Monument aux morts, La Couarde-sur-mer, Île de Ré. Photo : T. Guinhut.
Laszlo Krasznahorkai :
La Venue d’Isaïe, Guerre & guerre :
le vent du chef d’œuvre ?
Laszlo Krasznahorkai : La Venue d’Isaïe, Guerre & guerre,
traduits du hongrois par Joëlle Dufeuilly,
Cambourakis, 32 p, 6 €, 368 p, 24 €.
« Un manuscrit, naturellement ». Ainsi Umberto Eco, au fronton du Nom de la rose, présente-t-il l’histoire d’Adso de Melk, roman historique et policier dans lequel le rire d’Aristote hante la bibliothèque. L’artifice du manuscrit retrouvé sillonne la littérature : entre Potocki -son Manuscrit trouvé à Saragosse- et Cervantès glanant les feuillets arabes de Ben Engeli pour son Don Quichotte, l’écriture romanesque fourmille de ce topos, jusqu’aux plus contemporains écrivains. De même, le personnage principal peut lui aussi découvrir un manuscrit, le lire et le transmettre, comme Korim, dans Guerre & guerre. De ce Hongrois né en 1954, Krazsnahorkai, nous découvrons avec stupéfaction le sixième volume traduit en France. Peut-être s’agit-il du roman fondamental, ébouriffant, en quelque sorte annoncé par un prophète de malheur pitoyable dans La Venue d’Isaïe. Est-ce alors le vent du chef d’œuvre que nous sentons souffler, ou une outre gonflée de vent ?
Peut-être vaut-il mieux commencer par La Venue d’Isaïe, ce prologue d’un opéra vériste, dans lequel Korim annonce, parmi les clients et clodos enlacés d’un sordide buffet de gare et à un « ange » d’une creuse banalité, rien moins que la disparition de « toute forme de noblesse, de grandeur, d’excellence ». Pire encore, l’humanité, au-delà de « raison et lumière », est menacée par un avenir où « le mal serait tout aussi absent que le bien ». Parmi le « chaos de crasse » du lieu, « ombre et poésie » surgissent maladroitement de « la masse visqueuse et grouillante de larves de syllabes ». Parlant à l’intention d’un « secrétaire céleste et terrestre », le prophète commence « le douloureux inventaire de tout ce qui avait disparu avec cette Atlantide : […] ce qu’étaient l’innocence, la probité, la générosité, la compassion, ces milliers d’histoires d’amour et de liberté si émouvantes »… Tout fout-l’camp, j’vous dis, ma pauv’dame ! Le mythe de l’âge d’or a bon dos dans l’affaire, même si l’on est en droit d’accuser une humanité qui sut mettre en scène guerres et holocauste autour du vortex hongrois. Nonobstant le magma prophétique et pré-apocalyptique passablement grandiloquent, l’opuscule est d’une impressionnante et sombre beauté. Le suicide pitoyable et raté de Korim clôt ce qui n’est en fait qu’un préambule pour Guerre & guerre. Glissons alors joliment ce récit en forme d’enveloppe dans le rabat de couverture prévu à cet effet, comme si nous postions la révélation de Korim dans le dos ailé de sa tétralogie angélique…
L’auteur de La Mélancolie de la résistance[1], réactive, dans une atmosphère cendreuse, le dépressif personnage de Korim, « petit archiviste travaillant au fin fond de la province hongroise » et clodo presque beckettien. Cette fois il a quelque chose d’un peu plus concret à annoncer : un manuscrit anonyme -mais peut-être d’un certain Wlassich- découvert dans un dossier numéroté lui enjoint d’être révélé au monde, à la postérité. Peut-être guidé par le dieu Hermès, il enchaîne les péripéties que lui ordonne et provoque sa folie obsessionnelle, avant d’échouer dans ce qu’il pense être le nombril du monde : New York où il a « placé sa vie au service de l’art ». Sarvary, un trafiquant de drogue, lui loue une chambre pour qu’il puisse s’initier à l’ordinateur et confier à « l’éternel Internet ce magnifique texte poétique » jusque-là oublié, et dont il assène en même temps la teneur à Maria, la servante et partenaire de lit portoricaine de son logeur et « interprète », qui ne le comprend pas, hors quelques mots d’anglais qui parsèment le récit.
Monologue intérieur et dense prolixité, sans compter des digressions et considérations un brin oiseuses, de banals événements secondaires racontés par le menu (on n’ignore rien du vol du Boeing ou du fonctionnement d’un ordinateur), des répétitions et récapitulations à la Thomas Bernhard, voilà qui permet d’entrer dans les méandres et les strates d’un cerveau double, de celui du Korim à celui du romancier introuvable. Mais aussi d’y cimenter le lecteur, englué dans les circonvolutions d’une langue tour à tour séduisante et pâteuse. Difficile d’abord de se sentir le complice, l’ami du narrateur qui ne nous laisser guère de légèreté, d’humour, assuré qu’il est de la gravité de l’entreprise. D’autant qu’il faut attendre la page 105 pour entrer enfin en ce fameux manuscrit, où sont enfin les plus belles pages…
Qui trop embrasse, mal étreint, dit-on. Annoncer avec toutes les grandeurs symphoniques la venue d’un livre plus que biblique, une somme indispensable à l’humanité, ne peut être que dangereux pour l’écrivain. Malgré les moyens considérables de Krazsnahorkai, son souffle indéniable, sa culture et son phrasé haletant, le lecteur est en droit de se demander jusqu’où il a les moyens de sa prétention. Les longs paragraphes numérotés faits d’une seule phrase, « une phrase monstrueuse et infernale qui engloutissait tout », le ton comminatoire du chef d’œuvre annoncé -opus sacré ou palimpseste raté on ne sait- et qui n’est que peu à peu révélé dans toute son ampleur, mais pas dans toute sa réalité, peuvent épuiser la bonne volonté du lecteur. Qui, à bon droit, se demande par instant si on ne lui pas vendu le vent pour le concert. Reste un « message indéchiffrable », « l’insondable mystère de la finalité ».
Le tournant romanesque, après deux chapitres un peu erratiques et creux, est stupéfiant. Mise en abyme et ecphrasis se conjuguent pour écrire un roman dans le roman et décrire une œuvre d’art. Dans laquelle quatre personnages voyagent à travers des lieux et des époques figurant des acmés de civilisation. Parmi eux, un être méphistophélétique nommé « Mastemann », apparait périodiquement, annonçant la venue de la guerre et de ses ruines, écho de La Venue d’Isaïe. Le roman philosophique, oscillant entre réalisme sordide, irénisme humaniste et surnaturel illuminé, visite la Crète minoenne, la Venise Renaissance, Rome et son Mur d’Hadrien à l’orée du surgissement des barbares, l’Espagne de 1492, la Cologne du XIXème… Sont-ce quatre « anges », ou l’envers des quatre cavaliers de l’apocalypse ?
Désarroi kafkaïen, pointes de polar et de cavalcades burlesques, crise spirituelle et mysticisme échevelé, dimension angélique des voyageurs philosophes, apologue et parabole, mélange des genres, fulgurances et ténèbres, tout se conjugue pour faire de ce roman aux étages labyrinthiques un fabuleux palais aux fenêtres donnant sur l’équilibre et la ruine. Mais aussi pour laisser en bouche une sensation mi-figue-mi-raisin de délire prophétique empreint de religiosité abracadabrantesque. Alors qu’il s’agit de la prise en écharpe de l’Histoire, l’« impossible accès à la vérité » est aux mains de l’atavisme récurrent du mal. Le puzzle n’a pas de solution ; seule la fin, dans un musée suisse, auprès d’une sculpture de Mario Merz, semble annoncer « une plaque sur laquelle serait gravée une seule phrase », celle qui reconstituerait l’histoire de Korim, et que le roman ne nous livrera pas, nous laissant devant l’introuvable conjecture de la solution de l’univers, des civilisations et du mal…
Il y a indubitablement, à partir du chapitre III, des pages splendides, parfois lyriques, des pépites conceptuelles. Un coucher de soleil crétois, « la sublime tragédie de toute transition et impermanence » ; la pelle jetant les « détritus […] par la lucarne de ventilation », métaphore de la disparition de la civilisation minoenne. Chaque époque est alors cristallisée en un espace, une image symbolique de civilisation apaisée : la construction de la cathédrale de Cologne, où l’on peut faire « un éloge du bien et de l’amour, les deux inventions majeures du monde occidental », avant un imminent conflit contre les Français. Les quatre voyageurs temporels évoquent « la différence scandaleuse entre l’amour pur par nature et l’ordre par nature impur du monde », se demandant « si cette liberté découlant de l’amour représentait le stade le plus élevé de la condition humaine », quoique « accordée qu’aux êtres éternellement solitaires »… Ils rejoignent Venise et sa « rencontre entre beauté et rationalité », avant de méditer sur les limites du monde depuis Gibraltar où « le définitif s’effacerait au profit de l’euphorie de la découverte ». Bientôt les temps se télescopent, l’effet de Mastemann se fait sentir, en particulier sur la sensualité des prostituées, le « Seigneur de la Mort » parait, comme un romanesque Roi des aulnes…
On trouve à point d’audacieux moments où Krazsnahorkai, en doutant du manuscrit et de ses personnages, critique son propre roman, fustigeant « l’usage démesuré et abusif du procédé de répétition », l’écriture « de la réalité en boucle jusqu’à la folie », pour que tout soit « gravé dans le cerveau » ; se comparant aux légionnaires bâtissant le Mur d’Hadrien et « érigeant le monumental face au morcellement », mais aussi remplaçant « la guerre par la paix ». En vain ; la dernière partie, où « la langue se rebellait », devient, « illisible et dans le même temps d’une beauté incroyable » : un « effondrement ».
Comme lorsque, en un niveau parodique de mise en abyme supplémentaire, l’interprète, par ailleurs alcoolique et violent contre sa Portoricaine, s’imaginant vidéaste, « envisage de créer une œuvre vidéo magistrale, globale et fondamentale, sur l’espace et le temps, sur le silence et la parole, et surtout naturellement sur les sentiments, les instincts, la passion, tout ce qui constituait l’essence, le socle permanent de la condition humaine ». Fantasme irréalisé, n’en doutons pas, il s’agit là du miroir, de la synecdoque du roman qui pèse sur nos mains. Passionné par l’art sacré autant que par les installations de l’art contemporain (qu’il pratique), notre insolite et rare écrivain réalise le grand écart entre errance picaresque, questionnement métaphysique et encyclopédisme hallucinatoire, « là où l’esprit de la guerre domine la vie humaine », quoique Korim et Krasznahorkai, aux initiales semblables, bénéficient d’une plage de paix...
Ainsi, depuis la déflagration du troisième chapitre, jusqu’au huitième et dernier, l’adhésion du lecteur est devenue sans faille, conquis par Korim, par l’envoi de ces « quatre hommes dans le monde réel, dans l’Histoire, c’est-à-dire dans l’état de guerre permanent [tentant] de les installer en divers endroits prometteurs de paix »…
Comment le terreau littéraire hongrois peut-il se révéler si fructueux ? Il fallait compter avec Kertesz[2], Nadas, Kosztolanyi[3], les Karinthy[4]… Laszlo Krasznahorkai semble les balayer, les supplanter, s’écroulant sous le poids du mythe qu’il tente de créer. Faut-il alors retourner autour de New-York et comparer l’incomparable ? L’Américain Mark Danielewski avait également usé du topos du manuscrit trouvé autour d’une vidéo. Mais, parmi ses pages, les feuilles bruissent d’une écriture moins grandiose pour un roman bien également profus, peut-être plus séduisant et troublant : La Maison des feuilles[5]. Cette maison était inquiétante, bourdonnante de signifiés et fascinante, quand l’immense musée aux splendeurs et ruines de l’Histoire de Guerre & guerre, cette histoire d’amour d’un anti-héros pour un livre mystérieux, est lui dévastateur et sidérant : là où souffle également le vent du chef d’œuvre…
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.