Lucrèce : De la nature des choses, traduction de Lagrange, Bleuet, Paris, 1795.
Lucrèce : De la nature, Les Belles Lettres, 2019.
Constant Martha : Le Poème de Lucrèce, Hachette, 1865.
Photo : T. Guinhut.
La République des rêves VIII.
L'Harmattan, 2023.
De natura rerum.
Incipit.
En trois jours, à peine le soupçon d'une seconde, l'explosion fusée des idées, le chaos jazzé de l'esprit, le relecture de hasard de fragments du De rerum natura de Lucrèce... Il voit surgir dans sa tête à Bordeaux, dans ses photographies, les éléments et la terre, les particules et les matières, les eaux, le feu, la pierre et la glace, l'animalcule en bouillonnement et en vol, le regard d'homme sur ses pattes, sa création et sa mort...
Mais aussitôt, il voit qu'il est ce satellite lancé vers la connaissance et l’éternité de l'espace, satellite fou et caréné des métaux précieux de sa prétention artistique et intellectuelle, qu'il lui faudrait un temps abominable, une quantité d'informations, d'images et de lieux parcourus,qu'il lui faudrait une sûreté de conception et d'expression, un hasard de trouvailles et de savoir que ses petites promenades régionales étaient loin de lui promettre. Ce serait rien moins qu'une explication déraisonnée et générale de l'univers, la nature entière imagée et rendue visible par des éléments tirés du paysage, comme par un Lucrèce photographe et devant maintenant butiner Einstein, Planck, Hubble, Heisenberg, Gödel, Holbers... L'énormité fabuleuse, l'ambition encyclopédique et grotesque de son projet lui apparaît. Ce n'est au fond qu'une petite folie, le jeu rigolo d'un enfant qui avec trois bouts de bois, un peu d'eau et des pierres, fait une maison,un lac et des montagnes, puis avec une pelure d'aluminium lance une voielactée au-dessus de cette poignée de bricoles trouvées qui est le monde.
Un De natura rerum à travers les acquis et les perspectives de la physique contemporaine! Cependant il voit se lever dans sa tête le souvenir d'images prises depuis plusieurs années et lieux... Il n'y avait rien avant, et depuis l'espace imperceptible d'une particule de seconde, il y a un projet, une explosion d'images qui n'avaient pas jusque-là desens.
C'est d'abord une figure visible de la lumière, à la fois ondes et corpuscules, paillettes et lignes fluides semi-concentriques de fragments botaniques jaunessur l'eau bleue d'un marais côtier. Il retrouve dans les courbes entretisséesdes hautes herbes la lyre du poète et de l'invocation liminaire à Vénus et à la muse. Il voit le nuage d'électrons autour de son noyau dans l'îlot concentrique de pierres et de gazon sur un étang asséché. Il fige les rochers errants de l'univers dans les anneaux de Saturne des aspérités rocheuses en sailliesau-dessus de la mer. Il dessine l'arborescence de l'arbre et de l'algue commese déploient les innervations fractales d'un organisme. Il révèle la chimie colorée des bactéries sur la peau marécageuse, la levée d'une racine etde ses feuilles rampant dans la vase pour s'en désengager… Quand Lucrèce parle de la mort de l'âme en même temps que du corps,il recueille la statue tombée brisée d'un ange au-dessus d'un cimetière deJob, un maigre Christ de métal à demi recouvert du réseau des chiendents et des mousses du sol, et Julius enfin, en gisant. Pour les phénomènes atmosphériques, il retrouve des vapeurs fluides et compactes, des nuages aux formes parlantes, la pluie, l'éclair et la grêle visibles, le partage de la lumière élucidé par Newton dans l'arc en ciel,ou les quatre soleils sur les couches successives de l'air et de l'eau d'unétang d'hiver, pour les trous noirs entre les galaxiesl'entonnoir d'un gouffre vert et nuit dans les calcaires d'un causse…
Ces images triées et disposées dans une pré-maquette, cahier lacunaireet disparate d'un livre qui devrait en compter six ou plus, ne sont quel'embryon de l'être à venir, être jamais complet, faute de se déployer surla surface totale du cosmos. Quelques semaines de travail avaient produitdans ses mains ces quelques éclats de pensées et de miroirs... Se mirant en lui-même les feuillets de sa maquette, Louis se demande si son regard cadrant l'intérieur du wagon du wagon de métro bondé et les parois noires, striées de lumières rapides du tunnel sous Paris peut entrer dans la nature des choses. L'appareil photo trouve à chaque regard des mondes d'entrée dans le réelpour son De natura rerum en formation. Des visages des trois ou quatre couleurs semblent dormir secoués sur le plastique orangedes sièges et s'éveillent au même signal synthétique, sonore et entêtant, pour se lever et s’agglutiner vers lesportes. Il parvient à réunir dans le même plan un homme à barbe et chapelet d’ambre égrainé par le pouce, les yeux noirs aux poches ridées par le poids du henné dans la lucarne d'untchador immaculé, un asiatique au costume trois pièces étroit sous sa malletteposée contre des cuisses galbées et roses prêtes à danser et un noir auxmuscles saillants sur une vaste robe couleur de safran, d'aras et de baobabs. L'éclair du flash n'allume aucune réaction dans leurdésabusement hors temps,aussitôt dispersé par l'arrivée à la Gare Montparnasse.
Sur l'inox du couloir mécanique en mouvement, soudain infini dans le miroitement d'individus anonymes aussi vite renouvelés que les générations dans le temps, Louis se repasse son entrevue avec l'éditeur Giampiero Casati. Un homme qui parle avec des précipitations d'enthousiasme et des ralentendi de réserve comme les mammifères de mer soufflant. Barbu, mi-chauve et lunetté de rouge vif sur peau bistre, grasse et gonflée, une chemise de soie moirée blanche et bouffant sur son ventre continental au rythme de ses vastes mouvements, une cravate saumon comme un foc allant de ci de là vers ses interlocuteurs... Après que Louis ait téléphoné à plusieurs éditeurs, dont celui qui avait publié ses Sentiers de Périgord, puis de Quercy et qui se débat dans de mystérieuses restructurations venues d'un groupe de presse d'en haut, après qu'il ait essuyé qui un rire grossier, qui un sermon éclairé du réalisme économique sur l'invendable projet intellectuel affublé d'un décourageant titre latin, qui de rapides fins de non-recevoir visiblement adressés au farfelu de service, seul Giampiero Casati avait désiré le recevoir :
- Complètement fabuleux! J'aime des idées folles comme celle-là. Si Dieu venait me proposer un contrat pour sa création du monde, je m'endetterais! En toute simplicité, jeune homme. C'est beau... J’ai parmi mes clients, collectionneurs et lecteurs, quelques esthètes qui aimeront. Monprogramme est bouclé pour cette année. Reparlons dans un an, voulez-vous ? De toutes façons, il vous faut ce temps au moins pour compléter. Je prends des photocopies couleurs et vous m'envoyez régulièrement les nouveaux cahiers. Mais c'est un projet cher, et pas vraiment grand public n'est-ce pas ? La crise économique, vous savez. Alors je ne ferais rien sans sponsor. Un mécénat d'entreprise ou institutionnel si vous voulez. Et nous démarrons. Et n'oubliez pas ! Le doigt de Dieu au plafond de la Sixtine, sur le déclencheur de votre appareil, sinon rien. Oui, je sais, Lucrèce n'y croyais pas. Et nous non plus. Capito ?
Et d'un geste théâtral, fermant sa tirade qui avait repris da capo comme pour un enregistrement contractuel les points clés de l'entrevue, il agita sur les côtés et vers le haut un peigne aussi vermillon que ses lunettesdans les deux moitiés d'une sombre et abondante chevelure autour du vided'une cosmique calvitie envahissante...
Lucrèce : De la nature des choses, Bleuet, Paris, 1795.
Photo : T. Guinhut.
De couloirs en escaliers roulants, comme rasséréné par le poids de sa responsabilité michelangelesque, Louis a débouche dans la gare avec une heure d’avance sur son train. Il se promène un moment dans l'espace du kiosque à journaux, entre les pages du Monde, du Nouvel Observateur, de Pour la science, d'Investir et de Sexy Charme. Il pense prendre un verre, quand au dessous de lui, parmi les tables en terrasses devant l'enfilade des quais, il entend prononcer plusieurs fois, par une voix parfaitement posée, quoiqu'en train de se casser sous un grasseyement inconnu, son nom: « Monsieur Braconnier… »
C'est Joss, les traits creusés, un peu vieilli, comme s'il rejoignait soudain son âge, ou est-ce le gris de la lumière ambiante, bien que leur rencontre ne date que de peu de mois...
- Asseyez-vous avec nous, Monsieur Braconnier. Vous ne connaissez pas Mademoiselle... Enfin, je l'appelle « mon grand caniche italien »...
Pourquoi pas, se dit Louis, un quart d'heure à perdre, quelque chose à observer. Il s'assied devant Joss et la fille, cheveux tirés par une raide queue de cheval, un maquillage soigneusement peint rouge, blanc et couleur chair sur des traits autrement invisibles, les orbites et la bouche immenses, sans mouvement ni expression, ses pupilles balayant Camille comme avec l'artifice d'un muet mépris. Elle supporte, ou est demi-vêtue d'un étrange tournoiement de bandelettes de tissus crème, comme une momie neuve et en cours d'emmaillotement, qui laisse à découvert le sein gauche, bulbeux et pointu, lui-même fardé de rouge et de blanc. Une robe probablement faite à quelques exemplaires seulement par Mélanie Klein ou Hyoji Yamamoto. Elle n'a pas daigné répondre au « bonsoir » de Camille.
- Un sacré morceau, n'est-ce pas Monsieur Braconnier ? Une professionnelle de la sodomie. Habituellement je lui mets un doigt dans le cul et je remue mon café avec... Non, Monsieur Braconnier, restez assis avec nous. Rasseyez vous. Passons aux choses sérieuses, voulez vous? Vous voilà plus moderne. Gare T.G.V. Paris. Vous êtes dans le vrai. Oui, j'attends mon ami Lecommunal. En toute discrétion, le Premier Ministre Lecommunal. Il arrive de Rennes. Le voyage T.G.V. record de Lecommunal. On en a plein la bouche d’un nom comme celui-là. Ne regardez pas trop autour de vous. La gare est truffée de caméras, de gardes du corps, de Renseignements Généraux, comme un fromage de Mascarpone d’asticots. Nous allons signer avec le Vieux Président le décret de financement d’Euro Urba.
- J’ai lu cela dans la presse.
- Je me doutais bien que vous n’étiez pas tout à fait ignorant. Pour vous... J'ai appris. La succession de feu mon frère. Mon regretté frère... Mes félicitations Monsieur Braconnier. Vous faites un peu partie de la famille maintenant. Je peux vous appeler Camille bien sûr… Un début modeste, mais un petit pécule qui ne demande qu'à fructifier. La vidéo promotionnelle Euro Urba sort dans un rien de semaines. Je vous la fais envoyer. Vous allez voir ce que vous allez voir ! Vous allez investir. Et, entre nous, un tuyau : mettez le paquet tout de suite, juste avant la cotation. En quelques heures ça s'envoie en l'air. Un truc à faire péter la bourse. Le big-bang initial d'Euro Urba. Même un atome d'argent ça devient une fortune. Vous en serez.
- Non, je ne crois pas. Comme je n'ai pas cru pouvoir séparer la vérité de la folie dans ce que vous m'avez déjà dit. Mais envoyez moi la vidéo, je veux voir ça. Vous qui êtes si bien renseigné, vous devez savoir que la volonté de Julius ne me voyait pas précisément faire ce genre d'opération. J'ai d'autres projets.
- Oui, mais ça n'empêche en rien... Vous investissez rapidement. Et aussi rapidement vous retrouvez la mise pour vos projets. Et vous faites courir le pactole à la corde...
- Euro Urba ! Vous ne voudriez pas vraiment me faire croire à ça... C'est invraisemblable! cette ville inhumaine et dorée. Vos fantasmes d'économie spéciale, de clonage, d'eugénisme, de drogue pour technocrates sans conscience politique... Tout ce que vous m'avez dit à Job. Un mauvais film !
- Job ? Comment Job ? Ai-je parlé à Job ? Aurais-je déjanté là-bas ? Job, ça n'existe pas. Job est au trou du cul du monde. Nous sommes à Paris. Frankfort. New York, Singapour. Je n'ai pas parlé à Job. Parlons ici sérieusement. Ce projet est rendu public depuis hier. L'apothéose des grands travaux! Vous avez vu les télés, les journaux. Ça existe solide. D'ailleurs, pour l'opération, je reprends mon nom de départ. Conception de projet, lobbying financier et maîtrise d'œuvre. Joseph Roche-Savine. Un nom pareil ça fait terroir, ça inspire confiance. Vous avez du mal me comprendre, Camille... Euro Urba est un projet parfaitement sain et rôdé. Légalité, Clarté et Vertu Sociale, c'est ma devise et celle du groupe. Un investissement immobilier dans un paradis fiscal intraterritorial et garanti par l'état. Mieux que les privatisations. Avec des fonds venus du Ministère de la Ville et des Travaux du Millénaire bientôt rebaptisé France Urba, des banques suisses, monégasques, caraïbes et panaméennes. Des banques qui ont toutes pignon sur rue. Tout ça garanti par la Caisse des Dépôts et des Consignations. Sans parler bien sûr de l’aspect éthique du projet directement inspiré de la pensée de notre grand et regretté philosophe, ce cher Léo Morillon, que vous avez connu, si je ne me trompe. Justice sociale, crèches communautaires, totale égalité des chances dans l’éducation, bourses à tous les projets collectifs de développement économique, communautarisme sexuel, prospérité garantie, et caetera… Bien sûr, dans une première phase, les élus qui viendront animer Euro Urba seront sélectionnés sur des critères précis, quoique leurs candidatures puissent venir de toutes les classes sociales, y compris très défavorisées, toutes couleurs de peau, de religion et de sexualité confondues. D’autres achèteront chiément cher leur droit à la vie Euro Urba. Vous avez lu ça, comme nous tous, enfin d’autres l’ont lu pour moi, du moins son embryon conceptuel, dans le célébrissime bouquin de Léo : La Cité responsable. Un pavé d’un demi millier de pages, comme une choucroute au jarret gras, qui plombe l’estomac rien qu’à le regarder. Alors, Louis, tu en es, sacredieu ?
- Non, décidément je ne crois pas. Qui êtes vous donc, Monsieur Joss José Joseph Roche-Savine? La façade du grand prêtre de l'immobilier privé, l'associé des grands pontes de l'état socialiste, l’avorton monstrueux de Léo, ou l'énervé de Job?
- Joseph aujourd'hui et maintenant. Une des plus belles sociétés de bourse à moi tout seul. Avec un fabuleux paquet d'obligations sur l'état, les villes et les collectivités locales... Un gestionnaire de fortunes si vous voulez. Un investisseur de portefeuilles en bourse. Et le grand manitou de Concorde Immobilier. Et bientôt peut-être le patron d'un club de football qui monte. De la pierre et des jeux! Je passe seulement à la grandeur supérieure en lançant le titre Euro Urba. J'ai assuré mes assises en m'envolant avec l'emprunt Giscard en 81. 15% en quinze jours! Et en 83, un rendement boursier moyen de 56%.On peut me confier un portefeuille en toute sérénité, vous voyez. Aujourd'hui mes actifs travaillent au chaud sur les marchés du sud-est asiatique. Les bourses de Hong-Kong, Kuala-Lumpur et Philipines. Jusqu'à 143 % de bénéfice. Voilà pourquoi le gouvernement soutient le bébé Euro Urba. La première pierre sera posée un an jour pour jour après l'introduction du cours en bourse. Et le chantier sera bouclé en deux ans. Un titre hautement spéculatif voyez vous...
- Vous oubliez les élections législatives… Et si, dans deux mois, la majorité socialiste est renversée à l’Assemblée ? Si le gouvernement de Lecommunal est remercié… Si le Vieux Président doit nommer un nouveau Premier Ministre parmi ces Républicains qui s’opposent à Euro Urba ? Que devient ce beau fantasme à tête d’or et griffes de fer…
- « À griffes de fer » ! Comme vous y allez… Aucune confiance donc en la pureté des intentions d’Euro Urba. Seriez-vous républicain pour nous vouer aux pavés de l’enfer ? Non. Il y a d’ailleurs quelques Républicains éclairés autant que réalistes pour accorder foi à la viabilité économique d’Euro Urba. Quand le capitalisme apporte son concours à la réalisation socialiste, il ne peut y avoir de lendemains qui déchantent. Une telle synthèse est imparable.
- Justement d’autant plus dangereuse, absolument totalitaire.
- Quant aux élections, aucun risque. Les sondages, quoique pas faramineux, pour le sel du suspense, nous sont totalement favorables. Le gouvernement Lecommunal sera plébiscité et reconduit comme une lettre à la poste. Et vous, Monsieur Braconnier, qui vous êtes pour que je vous parle? A moins que vous puissiez me faire un livre de photos sur le chantier Euro Urba ? Pas un machin de pub. J'ai des dizaines de pros pour ça. Un truc d'artiste ? Qu'en dites vous Monsieur Louis ?
- Je ne crois pas que je veuille faire ça. De toutes façons, il me faudrait des garanties.
- Vous les aurez.
- Et morales également.
- Voyez donc, à Bordeaux, mon bras gauche, le Duc d’Urba Aquitaine : Martial Lespinassières.
- Lui !
- Comment ? Vous le connaissez, évidemment. Tout le monde le connaît à Bordeaux.
- Non. Oui… Du moins… J’ignorais même qu’il était sorti de prison.
- Broutilles. Une petite année de purgatoire. Vous voyez qu’il sait être d’une discrétion exemplaire. Il n’était pas nécessaire qu’il apparaisse encore dans la presse. Il n’a d’abord été qu’une précieuse éminence grise. Agissant par hommes de paille interposés. La pincée d’années qu’il a passé dans mes placards à balais, sous un nom d’emprunt, et sous une physique apparence qui vous surprendra, fut profitable. Ses talents doivent maintenant lui permettre d’apparaître au grand jour, tel qu’en lui même. Ce poulain est devenu un percheron d’apparat.
- Je suis curieux de le voir dans cette métamorphose.
- Faites-vous toujours vos petits livres sur le paysage ? Faites nous une bricole sur l’Aquitaine, en attendant de pouvoir mitrailler Euro Urba, et Martial saura financer une réalisation de prestige.
- Non. J'ai d'autres horizons.
- Lesquels ?
- Un De natura rerum. Illustrer le poème de Lucrèce avec des éléments du paysage et du monde, vus à travers les acquis de la physique contemporaine. Une interprétation photographique de l’univers…
- Connais pas. Enfin… Vous manquez pas d’air ! Et à qui vous allez vendre ce bazar ? A des rêveurs sans un pet de liquidités… Il vous faudra photographier Pékin, Disneyworld, le bunker de la Maison Blanche, le puceron de Patagonie et l’anus de mon grand caniche italien. Sans oublier Euro Urba. Tout de même, vous avez commencé avec Job. C’est pas rien.
- Il s’agit plutôt de traiter le monde par la métaphore, l’ellipse et le détail philosophiquement signifiant.
- Vous êtes un drôle de gugusse, finalement. Jamais vu un type pareil. Ou vous êtes dingo, ou… Voyez tout de même Lespinassières avec ça. Il en fera quelque chose. Je gage que ce Bordel Photo Urba aurait séduit Léo Morillon le phraseur. Qu'est-ce que vous photographiez comme ça, Camille ? Ah, cette loque sous-humaine dans son carton d'emballage à dormir dans sa barbe sale au milieu des détritus du par terre du forum de la gare. On laisse ça à quinze pas de nous... Jusqu'à ce qu'on vienne le déménager. Du déblai. Un maghrébin visiblement. Sans abri. Vous inquiétez pas. J'ai des amis à S.0.S. Racisme et au Ministère du Logement. On va s'en occuper. Avec la solidarité. Les associassions caritatives. On va changer la vie. La fonction sociale des futurs bénéfices d'Euro Urba... Vous n'êtes pas bavard Monsieur Braconnier. Vous restez sur le qui-vive. Une tête de cochon. J'aime ça. On fera quelque chose de vous. Tenez, qu'est-ce que je vous avais dit? Les vigiles sont sur lui. Ils le débarrassent comme une poubelle-container en carton recyclable. Sécurité et propreté publique. Vous avez perdu votre sujet. Photographiez plutôt mademoiselle mon grand caniche italien. Mon mannequin de la semaine. Une sucette de luxe. De la tenue. Encore moins bavarde que vous. Une perfection. Motus.
Sous l’objectif de Camille, elle prend désabusée quelques poses de port de tête, de sein et de menton. En un réflexe seulement professionnel, ses lèvres s'avancent en un dédain de baiser adressé au reflet fixé sur la pellicule aussitôt enroulée.
- Bien. Merci pour cette petite tranche d'images et de conversation, se lève Camille. Mon train doit être à quai maintenant. Bonne soirée.
- Bon voyage Camille. Et n'oubliez pas Euro Urba. Les actions...
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.