Boite de Pandore. Photo : T. Guinhut.
Herbert George Wells,
pionnier de la science-fiction,
aventurier du temps et socialiste déçu.
H. G. Wells : Romans,
traduits de l’anglais par Pierre Bondil, Litera / Gallmeister, 2024, 920 p, 45 €.
H. G. Wells : La Destruction réparatrice,
traduit de l’anglais par Patrick Delperdange, Le Cherche Midi, 2022, 336 p, 19 €.
H. G. Wells : Soudain… les monstres,
traduit de l’anglais par Henry Davray, Editions des Lumières, 2024, 426 p, 22 €.
H. G. Wells : Les Prédateurs de la mer et autres nouvelles étranges,
traduit de l’anglais par Henry Davray, Editions des Lumières, 2023, 218 p, 16 €.
Dans un futur peut-être pas si lointain, que deviendra l’homme ? Soufflé par la une explosion nucléaire cramoisie, démembré par de monstrueuses concaténations génétiques… En 1895, quoique Jules Verne ait bien déblayé le terrain, tant sous les mers en 1870 que vers la lune en 1865, Herbert George Wells est peut-être l’inventeur de la science-fiction moderne, de celle qui se doit être le miroir du futur, forcément inquiétant, voire horrifiant, dont il ouvre la boite de Pandore. Son premier roman, La Machine à explorer le temps, est en effet un coup d’éclat, dont le titre est doublement programmatique. De La Guerre des mondes à L’Homme invisible en passant par L’Île du Docteur Moreau, ne s’est-il pas joué avec virtuosité des plus menaçantes possibilités romanesques de l’anticipation ? Les implications physiologiques et psychologiques, génétiques et civilisationnelles, politiques et géopolitiques sont considérables, ne serait-ce qu’en lisant La Destruction réparatrice. Ce qui ne l’a pas empêché de sacrifier au récit d’aventure aux histoires étranges et autres contes pour dormeur éveillé, mais aussi à la Tentative d’autobiographie. Doué d’une étonnante prescience, sans compter un sens aigu du thriller, ne l’a-t-on pas appelé « le Shakespeare de la science-fiction » ?
Sous une sobre couverture toilée bleue et son étui élégant, les éditions Litera proposent, en une sorte d’alternative à la bibliothèque de La Pléiade, la plus éclatante production de l’auteur britannique (1866-1846), en sa tétralogie canonique.
Hors la machine elle-même, d’une technologie fort improbable, La Machine à explorer le temps ressortit plus exactement à l’anticipation. Car en l’an 802 701, le voyageur du temps découvre un monde apparemment paradisiaque aux petits êtres humains futiles et frugivores, dont la charmante et enfantine Weena avec laquelle se lie une amitié ambigüe, mi paternelle, mi-érotique. Mais dans une perspective marxiste, H.G. Wells postule une exploitation des membres du prolétariat qui les conduirait à être relégués dans les souterrains industriels jusqu’à devenir de brutales créatures nyctalopes, alors que l’élite jouit à surface du printemps éternel d’un « Âge d’or », mais au prix d’un affaiblissement de la race, devenue oisive, androgyne et dépendante de ses anciens subordonnés. L’on devine ici l’influence de la théorie de l’évolution de Charles Darwin : selon sa « loi générale, ayant pour but le progrès de tous les êtres organisés, c’est à dire leur multiplication, leur variation, la persistance du plus fort et l’élimination du plus faible[1] ». Pire encore, la vengeance des anciens dominés inverse le processus de dévoration. Ce sont maintenant les Morlocks qui se nourrissent de la tendre chair des Eloïs : « Ces Eloïs n’étaient que des bêtes domestiquées et engraissées que les Morlocks, comparables à des fourmis, préservaient, dont ils se rassasiaient ». La barbarie cannibale a fait fi du progrès civilisationnel. Or l’on ne peut décider si notre romancier entrevoit ainsi dans le stade ultime du marxisme l’occasion d’une telle atrocité…
Le socialisme viscéral et affiché d’Herbert George Wells se trouve cependant en défaut. Le XX° siècle a suffisamment prouvé combien le capitalisme libéral pouvait amener à la prospérité la plupart de l’humanité, y compris les plus modestes. Et même si nous ne pouvons nous projeter en l’an 800 000, alors que depuis longtemps peut-être ce seront hélas le socialisme, le communisme, le constructivisme, l’étatisme en un mot, qui auront éradiqué le capitalisme libéral et la prospérité afférante.
Le voyage est cette fois-ci géographique et océanique. L’Île du Docteur Moreau justifie son inaccessible lointain par le secret dont tient à s’entourer ce successeur, bien plus cruel, du docteur Frankenstein. Il faudra bien des ruses au héros voyageur et naufragé pour découvrir l’horreur humano-animale, née des charcutages et rapiéçages dans la « Maison de la Douleur » du Docteur Moreau, chirurgien dévoyé préfigurant des manipulations génétiques inouïes, des générations hybrides et monstrueuses : « des animaux humanisés par les triomphes de la vivisection ! » Un terrifiant Prométhée bouleverse l’ordre animal, brouillant la distinction entre les espèces, créant un « Homme Singe » ; au point qu’il permette à un puma de parler et d’exprimer toute sa souffrance. Pire peut-être, le Docteur s’intronise gourou de la secte ainsi formée au moyen d’un « Apôtre de la Loi ». Une science dévoyée fomente une régression de l’évolution des espèces, vers la cruauté primitive et la tyrannie clanique… Ce qui, à la l’époque de sa parution, permit à certains de condamner la teneur blasphématoire du roman. Roman d’action, de violence et de peur, où le « goût du sang » et la « catastrophe » s’enveniment…
Quels grands services peut nous rendre la composition d’une potion permettant l’invisibilité : toute une impunité possible, n’est-ce pas… Mais après l’euphorie, si l’on ne peut retourner à la visibilité commune, que de tracas, d’angoisses, quand il faut cacher l’indubitable résultat de cette géniale expérience qui fait de « L’Etranger » un paria. Paradoxalement, il faut s’entièrement dissimuler, faute de laisser apparaître un vide effrayant, un visage sous forme de néant, un trou blanc. Et si s’enfuir et disparaître semble si simple, c’est sans avoir pensé au froid de la nudité, à l’absence de chaussures pour courir. Les scènes « grotesques », selon le sous-titre, se succèdent. Par exemple : « la chemise blanche qui battait des ailles était seule à indiquer où se trouvait l’inconnu ». Après bien des courses poursuites, son corps ne se révélera qu’à sa mort… Voilà le thriller haletant aux dépends d’un savant fou nommé Griffin, un criminel désemparé pratiquant comme le Raskolnikov de Dostoïevski le vol et le meurtre gratuit, qui a perdu tout sens de l’éthique. Alors que le romancier se situe dans la tradition mythologique de l’anneau de Gygès – dans La République de Platon – qui rend invisible et assure l’impunité de son possesseur, sa réécriture situe l’aventure dans le paysage réaliste de l’Angleterre de son temps, bien loin des dystopies précédentes.
Hélas la guerre est un invariant de l’humanité, hors les variantes des moyens et des technologies mises en œuvre. Mais aussi de l’inhumanité, puisque les Martiens n’ont cure des droits de l’homme et de la compassion. L’invasion de la terre par des vaisseaux tripodes arachnoïdes est sans pitié. Il s’agit d’exterminer la race humaine à l’aide de « cartouches de vapeur noire », d’un « rayon incandescent », avant une probable colonisation par des créatures hybrides, mi-humaines, mi-machiniques. Ce qui aurait pu être pensé comme un progrès civilisateur au sein de planètes nouvellement découvertes devient satire cruelle de la colonisation. Alors que la partie semble être perdue, survient un retournement de situation en forme de deus ex machina. Les robots s’immobilisent, s’écroulent, alors que leurs Martiens gisent irréductiblement contaminés par des microbes contre lesquels ils ne pas immunisés, et qu’en revanche l’évolution humaine a permis de rendre inoffensifs : « Tués par les bactéries de la putréfaction et des maladies contre lesquelles leurs systèmes n’étaient pas préparés ». L’écrasante supériorité militaire ne vaut finalement plus rien face à la faiblesse sanitaire…
Certes, nous savons depuis qu’il n’y pas ombre de la moindre créature, encore moins intelligente et techniquement avancée, sur Mars. Est-ce à dire que ce récit est aujourd’hui inopérant ? La peur d’une population exotique malfaisante est là, prégnante, la préfiguration des armes biologiques est terriblement efficace, quoique seuls les Martiens en soient les victimes et que les Terriens n’aient pas encore eu l’idée de les utiliser à leur profit.
Photo : T. Guinhut.
À chaque fois le héros, narrateur et observateur, s’il reste un indispensable témoin, n’est qu’impuissant devant la marche des événements, incapable, malgré son courage, de changer la marche du monde. Comme le souligne le préfacier de cette édition, Frédéric Regard, la vision de Wells est pour le moins pessimiste quant au destin de l’humanité : race dégénérescente, apocalypse certaine, dédoublement schizophrène de l’individu (dans la suite du Docteur Jekyll et Mister Hyde de Stevenson). Tout est permis dans l’anticipation wellsienne : expérimentations génétique inter-espèces, tanks, avions, vaisseaux spatiaux, guerre bactériologique et extraterrestre, alors que le mal, inhérent à la chair et à la conscience depuis des lustres, ne fait que progresser. En ce sens notre romancier ne peut se résoudre à devenir un utopiste béat. Même s’il parvint à réunir ses articles dans un essai intitulé Le Sauvetage de la civilisation[2].
Quatre romans aussi stupéfiants, publiés dans le bref intervalle entre 1895 et 1898 sont donc réunis dans cet indispensable opus des éditions Litera, qui se donnent pour vocation d’offrir en un volume compact, élégant, maniable et soigné, une brassée de chefs-d’œuvre, entre Dostoïevski et Dumas, ou l’intégrale Sherlock Holmes…
La Guerre des mondes évoquait un conflit aux agresseurs de nature exogène, extraterrestre. Mais, en 1913, La Destruction libératrice, tout en restant sur terre, employa le ressort d’un conflit follement meurtrier, d’une explosion atomique avant l’heure, grâce à l’invention de « pièges à soleil ». Sans guère de doute, H. G. Wells sentant monter les tensions, il préfigure les guerres mondiales qui vont suivre, y compris le Blitz qui frappa Londres dans les années quarante. Notre auteur n’est pas naïf. Il sait parfaitement que des civilisations organisées vouent « un véritable culte à la guerre », que « l’ascendance belliqueuse » est prête à assurer « le triomphe des instincts destructeurs de la race ». L’on n’hésite pas à faire sauter les digues des Pays-Bas, les « desperados politiques » s’emparent de l’énergie atomique… Et si les deux premiers tiers du roman culminent avec cette guerre immense, la suite doit se consacrer à la reconstruction, de façon à ne pas faire mentir le titre. Quelque chose comme une utopie d’un « nouvel ordre mondial » semble se confirmer pour s’affirmer dans le personnage, hélas mortel, de Markus Karénine. Mais en sa préface ajoutée en 1921, G. H. Wells conclut : « Le rêve évoqué dans La Destruction libératrice, ce rêve de dirigeants et d’hommes de pouvoir hautement cultivés et hautement qualifiés s’unissant d’un commun accord pour refaçonner le monde, est demeuré ce qu’il était, c’est-à-dire un rêve ».
Autre roman de science-fiction, méconnu, Soudain les monstres est opportunément réédité, dans une traduction revue. Une belle découverte scientifique semble si prometteuse, lorsque deux scientifiques inventifs finalisent un aliment stimulant la croissance. Sauf qu’il n’y aurait guère d’histoire, au sens du thriller, si la chose était un succès sans risque. La « Boumbouffe », selon le sobriquet de la presse, contamine un grand nombre d’être vivants, qui deviennent les monstres du titre. Des enfants colossaux disposant d’une vaste intelligence menacent la paix de la contrée avec leurs machines monstrueuses. Aussi faut-il enrayer l’aliment… En cette « lutte contre la grandeur », contre « le camp des géants », lutte peut-être désespérée, l’on devine le combat entre la tradition et le progrès, avec tout ce que ce dernier peut présenter d’inhumain. Le roman est animé par l’esprit du suspense, non sans une pointe de burlesque, qui permet de ne pas trop le prendre au sérieux. L’on y préférera Les Premiers hommes dans la lune[3], où l’on découvre ses habitants, les Sélénites. Ou bien Quand le dormeur s’éveillera[4], dans lequel le héros tombe dans une longue catalepsie, dont il ne surgit après plus de deux siècles. Découvrira-t-il un monde parfait ? À moins qu’il soit menacé par une effrayante inégalité, que le héros devienne le meneur des ouvriers révolutionnaires en quête de justice, menacé encore par le combat des aéroplanes. Encore une inspiration marxiste…
Outre des romans plus sociaux et psychologiques, comme Brynhild (du nom de l’épouse d’un gentleman des Lettres mis en difficulté), ce sont des nouvelles étranges : Les Prédateurs de la mer réunit de beaux et assez brefs – d’autant plus efficaces – récits fantastiques et d’anticipation. Plusieurs d’entre eux fomentent des voyages aériens : ainsi « L’homme volant » et « Les Argonautes de l’air ». Par ailleurs, le lecteur aura l’eau à la bouche en apprenant qu’un homme peut « accomplir des miracles », qu’un « Œuf de cristal » fait l’objet de convoitises dans la vitrine d’une boutique, sans que l’on sache d’abord que de rares phosphorescences font leur apparition pour délivrer « un monde visionnaire » habité par des créatures ailées. Plus loin une « nouvelle étoile » fait fondre toutes les neiges de la terre, au service d’une partielle apocalypse. Sachons qu’un taxidermiste fait un triomphe en empaillant des oiseaux que le passé a englouti, et même une sirène ! Quant à la nouvelle-titre, elle met en scène de mystérieux « céphalopodes » aux tentacules effrayants, comme si elle se souvenait de Vingt mille lieux sous les mers de Jules Verne. De toute évidence un recueil généreux, curieux et palpitant.
Dans sa Tentative d’autobiographie – au titre aussi modeste que réaliste – G. H. Wells prévient l’imprudent pratiquant du genre : « Si vous ne voulez pas faire une exploration à travers un égoïsme, ne lisez pas une autobiographie ». Malgré cette prévention, il céda au démon de se dire, aussi bien au travers de ses apprentissages de journaliste et de romancier, de ses affres sexuels, de son mariage au regard de la condition féminine, puis de son « idée d’un monde dirigé », pulsion de pouvoir finalement vaniteuse et dangereuse. Il revint d’ailleurs « vivement déçu » d’un voyage en Union soviétique, à l’instar d’André Gide à l’occasion de son Retour d’URSS[5], et choqué par le bureaucratisme : « Je m’attendais à trouver une Russie remuant dans son sommeil, prête à s’éveiller à l’idée de la Cosmopolis, et je l’avais trouvée plongée de plus en plus profondément dans le rêve, lourd de soporifiques, de la suffisance soviétique[6] ». Et encore n’avait-il pas connaissance des goulags…
Science-fiction ou « roman d’aventures scientifiques », comme préférait le qualifier George Herbert Wells, le genre, de plus en plus polymorphe, en dit autant sur le futur que sur le présent de son auteur. Dans l’épilogue de La Machine à explorer le temps, « le futur demeure noir et muet ». Et si les écrivains font preuve d’une imagination souvent prédictive, voire prophétique, un autre réel, inimaginable, ne manque pas de surprendre un présent en perpétuelle évolution, pour l’améliorer, ou le décevoir. Après un tel impressionnant précurseur, les science-fictionneurs n’ont pas manqué d’œuvrer, voir d’exceller, à l’instar d’un Dan Simmons, auteur de l’indépassable space opéra, Hypérion[7], où le Mal est loin d’avoir disparu.
Thierry Guinhut
Une vie d'écriture et de photographie
[1] Charles Darwin : L’Evolution des espèces, Jean de Bonnot, 1982, I, p 462.
[2] G. H. Wells : The Salvaging of Civilization, Book Tree, 2006.
[3] G. H. Wells : Les Premiers hommes dans la lune, L’Aube, 2017.
[4] G. H. Wells : Quand le dormeur s’éveillera, Le Castor astral, 2018.
[5] André Gide : Retour de l’URSS, Payot, 2022.
[6] G. H. Wells : Une Tentative d’autobiographie, Gallimard, 1936, p 269, 392, 517, 518.
[7] Voir : Dan Simmons, d'Hypérion à Flashback, science-fiction mémorielle et géopolitique
Plasencia, Extremadura.
Photo : T. Guinhut.