Azulejos, palácio de Buçaco, Luso, Portugal.
Photo : T. Guinhut.
Explorations géographiques,
des côtes inconnues à l’Amazonie :
Jean-Jacques Bavoux, Hubert Sagnières,
Dr Tony Rice & Márcio Souza.
Jean-Jacques Bavoux : Les Nouveaux visages du monde,
Armand Colin, 2024, 384 p, 25,90 €.
Hubert Sagnières : Routes nouvelles, côtes inconnues,
Flammarion, 2023, 400 p, 75 €.
Dr Tony Rice : Voyage. Trois siècles d’explorations naturalistes,
Delachaux et Niestlé, 2014, 334 p, 45 €.
Márcio Souza : Amazonie, traduit du brésilien
par Stéphane Chao, Danielle Schramm, Hubert Tézenas,
Métailié, 2024, 464 p, 25,50 €.
Au-delà des colonnes d’Hercule, les océans rugissent de monstres tempétueux, gardant de lointaines côtes inconnues. Bien du courage fut nécessaire aux explorateurs et naturalistes. En particulier de Christophe Colomb à Alexandre de Humbolt qui dévoilèrent « les nouveaux visages du monde », selon le titre de Jean-Jacques Bavoux. Ils sont Espagnols, Portugais, Allemands, mais aussi Français à la recherche de « routes nouvelles, côtes inconnues », telles que les déploie Hubert Sagnières. Ils ne convoitent pas seulement l’or et des territoires, ils collationnent la faune et la flore, particulièrement au cours de « trois siècles d’explorations naturalistes », comme nous les révèle le Dr Tony Rice. Et si nous sommes jusque-là restés dans l’ère immense qui va du XV° au XIX° siècle, maintenant que toutes les terres et tous les océans sont connus, quoiqu’il manque toujours quelque affinement des connaissances, ne sommes-nous pas en proie à de nouveaux défis ? En effet exploration, exploitation, cultures, biodiversité, voici des exigences parfois contradictoires, complémentaires cependant. Un exemple particulièrement flagrant et préoccupant de ces rivages et terres américains en tension est celui de l’immense Amazonie, dépliée par Márcio Souza, « de la période précolombienne aux défis du XXI° siècle », pour reprendre le sous-titre son vaste essai. Explorer, oui pour le bien de la connaissance et de l’amélioration du sort de l’humanité, mais aussi avec respect…
Indubitablement, à l’occasion de l’aventure de Christophe Colomb, dont le Journal de bord[1] fut splendidement édité chez nous, la planète s’est découvert de nouvelles dimensions. Ce sont, pour reprendre le titre de Jean-Jacques Bavoux, Les Nouveaux visages du monde. Même si les voyageurs de l’Antiquité ou arabes ont contribué à repousser les frontières des espaces connus, c’est entre Christophe Colomb, à partir de 1492, et Alexandre de Humboldt (1769-1859) que le visage de la terre a connu ses plus grandes expansions, des Amériques à l’Océanie en passant par l’extrême Asie. Ce dernier ayant narré sa navigation sur le fleuve Orénoque et son ascension du Chimborazo, en Equateur, dans un livre célèbre[2].
Ainsi une géographie des Temps modernes déploie quatre siècles durant des visions incroyablement diverses, voire antinomiques. L’ère médiévale des chimères et prodiges aux lointains inaccessibles et fantasmés des mers imagine l’emplacement du Paradis, le sixième continent antipodal, l’Eldorado ou les îles Fortunées. Ensuite vient l’ère des utopies de la Renaissance, entre More et Campanella, dont les îles abritent des politiques idéales. Progressivement, tout cela fait place à l’émergence d’une scientificité de plus en plus précise : méridien, pesanteur, déclinaison magnétique, tout converge de façon à précisément mesurer l’espace terrestre, à décrire les continents éloignés et bientôt accessibles à la connaissance exacte. La planète est méthodiquement cartographiée, à l’aide des latitudes et des longitudes, elle est démystifiée pour accéder au rang d’objet des sciences mathématiques, astronomiques, botaniques, zoologiques et ethnologiques. Si d’aucuns pensent encore la terre comme un « être vivant capricieux », comme « le centre unique et glorieux du cosmos », elle devient avec Copernic et Galilée une périphérie du centre solaire. L’on démontre ainsi qu’elle n’est qu’un minuscule amas géologique dans l’infini de « la pluralité des mondes », pour reprendre l’entretien de Fontenelle. En sus, les dogmes chrétiens doivent céder la place aux sciences naturelles.
La dimension mythique ne s’efface pourtant pas : pensons au mythe du bon sauvage qui faisait accroire qu’en leur séjour idyllique les habitants des îles du Pacifique étaient aussi pacifiques que le nom de leur océan. De manière concomitante l’on continua longtemps à penser le monde comme œuvre divine, que les sociétés étaient de purs produits de la nature. L’on devine alors que l’abordage occidental suscite de considérables chocs culturels, prétendant que l’on doive reconsidérer la barbarie supposée des autres peuplades, que l’on doive conquérir, exploiter, coloniser. Cela dit les Occidentaux sont loin d’être les seuls en ces genres d’exercices, même si cela n’excuse pas tout.…
Cependant, la géographie, longtemps trop soumise à l’autorité des Anciens, peu à peu s’en extirpe. « De la montagne apprivoisée aux îles magnifiées », le monde, au moyen des découvertes, est en quelque sorte déballé, expliqué. Tel l’étagement de la végétation andine qu’une célèbre gravure en couleur venue des œuvres d’Alexandre de Humboldt explose avec un talent aussi pédagogique qu’esthétique. Des lieux infimes jusqu’à « l’immense machinerie terrestre », de « l’infini cosmique jusqu’au cœur de la Terre », la planète se voit « mise en chiffres jusqu’au système-monde ». Ainsi la thèse judicieuse de Jean-Jacques Bavoux se déploie de chapitre en chapitre, les explorations géographiques permettent un savoir peu à peu universel, au-delà des cultures jusque-là séparées. Sans nul doute l’ouvrage, structuré de manière thématique et non chronologique, entre « monde imaginé » et « monde expliqué », soigneusement documenté, illustré de cartes et gravures en noir et blanc dans le texte, mais aussi de deux généreux cahiers en couleurs, qui n’est pas qu’un livre d’Histoire et de géographie, mais de surcroit d’Histoire des sciences, tient sa promesse : il est à lui aussi un monde ouvert, en expansion.
Toutefois, de manière inquiète, sans compter des questions méthodologiques encore en devenir, notre essayiste note en sa conclusion combien le statut scientifique de la géographie n’est toujours pas assuré. Fascination pour l’irrationnel et croyances religieuses tenaces restent encore prégnantes. Nous ajouterons un exemple atterrant, tant la platitude de la terre[3] séduit les crédules et naïfs, les bornés et abrutis…
Soyons encore plus précis avec Hubert Sagnières, dont les Routes nouvelles, côtes inconnues, choisit de nous accompagner parmi seize explorations françaises autour du monde. Elles se déroulent entre 1714 et 1854, par les soins de fortes personnalités, immensément célèbres, comme Lapérouse, Bougainville et Dumont d'Urville. Au-delà de ces incontournables, des explorateurs méconnus méritent notre admiration et notre reconnaissance, tels le premier d’entre eux au si joli nom : Le Gentil de La Barbinais, qui fut le premier Français ayant réalisé un tour du monde entre 1714 et 1718. Le second, Bougainville, découvreur de Tahiti, est bien plus connu, ne serait-ce qu’avec le concours du Supplément de la main de Diderot.
Le plus étonnant est peut-être Pierre-Marie François Pagès, un marin qui, lors d’une escale dans l’île d’Haïti, joue le déserteur et parcourt, souvent à pied, le monde entier, naviguant de Brest à Marseille, traversant le Mexique et le Moyen-Orient. Indubitablement un exploit ; solitaire de surcroit, dont il ramène d’incroyables documents[4].
Le Chili et l’Alaska sont les objets de circonspectes observations par Roquefeuil, entre 1816 et 1819. Lorsqu’à bord de son vaisseau « la Coquille » Duperrey contourne à peu près tout l’Amérique latine, il rapporte maints spécimens de plantes et animaux inconnus. À cette occasion, les aquarelles de paysages, les portraits à vocation ethnologique sont d’une beauté enivrante, y compris de roses crustacés. L’Inde, la Chine et la Tasmanie sont la cible de Laplace, quoique les velléités coloniales françaises soient contraintes par les expansions anglaises…
Savions-nous que le sauveur de la Vénus de Milo, Jules Sébastien César Dumont d’Urville, explora les abords de l’Antarctique, pour nommer la Terre Adélie ? Quant à celui qui ferme glorieusement cet ouvrage, Gaston de Roquemaurel, trop oublié il fut pourtant le dernier à voyager à bord d’un voilier, en 1854, un trois-mâts, du côté du Japon et du Kamtchatka, dont il cartographie les côtes avec soin, avant que la marin à vapeur prenne le relais.
Même si Jean-Jacques Bavoux prend soin de citer bien des explorateurs, géographes et autres scientifiques, cette fois l’attention d’Hubert Sagnières nous permet d’accéder à une flopée d’extraits des journaux de voyage de ces grands aventuriers – publiés dans de rares éditions[5] – qui ne cessent d’observer, de recueillir et de penser le monde sous leurs yeux. Nous voici immergé non seulement dans les océans que fendent leurs navires, mais au sein de leurs vies aventureuses, dangereuses. Sans compter que l’aventure est également intellectuelle, tant les questions afférant aux colonisations, aux religions, aux routes commerciales, aux problématiques diplomatiques et géopolitiques, jusqu’à la condition des femmes, pullulent. Autrement dit ce passé où l’esprit voyage fait écho à nos préoccupations les plus contemporaines.
Somptueusement illustré, judicieusement mis en page, ce bel ouvrage d’art regorge de gravures et de cartes, souvent inédites, accompagnant ces récits qui nous invitent à découvrir ou redécouvrir ces grandes expéditions scientifiques, diplomatiques ou commerciales qui ont marqué l’histoire de la découverte du monde par l’Occident.
Collectionneur de documents, de volumes anciens, dont cet ouvrage exceptionnel est le reflet, voyageur parmi les archipels et remué par tant d’expéditions et d’aventures, Hubert Sagnières ne manque pas de faire l’éloge des grandes heures de l’histoire de la marine française.
Encore plus exceptionnel peut-être, voici l’album du Dr Tony Rice : Voyage. Trois siècles d’explorations naturalistes, dont la couverture bellement illustré ne donne qu’une idée partielle de la richesse iconographique inouïe.
De 1687 à 1876, de la Jamaïque aux abysses, bien des expéditions ont permis de rassembler nombre de spécimens, botaniques et zoologiques, au service de nouvelles connaissances scientifiques et encyclopédiques. L’on s’accompagnait de dessinateurs talentueux, au service d’illustrations somptueuses. Peintures et gravures, ensuite coloriées, sont ici parmi les plus rares et séduisantes dans la discipline de l’histoire naturelle. Darwin n’a pas seulement œuvré au service de la sélection naturelle, mais en voyageant à bord du Beagle, afin de présenter les spectaculaires pinsons découverts dans les îles Galapagos, mais aussi de curieux fossiles.
En 1687, par exemple, Sir Hans Sloane s’est rendu à la Jamaïque en 1687, récoltant des plantes et arbres alors insolites, comme le poivre sauvage, le poirier épineux, la rose patate douce et le cacaoyer. C’est à Ceylan, que Paul Hermann & Joan Gideon Loten s’intéressent aux palmeraies et à des oiseaux paradisiers chatoyants. En 1699, Maria Sybilla Merian découvrit au Surinam des insectes époustouflants, aux formes fantasmagoriques. La sauvage Amérique du Nord fut explorée par William Bartram, observateur précis des plantes carnivores et du rossignol de Virginie. Dans les confins du Pacifique sud, dont Cook avait déjà découvert bien des archipels, en particulier Tahiti, Matthew Flinders sut réaliser la cartographie de l’Australie, pendant que son assistant, Ferdinand Bauer, révélait ses dons artistiques en s’attachant à des fruits et des fleurs aux jaunes extravagants. Enfin l’expédition du Challenger plongea dans les abysses pour identifier d’étranges crustacés et des baudroies spectrales.
Boite aux trésors lointains, cabinet de curiosités exotiques – le plus souvent conservés au British Museum – nanti de commentaires érudits et éclairants, l’incomparable ouvrage de Dr Tony Rice déploie une collection stupéfiante venus des Terra incognita, des fonds marins, des forêts et des monts. Des livres anciens sont ouverts sous nos yeux, des herbiers incroyables sont exposés, des cartes dépliées, avec le concours d’une impeccable qualité d’impression. Ainsi art et science confluent pour se sublimer l’un l’autre, de l'aquarelle la plus colorée jusqu’à l'invention de la photographie.
L’on entend sans cesse que la forêt amazonienne brûle, qu’elle décroît comme peau de chagrin, qu’elle ne serait plus bientôt le nécessaire poumon de la planète ! Faut-il autant s’alarmer ? Plutôt raison garder… Outre que le véritable poumon d’oxygène réside dans les océans, il est loin d’être certain que toute cette forêt puisse s’effacer, en particulier dans les zones humides et montagneuses fort peu accessibles. Or c’est oublier trop vite les humains qui luttent pour leur survie agricole, quoique leur agriculture, soit primitive, soit intensive à coup d’étendues de soja, soit peu respective de la biodiversité.
L’essai historique de Márcio Souza vient à point. Sobrement intitulé Amazonie, il conjugue exploration naturaliste et économique, archéologie et ethnologie, depuis, selon le sous-titre, « la période précolombienne [jusqu’aux] défis du XXI° siècle ». Car en fait, depuis la préhistoire, ce territoire grand comme douze fois la France, loin d’être un désert démographique, fut occupé, exploité par une agriculture florissante, en particulier dans les « terres noires », le long du fleuve Amazone, ainsi que nous le dévoilent des trouvailles archéologiques. Peuples guerriers, colonisateurs avides quêtant l’Eldorado, esclavage et abolition, coups d’Etat et « bains de sang », fièvre du latex, voies ferroviaires et route transamazonienne en perdition, extractivisme et sous-développement, marché capitaliste et développement miraculeux, narcotrafic et guérilla, « institutionnalisation du génocide », cultures locales vivantes, favelas, tout un « puzzle tropical » se lève pour un procès aux multiples accusés… Comme lorsqu’une esclave indienne osa intenter un procès au Gouverneur !
Aujourd’hui « l’avancée des fronts destructeurs » menace de plus en plus des trésors biologiques et finalement économiques. S’agit-il d’annoncer une apocalypse » ? Au catastrophisme doit être préférée une « rentabilité raisonnable et stable », toutefois – ce que l’auteur ne dit pas – au risque d’une planification socialiste. À la conclusion négativiste de notre essayiste – « L’humanité mérite-t-elle de survivre ? » – ne faut-il pas penser à une prévisible baisse démographique, donc moins menaçante, mais aussi à ce qui manque dans la plupart des Etats latino-américains, dont le Brésil, soient une démocratie libérale et un capitalisme libéral, qui doivent permettre un développement plus savant et plus humain, tels qu’ils font leurs preuves, même imparfaitement, aux Etats-Unis et en Suisse par exemple.
S’occupant des mythes, des peuples indigènes et de leur persistance difficile, de la conquête portugaise et autres colonisateurs, du rôle pacificateur mais aussi mystificateur de l’Eglise, des décisions absurdes du pouvoir colonial, des initiatives désastreuses des hauts fonctionnaires, mais aussi des décisions positives qui ont œuvré au développement de cette Amazonie fascinante, Márcio Souza, né à Manaus, la ville centrale, fait œuvre impressionnante, en une somme historienne à consulter méditer et choyer. Car l’antagonisme entre « la plus grande ferme du monde face à la plus grande forêt du monde » reste criant, à moins de connaître la réalité du terrain ; ce à quoi s’attelle avec constance notre conteur qui fait ainsi référence. Cet auteur ne prétend pas à une solution miracle, mais ouvrant la boite – de Pandore ? – des complexités historiques, présentes, voire future, il nous permet d’être moins niais, moins tranché, moins définitif.
Romancier, metteur en scène de théâtre et d’opéra, Márcio Souza (1946-2024) fut l’artisan de la réouverture extraordinaire de l’opéra de Manaus. Son parcours s’enrichit de la Bibliothèque nationale du Brésil, de l’enseignement de la littérature dans des universités américaines et européennes. L’on ne s’étonnera pas que son roman le plus représentatif s’appelle L’Empereur d’Amazonie[6], dans lequel Galvez, conquistador burlesque, se trouve au cœur de l’épopée du caoutchouc, de sa fortune et de ses déceptions…
Le monde naturel est infiniment précieux. Mais pas au point qu’il faille sacrifier le bien-être et la prospérité de l’humanité. Espérons qu’au grand dam des écologistes dogmatiques et sacrificiels, un équilibre puisse se faire jour, notamment grâce à la rigueur et à l’inventivité de la recherche scientifique.
Thierry Guinhut
Une vie d'écriture et de photographie
[1] Christophe Colomb : Journal de bord, L’Imprimerie Nationale,
[2] Alexandre de Humboldt : Voyages dans l’Amérique équinoxiale, Libretto, 2023.
[4] Pierre-Marie François Pagès : Autour du monde. 1767-1771, Imprimerie Nationale, 1991.
[5] Nouvelle bibliothèque des voyages anciens et modernes, Duménil, 1841, 12 volumes.
[6] Márcio Souza : L’Empereur d’Amazonie, Métailié, 2017.
Azulejos, palácio de Buçaco, Luso, Portugal.
Photo : T. Guinhut.