Vargas Llosa ironisant contre « l’exception culturelle », ou Pareto dénonçant « le péril socialiste »… Mais connaissez-vous, en des textes parfois jusque-là indisponibles, Ortega y Gasset, Jurieu, Laboulaye, ou Lysander Spooner qui affirme que « le vote ne fonde aucune légitimité » et qui s’insurge contre « l’Etat bandit » ?

L’ouvrage d’Alain Laurent et Vincent Valentin remplace alors, in nucleo, une bibliothèque entière, luttant par ailleurs à armes plus nombreuses avec un précédent de Pierre Manent : Les Libéraux[12]. Son abondante anthologie ordonnée est à la fois un vadémécum, un résumé fort réussi de l’histoire de la pensée, une constitution philosophique libérale portative, mais aussi une invitation à former une plus intégrale collection des nombreux ouvrages fondamentaux. Du « libéralisme renouvelé par l’acceptation partielle de la critique socialiste » (p 746) de Raymond Aron à l’anarchocapitalisme de Murray Rothbard dont « le laissez-faire intégral » ne peut s’accoutumer de l’Etat « ennemi naturel de la liberté » (p 802), tout le spectre libéral est couvert.

Plaidant non seulement la cause du libéralisme, mais encore celle de l’équité qui réclame que l’on rende à cet immense courant de pensée et de regard sur le réel toute sa dignité humaine et philosophique contre ses détracteurs, le plus souvent ignorants et aveugles, à moins de considérer qu’ils veulent garder les places acquises qui leurs permettent de vivre au-dépens de tout le monde, ce livre ambitieux, certes pas d’un accès simplissime, n’est jamais démagogique. Pour ce faire, il se présente en trois parties : une vaste introduction, « L’idée libérale et ses interprètes » ; une plus vaste encore « Anthologie », thématique et chronologique, de « L’émergence du libéralisme contre l’absolutisme », jusqu’à l’actuel « courant libertarien » ; de nombreuses annexes enfin, de la complexe « généalogie d’un mot : libéralisme », en passant par un dictionnaire, jusqu’à une bibliographie. Livre savant, livre de chevet, aux argumentations beaucoup plus accessibles et claires que ce que le méfiant lecteur aurait pu craindre…

À l’heure française, trop française, où la séparation des pouvoirs, en particulier politique et économique, devient de plus en plus un vain mot, où la liberté d’entreprendre, voire de conscience et d’expression, est fragilisées, il manque à nous tous une fondamentale porte de liberté : elle s’ouvre alors en osant le courage d’affronter les idées roboratives et dynamiques contenues dans Les Penseurs libéraux. Ses 900 pages, généreuses, encyclopédiques, comblent une lacune d’importance devant la pléthore d’ouvrages d’inspiration marxiste exigeant l’interventionnisme et la régulation économique qui formatent sans discernement les esprits. Faut-il espérer qu’en la noble compagnie d’initiatives comme le Dictionnaire du libéralisme[13] et le collectif Libres[14], cet opus magnus qu’est Les Penseurs libéraux soit le signe d’un juste infléchissement de la pensée contemporaine et à venir ? Car il n’y a pas de philosophie politique sans libéralisme.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Pourtant, les « ennemis du commerce » ne cessent leurs coups de boutoir contre les libertés économiques. C’est ce que déplie pour nous Antonio Escohotado, dans son immense fresque de plus de deux mille pages, Los Enemigos del comercio. Una historia moral de la propriedad, hélas non traduite en français, quoiqu’achevée en 2016. Cet essai fondamental, incroyablement documenté, plonge dans les racines liberticides de l’anticapitalisme, depuis La République de Platon qui prône un « communisme aristocratique », jusqu’aux plus récentes manipulations de l’écologisme politique qui, dans une vaste esbroufe, prétend qu’un réchauffement climatique dû aux activités humaines et à l’exploitation capitaliste mène à une catastrophe que seules la décroissance et une gestion centralisée planétaire peuvent espérer évacuer. Plus récemment encore, n’est-ce pas Kamala Harris, candidate démocrate à l’élection présidentielle américaine de 2024, qui proclame que c’est à l’Etat de fixer les prix, pas au marché !

La litanie des arguments spécieux selon lesquels « la propriété privée constitue un vol, et le commerce est son instrument[15] » est une constante de l’histoire politique, quoiqu’elle soit invalidée par l’histoire du développement économique. À cet égard le christianisme est comptable de l’ambiguïté du message évangélique : si le Christ chasse les marchands du temple, mais seulement du temple, séparant également le politique et le religieux, l’éloge de la pauvreté, voire de l’érémitisme, ne favorise pas l’extension de la richesse. Heureusement la parabole des talents[16] valorise celui qui investit et fait travailler son argent.

Le ressentiment contre les riches conjugue antisémitisme et marxisme, ce dernier prétendant à la planification totale. Le troisième volume d’Antonio Escohotado expose le développement communiste, non seulement bolchevique et soviétique, mais aussi maoïste et cubain, tout en montrant enfin de plus récents avatars, comme le philosophe Jean-Paul Sartre et l’anticolonialiste Frans Fanon, le sous-commandant Marcos au Mexique avec sa théologie de la libération, le Vénézuélien Chavez, les islamistes, les altermondialistes, les post-féministes, la délirante Américaine Naomi Klein, succès de librairie, qui postule un « capitalisme du désastre » dans sa Stratégie du choc[17], son capitalisme versus climat[18], qui prétend enfreindre toutes les règles du libre marché, toute une brochette de zélateurs du vol institutionnel. Comme quoi le communisme est un « oiseau phénix[19] », qui renait sans cesse de ses illusions et de ses échecs. La pulsion totalitaire préférant l’oppression de l’incompétence au travail de la liberté.

Thierry Guinhut

2012-1024

Une vie d'écriture et de photographie

 

[1] Adam Smith : Enquête sur la nature et les causes de la Richesse des nations, PUF, 1995, p 513.

[2] Voir à ce sujet Max Weber : L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme, Plon, 1964.

[3] Jean-Jacques Rousseau : Du Contrat social, Œuvres complètes, Pléiade, tome III, p 372.

[4] John Milton : Areopagitica pour la liberté d’imprimer sans autorisation ni censure, Aubier, 1956, p 211.

[5] Percy Bysshe Shelley : Défense de la poésie, La Délirante, 1980, p 45.

[6] Voir à ce sujet : Adam Smith : Théorie des sentiments moraux, PUF, 1995.

[7] Bernard de Mandeville : La Fable des abeilles, Vrin 1990.

[8] Ayn Rand : La vertu d’égoïsme, Les Belles Lettres, 1993.

[9] Karl Popper : La Société ouverte et ses ennemis, Seuil, 1979.

[10] Friedrich A. Hayek : « Le mirage de la justice sociale », Droit, législation et liberté, II, PUF, 1981.

[11] Ayn Rand : La Grève, Les Belles Lettres, 2011.

[12] Pierre Manent : Les Libéraux, Hachette Pluriel, 1986 et Tel, 2001.

[13] Dictionnaire du libéralisme, sous la direction de Mathieu Laine, Larousse, 2012.

[14] Collectif La Main invisible : Libres, Editions Roguet, 2012. Voir : Deux manuels des libertés : Libres, Dictionnaire du libéralisme

[15] Antonio Escohotado : Los Enemigos del comercio. Una historia moral de la propriedad, Espasa, 2014, I, p 54, 19.

[16] Évangile selon Matthieu, chapitre 25, versets 14 à 30.

[17] Naomi Klein : La Stratégie du choc. La montée d’un capitalisme du désastre, Léméac Actes Sud, 2008.

[18] Naomi Klein : Tout peut changer : capitalisme et changement climatique, Actes Sud, 2015.

[19] Antonio Escohotado : ibidem, III p 609.

 

Catalan Bay, Gibraltar. Photo : T. Guinhut.

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30 septembre 2024 1 30 /09 /septembre /2024 16:31

 

Canal Grande e Palazzo Cavalli Franchetti, Venezia.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

Italo Calvino, voyageur

des nids d’araignées et des villes invisibles :

de la Pléiade au Cahier de l’Herne.

 

 

Italo Calvino : Romans,

traduits de l’italien par

Yves Hersant, Christophe Mileschi, Martin Rueff & Roland Stragliati,

La Pléiade, Gallimard, 2024, 1328 p, 69 €.

 

Italo Calvino, Cahier de L’Herne, 2024, 304 p, 37 €.

 

 

Météore inattendu de la littérature transalpine, le romancier italien Italo Calvino (1923-1985) fut particulièrement perché, tant il était autant à l’affut de la connaissance que de l’invisible et de l’inexistant. Ce qui ne l’empêcha pas – bien au contraire – de donner forme et langue à son intellectuelle fantaisie.  Il fait désormais l’objet d’une double consécration en entrant à la fois parmi la prestigieuse collection de la Pléiade et au fronton d’un Cahier de L’Herne. Sur les couvertures de ces généreux volumes, s’affiche le regard coquin, le sourire espiègle, l’acuité du regard, bien digne de l’auteur de Palomar, lorsque le personnage emprunte son nom à l’observatoire californien, qui usa longtemps du plus grand télescope au monde. Un tel écrivain oscille bien entre macrocosme et microcosme. Ainsi, confiant au « sentier des nids d’araignées », le soin de guider les partisans contre le fascisme, il reste un observateur scrupuleux de l’infime, alors que ses « baron perché » et « chevalier inexistant » préfèrent fuir un réel insuffisant au profit du fantastique. Plus loin dans sa carrière, il aime à énumérer en toute mystérieuse beauté ses Villes invisibles, naviguant à vue parmi les fantasmes urbains les plus indicibles, en embarquant son lecteur sur les navires de ses poèmes en prose. Tandis qu’un penchant métalittéraire s’invite lorsque « par une nuit d’hiver un voyageur », livre en main, se fait un tantinet borgésien.

Journaliste, essayiste, conteur, librettiste d’opéra, il est d’abord un romancier fécond, inclassable, papillonnant d’imagination, comme se surprenant lui-même à chaque nouvelle publication. Italo Calvino commença d’une manière classique, sinon conventionnelle, par l’histoire d’une résistance antifasciste, à laquelle il participa en personne en 1944, quoique le titre – Le Sentier des nids d’araignée – soit déjà bien insolite. Il n’est cependant pas autobiographique, pas lourdement engagé, d’autant que le regard de Pin, un gamin facétieux aux mille tours, une « face de macaque », oriente le récit moins vers la célébration historique que vers le roman picaresque pimenté de féérie. Pas d’héroïsme guerrier, mais des anti-héros, vu à travers le prisme de celui qui préfère, plutôt que l’infernal pathos de trop sérieux adultes, le monde magique des arachnides. Car découvrir un cadavre gonflé dans un champ, entendre les coups de feu, tout cela fait pleurer Pin qui goûte « les tanières des araignées et le pistolet enterré », mais aussi la beauté des lucioles…

 Est-ce aller jusqu’à penser que la grandiloquence nazie a son envers chez les partisans ? Et même si à cette époque notre auteur se veut communiste jusqu’en 1957, à la suite de la répression féroce de l’insurrection hongroise par l’Union soviétique, il abandonnera bientôt une telle soumission. Cela va sans dire, le réalisme socialiste n’est pas pour lui. Aussi l’ironie pétille : « Au fond, Pin aimerait bien faire partie de la brigade noire, déambuler tout bardé de têtes de mort et de chargeurs de mitraillettes ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’on aurait pu croire qu’après Le Sentier des nids d’araignées Italo Calvino allait se confiner dans le réalisme et l’engagement militant, avec juste un zeste d’insolite. Pas le moins du monde. Dès lors le presque néoréalisme initial est évacué au profit de la liberté du fantastique. Les années cinquante voient éclore successivement Le Vicomte pourfendu, Le Baron perché, puis Le Chevalier inexistant, qui font l’objet d’une trilogie intitulée Nos ancêtres, volontairement divertissante.

 Particulièrement macabre est ce conte du vicomte, soldat coupé en deux par un coup de canon au cours d’une guerre entre Turcs et Chrétiens. Mais « la forte fibre des Terralba avait résisté. À présent, il était vivant et pourfendu ». Revenu en l’ancestral château où son père vit avec ses oiseaux, il ne mange que la moitié des poires, des champignons, suscitant l’étonnement de l’enfant narrateur. L’on y croise un « pavillon des courtisanes », une « conjuration de palais », « le Calamiteux et le Bon », avant que l’oncle du narrateur puisse redevenir « un homme entier ».

De nouveau un enfant, Cosimo, douze ans, nous est présenté dans Le Baron perché par son frère de huit ans, le narrateur. Excédé par sa famille, un père obsédé par les généalogies, une mère par les dentelles aux motifs militaires, une sœur perfide qui cuisine du porc-épic et des escargots décapités, voilà qui précipite la rébellion : en 1767 Cosimo grimpe définitivement sur la branche d’une yeuse. Comme si l’insolite et le burlesque étaient le signe du rejet des temps politiques et cruels par le romancier. Ce qui n’empêche pas le drôle de batailler contre des pirates, de lire « toute l’Encyclopédie de Diderot ». La blonde petite Viola parviendra-t-elle à le faire descendre de « son royaume » ? Ne devient-elle pas une jeune fille, une duchesse et veuve entreprenante, séduisante, délicieusement érotique dans « la conque » du noyer… Entre picaresque et lyrisme, le roman ne cesse de séduire le lecteur, sans compter la dimension de l’apologue.

Nous voici à l’époque de Charlemagne et des paladins, avec cette armure vide et animée, en un lointain souvenir des aventures de Don Quichotte et surtout du Roland furieux de l’Arioste, non plus brillamment héroïque et follement amoureux, mais ici pointant sans vergogne vers l’absurde et le fantastique. L’armure immaculée d’Algilulf cache le « Chevalier inexistant » alors que le « campement des infidèles » menace. Pour les uns il n’est qu’un « tas de ferraille », pour d’autres il est une légende, en particulier pour la narratrice, sœur Théodora, qui recompose le récit « à partir de vieux parchemins, de bavardages entendus au parloir et de quelques rares témoignages » ; le reste, elle l’imagine. Jusqu’au « campement du Graal », et la métamorphose de la nonne écrivaine en « la guerrière Bradamante » qui retrouve son « jeune et fougueux Raimbautl »…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 Ce qui pouvait ressortir à un imaginaire médiéval, distordu et humoristique, se voit dépassé du côté de la série de petites fable – voire des Lumières au sens de l’apologue – avec Marcovaldo ou les saisons en ville. Représenter le monde contemporain est un défi pour Italo Calvino. Aussi le modeste et pauvre héros, dont le nom est emprunté à un géant de la littérature chevaleresque, n’est qu’un paysan immigré dans le nord industriel de l’Italie, exerçant un emploi non qualifié, père de famille nombreuse de surcroit. Le néoréalisme reprend-il des galons ? Mais au-delà du pathétique prolétarien, et sans lourdeur idéologique, apparaît le portrait d’un inadapté dans une société de masse, un bonhomme comique et mélancolique, ne ramassant en ville que des champignons toxiques, libérant d’un hôpital un lapin porteurs de germes mortels… Il vit à la fois dans le monde ouvrier et urbain, et dans celui des fantasmes et de l’ailleurs, le tout écrit sur le mode excentrique avec une gratifiante légèreté.

Bientôt la recherche scientifique se marie à la fantaisie, le cabinet de curiosité littéraire s’enrichit de l’association avec l’Oulipo, cet « Ouvroir de littérature potentielle », qui, avec Raymond Queneau, se gorge de jeux combinatoires, de contraintes formelles fécondes. Ce dont témoignent respectivement Les Villes invisibles et Si par une nuit d’hiver un voyageur, ce dernier tellement métalittéraire, où « le lecteur est le héros », où il lui arrive « des aventures plus romanesques encore que celles du roman ». Il tarde à ce dernier de rencontrer son double, « la Lectrice », dont le prénom est Ludmilla. La mise en abyme engage dix incipits romanesques enchâssés. Soit dix pastiches, entre espionnage et journal d’un névrosé, entre guerre civile et opus « politico-existentiel », entre thriller un brin vulgaire et érotisme japonisant, sans oublier, ô ironie, le journal intime d’un romancier dépourvu d’inspiration. Jeux de miroirs, personnages dédoublés, allusions littéraires, tant à Queneau qu’à Nabokov, Borges et Tanizaki, tout conspire à l’ahurissant objet postmoderne ; néanmoins rien de pontifiant, car animé par l’aisance. Les titres de chapitres finissent par former successivement une seule phrase, alors que l’auteur-narrateur ne cesse de tutoyer son lecteur. La poursuite des codes et des imaginaires de la littérature l’emporte définitivement.

Enfin, dans Monsieur Palomar, dont il existe une édition poétiquement illustrée par Yan Nascimbene[1], l’acuité scopique du phénoménologue prend le dessus. Une vision polyédrique d’un univers insaisissable tente de parfaire le cercle de l’observation. Le géographe des corps célestes façonne un processus moins narratif que descriptif, un objet romanesque non identifié, aux divers récits et à la lisière de l’essai, métatexte aux vingt-sept aventures. Chaque univers est un défi à la connaissance : vagues marines, prairie, sein nu, gorille albinos, comme un gigantesque cabinet de curiosité ; et au tout premier chef ciel aux astres lumineux. L’étonnant scrutateur range ses exercices sous l’égide de trois parties, elles-mêmes triplices : « Les Vacances de Monsieur Palomar », « Monsieur Palomar en ville », « Les Silences de Monsieur Palomar ». Curieusement, quoiqu’avec une intime discrétion, c’est peut-être le plus autobiographique des livres d’Italo Calvino, tant ses préoccupations et ses regards y sont incessants. En sus de la démarche scientifique, le sens poétique continue de charmer le lecteur, par exemple à l’occasion de l’observation des oiseaux : « À un moment donné, Monsieur Palomar s’aperçoit que le nombre d’être tourbillonnants à l’intérieur du globe augmente rapidement, comme si un courant extrêmement fougueux y transvasait une nouvelle population à la vitesse du sable s’écoulant dans le sablier »… Un rien borgésien, non ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il fallait bien un volume de la Pléiade, comme en écho à ceux de Borges, même si l’on peut regretter que les Cosmicomics n’aient pas été retenus. Ces nouvelles drolatiques – auxquelles on peut ajouter Temps zéro – se proposent d'alléger et de figurer les concepts ardus de la science contemporaine, à la lisière des mythes cosmogoniques et de la science-fiction. Entre espace et temps, démesurés, entre amibes et nébuleuses, l’univers présente une forme inaboutie, quoique bien parallèle à celui qui est le nôtre. L’ironie règne en maîtresse, conjointement avec une spéculation intellectuelle inventive. Néanmoins ce Pléiade, efficacement dirigé par Yves Hersant, effectue un cercle probant de la carrière romanesque calvinienne.

L’on a reproché, en Italie, à Calvino son succès, voire d’être devenu un classique, lui qui savait pourtant « pourquoi lire les classiques[2] », et, pire, au contraire d’un Pasolini, d’être « asocial », renonçant à l’action sur le monde, refusant d’être un phare politique. C’est se méprendre tant la liberté de l’imagination est une conquête politique. La vraisemblance et l’intrigue ayant volé en éclats, la pure beauté calvinienne peut se manifester. Comme lorsque, publiant Le Château des destins croisés, il fonde son récit sur une combinatoire des cartes d’un jeu de tarots.

Italo Calvino : Tarots, Franco Maria Ricci, 1974.

Photo : T. Guinhut.

 

Peut-être ces Villes invisibles sont-elles le sommet de la créativité calvinienne. Originellement publiées à Turin en 1972, ces proses se présentent comme le compte-rendu d’une imaginaire conversation entre Marco Polo et Kublai Khan, le premier lui offrant des portraits des villes européennes et asiatiques qu’il aurait visitées au cours de son expédition lointaine, forcément insolites pour un empereur Chinois du tournant du XIV° et du XV° siècle. D’abord exprimés par « gestes, sauts, cris d’émerveillement et d’horreur, aboiements, hurlements d’animaux ou par le truchement d’objets qu’il allait extraire de ces besaces », ces Villes invisibles deviennent en langue tartare comme « les flèches d’une ville aux pinacles élancés, faits de telle sorte que la Lune dans son voyage pouvait se poser tantôt sur l’un, tantôt sur l’autre ». Le récit-cadre, disposé en une vingtaine de séquences, intercale une petite centaine de portrait de villes, organisés par thématiques récurrentes : « Les villes et le désir », « Les villes et la mémoire », ou encore « le nom », « les yeux », « les signes », « les morts »… Si délirantes qu’elles soient, elles sont l’écho, l’émanation de la cité originaire de Marco Polo : « Chaque fois que je décris une ville, je dis quelque chose de Venise ». Ainsi lorsqu’apparait : « Smeraldina, ville aquatique, un réseau de canaux et un réseau de rues se superposent et se recoupent ».

Fantaisistes fleurs du fantasme, elles empruntent toutes leurs noms à des prénoms féminins. Parmi les « villes élancées », l’on visite « Ottavia, la ville-toile d’araignée », bâtie sur un filet tendu entre deux montagnes ; parmi « les villes et le ciel », « Andria [qui] fut construite avec un art tel que chacune de ses rues court suivant l’orbite d’une planète et que les édifices et les lieux de la vie en commun répètent l’ordre des constellations ». L’on rejoint « Valdrada » qui est « une ville droite sur le lac et une ville reflétée à l’envers » ; mieux, ses habitants « savent que tous leurs actes sont en même temps leurs actes et son image spéculaire ». L’imagerie urbaine fabuleuse ne va pas sans l’étrangeté des psychés. Ainsi, artistiquement belles ou effrayantes, comme sous le pinceau d’un écrivain inspiré, d’un peintre fou, à la manière de Monsù Desiderio, elles sont les coagulations du désir et du rêve, mais aussi des peurs qui nous agitent. « Seurapia d’en dessous » est habitée de « cadavres, séchés de manière à ce qu’il en reste le squelette revêtu de peau jaunâtre ».

Pour répondre aux propositions de Marco Polo, Kublai Khan possède un atlas éminemment borgésien, dans lequel non seulement figurent toutes les cités de son empire, mais aussi des « terres promises visitées en pensée, mais qui n’ont pas encore été découvertes ou fondées : La Nouvelle-Atlantide, Utopia, La Cité du Soleil, Océana, Tamoé, Armonia, New Lanark, Icaria ». Les fantômes des futurs fondateurs d’utopies livresques[3] se bousculent : Thomas More, Francis Bacon, Tommaso Campanella…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Alors que le poète prosateur prétend que ce volume tout bâti de Villes invisibles est « un rêve qui nait au cœur des villes invivables », ne peut-on pas considérer que nos espaces urbains deviennent de plus en plus des villes imaginaires, tant l’utopie, architecturale et d’intelligence artificielle, devient réalité. En conséquence, la ville se métamorphose et se renie sans cesse. Il faut alors évoquer Charles Baudelaire : « Le vieux Paris n’est plus (la forme d’une ville / Change plus vite, hélas ! que le cœur d’un mortel[4] », disait-il dans « Le cygne », parmi les pages de ses « Tableaux parisiens ».

L’infinie poésie architecturale, virevoltante et créatrice, de ce bouquet coloré de topographies calviniennes incite à rêver des tableaux qui pourraient être peints par Salvador Dali ou Yves Tanguy. En effet ces d’œuvres d’arts verbales, cependant inclassables, car également proches du poème de Coleridge, « Le rêve de Kublai Khan[5] », relèvent à la fois d’une esthétique borgésienne et d’une démarche surréaliste. La part d’automatisme psychique en chasse lors de l’écriture n’est pas loin de celle d’Henri Michaux, qui, dans Voyage en grande Garabagne[6], invente des populations, des ethnies plus étranges les unes que les autres, « les Hac », « les Emanglons » ou « les Gaurs », qui ont des villes, des places et des spectacles incroyables et cruels…

Charles Baudelaire, dans les années 1860, est censé être l’inventeur du genre promis à un bel avenir du poème en prose, quoiqu’il se réfère au précédent de Gaspard de la Nuit d'Aloysius Bertrand. Revenons à la préface-dédicace à Ernest Houssaye du Spleen de Paris, sous-titré « Petits poèmes en prose » : « Quel est celui de nous qui n'a pas, dans ses jours d'ambition, rêvé le miracle d'une prose poétique, musicale sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s'adapter aux mouvements lyriques de l'âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience ? C'est surtout de la fréquentation des villes énormes, c'est du croisement de leurs innombrables rapports que naît cet idéal obsédant[7]. » Si Baudelaire parlait ici de Paris, il n’est en rien interdit d’appliquer cette intention, voire cette définition, un siècle plus tard, au travail d’Italo Calvino. Et si l’auteur des Feurs du mal se consacrait à transmuer la boue d’une réelle capitale en or poétique, celui du Cavalier inexistant plonge hardiment dans les territoires de l’imaginaire, au point que ses Villes invisibles ne soient perceptibles que par les yeux du langage. L’on devine alors que, devant cette petite centaine de poèmes en prose, l’humilité et le soin du traducteur doivent être à leur comble.

Il est à noter à cet égard que les éditions Gallimard se sont lancées depuis quelques temps dans une vaste opération de retraductions des œuvres d’Italo Calvino pour aboutir à ce volume de La Pléiade. Toujours sous les doigts avisés et soigneux de Martin Rueff et Yves Hersant, qui n’en doutons pas, savent insuffler à son interprétation ce qui devient un astre  postbaudelairien, si évocateurs, aux qualités visuelles 3indéniables. C’est en effet ce que nous ressentons à se laisser porter par les mots français unis comme les doigts de la main à ceux italiens…

Un bonheur n’arrivant jamais seul, à ce Pléiade s’adjoint un Cahier de l’Herne, sous la direction de Christophe Mileschi et Martin Rueff. « Des enfants aux lettrés », Italo Calvino séduit, fascine, et rien n’est moins inutile qu’un « laboratoire central » pour sonder les multiples states et comètes d’une écriture qui se veut « un instrument de connaissance ».

L’œuvre surabondante dont ce Pléiade ne donne en fait qu’un aperçu, certes fondamental, ne serait-ce qu’en n’intégrant pas les essais, en particulier La Machine littérature[8], est ici sous le feux des  témoignages d’amis, comme Pier Paolo Pasolini, Carlo Ginzburg, Giorgio Agamben, et  des analyses critiques de spécialistes français et italiens, Philippe Daros, Mario Barenghi, Luca Baranelli, Fabio Gambaro… S’y ajoutent les visions d’écrivains qui sont nos contemporains, Marcel Bénabou, Hervé Le Tellier, Yannick Haenel. Le tout pour éclairer des pans parfois oubliés, comme les productions journalistiques, l’intérêt pour l’écologie : « c’est au travail de l’univers que nécessairement l’homme collabore ». De plus, lui qui aimait Fellini, Antonioni et Kurosawa, n’économise pas les chroniques cinématographiques…

Bien entendu, un Cahier de l’Herne se mesurant  aussi à la quantité et à la qualité de textes inédits de l’auteur qui est à son fronton, ceux-là ne manquent pas de témoigner de son travail omnivore ainsi que du regard critique face à l’actualité de son siècle. En effet des développements de la littérature qui lui est contemporaine jusqu’à la conquête spatiale, de l’évolution des mœurs à l’enlèvement du Président de la Démocratie Chrétienne, Aldo Moro, par les Brigades rouges en 1978, la curiosité et l’acuité de l’écrivain se déploie. Après « Moro ou une tragédie du pouvoir » vient en toute logique « La question morale ». Reste qu’il s’agit là d’un « moraliste sans moraline » ; d’un esthète également, entre autres admirateur du peintre de paysages romantique, Turner.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Depuis une « autobiographie politique » venue de sa jeunesse jusqu’à un texte écrit peu de semaines avant sa mort, l’évolution est sidérale. Il n’échappe pas à devoir répondre au fameux « Pourquoi écrivez-vous ? » en arguant qu’il était « insatisfait » de ce qu’il avait déjà écrit, qu’il se lançait par admiration pour un modèle aussitôt oublié de façon à  œuvrer à ce qui n’a pas été encore écrit, et surtout affirmant : « pour apprendre quelque chose que je ne sais pas ». Une quête de toute évidence et de tous azimuts.

« Identité », un texte remarquable, nous plonge dans les arcanes de notre auteur, mais en miroir dans nos propres arcanes : nous sommes d’abord nos souvenirs, tout en sachant combien le temps nous change, ensuite « le produit d’une culture », « Blanc européen consumériste, pétroliphage et alphabétifère », chromosomes et « continuité génétique ». Bref, « l’identité la plus affirmée et la plus sûre d’elle-même n’est rien d’autre qu’une sorte de sac ou de tube dans lequel tourbillonnent des matériaux hétérogènes ». Et ce n’est qu’une perle parmi le coffre aux trésors de ce Cahier…

Toute proportion gardée, en dépit des genres, littéraire pour l’un, cinématographique pour les autres, Italo Calvino emprunte une trajectoire voisine de celles de Luchino Visconti et de Federico Fellini. Le premier traque dans Rocco et ses frères la condition sociale la plus désespérée, pour aboutir aux somptuosités baroques de Louis II, le second va du néoréalisme de La Strada jusqu’aux fresques délirantes de Roma, du Satyricon, sans parler de Casanova et de La Cité des femmes. Du réalisme exigeant au fantastique le plus éblouissant, les lettres et les grand-écrans italiens ont su, des racines du sol aux couleurs de l’imaginaire, fleurir dans le mouvement vers les hauteurs de l’art. Italo Calvino est bien celui que Cesare Pavese appelait « l’écureuil de la plume ».

 

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie


[1] Italo Calvino : Palomar, Seuil, 2003.

[2] Italo Calvino : Pourquoi lire les classiques, Folio, 2018.

[4] Charles Baudelaire : Les Fleurs du mal, La Pléiade, Gallimard, 2013, p 85.

[5] S. T. Coleridge : Le Dit du vieux marin, Librairie José Corti, 1947, p 91.

[6] Henri Michaux : Voyage en Grande Garabagne, Gallimard, 1936.

[7] Charles Baudelaire : Le Spleen de Paris, Œuvres I, ibidem, p 275.

[8] Italo Calvino : La Machine littérature, Seuil, 1984.

 

Roma, Lazio. Photo : T. Guinhut.

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