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29 septembre 2023 5 29 /09 /septembre /2023 09:39

 

Bardenas Reales, Tarragona, Navarra.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

Jean-Clet Martin philosophe

du coup de dés & de l’enfer.

 

 

Jean-Clet Martin : Et Dieu joua aux dés, PUF, 2023, 464 p, 21 €.

 

Jean-Clet Martin : Enfer de la philosophie,

Léo Scheer, 2012, 132 p, 15 €.

 

 

 

Du chaos naîtrait le hasard, ou ce qu’en ferait un dieu, son absence, soit le monde, l’univers, en digne état de marche. Et si « l’art n’est pas le chaos, mais une composition du chaos qui donne la vision[1] », selon Gilles Deleuze, il n’est pas certain que ce qu’en fait l’artiste ait son exact équivalent à l’occasion de la démarche du philosophe. Appréhender la nature terrestre et humaine en sa complexité reste encore une énigme pour le descendant de Socrate, y compris au moyen des sciences les plus fines et récentes. Ce pourquoi, flirtant avec géométrie et mathématiques, Jean-Clet Martin postule : Et Dieu joua aux dés. À condition, nous direz-vous, de croire en Dieu, au risque d’assimiler son enfer à celui de la philosophie.

 

 

Pourtant « Dieu ne joue pas aux dés », disait Alfred Einstein. Une histoire de la théologie, de la philosophie et des sciences ne dit pas autre chose. Le fiat créateur divin trouve d’abord sa confirmation grâce à la correspondance avec les mathématiques et la géométrie, comme sur une toile où transcrire une réalité bien plus profonde, ce en passant par Descartes et les équations. Sauf que l’auteur du Discours de la méthode « participe d’un monde qui sent se dérober tout référentiel » ; sauf que ces mathématiques débordent « notre pouvoir fini de compter ». De plus l’idéalité mathématique bute sur les failles, le chaos, comme lorsqu’Hippase de Métaponte que la découverte de l’étrangeté du nombre  pi condamnait à être abandonné dans une barque, ce par les pythagoriciens qui faisait du nombre un dieu rationnel. Voici notre antique personnage également condamné à contempler « une divinité qui jouait aux dés ». Ce pourquoi le bonhomme est la figure tutélaire de l’essai de Jean-Clet Martin.

L’histoire de la géométrie et des mathématiques cependant dispose de « chiffrages fantômes », d’un arsenal d’irrationnels et d’imaginaires, de racines négatives, toutes demeures ouvertes sur l’inconnu, voire l’inconnaissable. Au XIX° siècle, Cardan poursuit la perfection idéale des entiers naturels, au dépend de sa vie désastreuse. De surcroit, depuis les « solides de Platon », en passant par le « graphe de Schläfli », dont les 216 arêtes côtoient le vertige, un chemin vers la quatrième dimension pourrait se dessiner, plus encore grâce à «  l’œil de l’ordinateur » et l’intelligence numérique.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Autre mystère des sciences et de la pensée : « le néant n’a pas de propriétés ». En est-il de même du vide cosmique, de l’avant big-bang, de l’après big-crush ? Et si nous virons là du côté de cette absence conceptuelle qui répond à l’immensité cosmique, un autre infini nous stupéfie, lorsque s’ouvre « la course à l’infinitésimal ». De la physique quantique où dansent les plus infimes particules, entre ondes et corpuscules, aux « atomes numériques », le monde se révèle introuvable. Il faut alors le secours de la poétique de Jorge Luis Borges, dont « La bibliothèque de Babel[2] » tutoie avec son labyrinthe de pentagones l’infini combinatoire ; et de William Shakespeare, dont la « roue » venue d’Hamlet[3], parmi laquelle en « ses vastes rayons dix mille êtres inférieurs sont mortaisés et joints », est la roue du devenir qui ne peut manquer de s’écrouler en enfer. Le tout à l’instar d’une « équation quartique » et de la « folie mathématique ».

Qu’il s’agisse d’un « château de cartes » ou d’un « coup de dés logarithmique », s’il faut pousser les portes du chaos pour approcher la genèse de l’univers et son ébouriffant développement, les mondes multiples et autres plurivers ne peuvent que déboucher que sur « un pluralisme philosophique ». « Nouvelle monadologie » après Leibniz, « concept de transformation quasi ondulatoire » venu de Fourier, tout, du moins la poursuite d’une théorie du tout introuvable comme en territoires de physique et de cosmologie, tout permet de penser « selon un modèle qui n’est pas une harmonie préétablie par un Dieu omniscient ». La chute d’un coup de dés présiderait aux nécessités et autres apories du calcul qui permettraient une approche partielle et chaoïde de l’univers autant que de nos modestes neurones. Là réside « le péril de la liberté », qu’il faut comprendre, nous semble-t-il, au sens de la créativité du monde physique, voire jusqu’à celui du libre arbitre des créations scientifiques littéraires, artistiques et politiques.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le hasard, quoique paraissant le reflet de notre incapacité à formaliser, est bien « un arrangement effectif de la nature, une formalisation de ses orientations multiples ». L’hypothèse de Riemann, qui suggéra des dimensions supérieures à trois et quatre pour décrire la réalité physique, qui permit ensuite le développement de la relativité générale, voit ici son explosion, comme une genèse inaugurale à la polymorphie universelle. Repensons à cet égard à la célèbre hypothèse de Riemann, sur les zéros non triviaux de la fonction zêta, qui n'est toujours pas démontrée et fait partie des vingt-trois problèmes de Hilbert, sans compter les sept problèmes du millénaire. Du dé manquant à l’absence de preuve, « si l’idéal mathématique classique culminait le plus souvent en un autre mode, transcendant, le voici engagé désormais en un espace-temps brisé, à la poursuite de quelques solides platoniciens tombés comme autant de dés dans l’immanence du monde ». C’est-à-dire ce que Jean-Clet Martin appelle « l’anexact », ce qui est évidemment à la lisière de l’indécidable de Gödel. L’improbable vérité nous manquera peut-être toujours, ce qui par ailleurs n’a rien à voir avec un piètre relativisme[4]. La nature n’a que faire de l’abstraction théorique de l’humaine intelligence, elle nous déborde sans cesse. Et quoique nous avancions avec obstination dans sa connaissance, sa complexité ouvre sous nos yeux ébahis la variabilité de ses complexités fascinantes.

C’est en un voyage conceptuel ambitieux, profus, sinueux, que nous embarque le vaisseau spatial Jean-Clet Martin. Du « plan complexe » des géométries à la descente vers l’infinitésimal, la philosophie de la nature et des sciences cherche son identité, ses définitions, lance ses filets pour accéder à une lecture polymorphe digne de la complexité de notre espace et de notre temps. Même si la chose est parfois ardue, voire inaccessible au commun des mortels, en particulier à l’occasion des finesses mathématiques, manquant par moments de quelques éléments d’explications et d’initiation accessibles au profane, le défi est brillamment relevé, avec les concours des sciences les plus dures et les plus quantiques, avec les concours en miroir de Jorge Luis  Borges et de ses « sentiers qui bifurquent[5] ». Etonamment, l’essai, au-delà de ses capacités de conviction, emporte le lecteur patient en une délectation intellectuelle et métaphorique, voire poétique. Etourdissant, Jean-Clet Martin l’est à plus d’un titre. Comme il osa explorer les voies de la science-fiction[6], il s’aventure parmi les sciences et les mathématiques les plus fines, tout en faisant flirtant sans peur avec l’imaginaire. Shakespeare et Borges voisinent avec Galois et Riemann. Il faut alors avouer l’infinitésimale modestie du lilliputien critique, aux lectures peut-être erronées, face au massif granitique et cependant scintillant de ces denses quatre-cent-cinquante pages, face au travail de Sisyphe mené avec un impressionnant brio. Chapeau bas, chers lecteurs !

 

Sur le sol, les dés du jardin.

Photo : T. Guinhut.

 

Si certains esprits ont cru voir dans les mathématiques un paradis, c’était au regard de leur supposée perfection, un antidote à l’enfer de la vie quotidienne, voire à l’enfer philosophique. En imaginant des philosophes au paradis, nul doute que l’on y verrait Saint Thomas d’Aquin, au milieu des rilkéennes « hiérarchies des Anges[7] » qu’il a si bien su théoriser. Dante ne s’y est pas trompé, en réservant une place lumineuse au Docteur angélique, à partir du chant X de son « Paradis ». Mais combien de philosophes trouverions-nous aujourd’hui dans son Enfer, ou plutôt dans ce bain d’enfer où ils naviguent, en-deçà de l’impensé des classiques, comme de vieux crocodiles lavés à l’acide ? Ceux qui, horribles travailleurs, se sont propulsés au fond du gouffre pour trouver les soucis et les aspirations les plus triviaux et infâmes de l’homme. Plutôt que « l’illusion idéaliste qui se croit dans le vrai », Jean-Clet Martin fore alors « ce calice vertigineux (…) peuplé par son propre photogramme, ses propres souvenirs, inséparables d’une chute dans la mouise de l’événement ou les détritus bigarrés de la vie ». C’est ainsi qu’il se livre à une édifiante énumération commentée de ces philosophes qui creusent les sous-sols de l’humanité pour y découvrir les soubresauts de l’angoisse et du vide de Dieu, de l’incompréhension de ses contemporains, de la souffrance, du mal, sans compter le chaos cosmologique.

Il ouvre d’abord la bouche du « Cri » de Munch, qui, faute de langage, s’exprime en peinture, comme « le bruit de fond de l’univers », puis le « vivre seulement ici » de la musique de Mahler, qui est aussi « chaos » et « mathématique des sons dissolue par bien des paradoxes ». Il s’interroge alors : « comment vivre sur ce plan d’inconstance lorsque plus rien ne s’ajointe et que tout motif, toute phrase, tout élément de structure s’enfoncent, gagnés d’une dissolution chaoïde »…

La perte de l’unité est également celle de Kierkegaard, « au cœur de l’irrationnel le plus obscur », qui rompt avec sa fiancée « pour préserver le charme de la rencontre tout en vivant désormais l’enfer de la séparation ». Perte contre laquelle veut lutter « Hegel le renégat (…) portant avec lui la mémoire dure du monde ». De Schopenhauer à Nietzsche, « il n’y a sans doute rien à attendre de l’avenir, aucun paradis, plutôt d’universelles souffrances (…) Chacun est comme un jet de pierre, un atome incommunicable ». Ainsi Nietzsche, celui qui connait la mort de Dieu, est « répudié, traîné dans la boue (…) par les recensions de la presse que seuls les clichés du moment semblent retenir », remarque incidente, mais pertinente, on ne peut plus actuelle, à laquelle Jean-Clet Martin et son modeste critique échappent peut-être, osons-nous l’espérer...

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Pourtant Hölderlin rêve « de se baigner dans la même eau que celle des Grecs », lui qui est dans « dans l’éclair, immobile, du feu de l’enfer qui joint les contraires », mais aussi, comme Van Gogh, « à la limite de toute impuissance qui caractérise tout geste créateur ». S’agit-il là d’un bel échec ? Comme lorsque Dostoïevski, après Baudelaire et ses Fleurs du mal, approche « cette déchéance extrême qui rend palpable la proximité du Bien avec le mal »…

Plus loin, Jean-Clet Martin emprunte à Alain Badiou, le concept d’ « Inesthétique[8] », qui est peut-être le signe et le lieu infernal de l’art contemporain, qui a trop souvent perdu, ou voulu perdre, le lien avec la beauté[9]. À moins que cette « inesthétique » puisse en être une forme nouvelle, venue par exemple du fantastique de Lovecraft[10]

Fouillé par notre essayiste, ce « Plurivers », cet « art des constellations », cet « ossuaire » des penseurs est évidemment une sorte de cimetière vivant de la philosophie, où, au-delà d’une physique et d’une métaphysique euclidiennes, il s’agit de dénoncer, dans la continuité nietzschéenne, le platonisme et l’utopie totalitaire de La République. Et d’explorer « des sauts démoniaques, parfaitement illogiques pour ne pas dire inesthétiques », jusque parmi le « vortex d’une baignoire cosmologique », à la lisière des sciences des nouvelles mathématique et physique. Mais, pour échapper à l’éternel retour du trivial et du chaos, au nihilisme, le néant du nirvana est-il la solution ? Malgré « l’infinie nullité qui rend ma bulle d’existence à elle-même », mieux vaut écrire et vivre L’Enfer de la philosophie, en toute consciente inquiète et fatalement partielle, un de ces livres de philosophie « qui sont des coupes, des aventures d’idées ».

 

 

Animateur d’un blog au titre à la fois modeste, futile et brillant, « Strass de la philosophie[11] », au contenu roboratif, Jean-Clet Martin est un érudit papillonnant autant qu’un obstiné des travaux de fouille karstique et de terrassement labyrinthique parmi les « chemins qui ne mènent nulle part[12] » de ses philosophes aimés jusqu’à la passion. Sa prose riche et claire (sauf peut-être sur Hegel[13]) autant analytique que métaphorique, sert à merveille l’argumentation erratique - donc conforme à son sujet - et cependant solide. Un livre étrange et séduisant, anti-dogmatique et cheminant, d’un philosophe autant que d’un poète. Qui ne dédaigne pas les allitérations et les métaphores filées pour « s’enferrer aux fers de l’enfer » et préfère le mur perceptif de la caverne à l’illusoire sortie platonicienne : « l’écran où se joue la vie, la seule vérité de la fiction »… Armé de concepts qu’il n’hésite pas à malmener, et d’une langue souple, Jean-Clet Martin poursuit un combat inégal, et cependant serein, contre cet infernal éclatement du réel et de la philosophie qui est en nous. Finalement, cette progression philosophique, depuis « le fond moléculaire de l’idéation », est une sorte de roman autobiographique borgésien, grâce aux rappels des précédentes étapes que sont ses précédents livres[14] ; mais également une sorte d’autoportrait intellectuel. Qui est aussi le nôtre… Quel coup de dés permettrait à la science de sortir par le haut de l’enfer philosophique ?

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie


[1] Gilles Deleuze : Qu’est-ce que la philosophie ? Minuit, 191, p 192.

[2] Jorge Luis Borges : « La Bibliothèque de Babel », Fictions, Folio, 2018.

[3] William Shakespeare : Hamlet, acte III, scène 3.

[5] Jorge Luis Borges : « Le jardin aux sentiers qui bifurquent », Fictions, Folio, 2018.

[7] Rainer-Maria Rilke : Elégies de Duino, Œuvres, Poésie, Seuil 1972, p 315.

[8] Alain Badiou : Petit manuel d’inesthétique, Seuil, 1998.

[12] Pour reprendre le titre d’Heidegger : Chemins qui ne mènent nulle-part, Tel Gallimard, 1996.

[13] A moins que notre connaissance infinitésimale d’Hegel en soit la cause…

 

Bardenas Reales, Tarragona, Navarra.

Photo : T. Guinhut..

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17 septembre 2023 7 17 /09 /septembre /2023 08:57

 

Santo Domingo, siglo XII, Soria, Castilla y Léon.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

Images, rythmes et poésies du Moyen Âge.

Les Images médiévales

& Les Rythmes au Moyen Âge,

par Jean-Claude Schmitt :

Du Cloître à la place publique,

par les poètes médiévaux du nord de la France.

 

 

 

Jean-Claude Schmitt : Les Images médiévales. La figure et le corps,

Gallimard, Bibliothèque illustrée des Histoires, 2023, 368 p, 29,50 €.

 

Jean-Claude Schmitt : Les Rythmes au Moyen Âge,

Gallimard, Bibliothèque illustrée des Histoires, 2016, 722 p, 35 € ;

 

Du Cloître à la place publique, les poètes médiévaux du nord de la France XII°-XIII° siècle

anthologie et traduction par Jacques Darras,

Poésie Gallimard, 2018, 560 p, 9,90 €.

 

 

 

Il y a belle lurette qu’avec mépris l’on ne considère plus le Moyen Âge, conspué au XIX° pour sa barbarie et son obscurantisme. Trois somptueuses parutions viennent une fois de plus invalider ce préjugé flétri. Ce sont d’une part deux essais brillants et généreux de Jean-Claude Schmitt, Les Images médiévales et Les Rythmes au Moyen Âge, et d’autre part une étonnante anthologie, choisie et traduite par Jacques Darras, qui, Du cloître à la place publique, présente les poètes médiévaux du nord de la France aux XII° et XIII° siècles. Voilà qui rythme la langue d’oïl de vers, entre verve amoureuse, facétieuses « fatrasies » et religieux Miserere. Ainsi les arts du temps, rythme et musique, ceux de l’espace, image et figure, ceux de la poésie, entre sacré et profane, si prégnants pendant la vaste ère médiévale, ère savante et raffinée, résonnent, comme depuis leur floraison originelle, jusqu’à notre aujourd’hui.

 

Au contraire de son contemporain, du moins à peu près, l’Islam pour ne pas le nommer, le Moyen Âge occidental aime et cultive les images. Bien plus étonnamment, puisque l’Ancien Testament venu du judaïsme, lui-même aniconique, n’imagine pas le visage de Yahvé, elles s’emparent du corpus qui va de la Genèse à la résurrection du Christ. De longtemps, le christianisme met en œuvre « le paradoxe d’un monothéisme iconophile ».

Si le point nodal et bouillonnant de l’essai de Jean-Claude Schmitt est médiéval, il brasse infiniment plus large puis qu’il part du geste pictural inaugural : cette main d’argile sur la paroi de la grotte Cosquer, pérenne depuis 28 000 ans avant Jésus-Christ. Il étend son expertise au-delà de la (trop ?) fameuse pipe qui n’en est pas une de Magritte. La représentation est en tout état de cause au cœur de la dynamique de l’humanité. Reste à l’historien d’en restituer les formes, les fonctions et les effets au cours du temps. De façon à considérer qu’au-delà de leur valeur esthétique, réside pour l’homme médiéval une dimension de l’image bien plus prégnante, celle de l’honneur du souverain et surtout la gloire de Dieu, soit le modèle divin. La figuration, la matérialité et la corporéité fondent ainsi « l’image en chrétienté », a contrario de l’idolâtrie, à laquelle crut répondre l’iconoclasme byzantin.

En conséquence, au-delà de la mimesis antique, « la présentification de l’absence », celle de Dieu, et la représentation de l’au-delà sont des constantes. « Mobiliser le divin »  est la priorité. L’imitation s’éclipse au profit de la figuration, c’est-à-dire de la « figura des théologiens ». Mais au cours d’un millénaire, jusqu’à la veille de la Renaissance, styles et thématiques évoluent. Emaux, miniatures des manuscrits, Bibles historiées, retables, s’ils ne connaissent guère ce qui sera la perspective renaissante, voient le réalisme les métamorphoser, du paysage au portrait. Mais à l’idée d’une évolution historique linéaire, Jean-Claude Schmitt préfère avec raison « la métaphore géologique  des nappes de charriages », lors que des chevauchements s’observent sans cesse.

Il faut alors étudier le tabernacle de Moïse, dans un manuscrit du XV° siècle, riche de fleurs et d’animaux colorés, à la fois célébration de la Création et « moralisation des espèces ». Ou encore le calendrier du Bréviaire de Belleville, lui enluminé au XIV° siècle par Jean Pucelle, dont les figures typologiques confirment les concordances de l’Ancien et du Nouveau Testament et rivalisent de motifs historiés, de lettrines, d’allégories et de rinceaux, entre vices et vertus. De plus étudier le geste rituel du signe de croix montre combien les techniques du corps ont à voir avec l’effet de la présence divine et avec le sensible.

Pour approcher les prémices de la Renaissance, « le portrait et la mort » inscrivent la figure dans le plan de Dieu, alors que peu à peu, celui qui est représenté s’individualise dans la dimension pas seulement eschatologique de la dévotion, mais sociale, si l’on pense plus particulièrement à L’Homme au turban rouge de Jan Van Eyck, en 1443.

En fait, le « mythe incarnationnel », dès lors que le Dieu s’est fait homme, explique cette prévalence de la figure et du corps, de l’image enfin dans l’art occidental. Si « le corps est la prison de l’âme », il est également utilisé à des fins symboliques. Pensons à la main créatrice de Dieu, à la bénédiction, aux plaies du Christ. Plus étonnante peut-être est « l’exception corporelle de Marie » : n’est-elle pas la seule, parmi l’humanité, dès après sa mort, ou plus exactement de sa « dormition », à bénéficier de l’assomption, y compris de son corps ? Ce dont regorgent les enluminures des psautiers et autres livres d’heures.

L’on ne s’étonnera pas que fidèle à l’esprit de la collection « Bibliothèque illustrée des histoires », ces Images médiévales regorgent non seulement de fine érudition, mais d’enluminures, d’évangéliaires d’ivoire, de gravures, entre Jean Fouquet et Marin Schongauer, de retables et d’annonciations peints par Robert Campin et Carlo Crivelli. Mais aussi, étonnamment, à l’occasion du dernier chapitre, « Le corps de la Vierge », de photographies. Car, humaine et cependant digne d’assomption, elle reste une figure révérée tant par les peintres médiévaux que la « Romaria fluvial » de Bélem, au Brésil, lorsque cinq cents bateaux portent des peintures, des ex-voto, rejouant pour la foule l’apparition originelle de la statue de la Vierge, grâce à son dédoublement à l’aide d’une réplique. Comme quoi une « question bien médiévale » reste pérenne. La vénération populaire ne peut se passer d’images…

       Comme aujourd’hui, où rythmes scolaires et de travail sont les balises de notre temps quotidien et une pierre de touche politique,  rythmes sociaux et rythmes esthétiques se conjuguent au Moyen Âge, entre 500 et 1500 ; c’est la thèse de Jean-Claude Schmitt, historien bourrée de délicieuse et communicative érudition. Mais en ce millénaire médiéval, comme Dieu rythma en six jours et un jour de repos la création du monde, l’espace et l’humanité médiévaux sont rythmés dans une perspective holistique et religieuse. Lié « au langage et à la musique », le rythmus latin est le reflet et l’expression du divin. Aussi la musique, « art du nombre et des proportions », conjugue mesure, tempo, rubato, accents, répétitions. Ainsi les porches sculptés et leurs voussures regorgent de figures selon les quatre évangélistes, les douze apôtres, les animaux de la création

      Un peu comme le Décaméron de Boccace composé au XIV° siècle, Jean-Claude Schmitt divise son livre en six « journées ». À l’épilogue, au septième jour, notre essayiste se repose enfin, en digne et néanmoins modeste démiurge. Dès lors, la première journée commence, étrangement, peut-être maladroitement, à rebrousse temps, par s’intéresser à la séquence XIX°-XXI° siècle, en pointant du doigt Baudelaire et Walter Benjamin[1], impressionnés par les passages et la foule rythmant « Paris capitale du XIX° siècle ». Il s’agit d’utiliser les outils conceptuels d’aujourd’hui pour lire le Moyen Âge : l’historien se posant les questions de son temps, il ne s’agit pas de recourir à l’anachronisme, mais à la prudence : « derrière l’apparente continuité du vocabulaire, se cachent généralement de profonds bouleversements des contenus », donc des rythmes sociétaux et spirituels dont il faut retrouver les figures et le sens.

      L’évolution de la langue latine a permis la création du vers rythmique aux dépens du vers métrique de Virgile. Or « la poésie savante ou populaire est toujours chantée », et la musique d’église est « par-dessus tout vocale ». Danse et art oratoire participent de cette conception musicale du rythmus. L’on s’appuie alors sur le De musica de Saint Augustin, pour lequel il s’agit de donner « le plaisir qui consiste à découvrir dans les mouvements les nombres et à s’élever par eux à une vérité supérieure aux réalités sensibles ». Le plain-chant résonne sous les voûtes des églises, enlevant l’âme vers le divin. De Pérotin à Guillaume de Machaut, l’art vocal gagne en complexité, en raffinement, sans perdre sa pureté.

      Bientôt, au rythme s’ajoute la rime, le verbe « rimer » apparaissant en 1120, dans un « Bestiaire moralisé ». Ainsi naissent « chansons de gestes, de saints et de croisade », mais également la fameuse « Ballade des pendus » de François Villon.

      Quant aux manuscrits enluminés, où l’on « orne la maison de Dieu », ils « font entendre une musique des formes et des couleurs ». Leurs alternances chromatiques répondent à celles des vitraux, comme lors de l’enchaînement du bleu et du rouge.

      « Rythmes du corps et du monde », ensuite, où marcher et danser sont ritualisés et symbolique, comme aux pieds du pèlerin, La danse, associée à la luxure, a ses « danseurs maudits. Elle est pourtant sculptée parmi les églises, présente au Paradis de Dante[2], lorsqu’elle est une « métaphore du mouvement des âmes qui exultent ». Des manuscrits figurent la « carole du dieu Amour », une ronde de jeunes gens. Quand les nombres « régissent la musique et l’univers », la danse, même laïque, à quelque chose d’une dimension cosmique.

      À  son tour, la main a ses rythmes, y compris de l’écriture et de la lecture, lorsque le rouleau (volumen) est remplacé par le livre (codex), dont les folios se tournent l’un après l’autre. L’invention de la minuscule caroline, de l’espace entre les mots, tout concourt à une nouvelle dynamique dans le scriptorium aux manuscrits, à une nouvelle lecture, dansante et aérée. Quant au rythme de travail du scribe et copiste, il a pu être étudié grâce aux variations de l’intensité de l’encrage. Au-dessus de la page, la voix, du lecteur, ou du prédicateur, résonne selon des variations, des intensités et des musicalités propres…

      Entre macrocosme et microcosme, les jours et les nuits, les phases de la lune, les saisons et les heures du soleil, les révolutions des planètes, l’activité humaine emprunte une dimension cosmique, dans un cosmos que la savante Hildegarde de Bingen, au XII° siècle, pense comme un œuf. Les rythmes du cœur qui bat, de la bombance et du jeune, du sexe et de la génération font de la vie quotidienne un reflet de celle de l’univers. La règle du temps monastique répond aux « correspondances entre les saisons, l’histoire sainte et l’année liturgique », auxquelles les cloches des églises offrent un équivalent musical. Quant aux « rythmes imaginaires », ce sont ceux des processions célestes, des élus et des damnés parmi les Jugements derniers des tympans de nos abbatiales et cathédrales, comme lorsque la merveilleuse Hildegarde de Bingen commente la « Symphonie de l’harmonie céleste », dans son Liber scivias, somptueusement enluminé.

      L’on marche également. Diverses processions, divers travaux quotidiens, mais aussi et surtout les pas du pèlerinage, vers Saint-Jacques de Compostelle par exemple, insèrent la marche dans un rythme universel qui prépare l’accès au divin. Un guide du pèlerin, en allemand, Sankt Jakobs Straße, fut rédigé en vers rimés. Cependant, lors des voyages laïques, le « temps du Roi » vient à se substituer au « temps de l’Eglise ».

     Les narrations ont bien sûr leurs rythmes, d’après les « six âges du monde selon Saint Augustin ». Dans les chroniques universelles, l’Histoire du monde s’écrit depuis sa création, passant du spirituel au temporel. Autre narration, celle immensément célèbre de la Tapisserie de Bayeux (vers 1080) : il s’agir alors de « broder les rythmes » de la guerre et de la chevalerie.

      Reste, au sixième jour de la création schmittienne, le « temps du salariat » et celui du dimanche, religieux et festif. Un « Christ du dimanche », peint dans l’église Sainte-Marie de Biella au XV° siècle, montre que « les travaux effectués le dimanche prolongent les souffrances endurées par le Christ durant sa passion ». Une autre fresque, célébrissime et symbolique, celle de l’« Allégorie du Bon et du Mauvais Gouvernement » de Lorenzetti à Sienne (1337-1339), montre les travaux et les jours, les danses et les musiques ; elle est rythmée « à la manière d’un travelling cinématographique ». Il faut hélas compter, en bien d’autres fresques, avec les « danses macabres » : « Vous qui en cette image / Voyez danser les divers états / Pensez que la nature humaine/ N’est rien que viande pour les vers ». Comme les savants médiévaux, nous voici, lecteurs et contemplateurs, pris dans le rythme du savoir… Où l’on terminera sur « l’arythmie », par exemple dans La Nef des fous, qu’il s’agisse de celle écrite en vers et gravée, de Sebastian Brant, ou de celle peinte de Jérôme Bosh…

      Ouvrage savant sans conteste, d’une lecture allègre, ce livre nous étonne, nous ravit. Il a toutes les qualités, rédactionnelles, historiques, esthétiques ; et s’il a un défaut (qui dans son savoir n’est pas à la merci d’une lacune, d’une erreur ?), il aura échappé à la maigre sagacité du critique. Au gré de son ingénieux angle de lecture, il n’est rien moins qu’une belle et attrayante encyclopédie du Moyen-Âge, ce dans la perspective d’une « histoire transversale ». Sachant qu’un jeu du XI° siècle, nommé « rhythmomachia », était un musical « combat de nombres », nous le paraphrasons en disant que l’essai de Jean-Claude Schmitt est un roboratif combat d’érudition.

      Une fois de plus cette collection aussi prestigieuse que source de bonheur, « La Bibliothèque illustrée des Histoires », nous propose, à un prix somme toute encore modeste, un livre avec jaquette, reliure toilée, cahiers cousus, intelligemment et brillement illustré, de sculptures et peintures, et surtout de manuscrit historiés, comme le Psautier d’Elisabeth de Thuringe. À la lisière de l’Histoire, de la théologie et de l’histoire de l’art, il faudra le religieusement disposer, soit au rayon Histoire des bibliothèques, soit à celui de l’esthétique (pourquoi pas ?) de façon à ce qu’il côtoie un frère en sa collection ; nous avons nommé Faces. Une histoire du visage d’Hans Belting[3].

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      Le rythme des arcades du cloître inspire les rimes du Miserere, le plus long poème (une centaine de pages) de ce recueil : Du Cloître à la place publique, les poètes médiévaux du nord de la France XII°-XIII° siècle. Il faut alors se demander, avec un brin de stupéfaction, pourquoi l’on n’avait jamais réunis de tels textes, rares, et de surcroît trop rarement traduits de l’ancien français, cette langue d’oïl médiévale, dont on lit quelques douzains bilingues dans la préface. Jacques Darras fait ici œuvre essentielle, curieuse, piquante, en embrassant onze poètes en cette anthologie. Il ne faut pas omettre qu’il en imite le rythme en nous offrant, aussi souvent qu’il est possible, des octosyllabes, tentant de respecter au plus près la prosodie originelle.

      Ce sont œuvres d’illustres inconnus, d’anonymes, natifs d’Artois et de Picardie : Philippe de Rémi écrit Les Oiseuses, Jacques d’Amiens L’Art d’aimer, Richard de Fournival, Le Bestiaire d’amour, Adam de la Halle (par ailleurs dramaturge) donne Les Congés (un testament versifié), Hélinand de Froidmont Les Vers de la Mort...

      Ne négligeons surtout pas les Fatrasies d’Arras, qui sont d’une plume anonyme ; mais d’une verte plume. Ne chantent-elles pas les joies de la scatologie : « Un pet à deux culs / S’était bien vêtu / Pour enseigner grammaire ». La satire enjouée et crue pointe le bout de nez camus. Garez vos oreilles, prudes lecteurs, car on trouve les « couilles d’un papillon » et le « vit d’un limaçon », ainsi que « Des chattes dénudées [qui] De désir brûlaient ». Mais aussi « un flan de néant », « un ours emplumé », et en bonne compagnie : « Une femme bavassière / Etait coutumière de montrer son con ». L’on devait bien s’amuser en la bonne ville commerçante d’Arras lorsqu’une société littéraire couronnait chaque mois un poète…

      Cependant Richard de Fournival, en son Bestiaire d’amour, est plus galant, quoiqu’en prose, animalisant les comportements amoureux dans une approche par instant médicale, selon une tradition qui perdure jusqu’à Ursin[4] au XVI° siècle. Discrètement dédié à une « très douce et belle amie », cet écrit est « peinture et parole ». Chaque animal est allégorie, du loup à l’aspic, en passant par la sirène. Quant au singe, il « confirme qu’on doit comparer l’homme nu à celui qui n’aime pas, et le vêtu à celui qui aime ». Le bestiaire est galant, imaginé, ce qui ne l’empêche en rien d’être moral et philosophique.

      Pourtant, à la différence des seigneurs et autres trouvères de la langue d’oc, nos enjoués versificateurs ne se contentent pas d’amour courtois. Car L’Art d’aimer, de Jacques d’Amiens, très très librement inspiré de l’Ars amandi du poète latin Ovide, propose des stratégies de séduction charmantes, pleines d’expérience, sensées, ou bourrues, passablement farcesques,  voire brutales et misogynes. L’initial « quelle sagesse il faut pour conquérir » se trouve confirmé par l’enseignement d’une réaliste stratégie : « Par mon conseil je te louerai / D’être courtois, ne faire aucune / Vilénie envers ton amie ». Mais gare à pucelle ou dame qui résisterait à « l’expert en ribauderie ». En effet, « Cependant m’est advenu / Qu’aucune fois j’ai frappé / Mon amie ou grand soufflet lui infligeai / Par les tresses l’ai traînée / Ou l’ai accolé trop durement / Tout de gré, sciemment / Pour la raison d’« un petit manquement ».

Après avoir aimé, ou mal aimé, il faut songer à mourir, ce pourquoi Adam de la Halle prend un élégiaque congé joliment rendu par le traducteur :

« Puisque mon congé je viens prendre

Je dois premièrement descendre

À ceux que je quitte à plus vif regret ;

Je veux mon temps mieux dépenser,

Nature n’est plus en moi si tendre

À faire chansons ni lais,

Le temps raccourcit mes années (…) »

      Il faut alors, en « ce monde d’amer marécage », entonner le Miserere, par la voix du mystérieux Reclus de Molliens, probablement venue de quelque cloître : « Il est en grande maladie / L’homme qui a dégoût de sa viande ». Mélancolie, sagesse, satire des pécheurs, des orgueilleux, des gourmands et des hypocrites font de ce long poème, un prêche imagé, une théologie à hauteur d’homme et humble devant Dieu. Ne reste plus qu’à chanter, en écho aux précédentes danses macabres, et par la bouche depuis longtemps éteinte d’Hélinand de Froimont, Les Vers de la Mort :

« Mort à chacun paie son tribut,

Mort fait à tous mesure droite,

Mort pèse tout selon son poids,

Mort venge chacun de ses injures,

Mort met l’orgueil en pourriture ».

      Et pour répondre aux illustrations des Rythmes au Moyen Âge, un cahier de seize enluminures se cache au centre de l’ouvrage. Sur fond or, l’on y découvre le coq, le loup, la sirène ou le dragon, du Bestiaire d’amour, tiré du Chansonnier d’Arras. Si l’on regrette que ce cahier soit bien mince (mais néanmoins précieux dans une collection de poche) on se consolera aisément en accordant Jacques Darras qu’il a bien mérité de son ambition, déclarée en sa préface : « lier d’un fil d’or ou âme » ces textes divers dans une anthologie que la bibliothèque universelle recueille comme si elle avait existé de toute éternité, ou du moins depuis le siècle de Dante. Rendant contemporain ce beau fatras poétique médiéval, il a gardé, pour notre plus grand plaisir des mots savoureux et disparus, comme « les maux que tu as ramonchelés », ce dernier venant du vieux picard.

 

      Comme au travers des vitraux des cathédrales de Chartres et de Leon, le Moyen Âge, s’éclaire et s’illumine grâce à ces trois ouvrages encyclopédiques et poétiques. Certes, il ne manque pas de vastes poèmes et romans, d’essais nécessaires parmi nos bibliothèques : ceux de Dante, de Pétrarque et de Boccace, ainsi que les ouvrages d’historiens, de Georges Duby[5] ou de Régine Pernoud, qui rendit justice à La femme au temps des cathédrales[6], mais aussi à une femme exceptionnelle, l’une des deux docteures de l’Eglise (avec Sainte-Thérèse d’Avila) : nous avons déjà nommé Hidegarde de Bingen[7], moniale et botaniste, encyclopédiste et compositrice de musiques vocales mystiques et enchanteresses.

 

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

 

[5] Dont L'Europe au Moyen Âge, Paris, Arts et Métiers Graphiques, 1981.

[6] Régine Pernoud : La femme au temps des cathédrales, Stock, 1980.

[7] Régine Pernoud : Hildegarde de Bingen, conscience inspirée du XII° siècle, Rocher, 1994.

 

 

Monasterio de Alquezar, Huesca, Aragon.

Photo : T. Guinhut.

 

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9 septembre 2023 6 09 /09 /septembre /2023 15:17

 

Villa Borghese, Roma, Lazio.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

Pornographes des Lumières

et puritains contemporains

à l’assaut de la chair.

 

Colas Duflo : Philosophie des pornographes ;

David Haziza : Le Procès de la chair.

 

 

Colas Duflo : Philosophie des pornographes,

Seuil, 2019, 312 p, 23 €.

 

David Haziza :

Le Procès de la chair. Essai contre les nouveaux puritains,

Grasset, 2022, 256 p, 20 €.

 

 

 

Qui sommes-nous sinon une chair ? Faut-il la cacher ou l’exalter ? La faire jouir ou la faire souffrir ? Alors peut-être la pornographie peut-elle venir à notre secours… Une femme-marchandise et vendue, telle est celle dont traite le pornographe, si l’on en croit l’étymologie, venue du grec. Elle est, au temps de Socrate, une esclave, alors que la courtisane est libre d’accorder ou non ses faveurs, sans être soumises aux conventions restrictives propres aux femmes mariées. L’on sait que le philosophe désira Théodote : « Nous emportons le désir de toucher ce que nous avons contemplé, nous en allons mordus au cœur, poursuivis par le regret ; et tout cela fait que nous sommes les esclaves et elle la souveraine[1] ». Cependant, relevant le défi de sa beauté, il sut s’en délivrer par la force de la parole. N’empêche que les commentateurs n’eurent de cesse de se scandaliser de la présence de Socrate dans la maison d’une courtisane. Ainsi le philosophe serait censé ne pas céder au désir, ainsi la philosophie n’aurait rien à voir avec la sensualité. Qu’il soit ensuite stoïcien puis chrétien, il ne saurait avoir quelque commerce avec la pornographie. Pourtant au XVIII° siècle, les Lumières sont aussi celles du réveil de la chair considérée comme un bien et non un péché mortel de luxure. Colas Duflo, dans sa Philosophie des pornographes, réhabilite ces auteurs licencieux, qui ne mettent pas que le feu aux sens, mais également à l’esprit. Il est toutefois à craindre que le puritanisme soit loin d’avoir dit son dernier mot. David Haziza montre combien aujourd’hui est réactivé « le procès de la chair », dans son Essai contre les nouveaux puritains. Peut-on encore aujourd’hui célébrer la fougue du désir, l’éclat soyeux des chairs, les cris des jouissances…

 

 

Voilà qui, au rebours des préjugés, ne devrait pas nous surprendre : « l’intrication du récit pornographique et de la discussion philosophique ». C’est en effet l’objet de l’essai de Colas Duflo, Philosophie des pornographes, ce qui est un oxymore bien signifiant. Car pléthore de récits fort lestes, agrémentés de conversations osées, tant dans le domaine charnel qu’intellectuel paraissent au cours du XVIII° siècle des Lumières. Ces dernières ne résident pas seulement dans l’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert, ni dans le Dictionnaire philosophique de Voltaire, ni dans l’athéisme exposé par Helvétius dans son De l’esprit. Mais dans un corpus dont une bonne partie acquit il y a peu la dignité d’un coffret de la collection de La Pléiade, sous le titre des Romanciers libertins du XVIII° siècle[2]. De plus une collection heureusement sortie de l’Enfer de la Bibliothèque Nationale[3] sut défricher le terrain. Pourtant lors de cette ère encore imprégnée par la monarchie absolue, par la religiosité catholique, ces œuvres ne pouvaient être publiées que sous le manteau, tant elles étaient pourchassées, voire brûlées, leurs auteurs menacés, tant le contenu débordait de « vit » et de « foutre », de religieuses séduites et converties au plaisir, de dames intensément voluptueuses. Le pire peut-être était que l’on ne s’y contentait pas de libertinage, d’ébats galants et luxurieux, mais qu’une abondante et rigoureuse argumentation encourageait aux réjouissances sensuelles, aux bonheurs charnels, sans l’ombre d’une culpabilité héritée du christianisme ainsi rendue obsolète.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

C’est sur ce corpus que s’appuie Colas Duflo, s’intéressant à « l’intrication du récit pornographique et de la discussion philosophique ». Contre les préjugés, Sophie, allégorie de la sagesse, est, sous des masques le plus souvent masculins, le personnage essentiel. Toutefois, s’il n’y a guère de livre licencieux écrit par des femmes, nombre de personnages féminins sont mis en avant pour défendre leur condition, leur goût du plaisir, tel que dans Thérèse philosophe (1748). Ainsi qu’une certaine Clairval, une Laïs, une Rosette, et autre courtisanes devenues « narratrices philosophes ». Les limites cependant de cette philosophie du plaisir sont parfois vite atteintes, comme lorsque dans Thérèse philosophe le Père Dirrag introduit le prétendu « cordon de Saint-François » dans le vase naturel d’une jeune religieuse bernée : certes Eradice atteint un bonheur qu’elle croit mystique, mais nous devons appeler la chose un viol, sauf si la donzelle a la sagesse de s’en réjouir en toute connaissance de cause. L’hypocrisie des religieux nourrit alors la fresque anticléricale que l’on peut attribuer au Marquis Boyer d’Argens. Au point qu’ailleurs, dans Le Portier du Chartreux, l’on ne craigne pas de recourir au blasphème. Mais au bordel des moines, une femme peut prétendre être plus heureuse que dans la société de son temps !

Ce plaisir est censé être naturel, nécessaire. En ce sens, avec ces auteurs indiscrets, sûrs d’eux, et cependant voilés par des pseudonymes ou l’anonymat, il se dresse vaillamment contre les interdits de l’Eglise. La licence érotique devient le double obligé de la religion naturelle, du spinozisme, du déisme, du matérialisme, de l’athéisme enfin.

Genre encore méprisé, le roman est de plus ici érotique, cochon disent les détracteurs. La dissertation alors « peut être présentée comme un moyen - qui ne trompe personne - pour racheter le récit licencieux ». Oserons-nous affirmer que les Belles Lettres y gagnent infiniment ? Bien entendu, cher lecteur…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Voici un « portier de la subversion », Dom Bougre, personnage éponyme du roman de Gervaise de Latouche : Histoire de Dom B., portier des Chartreux, écrite par lui-même (1761). Au moyen de maints récits emboités, la multiplicité des expériences sexuelles varie selon le point de vue masculin de Saturnin ou féminin de Suzon et Monique, s’agissant de faire partager de chaleureux et humides emboitements jusqu’à l’acmé du plaisir.

L’homosexualité - le mot « bougre » en témoignant - voire l’inceste, n’échappent pas à ce projet de libérations des mœurs sexuelles. Alors que la sodomie peut être alors punie du bûcher, quoique la peine ne soit plus appliquée, « l’éloge paradoxal du cul des novices » ne manque pas de sel. Deux nonnes découvrent également comment se donner du plaisir en toute bonne conscience émerveillée. Ces messieurs séduisent à tour de bras, les courtisanes rivalisent de séductions et d’aventures indubitablement luxurieuses, le péché capital étant devenu un devoir capital. Sous le mode des confessions édifiantes, ces récits et ces argumentations ont en fait une dimension didactique, éducative in fine. Y compris si les titres sont explicites : L’Almanach de Priapre ou L’Art de foutre, tel qu’une bibliothèque de curiosa doit s’orner.

D’une plus subtile manière, Diderot fait parler ses « bijoux », entendez la bouche du bas, dans la cadre d’un conte oriental. Publié de manière anonyme en 1748, Les Bijoux indiscrets a tout d’une parodie des Mille et une nuits. Le sultan du Congo, qui ne cache qu’à peine Paris, use de l’anneau pour indiscrètement révéler les aventures et intrigues des femmes de la cour. La satire et la galanterie font bon ménage. Au-delà des mensonges sociaux, les sexes parlent. Aussi grivois que raffiné, le roman vise à faire advenir la vérité humaine et naturelle.

Mais à la fin du XVIII° siècle, lorsque Sade continue cette tradition de la pornographie philosophique, ne va-t-il pas jusqu’à défier jusqu’aux ultimes barrières du bien et du mal ? Sa défense du plaisir tyrannique - jusqu’à la torture - au prix de la souffrance féminine est bien le signe de ce que Colas Duflo appelle avec justesse « la perversion des Lumières ».

          Nous savions Colas Duflo connaisseur des Aventures de Sophie, soit celles de la philosophie dans le roman du XVIIIe siècle[4]. Nous le découvrons aujourd’hui en dix-septièmiste, alors qu’il vient d’étudier Les Aventures de Télémaque de Fénelon dans une perspective cette fois politique[2]. En dix-huitièmiste encore, avec un angle plus que pertinent, c’est avec la sagesse de l’essayiste qu’il réhabilite la juste portée philosophique de cet ensemble de romans que l’on ne lit que d’une main, mais avec deux cerveaux, celui de la chair et celui de l’esprit. Même manquant en sa rédaction parfois de concision, sa rigueur intellectuelle mérite nos éloges complices.

Photo : T. Guinhut.

 

Si les érotomanes philosophes des Lumières prônaient la déculpabilisation morale de la chair, en une avancée notable des libertés, il est à craindre que notre nouveau siècle réhabilite le « procès de la chair », pour reprendre le titre de David Haziza.

Après la morale sévère du XIX° siècle, il fallut attendre la libération sexuelle des années soixante. Nous pensons parvenir à un sommet de liberté, confortée par les moyens de contraception moderne. Il va falloir déchanter : « « chacun croit plus que jamais, procureur et juré, échapper à sa propre chair par son zèle à la condamner ».

Jeune philosophe né en 1989, David Haziza se livre à une fulgurante critique de l’annulation du désir, en un monde asexué, car « tout est devenu effroyablement salubre ». Où est passée la jouissance des corps, des sens et des esprits ? crie-t-il… Le réquisitoire contre le retour d’une morale asséchant notre présent se double d’un plaidoyer en faveur du plaisir et du rire, sans oublier cent sorcières, artistes, kabbalistes, et autres génies du mal qui enrichirent le passé. Le polémiste affute son ardeur lorsqu’il voit la vraie vie menacée d’effacement, le désir sacrifié, sous prétexte de la difficulté à le dompter. Le corps même semble annihilé tant il doit être lisse, quoique vieillissement et mort ne l’épargnent pas, ce qui pourtant en fait la condition des êtres intégralement vivants, terribles et sublimes à la fois. Notre essayiste ose à cet égard une comparaison surprenante, mais pas tout à fait impropre : l’élevage industriel lui aussi désanimalise autant qu’il déshumanise, quand l’utopie végane prétend sauver une  planète fantasmée en coupant l’homme de ses racines animales et naturelles.

 Et lorsqu’il s’agit d’éradiquer la violence l’on préfère l’ignorer, la celer, plutôt que de l’affronter, l’assumer. Ainsi le fantasme d’une vie niaise et sans conflits, notre « mièvrerie non-violente » nous déshumanisent. Sans compter qu’elle nous laisse sans défense contre ceux dont la violence est l’arme constante, ajouterons-nous, qu’il s’agisse des islamistes, des post-communistes et autres terroristes écologistes. Ainsi, note notre essayiste, « c’est toujours en barbarie que finit la mièvrerie ».

Cancel culture[6] et politiquement correct sont les fers armés d’un nouveau puritanisme. Où la liberté s’évapore avec la condamnation du sexe et de l’érotisme, auxquels il faut préférer l’indifférenciation sexuelle, la transexualité neutre et inclusive, la théorie du genre au dépend de la vérité corporelle. En effet, la « théorie butlerienne[7] et ce qui en a découlé, c’est tout d’abord un dispositif sémantique, novlangue ou anti-langue, qui, contrairement au « newspeak » orwellien, ne nous fabrique pas, chaque année, « de moins en moins de mots », mais de plus en plus : cisgenré, assignation sexuelle, bicatégorisation, gender-neutral, non-binaire ». L’on a ici l’impression qu’il s’agit ici de catégoriser à outrance, d’enfermer et de séparer, au dépend de la fluidité des rencontres… Notons toutefois qu’entre pouvoirs et libertés Judith Butler définit le sexe comme l'ensemble des caractéristiques physiques spécifiques à un sujet, tandis que le genre constitue leur interprétation culturelle. Ce qui est loin d’être faux, moins les excès de qui voudrait croire que n’existent plus les chromosomes ni le patrimoine génétique pour se métamorphoser d’un corps féminin à un corps masculin ou vice versa.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Nous voici de plus lobotomisés par les écrans qui nous abreuvent de séries romanesques aux amours d’un romantisme niais ainsi que d’une pléthorique pornographie salace. Tout ce que nous ne vivons plus, si nous l’avons jamais vécu. Ne reste plus qu’une « conception notariale » du consentement amoureux. Comme si se voilaient le risque et le charme du désir… L’on devine par ailleurs que le voile islamique révulse notre essayiste, surtout quand en prime la veule soumission de l’Occident s’en mêle, comme lorsqu’un Premier Ministre Italien, en 2016 crut bon de faire couvrir les nudités antiques lors de la visite d’un Président iranien ! Cela dit le miroir n’en-il pas la façon dont les viragos féministes  de la Cancel culture réclament de cacher l’érotisme d’un tableau de Titien… Aujourd’hui l’on peut réclamer « la liberté de se voiler » face au regard d’un homme. Qu’un féminisme captif de l’islam ne soit plus un humanisme semble hélas une évidence : « le féminisme contemporain - et quoiqu’il prétende le contraire - est sourd aux cultures féminines ».

En son Procès de la chair, David Haziza rejette tout autant les camps politiques de droite et de gauche. Lorsque le féminisme devient affreusement normatif, il leur préfère les sorcières, en passant par celle de Michelet, et les déesses, en pensant à Aphrodite. Tout comme il préfère à la transsexualité une séculaire subversion androgyne. Au devenir machine et à sa « solitude », à la « mièvrerie technologique », il préfère le mythique et le sacré : « l’univers doit nous rester un lieu de légendes ». Antimoderne, l’essayiste prétend néanmoins réconcilier notre temps avec une vie désirante. Partant en son incipit de la peinture de  Botticelli intitulée La Calomnie, sa Vérité, « Vénus décharnée » devient l’allégorie maîtresse de son essai. Non sans  convoquer bien des artistes et autres auteurs aimés et contemporains, de Georges Bataille à Philip Roth, d’André Breton à Romain Gary, en passant par François Rabelais, René Char, Camille Paglia[8], sans oublier le Talmud et Zarathoustra. Le tout au service d’une « révolution de la chair ». La chose est peut-être un peu trop tout feu tout flamme, excessive parfois, néanmoins originale, bourrée d’allusions et d’exemples pertinents, roborative, finalement revigorante.

Nous pardonnerons à l’essayiste des formules à l’emporte-pièce : « L’Amérique ne connut les tueries de masse qu’après Peace and Love », corrélation historique n’étant pas causalité. Il y a cependant bien d’autre moments qui font mouche : « Le Noir était jadis le visage du péché ; c’est désormais le Blanc. La femme ; aujourd’hui c’est l’homme ».

La défense d’Eros sous les doigts de David Haziza ne s’arrête pas là. N’a-t-il pas associé à sa nouvelle traduction du Cantique des Cantiques, ce poème amoureux qui compte parmi les plus belles pages de la Bible, un essai[9] ? À la fois sacré, lyrique et érotique, tel est Eros, qu’il soit grec ou hébreu…

 

Il est curieux que l’humanité oscille sans cesse entre deux pôles : d’une part les délices du désir et de la chair, malgré les conséquences parfois décevantes voire désastreuses, comme les ruptures, les jalousies, les maladies vénériennes et autres sidas ; d’autre part la pulsion puritaine, s’appuyant non seulement sur ces dernières conséquences, mais également sur l’incapacité du savoir jouir. Un autre versant du puritanisme, non négligeable, n’est-il pas cette pulsion de pouvoir qui entraîne irrésistiblement les uns et les autres à tyranniser autrui, leurs voisins, leurs femmes et maris, à tyranniser ceux qui sauraient jouir plus que ceux qui ne le savent pas ? Ainsi ceux qui n’aiment pas la chair lui préfèrent la mort, qu’elle soit physique ou morale, avec la seule satisfaction de l’infliger à autrui et de se punir soi-même. Si les Lumières du XVIII° siècle, hors le Marquis de Sade bien entendu, ont signé le réveil d’Eros, ne l’éteignons pas aujourd’hui ; et demain.

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie


[1] Xénophon : Mémoires sur Socrate, Œuvres complètes I, Hachette 1873, p 95.

[2] Romanciers libertins du XVIII° siècle, La Pléiade, Gallimard, 2000.

[3] L’Enfer de la Bibliothèque Nationale, Fayard, 1984-1988.

[4] Colas Duflo : Les Aventures de Sophie. La philosophie dans le roman du XVIIIe siècle, CNRS, 2013.

[5] Colas Duflo : Les Aventures de Télémaque de Fénelon ou le roman politique, Champion, 2023.

[7] Judith Butler : Trouble dans le genre, La Découverte, 2006.

[8] Camille Paglia : Sexual Personae, Vintage, 1990.

[9] David Haziza : Talisman sur ton cœur. Polyphonie sur le Cantique des cantiques, Cerf, 2017.

 

Espace Mendès France, Niort, Deux-Sèvres. Photo : T. Guinhut.

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26 août 2023 6 26 /08 /août /2023 15:10

 

 

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

Mangas horrifiques et dystopiques

en faveur de la liberté d’expression :

Kazuo Umezu : L’Ecole emportée ;

Junji Ito : Spirale ;

Tetsuya Tsutsui : Poison City.

 

 

 

Kazuo Umezu : L’Ecole emportée,

traduit du japonais par Anthony Prezman, Glénat, 2004, 6 tomes.

 

Junji Ito : Spirale, traduit du japonais par Jacques Lalloz,

Delcourt/Tonkam, 2021, 664 p, 29 €.

 

Tetsuya Tsutsui : Poison City,

traduit du japonais par David Le Quéré, KI-OON, 2004, 2 tomes.

 

 

 

Dans la préface de son Anthologie du fantastique, Roger Caillois listait les catégories d’un tel genre romanesque, parmi lesquelles il pointait « la chambre, l’appartement, l’étage, la maison, la rue effacée de l’espace ». Ce ne sont pas seulement des occidentaux, Jean Ray ou Richard Matheson, qui en sont les écrivains les plus angoissants, mais un mangaka : Kazuo Umezu, dont L’Ecole emportée, efface cette dernière non seulement de l’espace, mais du temps. Si « le fantastique suppose la solidité du monde réel, mais pour mieux la ravager[1] », pour reprendre Roger Caillois, il faut admettre que les pouvoirs des mangas sont à cet égard vertigineux. L’un des successeurs de Kazuo Umezu en témoigne, Junji Ito, avec sa monstrueuse Spirale. Horrifiques, ils peuvent être également les témoins et les affabulateurs d’une autre horreur, la dystopie, comme à l’occasion de Tetsuya Tsutsui, qui en 2014 infecta l’archipel nippon au moyen de son Poison City. Certainement leurs peurs, leurs combats, ont quelque chose à dire, non seulement à notre psyché, mais à notre alarmant contemporain. Toutefois leur créativité ne saurait résumer à eux seuls la richesse époustouflante de l’univers manga, dont l’étymologie signifie « image dérisoire ». En ce sens Hokusaï sut achever en 1834 les quinze rouleaux son encyclopédie visuelle, intitulée La Manga[2], dont les qualités d’observation frôlent le grotesque et le fantastique. Ainsi est-il l’ancêtre de nos mangakas les plus fous, les plus nécessaire, comme Poison City, un opus au service de la cité, au sens politique du terme, virulent plaidoyer pour la liberté d’expression.

 

 

En 1972, l’école était emportée. Il ne reste qu’un cratère de l'école primaire Yamato. Parents, police, voisins, aucun n’a saura pas plus. Ou presque. Car la mère de Shô ne croit pas un instant à la mort inéluctable de tous les enfants. Cependant, nous suivons Shô, une dizaine d’années, qui devient, d’un gamin irrespectueux envers sa mère, le héros d’une épopée.

Dans une zone inconnue, déserte, loin, bien loin du Japon, une incompréhensible explosion a transporté l’école, ses bâtiments, sa cour, ses professeurs, ses élèves. Autour de l’enceinte, seul ondule un sable noirci. L’on devine que le désarroi, la panique gagnent toutes les classes. Un eenfant se jette du haut du toit, les autres appellent une maman perdue. Comment survivre alors qu’il ne reste que d’éphémères réserves ? Comment, une fois les professeurs suicidés ou devenus fous, une société peut-elle se défendre, s’organiser ? Car il s’agit de lutter contre des ennemis terribles. Le cantinier d’abord, qui n’hésite pas à confisquer la nourriture et tuer ceux qui s’en approchent. Groupes rivaux parmi les élèves, puis un monstre, immense chenille aux dents cruelles sortie du désert, peste qui décime ses victimes, champignons vénéneux, guerres intestines et cannibalisme, rien ne nous est épargné…

Où sont les 862 disparus ? Sinon dans un futur fort lointain… Un seul enfant reviendra du futur, pour transmettre à sa mère le journal tenu par Shô.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Quel est le sens de tout cela ? N’est-ce qu’un divertissement horrifique ou une métaphore du traumatisme de la Seconde guerre mondiale, et plus particulièrement de Nagasaki et d’Hiroshima ? Ne serait-ce que lorsque de courageuses troupes enfantines se sacrifient et parviennent à vaincre le cantinier, à vaincre les monstres, explorer le no man’s land, à la recherche de nourriture.  À moins qu’il s’agit d’un reflet exacerbé d’une société japonaise corsetée, aux rapports humains très formels, où l’obéissance, les hiérarchies, les conventions, l’éducation, ne laissent guère de place aux individus. Aussi faut-il voir comment la cocotte-minute éclate lorsque l’école est emportée…

Certes six volumes font long feu. La nécessité de renouveler les péripéties, toutes plus effrayantes et meurtrières les unes que les autres, a peu à peu quelque chose d’artificiel. L’on aurait pu économiser un ou deux tomes, concision qui aurait permis plus d’efficacité. Néanmoins les réelles trouvailles ne manquent pas. Comme lorsque la mère apparemment folle entend au téléphone la voix de son fils depuis un futur irrattrapable, parvient à lui glisser par la béance secrète d’une fenêtre de chambre d’hôtel un couteau qui lui permet de s’affranchir d’un professeur étrangleur, puis des médicaments contre la peste par le biais du corps d’une momie. Le fantastique trouve ici son acmé.

La mort récurrente et gore de nombre d’élèves, que ce soit petites classes et grandes, filles et garçons, n’est pas sans faire penser à cette vogue des jeux d’élimination des concurrents, jusqu’à ce qu’il ne reste qu’un vainqueur, dont Battle Royale[3] est l’un des mangas, décliné en roman, film, les plus représentatifs.

Par ailleurs la dimension politique est étonnante. Les dissensions, les exactions, les trépas sanglants fomentent la barbarie. En guise de résistance, et sous la direction de Chô, les enfants fondent un gouvernement démocratique, qui nomme ses ministres chargés de veiller aux nécessités urgentes. L’un d’entre eux utilise la bibliothèque pour identifier la peste, faire croître les végétaux… De plus « le bouc émissaire » est bien présent, fondateur d’un sacrifice et d’un ordre à venir, tel que le théorise le philosophe René Girard[4].

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Si Kazuo Umezu est considéré comme le fondateur du manga d’horreur, dans une perspective fantastique et sociétale, une seconde génération est représentée par Junji Ito, dans une perspective cette fois plus psychique. Entre 1898 et 1999, date de la publication originale, un mouvement spiraloïde emportait Kurouzu, banale petite ville isolée entre mer et montagnes. Et si le dessin du premier n’a rien d’extraordinaire, sinon son efficacité narrative, celui du second est beaucoup plus imaginatif, faisant honneur à sa thématique, plastique, symbolique et polymorphe.

Rien ne prédisposait Kirié Goshima, banale lycéenne, à devenir l’héroïne et la narratrice de cette aventure aux dimensions obsessionnelles. La jeune fille devient amoureuse de son camarade Shuichi. Cependant la voilà surprise de constater combien le père de ce dernier se comporte étrangement, accroupi devant un mur d’où sourd une excroissance curieuse. Fossile d’ammonite ou limaçon végétal ? Enfermé dans une pièce qui conserve une collection en nombre croissant d’objets en forme de spirale, rouleaux d’encens, kimonos ornés, coquillages, il consacre des heures entières à les scruter avec une attention passionnée. Shuichi lui-même aimerait fuir cette ville, dont la forme, la mer, sont « comme une spirale infernale qui nous entraînerait peu à peu vers les ténèbres ». De même, le père de Kirié, céramiste, devient un « artiste de la spirale ».

À partir du moment où la langue du père de Shuichi se déploie comme un poulpe spiralé, entraînant sa mort, enroulé dans une cuve, le motif se multiplie dans la ville, enfermée dans sa malédiction spiraloïde. Sa mère sombre dans la folie, tailladant ses empreintes digitales. La cicatrice sur le front de la charmeuse Kurotami prend la forme d’une spirale croissante et maléfique, alors qu’elle tente de séduire Shuichi, le seul qui lui résiste. Les cas se multiplient, toujours plus terrifiants, dévorants, et plus rien ne semble pouvoir juguler cette métamorphose gore généralisée : chevelures bouclées démesurées puis étrangleuses, « limaç’hommes », colonne de moustiques, papillons, maelstrom, chaos, labyrinthe, cyclone, ruines, galaxie enfin… Les déclinaisons monstrueuses du mal prolifèrent, jusqu’aux cordons ombilicaux et aux fœtus, jusqu’au cannibalisme, en une hallucination généralisée ou un cancer viral, autant physiologique que cosmique, selon que l’on choisisse l’explication surnaturelle ou réaliste, s’il est possible. La conclusion d’ailleurs - « N’était-ce qu’un mauvais rêve ? » - est particulièrement caractéristique du genre fantastique.

La métamorphose des paysages, des corps, jusqu’à la monstruosité, jusqu’à des morts atroces, est le reflet de celle des psychés individuelles et collectives, en une métaphore du mal inhérent à la nature, à l’humanité. Conjointement, la vigueur et la souplesse du graphisme permettent au motif de se multiplier en variations d’abord discrètes, puis proliférantes, de gangréner les cases, d’exploser les pages.

Hors le plaisir trouble de la fantaisie horrifique, du développement narratif et plastique, il est difficile de privilégier une interprétation. S’agit-il d’une métaphore des radiations d’Hiroshima ? De la menace récurrente des cyclones, typhons et tremblements de terre affectant l’archipel ? De l’exutoire d’une société corsetée ? D’une métaphore de la démence ? La postface d’un « écrivain et ancien diplomate », Masaru Satô, atteint cependant les sommets du ridicule, arguant d’une lecture marxiste du phénomène, accusant les inégalités et le néolibéralisme, associant la spirale au « capital » ! Une telle spirale idéologique hélas obsessionnelle contamine même le Japon…

Reste que Spirale est exceptionnel à plus d’un titre : quelques pages couleurs, des cahiers cousus, une reliure cartonnée, une jaquette soignée. Le manga avec un vernis bibliophilique. Ce qui laisse espérer que Gyo[5], du même Junji Ito, développe un autre apogée de son talent. Comment en douter lorsque requins et poissons attaquent l’homme en dégageant une odeur abominable, et bientôt le Japon entier…

 

Photo : T. Guinhut.

 

Quel poison afflige la cité pour qu’une « pulsion cannibale » pousse des gens ordinaires à dévorer des cadavres ? Le « syndrome de la louve » se répand parmi les pages de Dark Walker, de Mikio Hibino. Le couple de jeunes héros, immunisés contre le syndrome à cause de leur participation à des essais cliniques parviendra-t-il à juguler le phénomène ?  Il s’agit d’une mise en abyme puisque au moyen de l’artifice du manga dans le manga, Tetsuya Tsutsui fit en 2014 voler une nauséabonde atmosphère, mais d’origine strictement humaine. Avec Poison City, puisque nous sommes en 2019, une pointe d'anticipation permet l’irruption soudaine de la dystopie. Car à la veille des Jeux olympiques d’été de l’an 2020, dont la tenue doit être impeccable, doit un être un gage de sécurité et une vitrine de prestige,  un meurtre se produit, qui semble imité d’un manga intitulé Innocence et traitant des enfants battus et assassinés, dans lequel de jeunes adolescents commettent un meurtre au sac plastique (l’on apprend ensuite que la relation de cause à effet est tout à fait fictive et provient d’une manipulation). Le gouvernement décide alors de mettre en œuvre un comité de surveillance et de censure, à l’encontre des contenus violents dans les arts, jeux vidéo et littérature, suspectés d’être particulièrement nocifs pour la jeunesse : la « loi pour une littérature saine ». Pour réagir à une telle vague de puritanisme officiel, réprimant également les rébellions contre l’autorité, Mikio Hibino, jeune mangaka de 32 ans, conçoit et publie une œuvre horrifique, aussi crument réaliste qu’immorale et dérangeante : Dark Walker. La censure du comité d’assainissement, qui apparait d’abord en détruisant la statue d’un « enfant qui urine » sous prétexte de pornographie infantile, ne tarde pas à s’abattre sur lui. Sauf que l’Etat est loin d’être le seul responsable. La vigilance citoyenne, et ses mouvements autoproclamés, veille, dénonce, pointe la production de Mikio Hibino.

Non seulement Mikio Hibino, mais Tadamine Hida, responsable éditorial au « Weekly Young Junk  », dont l’obésité goulue pallie le stress du travail, sont visés. En vertu d’une loi en faveur de l'assainissement de la culture, les plaintes s’accumulent sur le dos de ses mangas. En une sorte d’antithèse, voici Shingo Matsumoto, qui fut un mangaka couvert de succès. Cependant, à cause d’Innocence qui contribua à susciter la loi contre les contenus violents, il dut participer à un « séminaire de rééducation », donc subir une réforme de la personnalité. Il ne peut plus créer, pire il doit se contenter de vivoter sous pseudonyme, décalquant des photographies de manière correcte, adaptant ainsi sans risques les mangas d’autrui pour l’animation.

Au-dessus d’eux, plane Osamu Furudera. Cet ancien Ministre de l'Éducation, de la Culture, des Sports, de la Science et de la Technologie, dirige le comité d’évaluation des œuvres. Car, pour lui, la jeunesse est pervertie par le débordement de violence et de  sexualité qui affecte les arts. Il est convaincu que la représentation d’un crime génère un crime réel de la part d’êtres influençables. S’il règne en maître absolu sur les avis des membres de son comité, qui ne tient compte que des visuels violents et érotique et en rien du propos narratif et argumentatif, une blessure secrète l’empêche de jouir pleinement de son pouvoir de censure : ne hait-il pas autant les mangas depuis que, cinq ans plus tôt, son fils a quitté l'Université pour devenir mangaka !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Deux comparses enrichissent le propos. Membre du comité, le dramaturge et romancier Yukiwo Toda est plus nuancé. Quoique tentant de veiller à éviter les excès de la censure, il démissionne, tant il est dégoûté par ses pairs. Son allusion à Guy Montag, le personnage rebelle de la fameuse dystopie Fahrenheit 451 de Ray Bradbury[6] est à cet égard parlante. En outre il découvre combien les médias truquent les informations en fonctions de leurs intérêts partisans et financiers. Directeur éditorial américain, Alfred Brun aimerait quant à lui traduire Dark Walker en anglais et ainsi le publier. Il n’ignore pas  l’agressivité de la censure japonaise, tant son oncle Harvey Gaines a été détruit par le « Comic Code Authority ». L’on devine ici le souvenir du « comic-bashing » mené par ce même « Comic Code Authority », un lobby américain issu du macarthysme, qui n’aimait rien tant qu’accuser la bande dessinée d’une influence délétère sur les jeunes gens et se livrer à des autodafés. Ce qui nous vaut un retour en arrière fort pertinent. Pensons également que notre auteur a vu, en 2009, son Manhole[7] parmi la liste des œuvres nocives pour les mineurs. Ce pour  « incitation considérable à la violence et à la cruauté chez les jeunes » par l'agence pour l'enfance et l'avenir du département de Nagsaku. Remarquions avec l’éditeur américain des enfants engagés par leur instituteur pour collecter les ouvrages nocifs destinés à être détruits.

En ce sens, mêlant habilement plusieurs trames et niveaux narratifs, l’excellent Poison City se révèle être un vigoureux réquisitoire contre les comités de censure autant qu’un plaidoyer chaleureux en faveur de la liberté d’expression[8], tout en avertissant des risques d’autocensure parmi les artistes et au premier chef les mangakas, tels que Shingo Matsumoto qui admet que l’on ne peut pas « nous laisser dessiner n’importe quoi », qui n’est plus qu’un « encreur » servile. Dans un tel climat, « avec un tel état d’esprit, on ne peut plus rien raconter », s’indigne notre mangaka fictif. Car, pour revenir à Poison City, selon le réquisitoire des censeurs et bien entendu censeuses, lorsque que rien ne permet d’affirmer que le personnage est un adulte, tout peut passer pour une mise en cause des mineurs, pour une incitation à la sexualité, et lorsqu’une cigarette apparaît elle encourage le tabagisme. Cerise sur le gâteau, selon l’auteur repenti d’Innocence, « on ne devrait jamais réaliser de manga avec l’intention d’offenser ou de déplaire […] Toute forme d’expression s’accompagne du risque d’offenser quelqu’un quelque part dans le monde » ! Notre mangaka Tetsuya Tsutsui serait-il en train d’anticiper sur les délires du wokisme et de la Cancel, culture[9] ?

Il faut lire et relire Poison City, ce manga particulièrement brillant. Avant que les artistes, écrivains et créateurs soient tous soumis à une rééducation psychologique et chirurgicale. Comme Mikio Hibino…

 

L’on se doute que les mangakas, pléthoriques, aussi omnivores que leurs lecteurs affamés sinon atteints par l’addiction, adaptent mille romans divers. En particulier pour rester dans l’horrifique, le maître américain Lovecraft[10]. Or tous les genres sont phagocytés par le manga. Il est historique en narrant la vie de la reine française Marie-Antoinette, ou celle des empereurs nippons. Les contes traditionnels de l’archipel y pullulent en maintes réécritures. Bien entendu, ne serait-ce que pour servir un fidèle public adolescent, les romances de collégiens, collégiennes, étudiants, font flores. Et si l’on désire plus épicé, les mangas érotiques, intensément pornographiques, ne sont pas en reste. Souvent ils sont affublés de disgracieux et hypocrites floutages pudibonds à l’endroit des organes sexuels. D’autres, dépourvus de censure, du moins à cet égard, mais réservés aux majeurs,  permettent de ne rien ignorer, en des exhibitions où s’exacerbent les désirs, les amours, les orgasmes, les exploits, les circonstances curieuses, insolites, improbables, jusqu’au sadisme, voire la pédophilie, en une fête scabreuse de l’imagination et du fantasme, où les qualités plastiques du graphisme sont parfois stupéfiantes. Dans une société où trop de jeunes gens hésitent à rencontrer l’autre sexe, un tel exutoire est sans aucun doute nécessaire. Et malgré l’apparente emprise masculine sur l’industrie créative du manga, il existe quelques mangakas féminins, en particulier Hiromu Arakawa dont le Fullmetal Alchemist[11] mérite plus qu’un détour, où il est étonnamment question d’un alchimiste d’Etat et de transmutation humaine.

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie


[1] Roger Caillois : Anthologie du fantastique, Club Français du Livre, 1958, p 10, 4.

[2] Hokusaï : La Manga, Hazan, 2014.

[5] Junji Ito : Gyo, Tonkam, 2006.

[7] Tetsuya Tsutsui : Manhole, KI-OON, 2006.

[11] Hiromu Arakawa : Fullmetal Alchemist, Kurokawa, 2005-2011.

 

Photo : T. Guinhut.

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22 août 2023 2 22 /08 /août /2023 17:41

 

Collado de Llesba, Camaleño, Cantabria.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

Les Neiges du philosophe.

La Bibliothèque du meurtrier V.

 

 

 

Enfin, dans cette sereine salle Maladeta[1] avec vue montagneuse et tourmentée, j’avais gagné la permission d’ouvrir cet étrange livre, relié au moyen de deux plats d’écorce de pin noir, intitulé : Les Neiges du philosophe. Le récit était brièvement introduit par l’inamovible sieur Maladeta.

Un philosophe mort. Quelle drôle d’idée ! Certes dans les salles philosophiques de cette bibliothèque, sous la forme tombale du livre ; mais sur un sentier partiellement enneigé de montagne ! À quoi pouvait-il servir ? Sinon à pourrir momentanément l’espace ? Quoiqu’il fût glacé par une blancheur nocturne qui maintenant allait fondre. Et s’effacer instantanément dans le temps. La philosophie serait-elle mortelle pour qu’un silence succède au corps soudain privé de vie…

Visiblement, au-dessus des pentes herbues et rocheuses de la Haute-Garonne, griffées de lambeaux blancs, aimanté par le tableau lointain des massifs encore hivernaux, ce sentier avait recueilli le malaise du marcheur, sa mort soudaine et paisible, comme s’il avait été cueilli par la bienveillante main de la Faucheuse, conservant la position assise du repos, quoique la tête fût penchée dans de vieilles bruyères. Je l’avais trouvé sur mon chemin parce qu’il me paraissait juste d’approcher cette montagne qui portait mon nom : le massif de la Maladeta. Marchait-il lui aussi pour atteindre ces Monts Maudits, que son corps lui avait finalement refusés ?

De sa poche de poitrine dépassait un carnet. Intitulé Les Neiges du philosophe, sous l’égide d’un nom absolument ridicule : Georges Bois-Souriguère :

 

« Ma vie d’enfant ne compte guère à mes yeux. Comme si je n’avais rien vu alors des yeux de l’esprit. Je vis seulement, ou je crus voir, lorsqu’en dernière classe de lycée, avec le concours d’un professeur dont je ne percevais rien, sinon son rôle, son jeu d’acteur passable dans le cadre d’un office convenu, je découvris chez Platon l’équivalence et l’éternité du Beau, du Bien et du Vrai…

J’aurais voulu en savoir plus. Mais le professeur, qui se nommait Monsieur Bruyère et n’avait décidément guerre de caractère, ne me fut d’aucun secours, me renvoyant au texte de Platon.

Il m’avait suffi de ces trois mots pour décider - ou pour savoir - que j’allais devenir philosophe. Sinon quel sens aurait le monde qui m’entourait ? Je demandais à posséder les œuvres complètes de Platon, dix volumes, excusez du peu. Bien qu’étonnés, mes parents qui en avaient les moyens - l’un dirigeait la plus énorme concession Porsche de Paris, l’autre se consacrait aux œuvres de bienfaisance, Secours catholique et Resto du cœur - y consentirent.

J’entrepris des études de philosophie. Pour sortir de la caverne. Que ce fussent les présocratiques, les stoïciens, les épicuriens, Saint-Thomas d’Aquin et Descartes, tout allait longtemps le mieux du monde. Mais en découvrant un suppôt du démon, je veux dire Nietzsche, me voici décontenancé, estomaqué, ahuri, stupéfié, jeté à bas depuis les hauteurs socratiques, écrasé sur le sol ruiné. Comment l’anti-platonisme pouvait-il se concevoir ?

Alors que je venais d’achever ma thèse, et avant de me consacrer à ma chaire de philosophie antique à l’Université de Sibylline-sur-Seine, je résolus de gravir l’Olympe. Ce qui avait nécessité d’amasser un petit pécule. Quelques mois d’économies et me voici suant et ronchonnant sous une chaleur accablante, mes croquenots butant sur les rocs, mes cuisses et mes mollets me rappelant à leur existence terrestre, accédant à un sommet pelé, sous un ciel blanc à force d’être bleu de la Grèce, vide, infiniment vide. Les dieux ne me parlèrent pas.

Aujourd’hui l’on dirait que j’étais un asexuel. Du moins jusqu’à l’âge de vingt-deux ans. Mais en lisant et relisant, je dus me résoudre à me demander : Alcibiade ou Diotime ? Allais-je aimer un Alcibiade, ce libertin, ce disciple, ami et amant occasionnel de Socrate, tel que le présente Platon son Banquet et son Gorgias ? Hypothèse aussitôt invalidée. Ou devais-je plutôt me confier à une Diotime, venue ou non de Mantinée, qui saurait m’instruire des choses de l’amour, ce démon redouté, désiré, et des formes intelligibles ? Ainsi pourrais-je boire l’immortalité à la source de son nombril. Longtemps la chose resta pour moi purement conceptuelle…

Un soir, un camarade me traîna dans une boite nuit. Après tout c’était une expérience à faire. Alors qu’il butinait à la recherche du « bon coup », je m’ennuyais ferme, les tympans écrasés par le vrombissement des basses, le brinquebalement sonore, les yeux dézingués par le clair-obscur clignotant et les silhouettes de zombie qui suaient le pathétique. Assis dans un angle mort, je méditai de lui fausser compagnie, quand une femme s’assit près de mon bras qu’elle pressait. Ses formes appétissantes s’enquirent de mon prénom. Ses yeux prirent entière possession de mes apparentes particularités. Soudain son avide bouche se jeta sur la mienne, ses seins durs se pressèrent contre ma poitrine, sa main rencontra mon érection. Comment lui résister ? Elle me jeta étourdi dans sa voiture, sans presque lâcher mes parties terrestres, dans son lit défait. Où elle me fit lécher son orifice charnu, fit jouir mon membre dans cette même caverne rouge. Si elle s’était tue jusque-là - sa langue étant d’abord affamée puis ailleurs occupée - la satiété la révéla bavarde comme une pie voleuse, vantant sa collection de fanfreluches, raillant ma profession de philosophe. La drôlesse était plus soulante que la boite d’où elle m’avait sorti. N’ayant été que de la viande occasionnelle, je ne revis jamais cette Solange au prénom si mal porté ; non !

Comment faire profession de philosophie, si l’on n’avait entrepris celle de l’amour vrai, condition humaine rêvée entre toutes ? Evidemment je tendais le filet théorique où ma psyché, mon idéalisme, mes hormones entières, allaient se laisser prendre. Même si après trois ans d’enseignement je n’avais toujours pas rencontré la moindre étincelle, dans la rue, dans les bibliothèques et les musées, parmi mes collègues, voire mes étudiantes. Sûrement mon tempérament mélancolique y était pour beaucoup…

Si je tentais de percevoir son regard, ses paupières se fermaient immédiatement. Du moins laissaient-elles flirter la suffisante perception de sa prise de notes au bout de son stylo-plume d’où découlait une encre rose continue, qui paraissait peu appropriée au sérieux dû à un cours sur la rhétorique comparée d’Aristote, de Cicéron, de Quintilien et du Gorgias, cours qui avait été suivi par Le Banquet et sa postérité néoplatonicienne, de Platon à Marcile Ficin. Je l’oubliai, dépliant mon discours. Et lorsqu’à la fin de l’heure je m’agenouillai pour recueillir les feuilles, chargées de mes précieuses références, qui m’avait glissé des doigts, je relevai mes regards sur des pieds gantés de sandales d’or, ailées de surcroit, des pieds de jade, des jambes d’ivoire sous un pantalon noir à plis, hautes et longues jusqu’à l’éternité. La fuite de son corps n’allait pas me révéler son âme, lorsque se retournant dans l’embrasure de la porte, elle s’agenouilla aussitôt pour, avec une étonnante vivacité, me tendre le feuillet qui avait échappé à notre vigilance : la fente incisive et veloutée de ses yeux asiatiques au regard un instant révélé me fendit la poitrine, sans que ma voix puisse la remercier, muet comme un rhétoricien mort. Sûrement, alors qu’elle disparaissait, m’avait-elle pris pour un grossier personnage, méprisant, suffisant…

Son apparence monacale portait des ensembles veste et pantalon noirs, des chemisiers blancs fermés au col rond. Car jamais un sourire ne caressait ses traits, y compris ses lèvres pleines à l’arc de Cupidon renflé. Seule une barrette rose tenait serrée sa chevelure lisse et noire dont la calme avalanche ornait son dos. Seule une mince montre d’or rose soulignait son poignet. Deux concessions étranges à une frivolité qui semblait déplacée, ou nécessaire, selon. Sa rectitude appliquée, son silence, sa parfaite sagacité lors du premier devoir de Master, dont le succès ne faillit jamais par la suite, l’absence apparente d’émotion, des yeux qui n’existaient pas pour moi...

Consultant sa fiche d’inscription, je constatais qu’elle était déjà détentrice d’un Master de Diplomatie Internationale, qu’elle était quadrilingue, japonais, chinois, anglais ; son français ne faisant aucun doute. Avec mon grec désuet, mon allemand venu de Kant, je me figurais être un amateur, un crouton hors du temps. Que venait-elle faire dans un inutile cursus de philosophie antique ? Une exotique initiation tout au plus… Traversant l’esplanade universitaire aux herbes aromatiques, parmi pléthore de trop jeunes étudiants, je la surpris, riant à gorge déployée, jouant à se jeter des peluches Pokémon à la tête avec deux ou trois filles en cosplay surexcitées. Que venait-elle faire dans mon séminaire passablement austère ?

Elle s’appelait Yuki. Yuki Nakama. Ce qui signifie « neige » en japonais. « Le bonheur est comme la neige : il est doux, il est pur et… il fond », disait un proverbe. En attendant c’était moi dont la psyché, que j’avais crue imperturbable, stoïcienne en diable, fondait. Mes recherches me menèrent à un conte intitulé La femme des neiges. Malgré plusieurs versions, à chaque fois, une très belle femme apparaît en temps de neige. Inévitablement, le héros en tombe amoureux. Quelques soient les circonstances et péripéties diverses, elle finit par disparaître. La cruelle peut ne pas hésiter à tuer, un peu comme l’hiver dont elle est une personnification. M’ébrouant au sortir de cette découverte, je n’allais cependant pas me laisser aller à des superstitions.

Entretemps venait de paraître aux éditions Vrin ma thèse : Mirages du platonisme et de l’antiplatonisme. Je n’en avais pas fait la moindre mention pendant mes cours. L’éditeur avait tenu à faire figurer mon portrait en quatrième de couverture ; c’était le format obligé de la collection, m’avait-il rétorqué. Un petit Georges Bois-Souriguère, à la place de Socrate et Nietzsche ! Certes ma taille humaine - je mesure un mètre quatre-vingt-douze - me permettait de les certainement les dépasser… Mais je n’étais qu’un modeste commentateur, qui aurait dû être champion de basquet me disait-on souvent, alors que j’avais le sport en horreur, sinon la marche dans les musées, dans les bibliothèques, sur les sentiers de montagne.

J’avais coutume de disserter au-delà de la chaire en déambulant parmi les tables des étudiants. Ils n’étaient qu’une quinzaine. Discrètement, je corrigeais parfois sur leurs notes quelque faute d’orthographe, de syntaxe, quelque référence, ce dont ils m’étaient, d’un regard, reconnaissants. Avec désespoir, je constatai que je n’avais rien à biffer, à ajouter, à l’encre rose qui coulait de source sur un papier de riz. Mais cette fois, je la vis fébrilement cacher sous ses feuillets un livre. C’était mon livre ! Que j’aimais soudain mon livre qui avait paru se détacher de moi après sa publication… Combien, à la réflexion, je redoutais une coquille, une erreur, une frivolité, un raisonnement bancal, qui m’auraient échappés, que sa sagacité saurait clouer au pilori !

Alors que je traversais l’esplanade ventée, où voletaient des flocons aventureux qui touchaient le sol en fondant aussitôt, rêvant de je savais bien qui, sans voir le flot des étudiants qui papillonnaient, jacassaient, riaient, je me sentis rudoyé par un coude tranchant, tiré violement par la bandoulière de mon sac, qui me fut arraché. Je ne compris d’abord rien à l’action. Je tombai. Une jambe à la finesse incomparable avait été lancée contre une poitrine estomaquée. Un poing fut jeté sans atteindre sa cible, son propriétaire lui-même vola dans un massif d’épineux. Du moins je crus voir le film en ralenti, par éclats. Un visage se pencha sur moi, une main se courba vers ma nuque pour la soutenir. Je ne vis que la neige. Qui me prit dans ses bras, dont les lèvres frémissantes étaient si proches des miennes. La neige commençait à tenir autour de nous. Le temps s’était arrêté. Il se rembobina sous le coup d’un concert d’applaudissements. Sonné, soutenu par ma salvatrice, par un autre étudiant, Joseph, qui me rendait ma sacoche, je pus me relever. Oui, j’allais bien, malgré mon côté un peu meurtri. Je voulus la remercier. Elle s’était déjà éclipsée.

-  Saviez-vous, professeur, que Yuki pratiquait les arts martiaux ?

Mais au cours du lendemain, il n’y avait pas la moindre paupière pour se lever vers moi, pas même pour fuir mon regard, que je devais, par discrétion, mesurer. Etait-elle chaste comme la glace, avait-elle un boy-friend, une amoureuse, était-elle souverainement indifférente à mon égard, était-elle intimidée à ce point par ma minuscule personne académique ? Etait-elle une ninja ?

La semaine suivante, j’entamai un petit cycle sur Diogène le cynique, dont les réparties firent rire aux éclats Zélie, une mutine un peu ronde qui était continument voisine de la calme Yuki. Je résolus de saisir l’occasion et mon livre sous les feuillets de ma salvatrice. Très vite je griffonnai une dédicace : « À Yuki, avec mes profonds remerciements ». Ses yeux brillants de neige fondue s’ouvrirent vers moi. Comme si j’allais tomber dans le gouffre qu’avait dressé sous mes pieds l’amour, celui qui rompt les membres et lamine les esprits. Je ne sus retenir une larme qui souilla le dos de sa main. Croyant pouvoir reprendre aussitôt la suite de mon cours sur Diogène le cynique, je balbutiai, comme jamais. Mes étudiants rirent en chœur, quoique ce ne fût rien auprès de Zélie dont les taches de rousseur tombèrent avec elle de sa chaise. Je sus alors qu’une peau de jade rose peut rougir.

Comment fit-elle pour si rapidement disparaître à la fin des deux heures, glissant dans l’invisibilité en passant auprès de moi ? Cependant j’eus le temps de me rendre compte, au contraire de ce que j’imaginais de la population asiatique, car je ne l’avais réellement vue qu’assise ou à mes pieds pour me donner ma feuille perdue, que son front dépassait d’au moins vingt centimètres celui de ses camarades, qui, studieuses cependant, portaient leurs peluches Pokémon dans les bras. Plus communicatives, elles avaient d’ailleurs avec empressement répondu à mes questions, en me présentant qui son bébé Dracolosse pêche, qui son Nymphali rose.

Il fallait se l’avouer. J’étais amoureux. Jusqu’à l’œuf de l’univers dont je n’étais  pourtant qu’une poussière. Après tout elle avait vingt-trois ans, je n’en avais que sept de plus. Sans avoir bu le moindre philtre, ni abusé des romans roses et des séries sentimentales qui jonchaient les mangas. Mes jours et mes nuits étaient caressés de la fuite de ses lèvres, de l’abîme tendre et infernal de ses yeux où je puisais l’onction de la sérénité, de ses dents pures où j’étais mordu comme un chien, de ses qualités intellectuelles indubitables qui, certainement, me dépassaient. Pouvoir caresser sa joue de la pulpe de mes doigts m’aurait paru un miracle digne des saints. Le fantôme de Yuki sourdait entre les caractères d’imprimerie qui jonchaient mes livres, il surgissait aux vides entre les volumes de la bibliothèque universitaire, il volait au-dessus de mes pas comme une tempête de neige printanière, il peuplait la douceur ravageuse de mon oreiller. Où je surpris des larmes. Etaient-ce les miennes ?

La fin du trimestre arriva trop vite. J’avais balayé Les stoïciens et les épicuriens, Lucrèce bien entendu. Allait-elle disparaître à jamais ? De ma vie sans dieu ni déesse ? Vie pauvre et jetée aux ordures de la banalité…

J’enseignais là depuis trois ans. Et les résultats n’avaient jamais été aussi bons. Joseph, Fantine, Norbert, Erinne, Lucie, Mathieu, ils avaient rivalisé d’intelligence et de travail, à l’occasion d’un mémoire conclusif dont le sujet avait été élaboré en toute liberté par chacun. D’ailleurs Joseph et Fantine vinrent me parler à la fin de l’avant-dernier cours :

- Monsieur. Nous aimerions qu’une petite cérémonie… La semaine prochaine. Que diriez-vous d’offrir à chacun de nous ? Mais nous deux allons vous aider pour ces tout petits frais. Offrir dans l’ordre croissant des notes obtenues - pas de crainte, vous nous avez déjà dit qu’il n’y avait aucune mauvaise note - une figurine Pokémon à chacun de nous. Chacun à son tour nous monterons en chaire près de vous. Ce serait symbolique. Plus parlant que l’oracle de Delphes. Vous commencerez par Zygarde et terminerez par Arceus, le Pokémon fabuleux. Qu’en dites-vous ?

- L’idée est fort amusante, répondis-je. Pourquoi pas !

Aussitôt, sous leur gouverne, je réalisais en ville les emplettes nécessaires. Je ne sais pas de quel œil Aristote aurait vu la chose… La note était un peu salée, mais, à mon immense satisfaction, je savais à qui j’allais devoir offrir Arceus. Car si j’avais accordé à son travail le chiffre sommital, ce n’était pas par favoritisme, mais par pure et objective justice.

Le jour venu, j’étais passé par le coiffeur, je portais des chaussures Justin Lacroix, un costume anthracite de Pether Andevers, une chemise blanche de Karl Opitzer, un nœud papillon Rizzoli gris perle et pois blancs, un zeste de parfum Jaguar for men. Mes étudiants avaient tous soigné leur tenue, qui de bleu marine vêtu, qui de robes longues. Je réalisai avec étonnement que Yuki avait délaissé son noir et blanc presque masculin pour une robe, certes d’une coupe droite austère, mais d’un rose bonbon savoureux qui moussait aux chevilles, comme à celles du Christ dans les fresques romanes de Saint-Savin. Avec une patience princière, ils attendaient la fin de la leçon conclusive sur Platon versus Derrida. Et la remise de prix.

Joseph et Fantine ordonnaient la cérémonie. Faisant monter Alice et Adalbert, Justine et Edwige, Enway et Lavia... Les sourires, les applaudissements, ponctuaient chaque cadeau que l’on ouvrait avec rire et volupté. Cependant la tension montait au fur et à mesure que les Pokémons sortaient de leur boite en rejoignant leurs mains tendues en même temps que l’Elysée du savoir, chacun connaissant la puissance croissante de leurs forces et vertus. Nous frôlions la perfection avec Zélie, dont son Actualité du rire de Diogène méritait un Deoxys, sans compter ses taches de rousseurs scintillantes. Enfin mes deux assistants, en chœur, appelèrent celle qui avait écrit La Figure de Diotime, de Platon à Hölderlin, un travail qui m’avait proprement abasourdi. Yuki, dont la robe trembla près de moi. Mes doigts frémissaient autant que cette dernière en lui tendant le coffret. Qu’elle ouvrit. Elle était émue, ravie, gênée. Quand, soudain, nous entendîmes quatorze étudiants réclamer : « La bise ! La bise ! La bise ! »

Interdit, je me sentis la glace me couler dans le dos. Pourtant, il fallait s’exécuter, s’approcher. Ce qu’elle faisait, les yeux baissés. J’élaborai le plus chaste et le plus retenu des bisous que je pusse concevoir auprès de sa joue, qui s’élevait vers moi, lentement, timidement. À l’instant où la pointe de mes lèvres allait frôler une joue intersidérale, ce furent ses lèvres qui répondirent aux miennes, ses bras serrés autour de mes épaules, mes bras caressant la rose de sa robe : je connus sa langue ; elle connut la mienne. Le gout de ses papilles gustatives était bien plus que ce que j’imaginais de l’ambroisie des dieux.

Au silence stupéfait par ce baiser plus intense encore qu’attendu, s’ajouta bientôt un charivari de joie, un tonnerre d’applaudissements, des bravos, des bravissimos, sans fin.

Si nos lèvres durent se séparer, ce fut pour que je ne puisse retenir à son adresse : « Chère amour… ». À quoi elle répondit, au travers de larmes incendiaires : « Je vous aime ». Quoi ! l’amour réciproque existait ! cette chimie des psychés et des corps n’était pas qu’un mythe, qu’un roman  à l’eau de rose pour midinettes… le philosophe en moi espérait qu’il ne s’agissait pas que la voix hormonale de l’instinct de reproduction, que d’une illusion romantique, mais de l’accomplissement sapiosensuel au moyen de la Diotime du Banquet. Nos larmes se buvaient les unes les autres…

Il fallut nous dresser face à la modeste assistance, comme au sortir d’un duo d’opéra aussi difficile que réussi, sous l’ovation, les peluches Pokémon qui volaient en l’air…

 

Photo : T. Guinhut.

 

La journée ne s’achevait pas là. Un restaurant japonais attendait la joyeuse assemblée pour la soirée. Joseph et Fantine ne nous lâchaient pas, tirant nos chaises pour que nos mains ne se quittent pas. Décemment, en cette animée compagnie, je ne pouvais subjuguer mes yeux qu’à mon aimée. Cependant je m’aperçus bientôt que Fantine et Joseph formaient un couple charmant et taquin, qu’Erinne et Edwige avaient plus souvent la langue dans la bouche de l’autre que dans leur assiette, que le puéril Baldwin lâchait des jeux de mots souvent scabreux, que Dan éclusait alcool sur alcool en pérorant, que seul Edouard semblait un peu malheureux, épiant à la dérobée Yuki, mais qu’à la réflexion Iknaïa laissait un peu trop briller ses pupilles dans l’ébène parfait de sa peau en direction de ce même Edouard ; mais en vain. C’est alors que Yuki se leva, demandant à Eva, conciliante, si elle voulait bien laisser sa place à Iknaïa, et glisser d’un ton impérieux et persuasif à Edouard ses seuls mots : « Regarde cette chère Iknaïa ». Interloqué, il s’exécuta. La vertu de consolation ne tardant pas à faire son œuvre, les formes bondissantes et le sourire extasié qui la transfiguraient, tout conspirait à instiller à Edouard une attention qu’il n’avait jamais cru concevoir à l’égard d’une créature jusque-là inconnue. L’assistance autant qu’Iknaïa se sentit, qui époustouflée, qui reconnaissante pour l’éternité, devant les pouvoirs de cette nouvelle Arceus, qui me paraissait façonner l’univers de ses deux seuls bras, qui allait protéger la planète de tous les cataclysmes, dont, en médiocre aurige et dresseur de chevaux célestes ou de Pokémons, je ne saurais jamais capturer qu’un fragment du dieu universel, dont enfin la main était un trésor d’or rose dans la mienne. Un autre or rose allait bientôt orner l’un de ses doigts…

Rendons grâce à la pudeur du papier de ce carnet de ne pas savoir rendre compte de tous les délices de cette nuit, qui se renouvelèrent au moins deux fois mille et une nuits au cours des années. Comment ne pas rendre grâce aux dieux, à la nature, à l’éducation, quand nous pouvions admirer, caresser, embrasser si longuement tous les secrets de nos corps, tous les orgasmes de nos esprits ?

Nous nous racontions, nous écoutions.

Ses parents, Chinois pour l’un, Japonaise pour l’autre, avaient quitté Shanghaï et une double carrière commerciale enviée pour rejoindre la France, où la liberté d’avoir trois ou quatre enfants était avérée. Elle avait donc deux sœurs et un frère, dont elle était la cadette. Si elle ne voulait pas faire de politique, plus trompeuse que la rhétorique - si l’on repensait au Gorgias de Platon - elle voulait accéder au secret des dieux publics par le truchement des langues, donc à l’interprétariat, sans compter que son habileté dans les arts martiaux ne serait pas de trop en l’affaire. Les stoïciens et les épicuriens sauraient la garder de tout hubris. Elle savait être aussi indulgente que stimulante, m’encourageant à écrire un nouveau livre dont je n’avais pas encore l’idée, qu’elle me souffla : une histoire de l’amour au travers des philosophes. J’imaginais d’aller à Kyoto avec elle, d’étudier la peinture zen et les haïkus. Elle allait m’accompagner cet hiver parmi les temples grecs de Sicile…

En effet, même si sa profession d’interprète diplomatique l’obligeait souvent à voyager pour quelque congrès plus ou moins confidentiel à La Baule, à Genève, à Londres, nous ne nous quittions plus. Elle savait me laisser seul avec mes livres, je la laissais relire le Genji Monogatori, pratiquer ses chers arts martiaux et l’ikebana, cet art floral qui requérait le silence. Elle me faisait apprendre des haïkus de Bashô en langue originale, et malheur à moi si je me trompai ! Un Pokémon en peluche se jetait sur moi, Salamèche ou Drakofeu, sous les rires complices de Zélie qui venait parfois nous rendre visite.

Deux ans plus tard, nous étions mariés, en costume Night Eternity de Ryan Versace pour moi, en robe blanche aux dentelles profuses, Dream of Wedding de Katsumati pour elle. Nos parents, ses frères et sœurs - j’étais fils unique - jubilaient, nos treize compères ex-étudiants nous ovationnaient. Edouard et Ikanaïa, tous deux devenus professeurs des écoles avaient déjà un bambin joliment chocolaté. Erinne et Edwige commercialisaient une gamme de boissons gazeuses qu’elles avaient conçue. Joseph et Fantine œuvraient dans la conception de sites Internet de prestige. Seul Dan manquait : l’alcool l’avait conduit au-dessus d’une de ces falaises de l’Adriatique dont on ne revient pas.

Lorsque je fus passablement capable de réciter une quinzaine de haïkus de Bashô en japonais, un autre défi m’attendait : L’Art de la guerre, de Sun Tzu. Cette fois c’était du chinois. Je voyais venir le moment où elle allait me clouer au sol sur le tatami des arts martiaux autant qu’elle me clouait sur les draps de la nuit et du jour…

Nous ferions des enfants ; mais pas tout de suite, sa carrière prenait son envol. Son triomphe fut cette triade de chefs d’entreprises sino-coréens-japonais qui requerraient ses talents lors d’une rencontre au Centre de l’Energie Atomique. Ce qui ne nuisait en rien à sa modestie. Et ne portait en rien préjudice au mince professeur qui parcourait quelque rare colloque universitaire confidentiel à Bâle et Nice, sur les traces de Nietzsche. Je savais - autant que ma chère Yuki - savourer notre bonheur : Carpe diem quam minimum credula postero, n’est-ce pas…

Ses talents culinaires, tant en Nihon ryōri qu’en Yōshoku me laissaient pantois. Aussi, pendant l’un de ses voyages, comme elle aimait aussi la pâtisserie française, je me lançai un défi. Malgré quelques ratages préparatoires, je pus présenter des éclairs et des gâteaux de neige de ma composition avec leur zeste final de citron râpé. Nietzsche et Socrate auraient tort d’en rire. Et si Zélie, invitée, sut en rire, ce fut de gourmandise. Après le départ de cette dernière, à mon tour, je fus mangé en neige…

Je travaillais avec difficulté sur notre projet d’histoire de l’amour philosophique, peinant essentiellement plus sur le concept directeur que sur la masse d’informations recueillie. Entretemps, je publiais à La Mouette de Minerve, un opuscule sur l’esthétique de la vérité, de Platon à Derrida, qui me paraissait plus personnel que ma précédente thèse. Broutilles que tout cela, quand elle eut l’occasion d’être absolument impressionnée par mes modestes talents : Mirages du platonisme et de l’antiplatonisme allait être traduit et publié au Japon !

Il fallait cependant penser au temps. Elle atteignait trente ans, moi trente-sept. Sans que ce même temps parut nous affecter.

Pendant ce temps, Zélie, aux rires et taches de rousseur proverbiales, qui avait créé la marque Vêtir les rondes avec une machine à coudre et un site internet et se voyait à la tête d’une quinzaine de personnes et des commandes à foison, matières et couleurs riantes, s’était mariée, avait divorcé. Son mari voulait des enfants vite faits bien faits, constatait l’absence de grossesse, exigea des tests, qui révélèrent la stérilité de notre amie, aussitôt rejetée par l’autoritaire bonhomme qui ne voulait ni adopter ni entendre parler procréation médicale assistée. Nous vîmes pour la première fois Zélie pleurer. Si elle avait jeté le goujat aux oubliettes vite fait bien fait, elle ne se consolait pas facilement de ne jamais tenir dans ses bras le fruit de son ventre.

Aussi, quand Yuki annonça qu’elle était enceinte, si nous pleurions c’était de joie. Y compris Zélie, qui serait la marraine, c’était juré, craché ! Sa grossesse, même avancée, ne se voyait pas beaucoup, tant sa haute taille s’enrichissait d’un délicat arrondissement. J’aimais poser ma tête sur ce ventre où nous commencions à sentir les gentils coups de pieds de cette créature que nous savions maintenant être une fille. Sans que nous sachions encore quel prénom nous donnerions à ce flocon.

Ce serait son baroud d’honneur avant son accouchement : elle allait être l’interprète des ministres des Affaires Etrangères chinois, japonais et français, avec quelques entrepreneurs de Taïwan dont l’anglais n’était pas leur meilleur talent. Il allait être question des intérêts stratégiques de la Mer de Chine autant que de la réorganisation du marché des superconducteurs. La chose allait durer trois jours, au château de Chambord.

Avant son départ, elle eut le temps de recevoir entre ses précieuses mains un exemplaire japonais de mon essai. Elle était plus fière que si j’avais reçu un prix Nobel de philosophie !

Impatiente, Zélie m’apporta le premier ensemble bébé qu’elle avait jamais conçu, alors que nous regardions sur l’écran d’une télévision, qui habituellement ne servait qu’à prendre la poussière au fond d’un placard, se dérouler la soirée de réception de Chambord, où de petits ministres et de petits magnats économiques avaient peine à éclipser la silhouette, pourtant en arrière-plan, d’une émérite interprète. Un plan plus rapproché nous permis de deviner sa volubilité linguistique.

Quand cette satanée télé nous fit faux bond. À trop prendre la poussière, on devient poussière, ria Zélie. Un éclat de poussière, puis la neige, selon la métaphore convenue pour un disfonctionnement de l’émission. Sauf que cela reprit : un plan trahit un instant une construction fumeuse, éventrée, qui ne ressemblait plus qu’à peine à la façade du château de Chambord, une sorte façade de jeu vidéo de troisième zone. Plan aussitôt remplacé par les excuses d’un présentateur qui prétendit une panne d’émetteur, un canal hertzien piraté, avant l’extinction définitive de la boite. Interloqués, nous étions. Bon, pourquoi pas. Laissons tomber le spectre de cette antiquité télévisuelle en noir et blanc, abandonnée par l’ancienne propriétaire, et qui n’avait jamais capté que deux chaines : elle commençait à péter du hoquet, sentir le roussi, voire le plus puant cramé sous sa texture desquamée, son écran rayé. Il allait falloir la confier au pilonnage, à un recyclage impossible.

Hélas, le poste, quoique passé ad patres, n’avait pas tout dit. Les smartphones se mirent à rugir, les radios à s’affoler, la rue même à bruire d’un bruit blanc. La vision fugitive du château dévasté n’était pas un carton peint par un pirate informatique  boutonneux. Une attaque convergente de dizaine de drones, des commandos laminant les derniers vivants parmi les forces de sécurité, parmi les assistants, les journalistes, les chefs d’entreprises et les ministres, avant de s’étriper eux-mêmes au moyen de leurs ceintures d’explosifs. Personne ne parlait de celle qu’Arceus n’avait pas su protéger.

La nécropole fumeuse avait été sécurisée, pour employer l’adjectif officiel. Les commentaires, les piètres analyses, les condoléances navrées de l’Elysée, tout était, pour nous, néant. La neige autour des décombres du château était noire de suie, de gravats, de poussières ; même le rouge des corps avait été noirci. Zélie était prostrée sur le tapis souillé de larmes. Je n’étais plus qu’une statue de sel gris.

Un obscur groupe islamiste au nom imprononçable revendiqua l’attentat. Arguant de la résistance réitérée du Japon à toute immigration, du sort des Ouïgours à l’est de la Chine, de la complicité de l’Etat français en la matière.

Nous reçûmes des messages navrés de nos familles, de nos douze ex-étudiants, qui nous visitèrent tous. Ils n’avaient que des pleurs et des masques de plomb à nous offrir ; mais ils étaient là. Personne n’osait me le dire : il ne me restait même pas un petit flocon à chérir…

Je refusai les absurdes « cellules psychologiques », les « dédommagements » financiers d’un Etat qui avait été assez pusillanime et incompétent pour laisser s’installer sur son sol la source de telles abominations. J’acceptai cependant une petite boite de carton dorée à peine remplie de quelques cendres - d’on ne savait trop qui - autour d’une bague bosselée, grisée, où figuraient encore, sur son anneau intérieur, nos deux prénoms, à peine lisibles.

Je me souvins combien ma chère Yuki avait été heureuse lorsque je l’avais emmenée vers une destination surprise, parmi des hôtels ruraux dans les Asturies, combien elle avait été stupéfiée par la Playa del Silencio, dans un amphithéâtre de falaises. « Ma plage préférée au monde », avait-elle dit. Quelques jours plus tard, nous étions quatorze paires d’yeux encore vivants, où la froidure des embruns sauvages balayait les pleurs, regardant disparaitre une petite boite peindouillée d’or, fragile boite de carton mouillé, emportée par la virulence de la marée descendante, boite où j’avais laissé l’anneau, de plus orné d’un si éphémère troisième prénom. Il se mit à neiger dru sur cette plage. Je me pris à penser que parmi nous, seuls Joseph et Fantine avaient des enfants, Mathieu n’avait qu’un diablotin. L’espèce philosophique était en passe de dépérir ; voire pas seulement celle philosophique.

J’aurais pu consacrer le reste de mes jours à l’analyse religieuse et politique de l’Islam. Mais je ne m’en sentais ni la force ni la compétence. Il y a des puissances totalitaires contre lesquelles l’individu ne peut rien, fût-il habillé des hardes de la philosophie.

Nous avons doucement vieillis ensemble, Zélie et moi. Sans le lui dire, je savais qu’avec elle j’étais arrivé à la fin de l’alphabet. Elle parvenait toujours à être rigolote, y compris pour me dérider, (« Ôte-toi de mon soleil ! », me dit-elle, mutine, sur le balcon) même si elle était capable - était-elle si injuste ? - de parfois me reprocher de plus penser à une morte qu’à une bien vivante dont les taches de rousseur étaient si ensoleillées. Faute de pouvoir terminer mon chantier déglingué sur l’amour philosophe, je menais à bien - ou à mal, je ne sais - un essai, Le Cynisme dans l’Histoire, qui eut un honorable succès d’estime, toujours publié à La Mouette de Minerve, maison d’édition qui avait pris un bel envol. J’avais vécu avec le Vrai, le Beau et le Bien. Désormais Platon n’avait pas plus de réalité qu’un Pokémon légendaire.

Bien des années plus tard, si rapides toutefois que le volètement d’une plume ne saurait le dire, parvenu à la retraire, je pouvais enfin, hors mon amitié conjugale avec Zélie, dont les taches de rousseur ne vieillissaient pas, me consacrer exclusivement à marcher comme Diogène, à marcher comme Zarathoustra, avec un bâton noueux, un vieux sac à dos, du pain, du fromage et des noisettes, les haïkus de Yuki dans un carnet de cuir rose, parmi les montagnes de Sils Maria, cherchant le secret par-delà le bien et le mal, au-delà de la théodicée du naïf Leibniz. Dont je ne ferais peut-être même pas un livre. J’aime la neige, son crissement sous les pas, son édredon mol, ses biffures dans le vent, ses espaces immenses et aveuglants, son invisibilisation du monde, sa beauté métaphysique, ses traces de cervidés, d’hommes et d’oiseaux, éphémères. Ce pourquoi j’approchais symboliquement le massif de la Maladeta, ces Monts Maudits par le tonnerre, par la fatalité, par le je ne sais quoi de l’existence, qui ressemblait à un gâteau de neige… »

Le carnet s’arrêtait là, et celui aux haïkus ne m’intéressait pas. Moi, Maladeta, face au massif de la Maladeta, je n’avais pas tué Gorges Bois-Souriguère et pas le moins du monde Yuki. La Mort, injuste, souveraine, s’en était chargé.

Quant au lecteur que je suis, pourtant un Bertrand Comminges aguerri, il ne put retenir deux larmes, à l’occasion de deux moments stratégiques du récit. Il faut admettre que ce démoniaque Maladeta m’avait ému plus que je l’aurais cru possible.

 

Thierry Guinhut

Extrait d’un roman en cours :

La Bibliothèque du meurtrier. : synospsis, sommaire et prologue

 

Photo : T. Guinhut.

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14 août 2023 1 14 /08 /août /2023 17:02

 

Costa de Jezkaibel, Hondarribia, Guipuzcoa, Euskadi.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

Onirocritique grecque et Mondes invisibles.

 

Ou l'interprétation des rêves d’Artémidore à Foucault,

en passant par Avicenne, Freud

& Walter Benjamin.

 

 

Artémidore : La Clef des songes,

traduit du grec par André-Jean Festugières, Vrin, 1975, 300 p, 37 €.

 

L’Onirocritique grecque. D’Artémidore à Foucault,

édité par Christophe Chandezon et Julien Dubouchet,

Les Belles Lettres, 2023, 462 p, 55 €.

 

Walter Benjamin : Rêves, Le Promeneur, 2009,

traduit de l’allemand par Christophe David, 168 p, 21,50 €.

 

Mondes invisibles, Cahier dirigé par Sylvain Ledda,

L’Herne, 2023, 280 p, 33 €.

 

 

Contrairement à l’expression commune qui attribue le sommeil aux bras de Morphée, ce n’est pas lui qui en est le dieu, mais Hypnos. En une grotte somptueuse et douillette, il dort. S’il s’éveille, ce n’est que pour envoyer au service du dormeur l’un de ses trois aides empressés : Morphée, « imitateur de l’homme et de ses traits[1] », qui se métamorphose en toute personne rencontrée par le rêveur, Phantasos, dispensateur de rêves agréables, Phobétor enfin, chargé de brassées de cauchemars. Tout un monde invisible aux cinq sens diurnes s’anime alors, bien que nous sachions que seule une infime partie de notre univers onirique accède à la surprise du réveil. Or ce domaine nébuleux n’est pas loin des mondes invisibles stimulés par le désir, l’imagination et l’urgence de la transcendance qui agitent l’esprit humain. Ainsi affleure la postulation de l’au-delà, de l’esprit des morts, des dieux mêmes.

L’étymologie du rêve est  incertaine. Il viendrait du gallo-romain « esver », soit vagabonder, ou « raver », soit délirer. Voir en songe pendant le sommeil, ou se laisser aller à la rêverie pendant le jour, sont les deux facettes du mystère onirique ; la première cependant restant la plus fascinante, soumise depuis la plus haute Antiquité à une foule d’interprétations, d’Artémidore à Freud, plus fantaisistes les unes que les autres, oraculaires ou sexuelles. Prenons néanmoins pour guide le célèbre incipit d’Aurélia, de Gérard de Nerval : « Le Rêve est une seconde vie. Je n’ai pu percer sans frémir ces portes d’ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible[2] ». Ainsi se nouent les relations entre l’onirocritique grecque et les « Mondes invisibles » déployé par un Cahier de L’Herne. Fatras fumeux ou marques indélébiles d’un esprit humain qui interrogèrent également la sagacité d’Avicenne, de Freud, de Walter Benjamin et que les neurosciences ont bien du mal à démêler.

 

Le philosophe grec du V° siècle, Synesius de Cyrène ponctuait son « Eloge de la calvitie[3] » avec bien des arguments : elle est le signe de la raison et de la sagesse, le chauve ne pouvait au combat être saisi par les cheveux… En revanche, Artémidore interprète avec autorité le rêve de calvitie, qui, selon lui, signifie perdre tout ce qui concerne l’ornement de l’existence. Où l’on voit bien que la recherche de la vérité onirique est tirée par les cheveux !

Entre oniromancie et onirocritique il y a loin. La première est de l’ordre de la divination, ce dont l’Antiquité grecque et romaine est friande. La seconde se veut un peu plus rationnelle. C’est la voie qu’emprunte ce fort volume collectif, sous la direction de Christophe Chandezon et Julien Dubouchet : L’Onirocritique grecque. D’Artémidore à Foucault. Le point de départ est un étrange opuscule : Oneirokritika ou Traité d’interprétation des songes, d’Artémidore de Daldis, écrivain et philosophe syrien d'expression grecque du II° siècle. C’est le seul traité antique d’interprétation des rêves qui soit intégralement conservé.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ancêtre tout aussi talentueux et extravagant que Freud et praticien de la divination, Artémidore cependant prend le soin de différencier faux devins et autres nécromanciens de ceux véridiques, qui savent interroger les oiseaux, les astres et les prodiges. Il fait appel à un classement des espèces, à une zoologie et une botanique oniriques, où l’olivier est féminin, le chêne masculin, ce que Cristiana Franco appelle « une caractérisation genrée du symbole onirique ». L’on est stupéfait et amusé à la fois de découvrir par exemple que « la hyène signifie une femme qui fait l’homme ou une envoûteuse, ou bien un homme qui est un sodomite innocent ».

Le songe est un enjeu de la « culture agonistique » antique, soit la culture athlétique ; la réussite sportive rêvée devenant une métaphore de l’accomplissement, y compris en cette occasion la mort. Se nourrir, faire le marché, les plaisirs de la table pullulent dans les songes, signifiant la crainte de la famine, ou le désir d’ascension sociale, lorsqu’éclate la somptuosité gastronomique. Ce qui n’est pas sans permettre un tableau de l’alimentation romaine. De même l’on rêve d’accéder à la richesse, à la magistrature, de participer au gouvernement de la cité. Plus haut encore, ce sont les « mondes divins » qui sollicitent le rêveur Sa secrète activité psychique lui permet de communiquer avec les puissances supérieures, dont l’omniscience est un modèle à atteindre. Au-delà de la stricte clé des songes, l’on se rend compte qu’Artémidore déploie tout un panorama de la société de son temps, de ses mœurs et de ses pratiques religieuses.

Si une poignée d’interprétations artémidoriennes paraissent douées d’une certaine logique, d’autres surprennent pour le moins : « la crucifixion signifiant gloire et abondance de biens - gloire parce que le crucifié est très haut placé, abondance de biens parce qu’il sert de nourriture à beaucoup de rapaces » !

Sa réputation a franchi l’espace et le temps. Traduit en arabe, vers le milieu du IX° siècle, il témoigne de la faveur de l’oniromancie dans l’Islam, le prophète ayant beaucoup rêvé alors que « le rêve du croyant continuerait à représenter d’authentiques messages venus d’en haut ». En conséquence la traduction est édulcorée, voire censurée, tant le paganisme d’Artémidore est flagrant.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Lors de la Renaissance, il est redécouvert, publié par Alde Manuce dans son texte grec, en 1518. S’ensuivent de nombreuses éditions, bilingues latin-grec, puis en français, prisées par les médecins. L’aura scientifique de la chose fut ternie par les méfiances papales et luthériennes à l’égard de la divination, puis par une conception de science préférant les faits aux signes. Pourtant à partir de 1715, en Allemagne, l’on compila d’abondantes clefs des songes, en particulier prémonitoires ; ce dont s’inspira le célèbre et controversé charlatan Cagliostro. Par la suite, Gotthilf Heinrich Schubert publia un traité récusant « le réductionnisme physiologique des Lumières » en faveur d’un « langage onirique particulier, une symbolique du rêve ». Le romantisme coexiste avec un catholicisme qui prétend « donner des songes une explication raisonnable et morale ». Freud, lui, préféra chercher des clefs dans le passé des rêveurs, de manière un peu plus rationnelle.

Enfin, Michel Foucault[4] vient privilégier « une interprétation sociologique d’Artémidore[5] ». Lorsque l’histoire des sciences n’est plus entendue comme histoire du vrai, sonne l’heure de Subjectivité et vérité. C’est dans ce volume de cours, qu’il commente notre oniriste grec, le rêve étant à cet égard un point charnière et d’interrogation. Car, sujet conscient, nous sommes aussi sujet rêveur : « l’onirocritique ancienne, c’est cela : une manière de vivre, une manière de vivre en tant que, pendant au moins une partie de ses nuits, on est un sujet rêveur ». L’on devine que l’auteur de L’Histoire de la sexualité, y traque les rêves à contenu sexuel, de façon à lire chez Artémidore « les distributions et les hiérarchies morales des actes sexuels dont il parle [et la] signification économique et politique[6] ». L’on sait que cette morale ne réprouve à peu près que ce qui est subi de la part d’un inférieur. De plus bien des rêves interprétés par Artémidore portent sur des relations incestueuses, rêves qui ont des significations négatives, « à l’exception de l’inceste entre mère et fils qui annonce des profits matériels et symboliques[7] » ! Sachons que notre interprète antique réprouve les actes sexuels avec les dieux, les animaux, les cadavres, entre deux femmes, tous hors-nature… Ainsi pour Michel Foucault rapports sexuels et rapports sociaux ne sont pas dissociables.

Au travers du statut des rêves, la pléiade de chercheurs ici convoqués, historiens, anthropologues et philologues, s’intéresse non seulement à la culture gréco-romaine, à sa conception du monde et des dieux, mais à des univers aussi différents que l’Islam médiéval ou l’Allemagne des Lumières, du romantisme, jusqu’à notre contemporain. Le volume, profus, est impressionnant de précisions, de perspectives…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Loin d’être absurde, selon Sigmund Freud, le rêve serait un processus de réalisation du désir. Dans son Interprétation des rêves, en 1899, il postule que rêver est en fait la mise au jour du refoulé, donc de l’inconscient. S’il prétend n’y pas confier une clef des songes, quoique n’oubliant pas de se référer à Artémidore, il insiste sur la dimension œdipéenne, sur l’impact d’une sexualité récurrente.

Une fois de plus s’agit-il de vouloir donner à toute force un sens à ce qui n’en aurait guère ? Certes, nous avons tous des rêves érotiques parfois exquis, des cauchemars où nous tombons d’une falaise, où nous devons repasser un examen scolaire, universitaire, où nous avons déjà plus ou moins brillamment réussi, de voler au-dessus des terres et des mers avec une aisance absolue. Dans ce dernier cas, par exemple, ce « sont des rêves d’érection, parce que le phénomène remarquable de l’érection, qui n’a cessé de préoccuper l’imagination humaine, doit lui apparaître comme la suppression de la pesanteur (cf. les phallus ailés des Anciens) ». Voilà qui est un peu tiré par le phallus…

Néanmoins, malgré son peu de scientificité, sinon psychanalytique, Freud ne fait preuve de guère de superstition : « Le rêve révèle le passé. Car c’est dans le passé qu’il a toutes ses racines. Certes, l’antique croyance aux rêves prophétiques n’est pas fausse en tous points. Le rêve nous mène dans l’avenir puisqu’il nous montre nos désirs réalisés ; mais cet avenir, présent pour le rêveur, est modelé par le désir indestructible, à l’image du passé[8] ». Le père de la psychanalyse n’avait pu voir émerger les neurosciences…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ces deux volets complémentaires auraient pu être rassemblés par Walter Benjamin lui-même en un tel volume, si les convulsions politiques de son temps lui avaient permis de garder la vie. Ainsi édité par Burkhardt Lindner, probablement répond-il à un vœu secret de l’auteur de ces récits de rêves, recueillis chronologiquement et complétés par diverses bribes qui ressortissent à l’interprétation. Rêveur, il note scrupuleusement la découverte de « fétiches et sanctuaires mexicains », sa visite nocturne dans le cabinet de travail de Goethe, dans un musée. Mais aussi des images plus cauchemardesques, comme ce fantôme dans une cage d’escalier « qui me paralysa en me jetant un sort ». Ou encore : « je me suicidai avec un fusil », ce que d’aucun qualifierait imprudemment de rêve prémonitoire, puisqu’il se suicida lorsqu’il craignit d’être renvoyé à la frontière française, à Port-Bou, donc livré aux Nazis.

L’auteur de Paris capitale du XIX° siècle[9], tente de se changer en théoricien, tâtonnant à la recherche de la clef des songes : « dans la langue du rêve, le sens est caché à la manière d’une figure dans un dessin-devinette ». L’on pourrait craindre que Walter Benjamin, qui rédigea sa thèse dans le cadre de l’idéalisme romantique allemand[10], ait une conception de l’onirisme encore largement dépendante du romantisme, mais aussi du surréalisme dont il est le contemporain. Cependant le voilà plus réaliste. «  Le rêve n’ouvre plus sur un lointain bleu. Il est devenu gris. La couche de poussière grise sur les choses en est la meilleure part. Les rêves sont à présent des chemins de traverse menant au banal ». Quant au cauchemar, ne vient-il pas « d’une nécessité d’apaiser l’horreur devant la mort - qui est certaine - en évoquant une horreur encore plus profonde devant des choses, qui, elles, sont incertaines et nous seront peut-être épargnées[11] »… Mais si l’on trouve ça et là quelques perles, le recueil, où rôdent Proust, Freud et Bergson, se ressent d’être un rabibochage de fragments, liés de près ou de loin à la thématique du rêve ; bien fidèle cependant à la technique benjamienne, soit la prise de notes infinie, en vue d’ouvrages rarement achevés, entre Paris et Baudelaire[12].

Si l’on sait que les progrès de l’imagerie médicale ont permis de mieux comprendre les mécanismes neurophysiologiques à l’œuvre durant les rêves, invalidant Artémidore et Freud, l’on est loin d’avoir trouvé la clef des songes. Lors de la phase de sommeil paradoxal, quatre zones cervicales s’activent : régions visuo-spatiales, situées à l’arrière du cerveau, cortex moteur, hippocampe, lié à la mémoire autobiographique, amygdale et cortex cingulaire. Ce sont là des centres émotionnels profonds, plus actifs durant le sommeil paradoxal qu’à l’état de veille. Pendant ce temps le cortex préfontal, siège des idées rationnelles, des prises de décision, est endormi. À quoi servirait le rêve nocturne ? Ce mécanisme de rangement favoriserait la mémorisation, la gestion des émotions, l’oubli des plus stressantes, mais aussi la créativité. Une auto-thérapie en quelque sorte.

Philosophe et médecin persan du XI° siècle, Avicenne prétendait connaître la « cause du rêve et de sa vérité ». En une minuscule poignée de pages, il professe : « Le rêve vient de ce que la faculté de l’imagination reste seule, qu’elle se libère de l’influence de l’action des sens ». L’interprétation se fait, dit-il, « le plus souvent par conjecture », sans en dire plus. Il relie néanmoins la disposition onirique aux « mondes invisibles », car « un homme doué d’une âme très subtile […] peut percevoir en état d’éveil ce qu’elle verrait en rêve[13] ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ainsi, les songes et leurs significations rejoignent les champs de l’excentricité et de la superstition qui confluent dans les mondes invisibles, prétendument révélés par le spiritisme, l’occultisme et autres billevesées. Pourtant tant de penseurs, d’écrivains, d’artistes ont cédé à de tels mirages. Comment l’expliquer ? Il faudra rien moins qu’un Cahier de L’Herne pour rêver une réponse tangible…

Préférer l’irrationnel au rationnel, l’invisible au visible, quelle folie ! Pourtant, nombreux sont les penseurs, les écrivains, à fantasmer, sinon à percevoir, le paranormal et l’au-delà. Partons, avec Sylvain Ledda, directeur et préfacier de ces Mondes invisibles, un insolite Cahier de L’Herne, collection habituée aux études monographiques sur des auteurs, à la découverte d’une culture à contre-courant. Pourquoi le sceptique peut-il néanmoins s’intéresser à une telle myriade de fantaisies occultes ? Car des Lumières au XX° siècle, spiritisme, au-delà, occultisme, affolent les consciences et les Lettres.

La suggestive formule de Gérard de Nerval, au début d’Aurélia, en 1855, est encore une fois le sésame de cet ouvrage : « les portes d’ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible ». Il faut alors choisir la voie de l’initiation, ou subir la folie, comme le poète. Son siècle, positivisme et scientiste, a son envers, celui des songes, des spiritualités venues de Dante et de Swedenborg, de l’hermétisme et de la mystique, irrigués par l’orphisme ou l’Apocalypse de Jean. Victor Hugo fait tourner les tables du spiritisme et entend parler les morts : Dante ou Napoléon empruntent le style emphatique de l’auteur des Contemplations, dont les vers chuchotent avec les défunts, via l’hypnagogie. L’on devine qu’à cette sincère passion s’associe un charlatanisme éhonté. La photographie n’échappe pas aux trucages fantomatiques. Toute la première partie de notre ouvrage embrasse la vogue surabondante des manifestations spirites.

Au XX° siècle, la pérennité du fantastique est patente avec Le Matin des magiciens de Louis Pauwels[14], qui fit en 1960 grand bruit. Le retour du religieux et le goût de l’occultisme s’acoquine avec des sectes, des fins idéologiques dangereuses. Aujourd’hui Internet, le darkweb, permettraient-il aux défunts communiquer avec leurs proches ?

Les scientifiques lorgnent les régions occultes, en témoignent l’alchimie et le vitalisme qui ont fait long feu, sans compter les fantaisistes, comme Messmer, qui prétendit au magnétisme animal, à la circulation de l’énergie vitale. L’astrologie fascine depuis les Anciens, mais elle figure dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert avec l’objectivité historique requise, dénonçant les superstitions.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Des Lumières aux romantiques, des plus rigoureux scientifiques aux illuminés du XIX° siècle, ce Cahier de L’Herne brasse large. Du symbolisme et de la magie dans la partie centrale du volume aux mystères individuels et collectifs qui referment le triptyque, le frisson de l’initié voisine avec l’analyse de la fiction.

Le cabinet de curiosité de l’esprit humain s’enrichit des vertigineux mystères de l’univers. Si ce Cahier ne nous convainc pas de confier sa vie aux mondes invisibles, il nous guide vers les capacités imaginatives de maints esprits, écrivains et poètes, pas si inactuelles. D’autant que les grandes peurs, d’antan et d’aujourd’hui, climatiques, sanitaires ou nées des conflits, peuvent ranimer le recours à l’occultisme et à l’ésotérisme. Le regain d’intérêt, cette fois féministe, pour les sorcières[15] n’en est-il pas la preuve…

Historiens, sociologues, anthropologues, philosophes et chercheurs en littérature, les auteurs de ce cahier ne sont en rien des crédules. Leur champ d’investigation, entre 1750 et 1960, est couvert au moyen d’une démarche descriptive et analytique, montrant combien ces terrains oniriques ont infusé la création littéraire et artistique. Ainsi, des inédits, des raretés émaillent ce Cahier : Dom Calmet et ses Raisonnements sur les vampires, Joséphin Péladan maître de l’Ordre kabbalistique de la Rose-Croix.

Si nous avons négligé la nocturne sobriété de la couverture, détrompons-nous : elle cache un motif invisible que seul un QRcode permet de découvrir et que nous laisserons à la disposition de la curiosité du lecteur et du rêveur. Ne doutons pas que ce Cahier de l’Herne entretienne quelque rapport étroit avec l’un de ses prédécesseurs intitulé Romantisme noir[16]. Car à la charnière du XVIII° et du XIX° siècle bien des auteurs cultivèrent l’effroi et le cauchemar, entre roman gothique anglais[17] et morbidité baudelairienne.

 

Quoiqu’au risque de castrer le songe de sa dimension impénétrable, voire plus banale et moins prestigieuse qu’il n’y paraissait, peut-être le rêve réécrit est-il plus parlant, tel celui du « Christ mort », sous la plume Jean-Paul Richter, ce romantique échevelé, originellement publié dans le roman Sibenkäs[18] en 1795, soit près d’un siècle avant la nietzschéenne mort de Dieu. Voilà qui impressionna fort en son temps, au point que Madame de Staël, dans son essai De l’Allemagne[19], paru en 1813, le traduisit in extenso. En voici le moment crucial : « Le Christ poursuivit : J’ai parcouru les mondes, je suis monté dans les soleils et j’ai volé avec les Voies Lactées à travers les solitudes célestes ; mais il n’y a point de Dieu[20] ». Heureusement, de ce cauchemar, le narrateur se réveille rasséréné. Une telle scène fut-elle rêvée par Jean-Paul Richter et brillamment réécrite au réveil, ou ne relève-t-elle que de la fiction romanesque ? Car mieux encore, il faut compter avec les écrivains, romanciers et poètes pour agrémenter leurs fictions. En effet, inventé par leur soin scrupuleux, le rêve est probablement plus sensé, plus révélateur de notre psyché et de la psychologie de leurs personnages, comme celui d’Aschenbach, dans La Mort à Venise[21], de Thomas Mann. Ce dernier lui faisait en effet rêver de son bel apollinien Tadzio sous les traits d’un dangereux Dionysos, avertisseur de son illusion et de son désir pas seulement éthéré.

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

La partie sur Mondes invisibles fut publiée dans Le Matricule des anges, juillet 2023

 


[1] Ovide : Les Métamorphoses, XI, XIV, traduction Desaintange, Crapelet, 1808, T 3, p 585.

[2] Gérard de Nerval : Œuvres, Aurélia, Le Club Français du Livre, 1952, p 159.

[3] Synesius de Cyrène : Œuvres, Hachette, 1878. Eloge de la calvitie, Arléa, 2004.

[5] L’Onirocritique grecque. D’Artémidore à Foucault, p 63, 64, 105, 220, 233, 275, 351, 369, 377.

[6] Michel Foucault : Subjectivité et vérité, EHESS Gallimard / Seuil, 2014, p 52-53, 55, 57-58.

[7] L’Onirocritique grecque. D’Artémidore à Foucault, p 396.

[8] Sigmund Freud : L’Interprétation des rêves, PUF, 1987, p 338-339, 527.

[10] Walter Benjamin : Le Concept de critique esthétique dans le romantisme allemand, Champs Flammarion, 2008.

[11] Walter Benjamin : Rêves, p 15, 21, 25, 73, 76, 115.

[13] Avicenne : Le Livre de science, Les Belles Lettres, 2007, II, p 82, 84.

[14] Louis Pauwels : Le Matin des magiciens, Gallimard, 1960.

[16] Romantisme noir, Cahier de l’Herne, 1978.

[18] Jean Paul Richter : Siebenkäs, Aubier Montaigne, 1963.

[19] Madame de Staël : De l’Allemagne, Garnier, 1874, p 369-371.

[20] Jean Paul Richter : Choix de rêves, José Corti, p 146, 2001.

[21] Thomas Mann : La Mort à Venise, Fayard, 1987.

 

Costa de Jezkaibel, Hondarribia, Guipuzcoa, Euskadi.

Photo : T. Guinhut.

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6 août 2023 7 06 /08 /août /2023 09:55

 

Sol LeWitt : Dessin mural nº 831 (Formes géométriques), 1997.

Museo Guggenheim, Bilbao, Bizkaia.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

Histoire et actualité du Discours philosophique

 

par Michel Foucault.

 

Avec un détour par Gilles Deleuze.

 

Michel Foucault : Le Discours philosophique,

édition établie sous la responsabilité de François Ewald,

par Orazio Irrera et Daniele Lorenzini,

EHESS Gallimard Seuil, 2023, 320 p, 24 €.

 

Gilles Deleuze / Felix Guattari : Qu’est-ce que la philosophie ?

Les éditions de Minuit, 1991, 208 p, 16 €.

 

 

Comment peut-on avoir rédigé avec soin une telle investigation philosophique, au long cours de deux abondantes centaines pages de surcroit, et la laisser dormir, l’oublier, l’occulter ? Pourtant les portes de l’édition n’étaient pas en 1966 fermées à Michel Foucault[1], après le succès de son livre mythique : Les Mots et les choses, paru cette année-là. Aussi c’est un demi-siècle plus tard, de manière posthume, que parait ce texte mis au net, qui doit être considéré comme un opus à part entière, au contraire peut-être des cours disséminés par cette collection, sous l’égide de l’EHESS, de Gallimard et du Seuil. A-t-il la même et puissante nécessité que cet autre inédit paru il y a peu, Les Aveux de la chair[2] si nécessaire en tant qu’il apparut comme l’ultime essai parmi la tétralogie formant son Histoire de la sexualité ? Si Michel Foucault en étudie le « discours », n’est-ce pas en quelque sorte déjà répondre à la question, certes classique, formulée par Gilles Deleuze en 1991 : Qu’est-ce que la philosophie ? Cette discipline qui crée les concepts n’est-elle que l’aporie d’un discours ?

 

 

En rédigeant cette étude appliquée, pendant l’été 1966, peut-être au service des cours qu’il allait donner à l’université de Tunis, Michel Foucault semble offrir un titre qui aurait une intention définitive, un traité en somme : Le Discours philosophique. S’agirait-il d’un trait d’union qui part des Mots et les Choses pour rejoindre L’Archéologie du savoir[3], dont il éclaire les perspectives…

Depuis l’Antiquité, le philosophe pratique l’art du diagnostic. Il est le « médecin et l’exégète», « médecin de la culture », quoique sans remède ni guérison. À peine peut-il imaginer de découvrir l’au-delà de la caverne. Voici « cet étrange discours dérisoire qui constitue la philosophie en cette activité de diagnostic où il faut aujourd’hui se reconnaître», et dont les contenus intéressent moins Michel Foucault que les manières de dire notre appartenance au discours sur le moi et le sur monde. En ce sens la philosophie semble « s’écarter de la voie royale qui était la sienne quand il s’agissait de fonder ou d’achever le savoir, d’énoncer l’être ou l’homme[4] ».

Malgré sa subjectivité assumée, le philosophe cherche à atteindre la vérité, si peu assurée qu’elle soit : « Il n’y a pas de vérité philosophique - qu’elle ait trait au monde, à Dieu, à la nature, à l’être, à la philosophe elle-même - si elle ne dit en même temps et dans le mouvement qui la déploie, à quelles conditions et comment elle s’est ouverte pour devenir accessible au philosophe qui la formule ». Pourtant, plus loin, Michel Foucault postule « la vérité philosophique, cachée par essence [qui] peut cependant venir à la lumière et animer le discours d’un philosophe[5] ». Plus loin encore, il propose avec prudence : « la vérité ne nous vient pas toujours et continûment sous la forme de l’évidence, mais sous celle de l’imagination[6] ». Ce qui nous rappelle ces cours au Collège de France, en 1980 et 1981, réunis sous le titre : Subjectivité et vérité[7].

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Bien que le discours philosophique se situe dans le temps de son énonciation, il est tout différent du langage quotidien. Egalement de la littérature qui invente son propre présent, surtout à partir du XVII° siècle, lorsque Cervantès met en scène ses récits et dispose « un nouveau régime de fiction », ce à l’occasion de son Don Quichotte. Tout différent également du discours scientifique, qui instaure une vérité universelle ne dépendant ni du présent ni du lieu de son apparition, en particulier lorsque Galilée, encore au XVII° siècle, met en place « un nouveau régime du discours scientifique». À la même époque, Descartes, philosophe du dévoilement, « a secoué une obédience séculaire à la théologie[8] ». Une connaissance rationnelle de la nature est ainsi concomitante avec la possibilité de philosopher sans Dieu, de dire réellement Je pense. Ce qui explique « le fait que la philosophie occidentale n’ait pas cessé, depuis maintenant trois siècles, d’être destruction et fin de la métaphysique ».

Conjurant la métaphysique par « la constitution d’une nouvelle ontologie, qui a pour fin de constituer une théorie générale de l’objet[9] », Kant interroge les conditions de possibilité de l’accession à la vérité, de façon à constituer un logos du monde sous la forme de l’encyclopédie.

En une nouvelle mutation, plus brutale, l’indispensable Nietzsche déconstruit le discours classique de la philosophie. En conséquence, plutôt que philosophie pure - s’il en est - Foucault montre combien tout est figure discursive, inscrite dans son historicité. Or les figures du discours nietzschéen, nihilisme, éternel retour du même, antiplatonisme, viennent subvertir les modalités de la pensée. Soit la disparition de tous les objets de la philosophie, en particulier « toute la métaphysique occidentale selon les catégories du bien et du mal, de l’apparence et de la réalité, de l’être et de la vérité ». En contrepartie, la discipline philosophique s’adjuge la possibilité de s’agréger la philologie, l’Histoire, la psychologie, l’anthropologie, les sciences. L’auteur de Par-delà le bien et le mal n’écrit plus de traité, mais des aphorismes, il est également le poète d’Ainsi parlait Zarathoustra, le politique, multipliant les formes et les intentions discursives. Mais « la décomposition du discours philosophique le laisse sans protection ni défense contre la folie[10] ». Est-ce une conséquence intellectuelle ou plus exactement celle de la syphilis ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ainsi donc, penser après Nietzsche serait-il une gageure ? Positivisme, phénoménologie, structuralisme, marxisme, tous semblent n’en guère tenir compte. Reste, du moins pour Michel Foucault, à se déclarer archiviste, dans le cadre d’une discipline qui est celle de « l’archive-discours comme système des contraintes du langage et de l’histoire[11] », dans le cadre de son archéologie du savoir. Régression vers le passé ?

  Cependant, avec Nietzsche, philosophe critique, il s’agit impérativement de diagnostiquer le monde et l’événement qui le porte, de mettre en lumière le visible et le vécu, l’instant décisif, voire un temps plus large : « la tâche critique de la philosophie […] est alors une prise de conscience de ce qui demeure inapparent sous tous les visages les plus manifestes du monde[12] ».

Ce faisant, la philosophie perd-elle sa voie royale, lorsqu’était impératif de forger le savoir, de dire l’être ? Mais ne retrouve-t-elle pas une vocation présente chez les Grecs : distinguer et interpréter les signes, voire ouvrir la boite de Pandore du mal ? En quelque sorte un devin, un oracle delphique, un médecin de l’âme, un exégète, à la semblance d’un Héraclite, d’un Anaximandre qui sont les oreilles de la parole du dieu, quoiqu’à la suite de Nietzsche, Dieu soit mort. Ce qui n’est pas sans expliquer le glissement vers l’Histoire de la sexualité.

Le penseur du pouvoir, de Surveiller et punir[13] par exemple, n’est toutefois ici qu’en gestation, tant il exerce sa perspicacité en historisant le discours philosophique pour le mettre néanmoins au service du présent. S’il prend en écharpe les mouvements de l'humanisme, du marxisme, de l'existentialisme, il valorise le Kant de « Qu'est-ce que les Lumières ? », qui garde son actualité[14]. Tout en faisant de Nietzsche le pivot d’une rupture majeure, lorsque ce dernier dénie la capacité de la philosophie d’accéder à des vérités éternelles, universelles, ce qui, dirons-nous, est peut-être la brèche du relativisme[15]. De même sa capacité à réparer l'homme se voit invalidée par Nietzsche ; ce qui recueille un assentiment prudent de la part de Foucault, pour qui la philosophie s’est dispersée, parmi les arts,  dans des discours a priori non philosophiques, sans pourtant perdre pertinence et dignité.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Comme Max Brod désobéissant à Kafka - dont l’œuvre est « un rhizome, un terrier[16] », selon Gilles Deleuze - en ne détruisant pas ses manuscrits, les ayant-droits et éditeurs ont fort bien fait de désobéir à Michel Foucault qui prétendait ne pas vouloir de publication posthume. Arguons cependant qu’il n’a en rien brûlé ses papiers abondants, et que, loin de démériter de l’œuvre foucaldienne, Le Discours philosophique, malgré quelque propension à se répéter qui explique peut-être un prudent oubli dans un tiroir, en est un indispensable chaînon manquant, d’ailleurs éclairé par de nombreuses et précieuses notes, sous les doigts d’Orazio Irrera et Daniele Lorenzini. D’autant que dans L’Ordre du discours, une hypothèse d’importance est émise : « je suppose que dans toute société la production du discours est à la fois contrôlée, sélectionnée, organisée et redistribuée par un certain nombre de procédures qui ont pour rôle d’en conjurer les pouvoirs et les dangers[17] ». La chose est d’autant plus vraie dans les sociétés théocratiques et totalitaires, peut-être moins avérée dans les sociétés libérales, et d’autant plus à l’ère d’Internet, même si des surveillances étatiques et groupusculaires peuvent s’embusquer[18]

Faut-il alors se demander si, parcourant l’Antiquité et le Moyen âge, la tétralogie de l’Histoire de la sexualité est toujours de la philosophie ? La propension à « l’archéologie du savoir » entraîne l’essayiste dans le champ de l’historien, non sans cependant débusquer les pouvoirs, sociétaux et religieux, qui vont jusqu’à investiguer, contrôler, du moins le tenter, les corps et les esprits.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Un quart de siècle plus tard, Gille Deleuze offrait son Qu’est-ce que la philosophie ? Certes à son compère Felix Guattari qu’il prétendait en être le co-auteur, mais à des lecteurs avisés, dont nous espérons rejoindre le cénacle.

Créer des concepts. Telle est, au-delà de la conception traditionnelle qui consiste à œuvrer pour une vie bonne, la fonction de la philosophie : « La philosophie ne contemple pas, ne réfléchit pas, ne communique pas, bien qu’elle ait à créer des concepts pour ces actions ou passions ». Elle a sa langue, son vocabulaire et sa syntaxe, « atteignant au sublime ou à une grande beauté[19] ». Rivalisant ainsi avec la réflexion des scientifiques ou des artistes, avec de nouvelles disciplines comme la psychanalyse ou le linguistique, avec en outre les pauvretés avilissantes du marketing et de la publicité, dont les acteurs se prétendent des concepteurs, et, ajouterons-nous, de la propagande religieuse et politique. Ainsi le mot même est galvaudé, tant tout un chacun prétend disposer d’une philosophie commerciale, associative, événementielle.

En ce sens, Gilles Deleuze établit une hiérarchisation bienvenue : « Si les trois âges du concept sont l’encyclopédie, la pédagogie et la formation professionnelle commerciale, seul le second peut nous empêcher de tomber des sommets du premier dans le désastre absolu du troisième ». Une « géophilosophie », originaire de la Grèce antique, fonde le chemin historique de la pensée, dans une réelle filiation : « En effet c’est l’utopie qui fait la jonction de la philosophie avec son époque, capitalisme européen, mais déjà aussi cité grecque[20] ». Ce que confirme par ailleurs la lecture de Karl Popper, lorsque dans La Société ouverte et ses ennemis[21], la filiation utopique et totalitaire va de Platon à Marx, en passant par Hegel. Il faut à cet égard ajouter que Gilles Deleuze, auteur de Capitalisme et schizophrénie[22], partage avec nombre d’intellectuels de son temps un tropisme anticapitalisme discutable.

Quand la science opère par observations et fonctions, quand l’art opère par percepts et affects, tout en entrant en résonnance avec ces derniers, la philosophie tente de mettre de l’ordre dans ce chaos qu’est le monde, forgeant en l’occurrence « les Chaoïdes » : « L’art n’est pas le chaos, mais une composition du chaos qui donne la vision ou sensation, si bien qu’il constitue un chaosmos, comme dit Joyce, un chaos composé - non pas prévu ni préconçu. L’art transforme la variabilité chaotique en vérité chaoïde[23] ». Ne pourrait-on en dire autant de la philosophie ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Dans le cadre de la tradition nietzschéenne, Foucault et Deleuze sont des opposants au platonisme. Pour eux deux, l’événement humain s’inscrit dans l’immanence. Le second n’a-t-il pas écrit un essai sur le premier ? Depuis L’Archéologie du savoir, il découvre en son mentor « un nouvel archiviste » ; depuis Surveiller et punir c’est « un nouveau cartographe[24] » de l’espace judiciaire. D’où la topologie qui permet de penser autrement, alors que la dimension temporelle déploie les strates ou formations historiques. Le tout dans le cadre du visible et de l'énonçable, qui permettent le savoir. Ce dernier se décompose en, d’une part, « les stratégies ou le non-stratifié », soit la pensée du dehors, c’est-à-dire le Pouvoir, et, d’autre part « les plissements, ou le dedans de la pensée[25] », c’est-à-dire la subjectivation.

Déplions le pertinent classement analytique établit par Gilles Deleuze : « Le principe général de Foucault est : tout forme un composé de rapports de forces », y compris les enjeux sociétaux à l’œuvre dans le cadre de notre histoire des sexualités. En sa dernière partie « Sur la mort de l'homme et le surhomme », il prétend que l’homme « chargé des animaux », des roches », et de « l’être du langage » n’est plus ni Dieu ni l’homme, mais « l’avènement d’une nouvelle forme[26] », sans nous dire laquelle, à venir peut-être, en une conclusion ouverte à la sagacité du malheureux lecteur. Telle est bien l’aporie.

Par ailleurs, n’est-il pas paradoxal que le critique des pouvoirs soit lui-même, à l’instar de son contemporain le sociologue Pierre Bourdieu, devenu une figure du pouvoir intellectuel ? Songeons combien les universitaires, combien ses thuriféraires ont fait de Michel Foucault, en font encore, peut-être à son corps défendant, une constante référence, voire une icône…

 

Il en est de la même farine aporétique à la dernière page des Mots et les choses, avec cette trop célèbre dernière phrase : « Si une nouvelle « épistémê » venait à naître, par l'effet d'un nouveau changement dans les dispositions du savoir, alors on peut bien parier que l'homme s'effacerait, comme à la limite de la mer un visage de sable ». L’on sait en effet que l’homme est mortel, que les civilisations sont mortelles, que l’espèce humaine l’est au regard des temps géologiques ; certes. D’une telle aporie, pourrait-on imaginer si et quel nouvel homme surgirait ? Celui de l’anthropocène et de sa sortie, ou des technologies heureuses ? Celui de la tolérance universelle ?

 

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie


[3] Michel Foucault : L’Archéologie du savoir, Gallimard, 1969.

[4] Michel Foucault : Le Discours philosophique, p 13, 16, 17.

[5] Michel Foucault : Le Discours philosophique, p 30, 31.

[6] Michel Foucault : Le Discours philosophique, p 114.

[7] Michel Foucault : Subjectivité et vérité, EHESS Gallimard Seuil, 2014.

[8] Michel Foucault : Le Discours philosophique, p 71, 73.

[9] Michel Foucault : Le Discours philosophique, p 101, 105.

[10] Michel Foucault : Le Discours philosophique, p 178-179, 185.

[11] Michel Foucault : Le Discours philosophique, p 209.

[12] Michel Foucault : Le Discours philosophique, p 66-67.

[16] Gilles Deleuze : Kafka, Minuit, 1975, p 7.

[17] Michel Foucault : L’ordre du discours, La Pléiade, Gallimard, 2015, t II, 228-229.

[19] Gilles Deleuze : Qu’est-ce que la philosophie ? p 12, 13.

[20] Gilles Deleuze : Qu’est-ce que la philosophie ? p 95.

[21] Karl Popper : La Société ouvert et ses ennemis, Seuil, 1979.

[22] Gilles Deleuze, L’Anti-Œdipe : Capitalisme et schizophrénie, Minuit, 1972.

[23] Gilles Deleuze : Qu’est-ce que la philosophie ? p 192.

[24] Gilles Deleuze : Foucault, Minuit, 1986, p 11, 31.

[25] Gilles Deleuze : Foucault, Minuit, 1986, p 77, 101.

[26] Gilles Deleuze : Foucault, Minuit, 1986, p 131, 140, 141.

 

Anselm Kieffer : Die Berühmten Orden den Nacht /

Les célèbres ordres de la nuit, 1997.

Museo Guggenheim, Bilbao.

Photo : T. Guinhut.

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29 juillet 2023 6 29 /07 /juillet /2023 17:05

 

Abbatiale de Saint-Maixent-l’Ecole, Deux-Sèvres.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

Torpeur esthétique & charge du mal

 

par Bret Easton Ellis ;

 

Entre les affres des Eclats

 

& American Psycho.

 

 

Bret Easton Ellis : Les Eclats, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre Guglielmina,

Robert Laffont, 2023, 616 p, 26 €.

 

Bret Easton Ellis : American Psycho, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Alain Defossé,

Salvy, 1992, 520 p ; Robert Laffont, 2023, 23 €.

 

Bret Easton Ellis : White, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre Guglielmina,

Robert Laffont, 2019, 312 p, 21,50 €.

 

 

 

Faut-il lire Bret Easton Ellis ? Faut-il le détester, l’apprécier, au risque de s’identifier ; à moins d’y voir une satire étalée parmi de longues - trop longues ? - fresques… Pour reprendre son premier titre, ces livres valent-ils « moins que zéro » ? Il faut plutôt pencher vers le sens abyssal, sans fond -peut-être dans les deux sens du terme -, voire le réquisitoire, de son scandaleux et controversé roman, American Psycho. Avec son dernier opus, ce sont les « éclats » d’une jeunesse dorée qui se brisent sur le cauchemar américain. Peut-être son recueil aux séquences autobiographiques, intitulé White, comme pour se blanchir de toute culpabilité, nous permettra-t-il d’éclairer une abondante et bavarde production, dont on a retenu la prégnance d’une adolescente paranoïa, d’un tableau de mœurs pour le moins grinçant. La « torpeur esthétique » de ses personnages n’aura pas raison du mal…

 

L’on sait que la carrière littéraire de Bret Easton Ellis commença fort jeune, avec Moins que zéro[1], dont un extrait choisi au hasard donne le ton : « Quand je suis parti, il ne restait pas grand-chose dans ma chambre, seulement quelques livres, le poste de télé, la chaîne hi-fi, le matelas, le poster d'Elvis Costello, dont le regard traversait toujours la fenêtre ; le carton à chaussures contenant les photos de Blair dans le cabinet de toilette. Il y avait aussi un poster de la Californie que j'avais punaisé au mur. L'une des punaises était tombée, c'était un vieux poster déchiré au milieu, il penchait, il était mal fixé au mur. Ce soir-là je suis allé en voiture à Topanga Canyon et je me suis garé à côté de vieux manèges de foire désaffectés, remisés dans le silence et le vide d'une vallée. J'entendais le vent mugir dans les canyons. La roue Ferris était légèrement inclinée. Un coyote a hurlé. Des tentes claquaient dans le vent chaud. Il était temps de rentrer. Mon séjour chez moi touchait à son terme ». Ce roman, parcourus de jeunes gens « pétés à l’acide », traînant une existence aussi dorée que vide, est évoqué, au cours des pages de Les Eclats : « il y avait des scènes, mais pas de récit à proprement parler, simplement cette qualité de torpeur et de dérive que j’essayais de perfectionner ». Cependant un projet littéraire semble surgir, se donnant les « moyens de l’embellir, le peindre plus sombre, lui donner une vibration plus sinistre, accentuer le mal ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La perplexité laisse le lecteur pantois en abordant la lecture de Les Eclats. Il s’agit bien d’un narrateur interne, narrateur personnage de surcroit, qui s’appelle Bret, comme son auteur. La dimension autobiographique parait sans ambigüité. Pourtant, la toute dernière page se fend d’un communiqué laconique : « Ceci est une œuvre de fiction. Les personnages, les événements et les incidents, sont le produit de l’imagination de l’auteur. À l’exception de l’auteur lui-même, toute ressemblance avec des personnes vivantes ou mortes est pure coïncidence et n’a pas la moindre réalité ». « Incidents » est à cet égard un euphémisme, tant les travaux d’un meurtrier en série aux perversités sans noms, voire le meurtre de Robert par le narrateur, sont éclatants, même s’il parait arguer qu’il s’agisse de légitime défense. La jeunesse de ces adolescents de dix-sept ans, choyés par la vie, vole bien en « éclats », sous les yeux et les manipulations du romancier, quarante ans plus tard, usant ainsi de l’autofiction. Rappelons-nous que Lunar Park[2] était également une vraie fausse autobiographie…

Car nous voici de retour à Los Angeles, en 1981. Bret, comme ses condisciples, porte fièrement l’âge de dix-sept ans. Immature bien entendu, il est cependant déjà rivé à l’écriture hésitante de Moins que zéro. Le lycée privé de Buckley, où il accède à la classe terminale, est un microcosme d’enfants gâtés. En compagnie du couple Thom et Susan, avec Debbie, sa petite amie qui est « la fille la plus sexy de Buckley », quoique ses appétences homosexuelles soient fort actives, il passe bien moins de temps à étudier qu’à s’adonner avec constance aux alcools, aux drogues, aux sexe, et aux intrigues. Comme autant de pseudo-rites de passage à l’âge adulte.

Les parents, richissimes, travaillant parmi et dans les marges du cinéma et du showbiz hollywoodiens, leur laissent la jouissance de vastes villas, de Mercédès de luxe et autres Porches. Tout est fêtes, fêtes vides, infiniment superficielles, piscines bleutées au-dessus des canyons, « cigarettes aux clous de girofle », valium, herbe, coke, addictions sans retour. Tout est marques, de chemises, chaussures et lunettes de soleil, comme ce « sac à dos Gucci » qui ne le quitte pas, marques de luxe énumérées avec constance, en autant de marqueurs sociaux, de convenances et de clichés. Tous sont « cool », et « OK, mec », avec un vocabulaire plus que restreint. Sans oublier les chansons, les groupes rock et pop dont aucun titre ne nous est épargné, les films souvent d’horreur, parmi lesquels se détache  Shining, de Stanley Kubrick, d’après Stephen King. Les célébrités et autres acteurs de cinéma passent parfois parmi des réceptions d’un ennui sans fond. Sans qu’aucun élément réellement culturel ne soit imaginé, pas même le plus pitoyable engagement politique. Tout est enfin « torpeur esthétique », un concept récurrent : « Notre monde, à ce moment-là, était encore une distraction ». Même si l’on devine que la « lubricité adolescente » taraude le narrateur ; que « s’inoculer le souvenir de cette baise unique et sauver sa vie pathétique et lui donner un sens » serait la seule dimension métaphysique possible. Cependant la crudité sexuelle, sans lyrisme aucun, y compris lorsqu’il cède au désir du père de sa petite amie Debby, ne permet guère cette évasion.

Reste à jouer le rôle convenable de l’hétérosexuel charmant et sociable, cacher son âpre solitude, ses fantasmes et ses peurs obsessionnelles. À personne, pas même sa petite amie, qui lui sert de vitrine de respectabilité, il ne fait lire son manuscrit en gestation.

Il faut soudain compter avec l’arrivée d’un nouvel élève : Robert Mallory, beau plus encore que les membres de cette coterie : « la beauté de Robert allait tout altérer autour de nous ». De surcroit fort mystérieux, il cache bien des secrets. Aurait-il passé quelques temps dans un établissement psychiatrique ? Serait-il, selon les présomptions et les recoupements de Bret, lié au « Trawler » (soit le chalutier), ce tueur en série de jeunes étudiants qui sévit dans la Californie du bonheur ?

D’autant qu’à Buckley, la statue du « Griffon » est profanée par le sang. Des filles, un garçon disparaissent ; leurs corps sont retrouvés atrocement mutilés selon un rituel fétichiste. Voici venir « l’idée d’une mort hideuse qui pourrait venir nous arracher au dôme doré de l’adolescence sous lequel nous résidions ». Matt, qui fut une relation sexuelle de Bret, décidément gay, même s’il tient à le cacher, est à son tour la victime du « Trawler ». Selon les messages de ce dernier, les « altérations » infligées à son corps signent le sacrifice au « Dieu »…

Terrorisé, obsédé par le soupçon, Bret suit Robert, subrepticement croit-il, entame une inéluctable descente aux enfers psychologique, affrontant un monstre au-dessus de ses forces. Paranoïa, expertise criminologique ? Une cassette lui parvient, propulsant les voix de l’agonie et du criminel, insupportable moment d’anthologie, qui lui permet de se sentir traqué.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Au cours de son recueil d’essais, White, Bret Easton Ellis résume en quelque sorte la problématique de ce roman : « Je grandissais au pied des collines de Sherman Oaks, mais juste au-dessous s’étendait la zone grisâtre du dysfonctionnement extrême. Je l’ai perçu à un âge très précoce et je m’en suis détourné en comprenant une chose : j’étais seul. » Dans Les Éclats le personnage est en effet seul devant le Mal extrême. Il n’est pas même secouru par une morale qui viendrait chapeauter les événements et le roman. S’il parait un moment être le héros qui aurait éliminé le « Trawler », le faux semblant s’évanouit bientôt, le public se détourne de lui, la vacuité de sa lutte ne masque peut-être qu’un crime, dont le désir et la jalousie seraient les mobiles…

Parmi une mer de pages écrites avec platitude, le suspense est longuement entretenu, par éclats justement. La concision n’aurait pas nui, même si cela reste tout du long entraînant et si, après une centaine de pages, la narration devient plus dynamique, plus angoissante, jusqu’à l’acmé du couteau de boucher s’activant entre Debbie, Robert et Bret, lors des derniers chapitres. D’autant que le lecteur ne peut manquer d’être harponné dès la première phrase : « Je me suis rendu compte, il y a bien des années, qu'un livre, un roman, est un rêve qui exige d'être écrit exactement comme vous tomberiez amoureux : il devient impossible de lui résister, vous ne pouvez rien y faire, vous finissez par céder et succomber, même si votre instinct vous somme de lui tourner le dos et de filer car ce pourrait être, au bout du compte, un jeu dangereux - quelqu'un pourrait être blessé. »

Ainsi le romancier tresse avec une réelle maîtrise plusieurs fils narratifs, celui psychologique, celui social, celui du thriller. Tout en laissant imaginer au lecteur que l’ascension paranoïaque, de plus en plus hystérique, réduit de plus en plus la fiabilité du jeune narrateur persuadé que Robert est le « Trawler », ce tueur en série qui défraie la chronique. Même si nous subodorons que Robert est lié d’une manière indéfinissable au tueur, la fin ouverte, que d’aucuns diront décevante, semble moins un morceau de réalisme qu’une coupe du cerveau démantibulé du narrateur personnage, doué comme pas deux pour encanailler son lecteur dans les affres de la folie, à la manière peut-être du Jack Torrance de Shining.

Ce roman-fleuve semble fusionner les thématiques de Moins que zéro et d’American Psycho, dans lequel le narrateur, assassin à la perceuse de son état, confie ses techniques et ses jouissances. Mais, au-delà de ses motifs préférés, Bret Easton Ellis, s’illustre au moyen d’une métafiction virtuose, lorsqu’il fait de son premier roman une mise en abyme. À moins de soupçonner qu’il s’agisse également d’une satire sociale, tant ce monde est saisi dans une superficialité continue, que seule peut bousculer le cliché du tueur en série, tant les personnages semblent dévaler du haut de leur belle jeunesse vers un âge adulte vite flétri, comme Terry, producteur à succès cependant détruit par sa prédation sexuelle,  comme sa fille Debbie « menacée de devenir une Liz avinée dans cinq ans ».

Il semble toutefois qu’au contraire de bien de ses personnages, malgré de probables doses d’alcool et de drogues, Bret Easton Ellis s’en soit sorti. Peut-être parce qu’écrivain. L’approche de la soixantaine venue, l’on n’est qu’à demi convaincu que la maturité l’ait saisi, tant l’adolescence lui parait le pivot narratif et natif de sa version de l’homo americanus.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Parfois aussi insupportable que les sévices des Cent-vingt journées de Sodome, du Marquis de Sade, American psycho relève d’un topos de la littérature policière tel que dans L’Etrange cas du Docteur Jekykll et de Mister Hyde, de Stevenson ; soit la double face, pour faire allusion à un autre personnage des fameux comics de la série Batman. Car Patrick Bateman, cet anti-Batman, est au service du mal comme le second est au service du bien. Le flamboyant « golden boy » est le jour un parfait jeune financier, quoique empreint d’un narcissisme aigu, associé à un mépris d’autrui peu amène ; tandis qu’à l’occasion de la nuit il se révèle en psychopathe clinicien de la torture.

Aussi est-il logique qu’une allusion à l’Enfer de Dante[3] inaugure l’ouvrage : « Abandonne tout espoir, toi qui pénètres ici, peut-on lire barbouillé en lettres de sang au flanc de la Chemical Bank ». Et qu’une autre inscription le referme : « Sans issue ». L’homme au « pardessus Armani » peut incidemment débiter une déclaration d’intention politique sensée dans une soirée sans la moindre hauteur intellectuelle. Toutefois ce qui l’occupe, c’est le luxe de son appartement, la litanie des marques, en particulier vestimentaires, les jugements à l’emporte-pièce et cyniques sur autrui. Soirées interminables, entre alcools, restaurants, défonce, boites de nuit. Rivalités et propos creux.  Le snobisme de l’argent et non le snobisme de la culture.

Il faut attendre une centaine de pages pour que s’infiltrent les pulsions sanglantes, d’abord allusives, puis décrites avec un luxe de détail, tel que l’énucléation et le meurtre gratuit d’un clochard noir (p 173) ne semble accuser que le fossé social. Pas la moindre culpabilité, pas la moindre empathie, alors que cette dernière se complait dans un éloge argumenté des chansons du groupe Genesis dont il déguste « la qualité lyrique ». Mais bientôt l’on réalise qu’en Patrick Bateman il n’y a pas d’autre motivation que le goût de la torture et de l’assassinat, pour remplir un vide du sens, mieux que le piètre orgasme sexuel poursuivi avec quelques admiratrices, prostituées et conquêtes hasardeuses…

C’est avec un art plus subtil qu’il n’y paraît que le romancier nous permet de pénétrer l’esprit de son narrateur, de son Bateman totalement dérangé, halluciné, perclus d’obsessions et de drogues, adonné au culte de son propre corps, entre gymnastique, manucure et produit de beautés, sans cesse assailli par ses sursauts de violence, qu’il parvient cependant à dissimuler auprès de ses collègues, petites amies et autres comparses. Il est profondément misogyne, homophobe, antisémite, xénophobe, et nous en oublions. Il achète des animaux pour les dépecer vivants, pratique le « canicide », avant d’user du matériel le plus incisif et le plus sophistiqué sur ces victimes diverses et surtout féminines. Pour donner un exemple que les yeux pudiques ne liront pas : « Mon casier de vestiaire contient trois vagins découpés sur le corps de différentes femmes attaquées la semaine dernière ».  Mais la complexité du spécimen humain, et cependant inhumain, échappe à la caricature. D’où vient qu’il incarne à ce point le mal ? Atavisme génétique, aires neuronales déglinguées, traumatismes ? Le romancier sait nous laisser pour le moins perplexe : « Le mal, est-ce une chose que l’on est ? Ou bien est-ce une chose que l’on fait ? Ma douleur est constante, aigüe, je n’ai plus d’espoir en un monde meilleur. En réalité je veux que ma douleur rejaillisse sur les autres », médite-t-il. Il n’y a pas de fin particulière. Ni catharsis, ni morale.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

En en recueil de huit chapitres, White affirme par son titre sa condition d’homme blanc américain, non sans un air assumé de provocation. Mais aussi son innocence implicite, a contrario de nombre de ses personnages, en particulier le Patrick Bateman d’American Psycho, avec lesquels on ne le confondra pas. Publié en 2019, alors qu’il est un peu plus qu’un post-adolescent - il est né en 1964 - il se prétend l’analyste du « post-sexe » et du « post-empire », selon les titres de deux de ses chapitres.

Excédé par la colère des agresseurs rôdant parmi les réseaux sociaux, par ceux nombreux qui ne peuvent qu’avoir raison et de ce fait clouent au pilori de leur vindicte qui ne leur ressemble pas, Bret Easton Ellis préfère se dire avec toute la nuance et la ruse de la prose. Rétrospectif, ce regard sur son métier d’écrivain commence par la brève autobiographie d’un enfant, d’un adolescent qui dévore les romans et les films d’horreur, sans filtre parental », alors qu’il vivait « à l’apogée de l’empire », que « le culte de la victimisation n’avait pas encore exercé sa fascination ». Le recul critique est évident, de façon à ce que le lecteur hésite à se demander si l’auteur ne frise pas le genre de l’essai ; plus exactement du pamphlet au service de l’écriture et de la liberté d’expression.

En pleine conscience de la nécessité de son travail, il s’affirme comme « satiriste de ma génération pour son matérialisme, et sa passivité qui, dans Moins que zéro, flirtait avec l’amoralisme avant de s’y perdre ». Suite aux attentats du 11 septembre 2001, le post-empire a vu poindre l’irruption d’une perversion de « la poursuite du rêve américain : isolement, aliénation, corruption, le vide consumériste sous l'emprise de la technologie et de la culture d'entreprise ».

Il revient sur son anti-héros, qui contribua sans borne à sa réputation sulfureuse, Patrick Bateman, ce yuppie new-yorkais dont les nuits étaient occupées à découper des femmes : « Un personnage, devenu à son insu une métaphore filée des gens qui travaillent à Wall Street - un symbole durable de la corruption - ou quiconque dont la façade parfaite cache un côté sale, plus sauvage ». Au-delà de l’allégorie américaine certainement abusive, il est le révélateur de l’éthique littéraire de son auteur : « Bateman n'était pas nécessairement un narrateur fiable et il était peut-être en fait un fantôme, une idée, un résumé des valeurs de cette décennie particulière, filtré à travers ma propre sensibilité littéraire : riche, très bien habillé, invraisemblablement soigné et beau, dépourvu de moralité, totalement isolé et rempli de rage, un mannequin, jeune, désorienté, espérant que quelqu'un, n'importe qui, le sauve de lui-même ». Sauf que, pas même Jean, sa délicieuse et intelligence secrétaire, personne ne sera à même de le rédimer.

Bret Easton Ellis ne fait pas plaisir à tout le monde, lorsqu’il propose son analyse du phénomène Trump et surtout du phénomène anti-Trump : « Chaque fois que j'entendais certaine personnes péter les plombs au sujet de Trump, ma première réaction était toujours : vous avez besoin d'être sous sédatif, vous avez besoin de voir un psy, vous avez besoin d'en finir avec "le grand méchant homme" qui vous aide à concevoir votre vie comme un processus de victimisation ». Ainsi l’art de l’écrivain ne peut se satisfaire d’une sous culture du j’aime et du je déteste, venue à la fois des réseaux sociaux et de la diabolisation idéologique, préférant l’usage de la nuance, de la contradiction et du pas de côté. Ce dont nous lui sommes gré.

 

Peut-on imaginer que ce dernier opus, efficacement intitulé Les Eclats, soit une réussite ? Au sens où il unirait les qualités de ce que l’on appelle aux Etats-Unis le « Collège Novel » - à l’instar du Maître des illusions, de Donna Tartt[4] - et de la tradition horrifique, venue du roman gothique[5]… Finalement, au dépend de ses gros romans longuement étirés, Bret Easton Ellis fait preuve dans White de plus de sagesse qu’attendu. Exploitant la fibre de la peur, la ferveur de l’acuité psychologique et sociale, il devient un moraliste de notre temps, non sans dresser des portraits, qui, sous la plume concise de La Bruyère, auraient pu devenir des Caractères. Si ces personnages sont totalement dépourvus de conscience politique, ce n’est pas le cas d’un romancier que l’on aurait pu croire superficiel, exhibitionniste et racoleur. Ne termine-t-il pas en dénonçant les « groupes de pensée » dont la « rage infantile » jure à toute force de réduire à néant le jugement de ceux qui préfèrent Donald Trump[6] aux idéologues démocrates : « Et, à la fin, vous perdez la tête et, avec elle, votre liberté ».

 

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie


[1] Bret Easton Ellis : Moins que zéro, 10/18, 1999.

[2] Brett Easton Ellis : Lunar Park, Robert  Laffont, 2023.

[6] Voir : À la recherche des années Trump : peser le pour et le contre

 

Catedral basílica de la Virgen de la Asunción de Mondoñedo, Lugo, Galicia.

Photo : T. Guinhut.

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25 juillet 2023 2 25 /07 /juillet /2023 17:01

 

Col de La Pierre Saint-Martin, Arette, Pyrénées-Atlantiques.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

LE PASSAGE DES SIERRAS

 

& autres récits pyrénéens et espagnols.

 

 

I

Un Etat libre en Pyrénées

 

 

 

 

Pourtant ce fut un drôle d'été. Ou, au lieu de me gaver de montagne, la montagne me fut trop souvent retirée. Ou j'usais  des  camps  d'adolescents  qui m'embauchaient comme animateur pour atteindre et vivre des lieux... J'aimais cette  activité  de  compagnie, de jeux et de  randonnées, où je pouvais de plus espérer de féminines rencontres  parmi  les autres moniteurs et monitrices. Mais ceci serait une autre histoire, d'autres histoires... Après quelques   bribes de vies diverses, j'allais retourner dans les Pyrénées !

Un  train  de nuit  nous déversa, masse fluctuante bousculée de bagages, sur les quais de la gare de Pau. Puis, un bus, exagérément matinal, dans lequel, absorbé par la cohorte des adolescents bavards, par un réveil général vaseux, et par le soupçon  d'éclats montagneux  pâles au travers des masses brisées du temps couvert, je ne faisais guère attention au groupe des autres animateurs, particulièrement discret et gris me semblait-il. Les balancements nauséeux du bus nous hissaient  rapides dans les brouillards de mon souvenir et  d'une route estivale et verte dans le blanc sale du sans jour. Plus haut, après les panneaux et les murs des Eaux-Bonnes, puis au-dessus de larges lacets, de forêts lourdes d'humidité, l'on y vit quelque chose. C'étaient des bâtiments de crépi et d'ardoise, comme une caserne égarée pour soldats de zinc, jetés sur un étroit pré mal foutu, au surplomb d'un torrent invisible, entre deux versants noirs de rochers et de bois, une cuvette étranglée sous un ciel gonflé, gris bourgeonneux, obstrué d'en haut, sur les côtés et d'en bas. Quant à la route, elle  n'abordait ce site  bruyant  de  vapeurs d'eaux que  par le rejet  de l'extrémité  d'une  épingle à cheveux, à regret de devoir le desservir. Mais c'était tout de même la montagne, son souffle, sa puissance, sa liberté d'itinéraires et de moi possibles, et moi, inconscient que j'étais, j'exultais.

Nous étions là pour trois semaines, autant dire une libérale abondance de journées de marche, de campements et de cabanes, de vallées et de sentiers, de mers de nuages et de neiges estivales ; à toutes crêtes. Je brûlais d’initier ces jeunes gens à la montagne, de faire gémir le cuir neuf de mes lourdes chaussures, de hisser mon sac à dos neuf au crochet des refuges, de faire sonner la pointe vierge de mon nouveau piolet. Un équipement qui, soit dit en passant, avait laissé mon portefeuille aussi plat que l'anorexie d'une plaine d'en bas. Il faudrait bien ces trois semaines de joyeux travail pour le regonfler un peu. Et, puisque nous étions aux Eaux-Bonnes, ce séjour ne pouvait être que simple et clair, sûrement je me bonifie­ rais en coulant des jours limpides et vifs... Mais au rêveur un destin passablement contraire allait s'imposer.

Cette journée inaugurale se passa dans la petite euphorie fébrile de l’installation, des bagages défaits, des déjeuners et dîners, du moins avec les adolescents, car dans une apparente libéralité on ne leur attribuait pas d’animateur fixe. Les comportements bon enfant promettaient des jours heureux, animaient des groupes prolixes et joyeux sur les bancs de la maigre esplanade au-dessus du chaos fermé de brouillards. Quelques moments d’apparente clarté me permirent de descendre avec une poignée d’adolescents dans un pré qui trouait les bois autour d’un instant de torrent calme. Quelques demi-siestes où refaire le monde, jeux d’indiens pour les plus gamins, barrages et baignades allaient pouvoir fleurir…

Autour de la barbe discrète, et jusque-là  silencieuse, voire fuyante, du Directeur, la réunion vespérale du programme d'animation s'ouvrit :

Ce furent d'abord, adressées à lui-même plus qu'aux cinq ou six animateurs falots que nous étions, de malhabiles et banales phrases de bienvenue ou résonnaient plus souvent qu'à leur tour l'adjectif « pédagogique » et les expressions, apparemment anodines dans un tel  contexte : « collectivité », «vie communautaire »... Je me foutais royalement de ces oiseux préambules et n'écoutais que d'une oreille, attendant  le plat  de résistance,  le  programme  des  réjouissances, les projets de randonnées1 de refuges et de camping qui nous éloigneraient de ce lieu misérable et nous conduiraient  vers les vérités de la montagne.

Je n'avais plus qu'un quart d'oreille pour ses balbutiements - visiblement l'aisance oratoire n'était pas son fort - quand il parut, haussant le ton, vouloir galvaniser ses troupes :

- Comme vous le savez, c'est inspirés par le Front de Recherches Pédagogiques des Jeunesses Communistes Révolutionnaires que nous ouvrons la session d'août de ce camp.

Il respira, satisfait, tournant  sa langue dans sa  bouche comme dans un moulin à sirop, pendant qu'en un instant je me remémorai que cette colonie de vacances émanait du plus banal ministère qui soit, celui des Affaires Sociales, même sous un gouvernement assez paisiblement  de droite alors...

Il reprit, plus incisif :

- Donc, ce sera à vous d'instaurer avec moi, ici en Pyrénées, un Etat libre. Dans lequel aucun adolescent, aucun apprenant au collectivisme, ne sera soumis à un chef, dans lequel aucune activité ne sera obligatoire et s'inscrira seulement dans un forum journalier et  libertaire. Ici, sur une enclave pyrénéenne, un mode de vie communiste est enfin installé pour le bonheur de tous et en dissidence avec l'infâme gouvernement bourgeois français...

J'en restai bouche bée ...

Il  poursuivit en présentant ses acolytes, assis en ordre à sa droite et à sa gauche, son « amie », pâle, les cheveux, nez, menton très courts, le regard effacé, qui faisait  fonction  d'intendante  et  d'infirmière,  visiblement plus soumise qu’une brebis - à moins que  mégère maniaque dans le privé -, ensuite D, lui-même Directeur. Puis B, casque de  cheveux  frisés,  gros  doigts,  traits  de passionaria  assagie, et  deux ou trois figures si anonymes et  que  j'oserais a peine nommer, de C à E, F, et peut-être G. Il ne  restait au groupe que deux inconnus : mon voisin et moi. A nous somma de dire qui nous étions, bien que le contrat d'engagement dont il avait eu le double eût du suffisamment le renseigner, et ce  que  nous pensions, pédagogiquement et politiquement. En une  bête provocation post-adolescente, riant, je lançai :

- Oh, moi, tout ça m'indiffère un peu. Ce sont les montagnes et le développement des adolescents qui m’intéressent. Pour le reste, je suis un libéral tempéré.

D. s'était étranglé d'un cri de rage rentré... Il se reprit et poussa son attaque :

- Mais c'est incroyable ! D'où sort-il celui-là ?  Du  musée  de l'Histoire ? Tu es donc un valet du capitalisme ? Un suppôt de la tyrannie droitière ? Un capo scout des places boursières ? Un aristo décadent ? Un étrangleur du peuple des travailleurs ? Réponds !

- Je n'aurais pas cru possible la violence de tels clichés, de cette lèvre inférieure gonflée, tordue par la bave du mépris...

- Non, rien de tout ça, tentai-je de me maladroitement défendre. Je ne tiens qu'à ma liberté d'entreprendre et de penser...

- Peuh, sembla-t-il s’affaisser, déçu, fatigué. Là, dans un râle, il prétendit à l’adresse de ses comparses prudemment silencieux :

- Il ne peut pas savoir ce que c’est… Liberté !

            - C’est ma liberté que de penser autrement que vous, rétorquai-je, légèrement excédé.

Je crus avoir couru tout droit à l'orage, à la rupture... D. ne fit que rentrer la tête dans les épaules et affecter un air  de méditation supérieure :

- De l'autre côté les libéraux aussi défendent la vieille momie de  Franco. On dit qu'elle est  gravement malade. Qu'elle va bientôt crever. Que la pourriture de sa vie ne lui vient plus que par des tuyaux... L'Espagne fasciste est prête à s'écrouler, mûre enfin pour la revanche populaire. Qu'il passe l'arme à gauche et c'est la révolution. Qui balaiera du même coup son fils incestueux, ce roi pantin de Juan Carlos...

- Et pourquoi  pas  Juan  Carlos ?  C'est  peut-être  ce  qui  pourrait  arriver de mieux à l'Espagne. 11 y a bien des monarchies constitutionnelles, comme en Suède.

Là, je le  provoquai. C'était sûrement une erreur. Mais il s'était tassé sur lui-même :

- Peuh... La monarchie. Une image fossile de l'oppression, une figurine de plomb à abattre.  Hélas,  il  y  encore des gens et  des peuples pour ne pas connaître la  vérité de l'Histoire. Que peut­on faire pour eux ? Sinon malgré eux ? En attendant, qu'on le veuille au non, entre France et  Espagne, entre Giscard et  Franco, c'est ici une enclave, un Etat libre en Pyrénées !

- Comme l'Andorre...

Que n'avais-je pas dit là ! Je lui avais redonne du poil de la bête. Il éclata en vitupérations baveuses sur sa barbe :

-Les Andorrains ! Des marchands. Des outres à figues sèches. Des fils de  contrebandiers entre  deux  frontières qui  détaxent et détroussent en vendant du Pernod et des cigares à bas prix pour dévaloriser ceux du peuple cubain et sans souci pour la santé publique ! Des égoïstes sans la moindre culture politique qui bétonnent  leur vallée pour mieux y ratisser les poches des touristes sans conscience internationale. Un furoncle de marchands à la  jointure de deux impérialismes !

Il s'arrêta d'un coup, hébété, comme vide. Il parcourut d'un regard morne ses  troupes mutiques, ses acolytes pétrifiés qui semblaient ne rien regarder, évitant de faire paraitre la moindre expression, sinon la soumission. Il se tourna alors vers mon voisin, un dénommé H... du moins, moi, Paul Duchêne, je n'avais pas retenu son patronyme - et lui demanda de prendre la parole :

- Oh, répondit-il avec hésitation, je suis un peu dérouté. Je ne m'attendais pas à ça... Je ne suis pas un communiste... Je ne fais pas de politique... Je ne sais pas trop ce que vous voulez... Je suis là pour apprendre la vie en communauté aux adolescents et  favoriser leurs activités. Je vais voir. Laissez-moi le temps...

- Bien.  Nous  verrons,  sembla  se  satisfaire  D.  Quant  à  toi,  m'asséna--il dans son dernier sursaut d'énergie de la soirée, ce n'est que par égard pour ton camarade que je te laisse la possibilité de rentrer dans le rang. Dès demain matin, si tu veux, tu peux faire tes bagages, ça vaudrait mieux pour toi et  pour la communauté !

Et sans transition, ils passèrent a des conciliabules sur l'organisation matérielle du camp, les transports et l'intendance, à des propositions d'ateliers qui paraissaient réglées et connues depuis toujours, bien que farcies avec des « si on », comme s'il s'agissait d'inédites et géniales trouvailles aux vertus pédagogiques initiatiques. De tout cela, je n'entendais guère. C'étaient des échanges à voix basse et qui ne m'étaient visiblement pas adressés. L'on ne parla pas un instant de montagnes. Où sont les montagnes, me criais-je en moi­-même, pour  me  sauver  avec  le  vert  de leurs  herbages  et  l'acuité de leurs roches, où sont la paix menaçante des névés et la boursouflure des orages que les crêtes font résonner ?

La  réunion  fut  close sans cérémonie. Le  traditionnel  goûter  du soir entre adultes n’avait  vu  passer que quelques croutes de pain et de fromage, méprisées à la fin des repas.

J'allai me coucher dans les affres de l'indécision. Partir ? Sans montagnes et sans argent, que ferais-je? Je craignais plus que tout de me voir revenir comme un chien battu chez mes parents, en août, dans une lointaine ville de plaine et de replaine. Rester ? Ma conscience politique comme il disait, n'était guère aiguisée, mais je me voyais mal jouer leur  jeu de militants obsessionnels, tristes et revanchards, leur fiction dangereuse. Car je sentais bien que D. avait, sinon le  pouvoir  de virer manu militari, au moins celui de m'emmerder jusqu'à la lie.

 

Pic de Cézy, Vallée d'Ossau, Pyrénées-Atlantiques.

Photo : T. Guinhut.

Sur la carte, au-dessus du torrent du Valentin au nom charmant, la « Cola »  était  située  au lieu-dit  « d'Asperta »,  bastion  en  devers  de  la  route et en travers de la gorge, nom que j'étais prêt à changer en Desperta, en Désespoir... Je m'endormis je ne sais comment. Me réveillai à la lueur du brouillard qui obscurcissait la fenêtre et le plafond si peu montagneux. À ma surprise, dès le café-tartines, fut négligemment acceptée ma proposition d'emmener un groupe d'adolescents enthousiastes édifier un barrage, un fort et un jardin zen plus bas dans le torrent, ce qui nous prit toute la journée, seulement coupée par un repas fruste et bourratif. Enfin la  veillée chansonnettes, passa comme une fleur, au  bon plaisir des adolescents et du mien, sans intervention aucune de D.

Il n'y eut  pas de réunion du soir. Ce que j'avais craint m'accordait un sursis. Etait-ce, pour le Directeur D., la  patience d'avant l'attaque ? Ou étais-je quantité si négligeable pour me laisser dans le jus de pluie menaçante et ne pas plus s'en préoccuper ? Je me disais lâchement qu'un orage évité était toujours ça de gagné et  qu'en faisant le mort, le temps allait  jouer en ma faveur. Mais surtout, curieusement, je n'y pensais pas plus que ça, dans une capacité de distance, d'insouciance qui m'étonne encore aujourd'hui. J'aimais mieux rire et  bavarder avec les adolescents. Projeter avec eux des balades sur les cartes que je leur apprenais à lire.

Le lendemain donc, après que j'eus commencé avec les adolescents la construction d'une cabane dans un hêtre écroulé au-dessus de notre torrent avec barrage et jardin zen, j'attendais avec une poignée d'entre eux le repas de midi, sur l'esplanade,  jouant avec une craie et  cailloux à déplacer pour former le premier une ligne dans un carre aux huit triangles... D. me jaillit dessus :

- Qu'est-ce que tu fais ? Ce jeu débile. Quel est  ton objectif ?

- Je ne comprenais rien. Je balbutiai. Alors que les gamins, discrètement choqués, s'écartaient.

- Tout animateur digne de ce nom doit soumettre toute action à un objectif. Es-tu si ignare que tu ne connais pas la pédagogie par objectifs ? La socialisation et l'apprentissage d'une technique collective !

Et, derechef, il éloigna sa barbe frêle et sa silhouette hésitante...

Encore un mauvais coup pour moi, me dis-je. Qu'est-ce que c'était que ces billevesées ? Alors que la passionaria languide aux cheveux noirs crépus, au nez camus, continuait placidement son atelier macramé, ses tortillages de ficelles et cordages pour exécuter de splendides créatures artisanales, dignes des plus  tristes salles des fêtes soviétiques, suspensoirs à pots de fleurs, panier ventral  pendouillant  et  autre hamacs et dessus de table, chefs-d'œuvre de l'ingéniosité humaine comme  j' en  avais vu dans une exposition de l'association France-URSS, clichés extenués d'art populaire  pour  propagande.  Elle  devait  surement  habiller  la chose  de  concepts prétentieux tels que « découverte de l'artisanat populaire traditionnel » ou « initiation à la création manuelle »... Comme ceux qui derrière moi passaient leurs journées aux sports, ping-pong, volley et foot dans le seul pré plat, ces « éducations a la motricité et à l'esprit d'équipe », que je prenais plutôt pour enrégimentement, agitation fonctionnelle, empêchage de pensée singulière…

Aussitôt le dessert avalé, un ciel plus clair se levant soudain, j'embauchai un animateur pâle et timide autant que sa syntaxe, une tête aussi blanche qu'un poireau grêle, c'est tout ce que j'ai pu retenir de lui, puis une douzaine d'adolescents, pour une balade d'après-midi. Par la route, par des sentes qui en coupent les lacets, nous montâmes à Gourette, laide station de ciment, goudron et  téleskis, pour accéder au sentier du lac d'Anglas. Lac que nous n'aurions pas le temps d'atteindre... Le petit bois de Saxe dépasse, le torrent franchi, nous étions lancés en pleine montagne, vallée torturée par les géologies du calcaire, mais point par l'homme encore. Même si nous eûmes le temps de  nous étonner devant l'effilement de l'arête de Pène Sarriere, un défi de la roche au ciel un instant bleu, à l'équilibre, je sentais trop que j'étais au bout d'une laisse, celle du temps imparti par la rancune de la caserne ou l'on aimait tant les mots d'ordre et les injonctions, et où, je m'en rendais compte peu à peu, l'on ne faisait rien en fait.

Il  n'y eut pas plus  de  réunion  ce  soir-là. Les  bruits  de  randonnées à programmer restaient remis à cause d'une  incertaine  météo. Ou  à cause de  la  flemme, de  la  léthargie  grise des  esprits,  du  ressentiment  assagi...

Je restais deux ou trois jours à trainasser dans l'oubli de la hiérarchie absente, sous le ciel couvert ou pluvieux, à jouer à notre cabane de torrent ou à suivre les adolescents aux bistrots et boutiques des Eaux-Bonnes, pendant que le Directeur D emmenait  tour  à tour des groupes « en  ville »,  en  camionnette, à Laruns, pour les  faire participer au projet  d'intendance,  excursions auxquelles je n'étais pas convié, et dont je ne souhaitais pas être.

Il fallait bien occuper pourtant des jours franchement pluvieux. Je ne pouvais les faire jouer à l'Indien sous le wighwam de fougères détrempées. II fallait bien  s'abriter  de l'averse  dégoulinante  dans l'abri  de la caserne de tôle et de ciment. Usant d'une de mes passions d'alors, je lançai dans la cantine un atelier d'initiation à l'art abstrait. Qui marcha assez bien. Entrainant à barbouiller de l’abstraction  lyrique et de  l'expressionnisme abstrait une douzaine de gamins. Les œuvrettes nous parurent assez variées, colorées et réussies pour qu'on en scotche les feuilles sur le mur qu'ainsi chamarré j’appelai pompeusement « Galerie d'Art » sur un panonceau de carton. Les adolescents virent cette  appellation  comme  le  couronnement  de  leur  fierté  et  attendaient de pied ferme l'arrivée des autres.

Quand D. entra, de retour de son escapade qui, prétendument, était destinée à chercher des lieux de camping, en fureur, et m'apostropha, quoique sans me regarder dans les yeux :

- Quoi ! "Galerie d'Art"? Tu veux faire le lit du système capitaliste, de l'art pour l’élite financière, de l'appropriation privée de l'art par des privilégiés au lieu de le rendre à tous ? Offrir aux mains rapaces de l'argent et de la spéculation des motifs décoratifs et  vides de  sens ?  Non ! C'est à l'Etat communiste et collectiviste de permettre à l'art prolétarien d'être produit par tous et utile à tous...

Il sortit aussi rapidement qu'il avait surgi, comme s'il ne voulait pas se laisser le temps d'entendre ma réponse. Peut-être me serais-je tu. Pour ne pas plus irriter son ire, étrange puisqu'elle ne se  portait plus vers moi que par intermittences, aussitôt retirée. Etait-ce  incontrôlé ? Pensait-il ainsi mieux me blesser ? Ou mieux m'épargner? Quant au sujet de discorde, un de  plus, je pensais à part  moi que l'on savait à quel art  officiel, à quel médiocre stéréotype la mainmise de l'Etat mène... Une fois de plus les ados s'étaient éclipses. Il n'en restait qu'un ou deux pour décrocher avec moi les œuvrettes que nous voulions protéger de la destruction, de la censure...

Ma mémoire, de cette semi-privation de montagne (elle était et je n'allais pas à elle), de cette saynète sociale obligée, n'a finalement guère retenu. Des  journées  vides  restent  vides.  Ma  chance,  peut-être, face à de tels obtus idéologues, heureusement dénués du pouvoir de nuire plus avant, était de les  presque instantanément effacer par une incroyable et gamine faculté d'oubli, de considérer la montagne, même depuis la prison des fenêtres au-delà de la médiocre esplanade, d'examiner ses  troncs, ses falaises, ses ciels bouchés et ses pluies. Sans compter ses innombrables, toujours changeants, ballets de vapeurs, averses, brumes et brouillards qui balayaient comme vanité le théâtre minable de notre colonie, même jeune, même communiste, même révolutionnaire. Finalement, D. et sa troupe, du moins l 'espérais-je, n'avaient pas assez de poigne pour châtier plus violemment mes dissidences et  risquer ainsi de transgresser les lois du ministère et de l'Etat qui les payait.

Déjà, une semaine était largement passée. Sans qu'il se soit rien passé. Il n'y avait eu ni expulsion du gris purgatoire de D. ni haute montagne. D. continuait de passer  parfois  près de moi sans paraître me voir. Pourquoi si  menaçant, si intransigeant,  n'usait-il plus de son maigre pouvoir de roquet ? Etait-ce au fond un craintif, ou, retors, guettait-il l'occasion de me prendre réellement en faute et me tomber dessus ? Cependant, tout animateur ayant droit à une journée de congé par semaine, la chose fut vite réglée : il suffisait de s'inscrire sur un tableau après une informelle concertation avec ses pairs. La perspective de marcher enfin seul le lendemain dans et sur la montagne me faisait vibrer comme une comète... Jusque-là, promener sa viande molle autour du casernement des animateurs et ados, qui avaient déjà des habitudes de grand-père,refaisant les mêmes maigres trajets sans couper le cordon du camp, ne m'avait laissé qu'un goût de gris dans la bouche, sans le secret affolement du désir.

J'espérais une radieuse aurore pour ce jour de liberté. Hélas, la pluie avait pris en otage la montagne. Elle tenait aux branches comme par des menottes et  ses  lourds  nuages encapuchonnaient les falaises comme  des bures d'ascètes castrés.

Je n'allais pas m'avouer vaincu. J'engloutis le petit déjeuner en chaussures de montagne avant de voir l'œil étrange de D. considérer mon départ sous une pluie battante, sonore, tenace, qui me dégoulinait déjà du nez au menton et du menton au cou. J'avais vu de pires départs qui s'étaient ouverts sur l'éclaircie, du moins sur le silence des écharpes de brumes entrouvertes. Ou sur une magique neige estivale.

Par Gourette, plus laide encore sous le déluge qu'elle salissait, je montais, par  prairies et  sous-bois, faisant l'inventaire  des flaques,  rigoles,  boues et  rochers  glissants,  mousses  aqueuses  et  feuilles spongieuses, écoutant la galopade ininterrompue des gouttes sur ma capuche, faisant gicler terre et eau dans la soupe du sentier. En deux heures,  j'arrivai à la cabane de Bouy dont l'alpage  courbe  aurait dû largement dominer  la  vallée du Valentin et  la microbienne  colonie tout en se laissant survoler  par les arêtes calcaires du Ger et les aiguilles des Quintettes au nom si musical, fabuleux. J'avais cru pouvoir entendre en la montagne un aérien et  joyeux quintette de Haydn. Alors que je ne pouvais percevoir que le  néant des  gris, la collante et monocorde sonorité de la pluie universelle. Trois heures durant, a demi-abrite  contre la cabane fermée,  je restais à scruter l'attente d'un miracle qui ne vint pas. Je connaissais jusqu'à l'intime la mâche de la pluie, le fumet de la forêt, le crépitement des gouttes dans la pelouse. Touchant le grain particulier d'une roche mouillée, il  n'y avait plus de mes sens que la  vue qui restait frustrée. Même si l’expérience de transporter en marchant et autour de soi comme une grotte de brume ou n'apparaissaient que les premiers troncs, les seuls objets proches, semblait fort limitée, cette aventure me prenait toujours d'une sorte de joie de sanglier au tr avers de la gorge. Je préférais le goût rauque de cette goulée de montagne sur mes tartines à la cantine de la caserne.

Dans l’abri précaire de l’encoignure de la cabane d’altitude, je prêtai soudain attention à la froideur croissante de la pluie, à son évanescence lourde, à ses virevoltants duvets : il neigeait ! C’était ténu, le sol blanchissait à peine, par plaques. Il aurait fallu pouvoir bivouaquer là, trouver au matin la vue dégagée sur un cirque fluorescent de montagnes enneigées…

Je dus redescendre,  rejoignant Les Eaux Bonnes par un sentier forestier adjacent, forant le nuage comme un geai. Dans la brumeuse et mobile cellule heureusement individuelle qui m'avait été allouée pour la route,je sentais l'animal, le cuir de chamois rebelle, le  jus d'écorce et de bouillasse, le sperme en puissance, l’intellect d'homme libre...                                                                                

(...)

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

 

Haute vallée d'Ossau, Pyrénées-Atlantiques.

Photo : T. Guinhut.

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13 juillet 2023 4 13 /07 /juillet /2023 17:20

 

Arte Africana, da coleção de José de Guimarães.

Centro Internacional das Artes José de Guimarães, Portugal.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

L’irruption esthétique du japonisme

et des arts d'Afrique noire.

Ou l’anthropologie de l’art

au secours de la beauté.

 

 

 

Siegfried Wichmann : Japonisme, traduit de l’allemand par Olivier Séchan,

Chêne/Hachette, 1982, 432 p, 540 F.

 

Ezio Bassani : Le Grand héritage. Sculptures de l’Afrique noire, Dapper, 1992, 304 p.


Claude Lévi-Strauss : La Voix des masques, Pocket, 2004, 8,40 €.

 

Maurice van Vliet : L’Anthropologie de l’art, Apogée, 2023, 84 p, 11 €.

 

L’Art en transfert, direction Brigitte Derlon et Monique Jeudy-Ballini,

Cahiers d’anthropologie sociale, L’Herne, 2015, 160 p, 15 €.

 

 

 

Quoiqu’il en eût vu bien d’autres, le Beau se sentit soudain bouleversé, voire outragé, saccagé, lorsqu’à deux reprises des arts venus d’ailleurs, Japon, puis Afrique noire, firent irruption dans le champ occidental. S’agissait-il d’art d’ailleurs ? Sans compter l’Amérique centrale des Aztèques, ou encore l’Australie des Aborigènes. Il nous faut alors se confronter au japonisme, se mirer dans les masques africains et ceux des Indiens de la Colombie Britannique, tels que les révéla Claude Lévi-Strauss, ceux relevant de ce que l’on appelle aujourd’hui les arts premiers. Ainsi est-il nécessaire d’envisager une « anthropologie de l’art », pour reprendre le titre de Muriel van Vliet. La face de la beauté en est-elle changée ?

 

De Platon à Hegel, en passant par Boileau, la cause était largement partagée. L’art devait imiter la nature, figurer l’universalité du beau, ce en rassemblant la Grèce antique et le christianisme, enclins à entretenir la plasticité du dessin et la lumière des couleurs. Corps, paysages, allégories ne devaient convaincre et persuader que par le sésame du beau universel, même si Hume et Kant y ajoutaient la subjectivité d’où découle ce qui plait. Hegel allait jusqu’à voir dans le déroulement chronologique de la création artistique un progrès, dans le cadre d’une téléologie.

Mais à la fin du XIX° siècle, l’irruption des estampes japonaises, d’Hokusai, Utamaro et Hiroshige, change la donne, ouvre le regard, bouscule les peintres, comme Monet. Le japonisme bat son plein, jusque dans la décoration. Car en 1868 commence l’ère Meiji, soit la sortie du Japon de son isolement insulaire et son ouverture commerciale au monde occidental. À cette occasion déferle en Europe un univers insolite, exotique et fascinant. Un Français, Philippe Burty, critique d’art et collectionneur, invente dans les années 1870 le néologisme aujourd’hui consacré : « japonisme ». Les échanges commerciaux, les expositions universelles de Paris, Londres et Vienne, la revue de Samuel Bing, Le Japon artistique, fondée en 1888, tout concourt à faire l’art extrême-oriental une référence choyée. L’on découvre la perspective diagonale qui ôte les toits des demeures, les paravents paysagers, les éventails peints, les céramiques aux opalescences profondes. Les artistes européens et particulièrement français ne peuvent manquer d’être étonnés, chamboulés, influencés. Impressionnistes, Nabis, symbolistes, Art nouveau, tous succombent à cette séduction, empruntant, intégrant et revisitant thèmes et motifs. Ainsi Siegfried Wichmann, en son volume aux quatre cents pages et mille cent illustrations, nous montre comment Van Gogh, Degas et Toulouse Lautrec, mais aussi le Viennois Gustav Klimt, sans oublier Emile Gallé et ses vases, se sont nourris, certes sans que cette influence les assèche, de l’art vivifiant d’une civilisation qui ne doit rien à l’Occident.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Savamment fleuris, les kimonos exercent toujours un pouvoir de fascination calme. Ce dont témoigne, au Musée Guimet, la première exposition hors du Japon des plus belles pièces textiles de la collection de la célèbre maison Matsuzakaya, fondée en 1611. Depuis l’époque d’Edo (1603-1868) jusqu’à nos jours, ce vêtement qui est une œuvre d’art à soi seule et d’autant plus qu’il est porté avec le plus grand soin n’en est pas moins sujet aux évolutions séculaires, alors que leurs réinterprétations sont légion dans la mode japonaise et française contemporaine. Sous un titre laconique et suffisant, Kimono[1], un ouvrage délicieux répertorie ces prétextes aux déclinaisons florales colorées, parfois sur fond d’or et de pourpre, sans omettre des coiffeuses et des peignes ornés qui leurs sont associés.

Porté à l’origine comme un vêtement de dessous par l’aristocratie, avant d’être adopté par la classe des samouraïs comme vêtement extérieur, le kimono est progressivement devenu un vêtement usuel pour l’ensemble de la population japonaise. À partir de l’ère Meiji, les élégantes françaises en font un vêtement d’intérieur, participant du japonisme ambiant, qui essaime chez des créateurs de mode comme Paul Poiret (1879-1944) ou Madeleine Vionnet (1876-1975). Aujourd’hui, Kenzo Takada, Yohji Yamamoto ou Junko Koshino aiment à rappeler son influence, alors que chez nous Yves Saint Laurent, Jean Paul Gaultier ou John Galliano s’en inspirent, réinterprétant les codes structurels du kimono, nonobstant la forme originelle en T, l’honorant d’une place de choix sur la scène artistique. Si l’exquis raffinement du kimono emprunte ses motifs à la nature, il permet à la culture japonaise d’offrir à l’universalité du beau une déclinaison qui témoigne des infinies capacités de l’esprit humain - et de ses doigts textiles - au service de ce qui nous transcende dans l’immanence.

En conséquence le périmètre et la nature du beau n’en peuvent être qu’élargis, métamorphosés. Non que la beauté venue du Phédon de Platon[2] et des statues de Praxitèle soit invalidée. Mais à la source grecque s’ajoute un monde plastique où la subtilité du dessin et la richesse des couleurs peuvent dire combien les paysages du mont Fuji sont beaux, combien les chevelures lisses et noires des dames et geishas glissant sur leurs kimonos aux fleurs palpitantes sont émouvantes et mystérieuses. Une allusive poétique fait frissonner des efflorescences esthétiques, dont l’origine insulaire et lointaine n’empêche en rien qu’elle soit digne de l’universel.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Des masques de bois, que l’on disait nègres sans y voir malice, plongèrent ensuite quelques artistes dans une stupéfaction profonde, tel au premier chef un Pablo Picasso. Ses scandaleuses Demoiselles d’Avignon, peintes en 1913, en portent la trace, ses peintures précubistes, aux traits accusés, anguleux, bruns et noirâtres, presque expressionnistes, volontairement laides, si l’on pardonne ce jugement esthétique, y font sans ambigüité allusion. Ce qui était fétiches et invocations rituelles accède alors à la dignité de l’art occidental, au travers d’un vocabulaire plastique permettant d’élargir le champ pictural. Et même si Pablo Picasso revint ensuite à un néoclassicisme graphique, il n’est pas interdit de penser que la vitalité barbare de l’art nègre continua d’irriguer ses productions, du cri de Guernica aux plus tardives déchirures affectant ses figures picturales.

Un catalogue édité à l'occasion de l'exposition à Paris, au Musée Dapper, de mai à septembre 1992, permet de balayer l’immense patrimoine de la sculpture de l'Afrique noire, sous la direction éclairée d’Ezio Bassani. Ce grand héritage ne peut plus échapper à notre sagacité.

Quoiqu’iconiques, ce serait réducteur de ne penser qu’aux masques, tant l’Afrique regorges de figurines, statuettes, objets divers, sans compter les aires géographiques et culturelles spécifiques si nombreuses. L’on connait des civilisations archaïques, celles des Nok  au V° siècle avant Jésus Christ et au centre du Nigéria, ou des Ifè, au XII° siècle, une cité yoruba du sud-ouest du Nigéria, dont les terres cuites et les bronzes sont fort curieux ; ces derniers représentant des têtes royales. L’ancien royaume du Bénin, lui, ornait de scènes quotidiennes et de la vie de cour, aux XVI° et XVII° siècles, des plaques de bronze.

Cependant pour nombre d’objets, nous ne connaissons guère le fonctionnalisme ou le symbolisme qui les justifiait. Fétiches, exorcismes, danses sacrales, rituels… Faute d’une culture écrite, d’une mémoire orale, le sens premier se dérobe, ne laissant pour le regard occidental et contemporain, en un ethnocentrisme discutable, que la dimension esthétique, peut-être improprement accolée à l’objet ; sauf si l’ethnologue, tel Michel Leiris peut en recueillir auprès des indigènes les modalités.

 

Art du Pacifique. Museum d'Histoire naturelle, La Rochelle, Charente-Maritime.

Photo : T. Guinhut.

 

Reste que les qualités esthétiques peuvent être difficilement niées. Venu du Nigéria, un masque représentant « l’oni obalufon », frappe par sa rondeur, son équilibre des traits, sa plasticité délicate, sa sérénité méditative. Même si la dimension psychologique ne semble qu’allusive, tant l’on peut deviner qu’il s’agit moins d’individualisme que d’atavisme collectif.

Une caractéristique semble l’emporter : l’hiératisme. Figures d’ancêtres, matérialisation de l’au-delà, offrandes magiques, anthropomorphisme mythique au service d’un reliquaire, tous sont stylisés. Les identifier comme œuvre d’art est-il une erreur d’appréciation ? Dans la mesure où l’art est un concept plutôt occidental - mais aussi extrême oriental -, où la muséification n’est pas ici de mise, oui. En revanche, si l’on considère combien  « elles sont le résultat d’un acte conscient de leur créateur ; qu’elles transcendent donc le cadre fonctionnel, religieux ou social[3] », non. Reste à séparer, peut-être arbitrairement, les objets relevant de l’artisanat, les concrétions brouillonnes et propitiatoires, et les œuvres à proprement parler d’art. Quoique le document ethnographique puisse être à cheval sur ces deux catégories.

Une « figure de reliquaire Kota » du Gabon, un « appui-tête » de bois, venu du « maître des chevelures en cascade » au Zaïre, des cavaliers « djenné » du Mali en terre cuite, une tête de reine « ifé » presque bouddhique, un masque déjà cubiste de Bamana au Mali, un autre « ngbaka » du Zaïre, un autre encore « punu » du Gabon, sans compter des cimiers de danse « bamana » du Mali et de simples cuillères « edo » du Nigéria coiffées de figurines zoomorphes… Tous exsudent le raffinement plastique, la sûreté de la représentation stylisée, la noblesse formelle. Donc l’insolite dignité du beau.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

C’est approximativement au moment de l’irruption du japonisme que nait une discipline nouvelle : l’anthropologie de l’art, ce qui est également le titre d’un essai de Muriel van Vliet. Le concept vitalise les études qui abordent l’art au travers du prisme de la diversité des cultures, incluant « d’autres formes telles que le langage, le rituel, la technique et la science ». Or les fonctions culturelles ne sont pas toujours esthétiques, soit de par la volonté des créateurs pour qui l’art n’a pas à cet égard de sens, soit au regard des utilisateurs et des spectateurs.

Sortis des cabinets de curiosité, des fonds ethnologiques, issus des vols et des pillages d’un Malraux ou constatés par Michel Leiris à l’occasion de son récit L’Afrique fantôme[4], les artefacts orientaux et les masques africains accèdent la consécration muséale occidentale, voire à la nécessité de rendre aux pays originaires les pièces indument conservées, même si leur conversation en d’africaines contrées peut poser des problèmes de sécurité. Ces objets sont-ils indument muséifiées ? Car, associant à un masque africain le concept occidental d’art, la consécration muséale et la dignité esthétique ne seraient-elles pas de l’ordre du faux sens, voire du contresens ? Toutes ces questions sont posées par le synthétique et intelligent ouvrage de Muriel van Vielt, dont la progression est aussi claire que rigoureuse : L’Anthropologie de l’art.

L’émergence de sciences humaines comme la sociologie et la psychologie, la science du langage et l’histoire de l’art, et a fortiori l’ethnologie, lors du XIX° siècle, favorise de nouvelles lectures du phénomène artistique. Au siècle suivant, Aby Warburg étudie danse, rituels et photographie, captivé par la « survivance de motifs, malgré les changements de cultures », ce dont témoigne entre 1921 et 1926 les planches de son Atlas Mnémosyne[5], qui se veulent poser les fondements d’une grammaire figurative générale.

À sa suite, l’auteur de La Pensée mythique[6], Ernst Cassirer, opère le tournant « permettant de passer du transcendantalisme kantien à l’anthropologie de la culture ». Dans la foulée, Michel Foucault parlant à cet égard d’« épistémai », l’on peut s’aventurer sur le terrain de la pluralité des universaux. Dans le même temps, Erwin Panofsky[7], au moyen de son iconologie, fonde une histoire de l’art comme une discipline des sciences humaines nantie d’une ampleur philosophique informée. Ainsi, entre Warburg, Cassirer, Panofsky, l’art n’est plus seulement le lieu d’un beau chef-d’œuvre, mais il est étudié en congruence avec les rituels, les récits mythiques, les sciences de son temps. Sans compter les arts appliqués, dans le sillage de Gottfried Semper, voire l’art de vivre…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

André Leroi-Gourhan examine les peintures préhistoriques, Michel Leiris les « objet-fées » africains, tous artefacts qui interrogent les créateurs, surréalistes ou non, à l’instar d’André Masson clignant de l’œil vers la préhistoire. Conjointement, l’on se souvient de Walter Benjamin et de sa réflexion sur « la ruine de l’aura » à l’occasion de L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique[8]. De surcroit l’on accorde à l’art bien plus que son identité esthétique en lui reconnaissant une dimension sociale, économique, politique. D’autant qu’en 1947 Adorno et Horkheimer publient conjointement Kulturindustrie, arguant que « la fusion actuelle de la culture et du divertissement n’entraîne pas seulement une dépravation de la culture, mais aussi une intellectualisation forcée du divertissement[9] ». A contrario, Muriel van Vielt se demande : « Quel est le risque de l’esthétisation des objets relevant de l’ethnologie ? ». L’interrogation résonne au croisement des excès tant du colonialisme que du décolonialisme[10].

Et pas seulement dans le cadre d’une perception visuelle, Claude Lévi-Strauss s’attache aux masques de la Colombie britannique et de l’Alaska, mais dans la perspective des homologies avec les mythes. Plus récemment, l’approche morphologique de Philippe Descola[11] s’ajoute à toutes ces démarches permettant d’inscrire l’art comme facteur de culture. Ce dernier opposant conception naturaliste du monde (celle des paysages et portraits occidentaux) et visions animistes, totémistes et analogistes.

Mais d’où vient-il qu’étudiés par Claude Lévi-Strauss, les masques, dont les yeux protubérants sont clairvoyants, nous paraissent bien moins esthétisants que ceux de l’Afrique noire ? Ne doutons pas que leur fonction magique soit prépondérante, que « presque tous ces masques sont des mécaniques à la fois naïves et véhémentes[12] ». Leur universalité viendrait moins de la beauté que du fonds tribal et mythique de l’humanité.

Si l’on désire compléter la réflexion anthropologique jusqu’à des considérations contemporaines, voire un brin polémiques, consultons un Cahier d’anthropologie sociale, soit un numéro intitulé L’Art en transfert, sous la direction Brigitte Derlon et Monique Jeudy-Ballini. Car dans notre monde interconnecté, globalisé, les objets et les pratiques, les normes et les modèles, toutes les valeurs artistiques enfin, peuvent traverser les frontières nationales et culturelles. L’on s’approprie sans cesse ce qui vient non seulement du passé, mais d’ailleurs nombreux, au-delà même des phénomènes de métissage, de créolisation et d’hybridation. En ce volume, sont évoquées pêle-mêle les démarches de collectionneurs d’art africain en Afrique, aussi bien que de curieux artistes contemporains intégrant d’anciens rituels à des installations vidéo, la résistance d’immigrés à intégrer des modèles ambiants ou imposés par le pays d’accueil, ou encore la constance de sculpteurs inuit à les négocier. Ce qui n’est pas sans poser des problèmes de stéréotypes autochtones, de critères esthétiques occidentalo-centrés, d’authenticité et de droits d’auteur.

En revanche, l’on peut admettre que, maîtrisant les langues, les écritures romanesques, poétiques et argumentatives, les pratiques artistiques occidentales, les anciens colonisés et autres exogènes retournent ces savoirs contre ceux qui crurent inculquer un modèle. Ainsi s’émancipent-ils d’un contrôle politique ou culturel ; ainsi leur appropriation est un gage, non seulement de multiplicité, mais de liberté. Matérielle, intellectuelle, politique et esthétique, l’appropriation permet d’augmenter son identité plurielle, au contraire de ceux, qui, dans une démarche régressive, essentialiste, abusivement décoloniale, dénoncent l’appropriation culturelle, comme si le beau et le soi n’avaient qu’une couleur, qu’une nation, qu’une tribu. Les avant-gardes n’ont-elles pas profité de bien des appropriations ? Au tour des appropriés d’en faire leur miel…

 

N’oublions pas que l’esthétique est « la saisie de la prégnance du sens », pour reprendre la conclusion de Muriel van Vliet. En conséquence, l’art n’est plus à ranger dans le seul camp du beau, mais de l’agir sur la perception et sur le monde. Conjointement, il est également un artefact des sociétés et des mentalités, et bien entendu du politique. La tribu l’affirme en garant du mythe collectif, le prince en usait comme instrument de sa gloire, l’empire comme vitrine de sa grandeur, les totalitarismes comme outil de propagande obligée. Aujourd’hui la démocratie oligarchique l’affiche en apparence de liberté, d’autant que les mouvements de pressions, y compris écologistes, s’insinuent jusque dans les galeries et les musées. Beauté ou laideur politique ?

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie


[1] Kimono. Au bonheur des dames, sous la direction d’Iwao Nagasaki et d’Aurélie Samuel, Gallimard / Musée Guimet, 2017.

[3] Ezio Bassani : Le Grand héritage. Sculptures de l’Afrique noire, Dapper, 1992, p 11.

[4] Michel Leiris : L’Afrique fantôme, Gallimard, 1934.

[5] Aby Warburg : L’Atlas Mnémosyne, L’Ecarquillé, 2012.

[6] Ernst Cassirer : La Pensée mythique, Minuit, 1972.

[8] Walter Benjamin : L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique, Allia, 2020, p 25.

[9] Adorno et Horkheimer : Kulturindustrie, Allia, 2022, p 56.

[12] Claude Lévi-Strauss : La Voie des masques, Albert Skira, Les sentiers de la création, 1975, p 23.

 

Art du Nigeria. Museum d'Histoire naturelle, La Rochelle, Charente-Maritime.

Photo : T. Guinhut.

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Meursault contre-enquête, Zabor

Le Peintre dévorant la femme

 

 

 

 

 

 

 

Darger

Les Fillettes-papillons de l'art brut

 

 

 

 

 

 

Darnton

Requiem pour la liberté d’expression

Destins du livre et des bibliothèques

Un Tour de France littéraire au XVIII°

 

 

 

 

 

 

 

Daumal

Mont analogue et esprit de l'alpinisme

 

 

 

 

 

 

Defoe

Robinson Crusoé et romans picaresques

 

 

 

 

 

 

De Luca

Impossible, La Nature exposée

 

 

 

 

 

 

Démocratie

Démocratie libérale versus constructivisme

De l'humiliation électorale

 

 

 

 

 

 

Derrida

Faut-il pardonner Derrida ?

Bestiaire de Derrida et Musicanimale

Déconstruire Derrida et les arts du visible

 

 

 

 

 

 

Descola

Anthropologie des mondes et du visible

 

 

 

 

 

 

Dick

Philip K. Dick : Nouvelles et science-fiction

Hitlérienne uchronie par Philip K. Dick

 

 

 

 

 

 

 

Dickinson

Devrais-je être amoureux d’Emily Dickinson ?

Charyn : La Vie secrète d’Emily Dickinson

 

 

 

 

 

 

 

Dillard

Eloge de la nature : Une enfance américaine, Pèlerinage à Tinker Creek

 

 

 

 

 

 

Diogène

Chien cynique et animaux philosophiques

 

 

 

 

 

 

Dostoïevski

Dostoïevski par le biographe Joseph Frank

 

 

 

 

 

 

Eco

Umberto Eco, surhomme des bibliothèques

Construire l’ennemi et autres embryons

Numéro zéro, pamphlet des médias

Société liquide et questions morales

Baudolino ou les merveilles du Moyen Âge

Eco, Darnton : Du livre à Google Books

 

 

 

 

 

 

 

Ecologie, Ecologismes

Greenbomber, écoterroriste

Archéologie de l’écologie politique

Monstrum oecologicum, éolien et nucléaire

Ravages de l'obscurantisme vert

Wohlleben, Stone : La Vie secrète des arbres, peuvent-il plaider ?

Naomi Klein : anticapitalisme et climat

Biophilia : Wilson, Bartram, Sjöberg

John Muir, Nam Shepherd, Bernd Heinrich

Emerson : Travaux ; Lane : Vie dans les bois

Révolutions vertes et libérales : Manier

Kervasdoué : Ils ont perdu la raison

Powers écoromancier de L'Arbre-monde

Ernest Callenbach : Ecotopia

 

 

 

 

 

 

Editeurs

Eloge de L'Atelier contemporain

Diane de Selliers : Dit du Genji, Shakespeare

Monsieur Toussaint Louverture

Mnémos ou la mémoire du futur

 

 

 

 

 

 

Education

Pour une éducation libérale

Allan Bloom : Déclin de la culture générale

Déséducation et rééducation idéologique

Haine de la littérature et de la culture

De l'avenir des Anciens

 

 

 

 

 

 

Eluard

« Courage », l'engagement en question

 

 

 

 

 

 

Emerson

Les Travaux et les jours de l'écologisme

 

 

 

 

 

 

 

Enfers

L'Enfer, mythologie des lieux

Enfers d'Asie, Pu Songling, Hearn

 

 

 

 

 

 

Erasme

Erasme, Manuzio : Adages et humanisme

Eloge de vos folies contemporaines

 

 

 

 

 

 

Esclavage

Esclavage en Moyen âge, Islam, Amériques

 

 

 

 

 

 

Espagne

Histoire romanesque du franquisme

Benito Pérez Galdos, romancier espagnol

 

 

 

 

 

 

Etat

Serions-nous plus libres sans l'Etat ?

Constructivisme versus démocratie libérale

Amendements libéraux à la Constitution

Couleurs des monstres politiques

Française tyrannie, actualité de Tocqueville

Socialisme et connaissance inutile

Patriotisme et patriotisme économique

La pandémie des postures idéologiques

Agonie scientifique et sophisme français

Impéritie de l'Etat, atteinte aux libertés

Retraite communiste ou raisonnée

 

 

 

 

 

 

Etats-Unis romans

Dérives post-américaines

Rana Dasgupta : Solo, destin américain

Bret Easton Ellis : Eclats, American psycho

Eugenides : Middlesex, Roman du mariage

Bernardine Evaristo : Fille, femme, autre

La Muse de Jonathan Galassi

Gardner : La Symphonie des spectres

Lauren Groff : Les Furies

Hallberg, Franzen : City on fire, Freedom

Jonathan Lethem : Chronic-city

Luiselli : Les Dents, Archives des enfants

Rick Moody : Démonologies

De la Pava, Marissa Pessl : les agents du mal

Penn Warren : Grande forêt, Hommes du roi

Shteyngart : Super triste histoire d'amour

Tartt : Chardonneret, Maître des illusions

Wright, Ellison, Baldwin, Scott-Heron

 

 

 

 

 

 

Europe

Du mythe européen aux Lettres européennes

 

 

 

 

 

 

Fables politiques

Le bouffon interdit, L'animal mariage, 2025 l'animale utopie, L'ânesse et la sangsue

Les chats menacés par la religion des rats, L'Etat-providence à l'assaut des lions, De l'alternance en Démocratie animale, Des porcs et de la dette

 

 

 

 

 

 

Fabre

Jean-Henri Fabre, prince de l'entomologie

 

 

 

 

 

 

Facebook

Facebook, IPhone : tyrannie ou libertés ?

 

 

 

 

 

 

Fallada

Seul dans Berlin : résistance antinazie

 

 

 

 

 

 

Fantastique

Dracula et autres vampires

Lectures du mythe de Frankenstein

Montgomery Bird : Sheppard Lee

Karlsson : La Pièce ; Jääskeläinen : Lumikko

Michal Ajvaz : de l'Autre île à l'Autre ville

Morselli Dissipatio, Longo L'Homme vertical

 

 

 

 

 

 

Fascisme

Histoire du fascisme et de Mussolini

De Mein Kampf à la chambre à gaz

Haushofer : Sonnets de Moabit

 

 

 

 

 

 

 

Femmes

Lettre à une jeune femme politique

Humanisme et civilisation devant le viol

Harcèlement et séduction

Les Amazones par Mayor et Testart

Christine de Pizan, féministe du Moyen Âge

Naomi Alderman : Le Pouvoir

Histoire des féminités littéraires

Rachilde et la revanche des autrices

La révolution du féminin

Jalons du féminisme : Bonnet, Fraisse, Gay

Camille Froidevaux-Metterie : Seins

Herland, Egalie : républiques des femmes

Bernardine Evaristo, Imbolo Mbue

 

 

 

 

 

 

Ferré

Providence du lecteur, Karnaval capitaliste ?

 

 

 

 

 

 

Ferry

Mythologie et philosophie

Transhumanisme, intelligence artificielle, robotique

De l’Amour ; philosophie pour le XXI° siècle

 

 

 

 

 

 

 

Finkielkraut

L'Après littérature

L’identité malheureuse

 

 

 

 

 

 

Flanagan

Livre de Gould et Histoire de la Tasmanie

 

 

 

 

 

 

Foster Wallace

L'Infinie comédie : esbroufe ou génie ?

 

 

 

 

 

 

 

Foucault

Pouvoirs et libertés de Foucault en Pléiade

Maîtres de vérité, Question anthropologique

Herculine Barbin : hermaphrodite et genre

Les Aveux de la chair

Destin des prisons et angélisme pénal

 

 

 

 

 

 

Fragoso

Le Tigre de la pédophilie

 

 

 

 

 

 

 

France

Identité française et immigration

Eloge, blâme : Histoire mondiale de la France

Identité, assimilation : Finkielkraut, Tribalat

Antilibéralisme : Darien, Macron, Gauchet

La France de Sloterdijk et Tardif-Perroux

 

 

 

 

 

 

France Littérature contemporaine

Blas de Roblès de Nemo à l'ethnologie

Briet : Fixer le ciel au mur

Haddad : Le Peintre d’éventail

Haddad : Nouvelles du jour et de la nuit

Jourde : Festins Secrets

Littell : Les Bienveillantes

Louis-Combet : Bethsabée, Rembrandt

Nadaud : Des montagnes et des dieux

Le roman des cinéastes. Ohl : Redrum

Eric Poindron : Bal de fantômes

Reinhardt : Le Système Victoria

Sollers : Vie divine et Guerre du goût

Villemain : Ils marchent le regard fier

 

 

 

 

 

 

Fuentes

La Volonté et la fortune

Crescendo du temps et amour faustien : Anniversaire, L'Instinct d'Inez

Diane chasseresse et Bonheur des familles

Le Siège de l’aigle politique

 

 

 

 

 

 

 

Fumaroli

De la République des lettres et de Peiresc

 

 

 

 

 

 

Gaddis

William Gaddis, un géant sibyllin

 

 

 

 

 

 

Gamboa

Maison politique, un roman baroque

 

 

 

 

 

 

Garouste

Don Quichotte, Vraiment peindre

 

 

 

 

 

 

 

Gass

Au bout du tunnel : Sonate cartésienne

 

 

 

 

 

 

 

Gavelis

Vilnius poker, conscience balte

 

 

 

 

 

 

Genèse

Adam et Eve, mythe et historicité

La Genèse illustrée par l'abstraction

 

 

 

 

 

 

Gilgamesh
L'épopée originelle et sa photographie


 

 

 

 

 

 

Gibson

Neuromancien, Identification des schémas

 

 

 

 

 

 

Girard

René Girard, Conversion de l'art, violence

 

 

 

 

 

 

 

Goethe

Chemins de Goethe avec Pietro Citati

Goethe et la France, Fondation Bodmer

Thomas Bernhard : Goethe se mheurt

Arno Schmidt : Goethe et un admirateur

 

 

 

 

 

 

Gothiques

Frankenstein et autres romans gothiques

 

 

 

 

 

 

Golovkina

Les Vaincus de la terreur communiste

 

 

 

 

 

 

 

Goytisolo

Un dissident espagnol

 

 

 

 

 

 

Gracian

L’homme de cour, Traités politiques

 

 

 

 

 

 

 

Gracq

Les Terres du couchant, conte philosophique

 

 

 

 

 

 

Grandes

Le franquisme du Cœur glacé

 

 

 

 

 

 

Greenblatt

Shakespeare : Will le magnifique

Le Pogge et Lucrèce au Quattrocento

Adam et Eve, mythe et historicité

 

 

 

 

 

 

Guerre et violence

John Keegan : Histoire de la guerre

Storia della guerra di John Keegan

Guerre et paix à la Fondation Martin Bodmer

Violence, biblique, romaine et Terreur

Violence et vices politiques

Battle royale, cruelle téléréalité

Honni soit qui Syrie pense

Emeutes et violences urbaines

Mortel fait divers et paravent idéologique

Violences policières et antipolicières

Stefan Brijs : Courrier des tranchées

 

 

 

 

 

 

Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

 

 

 

 

 

 

Guinhut Muses Academy

Muses Academy, roman : synopsis, Prologue

I L'ouverture des portes

II Récit de l'Architecte : Uranos ou l'Orgueil

Première soirée : dialogue et jury des Muses

V Récit de la danseuse Terpsichore

IX Récit du cinéaste : L’ecpyrose de l’Envie

XI Récit de la Musicienne : La Gourmandise

XIII Récit d'Erato : la peintresse assassine

XVII Polymnie ou la tyrannie politique

XIX Calliope jeuvidéaste : Civilisation et Barbarie

 

 

 

 

 

 

Guinhut

Philosophie politique

 

 

 

 

 

 

Guinhut

Au Coeur des Pyrénées

 

 

 

 

 

 

 

Guinhut

Pyrénées entre Aneto et Canigou

 

 

 

 

 

 

 

Guinhut

Haut-Languedoc

 

 

 

 

 

 

Guinhut

Montagne Noire : Journal de marche

 

 

 

 

 

 

Guinhut Triptyques

Le carnet des Triptyques géographiques

 

 

 

 

 

 

Guinhut Le Recours aux Monts du Cantal

Traversées. Le recours à la montagne

 

 

 

 

 

 

 

Guinhut

Le Marais poitevin

 

 

 

 

 

 

Guinhut La République des rêves

La République des rêves, roman

I Une route des vins de Blaye au Médoc

II La Conscience de Bordeaux

II Le Faust de Bordeaux

III Bironpolis. Incipit

III Bironpolis. Les nuages de Titien 

IV Eros à Sauvages : Les belles inconnues

IV Eros : Mélissa et les sciences politiques

VII Le Testament de Job

VIII De natura rerum. Incipit

VIII De natura rerum. Euro Urba

VIII De natura rerum. Montée vers l’Empyrée

VIII De natura rerum excipit

 

 

 

 

 

 

 

Guinhut Les Métamorphoses de Vivant

I Synopsis, sommaire et prologue

II Arielle Hawks prêtresse des médias

III La Princesse de Monthluc-Parme

IV Francastel, frontnationaliste

V Greenbomber, écoterroriste

VI Lou-Hyde Motion, Jésus-Bouddha-Star

 

 

 

 

 

 

Guinhut Voyages en archipel

I De par Marie à Bologne descendu

IX De New-York à Pacifica

 

 

 

 

 

 

 

Guinhut Sonnets

À une jeune Aphrodite de marbre

Sonnets des paysages

Sonnets de l'Art poétique

Sonnets autobiographiques

Des peintres : Crivelli, Titien, Rothko, Tàpies, Twombly

Trois requiem : Selma, Mandelstam, Malala

 

 

 

 

 

 

Guinhut Trois vies dans la vie d'Heinz M

I Une année sabbatique

II Hölderlin à Tübingen

III Elégies à Liesel

 

 

 

 

 

 

Guinhut Le Passage des sierras

Un Etat libre en Pyrénées

Le Passage du Haut-Aragon

Vihuet, une disparition

 

 

 

 

 

 

Guinhut

Ré une île en paradis

 

 

 

 

 

 

Guinhut

Photographie

 

 

 

 

 

 

Guinhut La Bibliothèque du meurtrier

Synospsis, sommaire et Prologue

I L'Artiste en-maigreur

II Enquête et pièges au labyrinthe

III L'Ecrivain voleur de vies

IV La Salle Maladeta

VI Le Club des tee-shirts politiques

XIII Le Clone du Couloirdelavie.com.

 

 

 

 

 

 

Haddad

La Sirène d'Isé

Le Peintre d’éventail, Les Haïkus

Corps désirable, Nouvelles de jour et nuit

 

 

 

 

 

 

Haine

Du procès contre la haine

 

 

 

 

 

 

Hamsun

Faim romantique et passion nazie

 

 

 

 

 

 

 

Haushofer

Albrecht Haushofer : Sonnets de Moabit

Marlen Haushofer : Mur invisible, Mansarde

 

 

 

 

 

 

Hayek

De l’humiliation électorale

Serions-nous plus libres sans l'Etat ?

Tempérament et rationalisme politique

Front Socialiste National et antilibéralisme

 

 

 

 

 

 

 

Histoire

Histoire du monde en trois tours de Babel

Eloge, blâme : Histoire mondiale de la France

Statues de l'Histoire et mémoire

De Mein Kampf à la chambre à gaz

Rome du libéralisme au socialisme

Destruction des Indes : Las Casas, Verne

Jean Claude Bologne historien de l'amour

Jean Claude Bologne : Histoire du scandale

Histoire du vin et culture alimentaire

Corbin, Vigarello : Histoire du corps

Berlin, du nazisme au communisme

De Mahomet au Coran, de la traite arabo-musulmane au mythe al-Andalus

L'Islam parmi le destin français

 

Hobbes

Emeutes urbaines : entre naïveté et guerre

Serions-nous plus libres sans l'Etat ?

 

 

 

 

 

 

Hoffmann

Le fantastique d'Hoffmann à Ewers

 

 

 

 

 

 

 

Hölderlin

Trois vies d'Heinz M. II Hölderlin à Tübingen

 

 

 

 

 

 

Homère

Dan Simmons : Ilium science-fictionnel

 

 

 

 

 

 

Homosexualité

Pasolini : Sonnets du manque amoureux

Libertés libérales : Homosexualité, drogues, prostitution, immigration

Garcia Lorca : homosexualité et création

 

 

 

 

 

 

Houellebecq

Extension du domaine de la soumission

 

 

 

 

 

 

 

Humanisme

Erasme et Aldo Manuzio

Etat et utopie de Thomas More

Le Pogge : Facéties et satires morales

Le Pogge et Lucrèce au Quattrocento

De la République des Lettres et de Peiresc

Eloge de Pétrarque humaniste et poète

Pic de la Mirandole : 900 conclusions

 

 

 

 

 

 

Hustvedt

Vivre, penser, regarder. Eté sans les hommes

Le Monde flamboyant d’une femme-artiste

 

 

 

 

 

 

 

Huxley

Du meilleur des mondes aux Temps futurs

 

 

 

 

 

 

 

Ilis 

Croisade des enfants, Vies parallèles, Livre des nombres

 

 

 

 

 

 

Impôt

Vers le paradis fiscal français ?

Sloterdijk : fiscocratie, repenser l’impôt

La dette grecque,  tonneau des Danaïdes

 

 

 

 

 

 

Inde

Coffret Inde, Bhagavad-gita, Nagarjuna

Les hijras d'Arundhati Roy et Anosh Irani

 

 

 

 

 

 

Inégalités

L'argument spécieux des inégalités : Rousseau, Marx, Piketty, Jouvenel, Hayek

 

 

 

 

 

 

Islam

Lettre à une jeune femme politique

Du fanatisme morbide islamiste

Dictatures arabes et ottomanes

Islam et Russie : choisir ses ennemis

Humanisme et civilisation devant le viol

Arbre du terrorisme, forêt d'Islam : dénis

Arbre du terrorisme, forêt d'Islam : défis

Sommes-nous islamophobes ?

Islamologie I Mahomet, Coran, al-Andalus

Islamologie II arabe et Islam en France

Claude Lévi-Strauss juge de l’Islam

Pourquoi nous ne sommes pas religieux

Vérité d’islam et vérités libérales

Identité, assimilation : Finkielkraut, Tribalat

Averroès et al-Ghazali

 

 

 

 

 

 

Israël

Une épine démocratique parmi l’Islam

Résistance biblique Appelfeld Les Partisans

Amos Oz : un Judas anti-fanatique

 

 

 

 

 

 

Jaccottet

Philippe Jaccottet : Madrigaux & Clarté

 

 

 

 

 

 

James

Voyages et nouvelles d'Henry James

 

 

 

 

 

 

 

Jankélévitch

Jankélévitch, conscience et pardon

L'enchantement musical


 

 

 

 

 

 

Japon

Bashô : L’intégrale des haïkus

Kamo no Chômei, cabane de moine et éveil

Kawabata : Pissenlits et Mont Fuji

Kiyoko Murata, Julie Otsuka : Fille de joie

Battle royale : téléréalité politique

Haruki Murakami : Le Commandeur, Kafka

Murakami Ryû : 1969, Les Bébés

Mieko Kawakami : Nuits, amants, Seins, œufs

Ôé Kenzaburô : Adieu mon livre !

Ogawa Yoko : Cristallisation secrète

Ogawa Yoko : Le Petit joueur d’échecs

À l'ombre de Tanizaki

101 poèmes du Japon d'aujourd'hui

Rires du Japon et bestiaire de Kyosai

 

 

 

 

 

 

Jünger

Carnets de guerre, tempêtes du siècle

 

 

 

 

 

 

 

Kafka

Justice au Procès : Kafka et Welles

L'intégrale des Journaux, Récits et Romans

 

 

 

 

 

 

Kant

Grandeurs et descendances des Lumières

Qu’est-ce que l’obscurantisme socialiste ?

 

 

 

 

 

 

 

Karinthy

Farémido, Epépé, ou les pays du langage

 

 

 

 

 

 

Kawabata

Pissenlits, Premières neiges sur le Mont Fuji

 

 

 

 

 

 

 

Kehlmann

Tyll Ulespiegle, Les Arpenteurs du monde

 

 

 

 

 

 

Kertész

Kertész : Sauvegarde contre l'antisémitisme

 

 

 

 

 

 

 

Kjaerstad

Le Séducteur, Le Conquérant, Aléa

 

 

 

 

 

 

Knausgaard

Autobiographies scandinaves

 

 

 

 

 

 

Kosztolanyi

Portraits, Kornél Esti

 

 

 

 

 

 

Krazsnahorkaï

La Venue d'Isaie ; Guerre & Guerre

Le retour de Seiobo et du baron Wenckheim

 

 

 

 

 

 

La Fontaine

Des Fables enfantines et politiques

Guinhut : Fables politiques

 

 

 

 

 

 

Lagerlöf

Le voyage de Nils Holgersson

 

 

 

 

 

 

 

Lainez

Lainez : Bomarzo ; Fresan : Melville

 

 

 

 

 

 

 

Lamartine

Le lac, élégie romantique

 

 

 

 

 

 

Lampedusa

Le Professeur et la sirène

 

 

 

 

 

 

Langage

Euphémisme et cliché euphorisant, novlangue politique

Langage politique et informatique

Langue de porc et langue inclusive

Vulgarité langagière et règne du langage

L'arabe dans la langue française

George Steiner, tragédie et réelles présences

Vocabulaire européen des philosophies

Ben Marcus : L'Alphabet de flammes

 

 

 

 

 

 

Larsen 

L’Extravagant voyage de T.S. Spivet

 

 

 

 

 

 

 

Legayet

Satire de la cause animale et botanique

 

 

 

 

 

 

Leopardi

Génie littéraire et Zibaldone par Citati

 

 

 

 

 

 

Lévi-Strauss

Claude Lévi-Strauss juge de l’Islam

 

 

 

 

 

 

 

Libertés, Libéralisme

Pourquoi je suis libéral

Pour une éducation libérale

Du concept de liberté aux Penseurs libéraux

Lettre à une jeune femme politique

Le libre arbitre devant le bien et le mal

Requiem pour la liberté d’expression

Qui est John Galt ? Ayn Rand : La Grève

Ayn Rand : Atlas shrugged, la grève libérale

Mario Vargas Llosa, romancier des libertés

Homosexualité, drogues, prostitution

Serions-nous plus libres sans l'Etat ?

Tempérament et rationalisme politique

Front Socialiste National et antilibéralisme

Rome du libéralisme au socialisme

 

 

 

 

 

 

Lins

Osman Lins : Avalovara, carré magique

 

 

 

 

 

 

 

Littell

Les Bienveillantes, mythe et histoire

 

 

 

 

 

 

 

Lorca

La Colombe de Federico Garcia Lorca

 

 

 

 

 

 

Lovecraft

Depuis l'abîme du temps : l'appel de Cthulhu

Lovecraft, Je suis Providence par S.T. joshi

 

 

 

 

 

 

Lugones

Fantastique, anticipation, Forces étranges

 

 

 

 

 

 

Lumières

Grandeurs et descendances des Lumières

D'Holbach : La Théologie portative

Tolérer Voltaire et non le fanatisme

 

 

 

 

 

 

Machiavel

Actualités de Machiavel : Le Prince

 

 

 

 

 

 

 

Magris

Secrets et Enquête sur une guerre classée

 

 

 

 

 

 

Makouchinski

Un bateau pour l'Argentine

 

 

 

 

 

 

Mal

Hannah Arendt : De la banalité du mal

De l’origine et de la rédemption du mal : théologie, neurologie et politique

Le libre arbitre devant le bien et le mal

Christianophobie et désir de barbarie

Cabré Confiteor, Menéndez Salmon Medusa

Roberto Bolano : 2666, Nocturne du Chili

 

 

 

 

 

 

Maladie, peste

Maladie et métaphore : Wagner, Maï, Zorn

Pandémies historiques et idéologiques

Pandémies littéraires : M Shelley, J London, G R. Stewart, C McCarthy

 

 

 

 

 

 

Mandelstam

Poésie à Voronej et Oeuvres complètes

Trois requiem, sonnets

 

 

 

 

 

 

 

Manguel

Le cheminement dantesque de la curiosité

Le Retour et Nouvel éloge de la folie

Voyage en utopies

Lectures du mythe de Frankenstein

Je remballe ma bibliothèque

Du mythe européen aux Lettres européennes

 

 

 

 

 

 

 

Mann Thomas

Thomas Mann magicien faustien du roman

 

 

 

 

 

 

 

Marcher

De L’Art de marcher

Flâneurs et voyageurs

Le Passage des sierras

Le Recours aux Monts du Cantal

Trois vies d’Heinz M. I Une année sabbatique

 

 

 

 

 

 

Marcus

L’Alphabet de flammes, conte philosophique

 

 

 

 

 

 

Mari

Les Folles espérances, fresque italienne

 

 

 

 

 

 

Marino

Adonis, un grand poème baroque

 

 

 

 

 

 

Marivaux

Le Jeu de l'amour et du hasard

 

 

 

 

 

 

Martin Georges R.R.

Le Trône de fer, La Fleur de verre : fantasy, morale et philosophie politique

 

 

 

 

 

 

Martin Jean-Clet

Philosopher la science-fiction et le cinéma

Enfer de la philosophie

Déconstruire Derrida

 

 

 

 

 

 

Marx

Karl Marx, théoricien du totalitarisme

« Hommage à la culture communiste »

De l’argument spécieux des inégalités

 

 

 

 

 

 

Mattéi

Petit précis de civilisations comparées

 

 

 

 

 

 

McEwan

Satire et dystopie : Une Machine comme moi, Sweet Touch, Solaire

 

 

 

 

 

 

Méditerranée

Histoire et visages de la Méditerranée

 

 

 

 

 

 

Mélancolie

Mélancolie de Burton à Földenyi

 

 

 

 

 

 

Melville

Billy Budd, Olivier Rey, Chritophe Averlan

Roberto Abbiati : Moby graphick

 

 

 

 

 

 

Mille et une nuits

Les Mille et une nuits de Salman Rushdie

Schéhérazade, Burton, Hanan el-Cheikh

 

 

 

 

 

 

Mitchell

Des Ecrits fantômes aux Mille automnes

 

 

 

 

 

 

 

Mode

Histoire et philosophie de la mode

 

 

 

 

 

 

Montesquieu

Eloge des arts, du luxe : Lettres persanes

Lumière de L'Esprit des lois

 

 

 

 

 

 

Moore

La Voix du feu, Jérusalem, V for vendetta

 

 

 

 

 

 

 

Morale

Notre virale tyrannie morale

 

 

 

 

 

 

 

More

Etat, utopie, justice sociale : More, Ogien

 

 

 

 

 

 

Morrison

Délivrances : du racisme à la rédemption

L'