- Faute du moindre message extraterrestre en notre Radiotélescope de Nancay, doit-on croire au grand air de ce nouveau message ? Demande Louis après un silence hésitant. Le fameux Arétin de Bordeaux, devenu cardinal d'Euro Urba Aquitaine, Martial Lespinassières lui-même, en grand exécuteur du pape d'Euro Urba ! Joseph devrait sa mort explosée par mafia interposé au monstrueux Lespinassières ?
- Tordu, dissimulateur comme était Lecommunal, c'est encore des chansons, répond Béatrix...
- Capable de dissimulation posthume ? En n'admettant qu'une complicité passive ?
- Pour moi, quelle importance ? Je laisserais croire à ses mânes que j'ai accepté l'hommage d'une sincérité finale.
- Puis-je faxer ce morceau douteux à la Juge Judith-Renée ?
- Comme tu voudras. Ce billet vénéneux n'appartient pas à mon jardin secret.
- Je ne sais pas si elle pourra en faire grand-chose. La masse manquante perd un morceau de son opacité pour en gagner de nouveaux... Faudra-t-il attendre plus loin que la mort du Vieux Président, plus loin que les Muses téléologiques de l'Histoire ?
Attendant une réponse plus probable que celle d'Andromède en sa constellation, Béatrix fait défiler pour Louis quelques-unes de ses étranges partitions sur un écran bleuté...
- Et bientôt, jaillit au téléphone, l’organe vocal enjoué de Judith-Renée elle-même :
- Merci, cher Louis. Votre Béatrix est une excellente pythie. Qui ne nous fournit cependant rien qui s'approche d'une preuve, j'en ai peur, hors quelques fils concordants bien entendu... J’ai cependant des éléments nouveaux que la presse va bientôt ébruiter, même si le suicide de Lecommunal aura la malencontreuse conséquence de rendre plus discret notre succès. Ma petite manipulation a fait avancer les choses : le Juge Lavettini perd officiellement demain l'affaire qui me revient plus croquante que jamais. Une bonne partie de l'opinion réclamait mon retour, n'est-ce pas... J'ai assez d'éléments pour que le procès Antonelli Euro Urba s'ouvre dès le printemps. Le Sieur sera au moins destitué de ses mandats et déclaré inéligible. Même si ce n’est que provisoirement. Quant à sa collusion mafieuse, ce n'est qu'une hypothèse gratuite. Et qui sait si ce message de Lecommunal n'est pas encore une conspiration ? Une main occulte ? Une dérisoire vengeance ? Comment savoir ? Et voyez-vous comment le Deus ex machina des nébuleuses est avec nous… J'ai justement le fier Lespinassières dans mon bureau. Il a tellement mouillé mouchoir et kleenex qu'il doit y sacrifier sa cravate, ses petits cochons dorés en sont tous décolorés, hélas... Je m’étais trompée sur lui, je l’avoue. Il avait cru pouvoir me cacher son séjour à Milan avant le meurtre de Joseph Roche-Savine. Comment aurait-il pu nous faire croire à sa conversion soudaine au Rigoletto de Verdi à la Scala ? Alors qu’il clamait jusque-là son horreur de l’opéra. Evidemment, il ne pouvait supporter qu’un autre que lui brame ses grands airs sur une scène publique. Notre Martial Lespinassières assure, jure et assène qu'il a agi de son propre chef. Dans le but de devenir calife à la place du calife. Il avait fait d'Euro Urba Aquitaine la plus foudroyante pompe à finances parmi toutes les filiales... Pourquoi ne pas en profiter pour s’approprier Euro Urba en son entier, éliminer le gêneur trop véreux, et se refaire une virginité en reniant l’esprit de son parrain ? L’explication est plausible. Quant au juge Manzoni de Milan, je ne sais pas s’il sera ravi d’apprendre que le velours fendu de la loge de la Scala servait de boite aux lettres pour des liasses de dollars accompagnées d’une simple photographie de presse en guise de cible à l’intention de quelque mafieux inconnu… La nouvelle peine de Lespinassières sera sans le moindre doute plus abondante que les trois ans dont il avait précédemment écopé pour avoir flagorné le Maire de Bordeaux et arraché la joue d’un fonctionnaire de police. A-t-il été bien chapitré ? Je n'ai guère le moyen de le savoir. Nous avons notre coupable et chacun sera ravi. Mais au-delà ? Je ne crois guère à cette histoire d’ordre donné par Antonelli. Comment un trésorier qui ne risque qu’une inculpation pour détournement d’argent au dépend d’un parti politique, pas même pour enrichissement personnel, quoique cela reste à prouver, aurait-il pu se mettre sur le dos la responsabilité d’un meurtre ? Quoique, quoique… Il y faut une personnalité qui ait un intérêt énorme à la disparition de Joss Roche-Savine. Le grand ordonnateur peut-être de tout le système, celui qui peut se permettre de sacrifier Lecommunal et Antonelli, de faire le vide autour de lui et rester seul avec son immunité devant l’Histoire. Mais c’est une autre paire de manches ! Il n’y suffira pas de quelque effet de manche pour imaginer une très très improbable mise en examen. Quant à notre vilaine inconnue de la Gare Montparnasse, elle va rester, je le crains, un mystère. J’ai cru un instant qu’il pouvait s’agir de Malina Canejan, vous savez la secrétaire de notre martial coupable, mais non, elle est trop grande, trop prude et son agenda est une ceinture de chasteté dont elle n’a voué la clef qu’au seul homme à sa taille. Un mystère probablement sans valeur, n’est-ce pas… Ah, notre Lespinassières veut vous parler. Je vous le passe. À notre prochain revoir, cher Louis.
- Monsieur Braconnier ? C’est Martial Lespinassières. Oui, j’ai craqué. Une fois de plus, vous n’allez pas me pardonner. La faute en revient à cette Malina. Quand la Juge Judith-René ne venait dans nos locaux d’Euro Urba Aquitaine que pour fouiller les comptes et l’emploi du temps de Joseph, elle est allée lui dire que si un trou de deux jours ne pouvait être comblé dans mon agenda, c’est que je l’avais passé dans son lit, à remplir ses cuisses et sa bouche. J’ai dû confirmer cet alibi. Et le payer en entrant effectivement dans sa vulve et dans ses joues. Elle qui me harcelait de son amour en secret… Je vous l’avais dit : il n’y a pas de pire prison qu’une femme. Oui, elle était à ma taille. Mais elle ne me sucera plus. Qu’est-ce que ça vaut un faux témoignage, et si possible une complicité de meurtre, devant la justice ? Ce qui aurait pu n’être qu’une innocente envolée à la Scala devenait par les soins de Malina un objet caché, donc suspect. Elle haïssait Joseph, qui, croyait-elle, en voulait à son cul. C’est elle qui m’a glissé le plus gros serpent de l’ambition dans les mains. C’est son amour visqueux pour moi qui est la vérité de ce meurtre. Il n’aurait jamais dû confier à Malina le truc du velours fendu. Et est-ce que c’est tuer que de coincer quelques bouts de papier dans un fauteuil rouge pour purifier Euro Urba ? Vous vous rappelez comment nous jouions à manger une huître fermée ? C’est là qu’elles étaient les meilleures. Vous n’avez pas voulu être la conscience de Lespinassières. J’aurais aimé être votre ami. Mais le destin, je ne sais quel libre arbitre, quels déterminismes culturels et généalogiques, m’ont conduit là où je suis. Adieu.
- Comment trouvez-vous notre Lespinassières ? Attendrissant, croyez-vous ? Nous allons jouer sur du velours avec cet aveu opportun… Comment et où, dans un aussi grand et gros corps jusque-là si solide, peut-on cacher une telle fêlure ? Dites-moi, cher Louis, réfléchissez là-dessus : et si Martial s’accusait pour échapper à sa Malina ? Je vais diligenter un expert en psychologie pour avoir une idée de son profil émotionnel, petite enfance, rapport affectif à la mère, rapport d’autorité au père et toute la pelote de nerfs… Après s’être attaqué à son bienfaiteur Delmas-Vieljeux, il tuerait son bienfaiteur Joseph Roche-Savine… Comme s’il y avait en lui un désir ambivalent, schizophrénique, de construction d’un empire et d’autodestruction. À moins que… S’il prenait sur ses épaules de déménageur le fardeau de ce meurtre, assuré d’en haut de la clémence des juges et d’un fabuleux compte en banque dans je ne sais quelle Caraïbe après son second séjour en prison… Son avocat plaiderait le dégoût d’une conscience devant l’hydre de corruption dont il fallait couper la tête première. Ne dites rien, cher Louis, bisous…
Le claquement de l’écouteur s’était refermé sur un double smack amical et sur les reniflements d’un Lespinassières qui lui non plus n’avait pas eu besoin des réponses de son interlocuteur.
- Est-ce, conclue Louis, le Très Vieux Président qui est le Grand Attracteur de cette nébuleuse pourrie ? S'est-il coupé une main active, ou une prothèse innocente en perdant Lecommunal ? Joseph était-il l’autre bras à également faucher avec celui de Lespinassières ?
- Qu'importe les dieux à trente-six bras, répond Béatrix dédaigneuse qui avait tout entendu, laissons tomber. Et notre vie est plus précieuse que leur mort.
- Et que sais-tu des autres de Biron ?
- Letellier a pris sa retraite dans une cellule islamiste des Alpes du nord. Avec des bougies, des plumes d'oie et des bouteilles d'encre bleu des mers du sud. Ce sont les termes de son message. Virgile de Saint-Avit vient de conquérir la belle place de Directeur Général pour l’art contemporain au Ministère de la Culture. En voilà un qui sait pontifier, quelque soit le gouvernement. Quant à Arthur Felletin, je ne sais même pas s'il est mort ou vivant, dans quel état de poussière il est.
- Je ne sais pas non plus. C'est tout ?
- Je ne me rappelle que David Johannes. Il a arrêté d'écrire. Il vend des ordinateurs et des logiciels sur un parking de Libourne. Il est déjà doublé par une nouvelle génération de poètes qui s’inspirent du rap, de la bédé et du web. Mais toi... Fouchtra ! Louis Braconnier, c'est une tellement belle folie tes photos ! Comment as-tu pu faire ça ? Il t'a fallu au moins corrompre les dieux !
- Non, bien sûr, rit-il. Seulement travailler. Et dans le vide métaphysique encore...
- En tous cas, c'est autre chose que tes petites campagnes, même étonnantes, de Biron en Périgord. Je suis contente de t'avoir servie de noir premier plan pour tes photos du mur d'écrans.
- J'aimerais entendre Cosmorchestre. Viens boire ce Gosset avec nous...
- Merci. Mais tu as derrière cette porte une bien plus séduisante compagnie. Et je suis une buveuse d'eau. Nous nous reverrons demain. Nous parlerons. Nous écouterons. Et pourquoi n’imaginerait-on pas d’associer tes images avec ma musique dans un nouveau spectacle total ? Connais-tu mon premier numéro d'opus ? Les Madrigaux de la Sibylle,deux voix entrelacées ?
- Oui... sourit-il en poussant la porte d’un air entendu.
Ce dialogue n'avait pas eu le temps de réchauffer une bouteille dont Louis fait sauter le muselet et le bouchon. Jusqu'au tintement musical d'un néon du plafonnier qui, faute de supporter le choc, s'éteint en grésillant. Des millions de quarks de Gosset, charmes étranges et sommets de beauté montent dans la flûte de Champagne. Les fines bulles caracolent en imprévisibles trajets d'idées sur les papilles, allumant quatre yeux de suaves moiteurs consommées.
Soudain, Louis voit l'encéphalogramme plat des ondes radio de SETI s'agiter, survolté... De quel message extraterrestre ?
- Ne t'excite pas, rit Champagne. C'est tous les soirs pareils. C'est l'heure où le gros Francis fait rissoler la sueur de ses immondes hamburgers au four micro-ondes. Ce n'est qu'un parasitisme radioélectrique pas encore éliminé. En Australie, ils se sont acharnés là-dessus avant de leur comprendre d'où ça leur venait. Louis... raconte-moi tout. Cette nuit. Toi, Éros, Lecommunal et le reste.
- Oh, il y faudrait bien plus que la nuit. Pire qu'une liasse de procès-verbal de la Juge Judith-Renée. Sans compter Robert, Léo, Julius, Joss, Orlu, Lespinassières, Geneviève et Flore la vivante...
- Eh bien, commence. Lance tout ça sur la tactilité du clavier, écris-moi. Avec des phrases félines. Fait moi rire, pleurer ; et rêver. Si je ne flanche pas, je serais ta lectrice idéale. Et nous l'envoyons dans le partout et le vide de là-haut qui est aussi le bas. Dans un univers qui n'a jamais commencé et jamais cessé d'envoyer ses événements, ses débuts et ses fins dans l'éternité. Nous l'envoyons vers les étoiles, vers toutes les intelligences possibles...
- Crois-tu ? Déjà un peu ivre, chère Champagne ? Je ne sais pas écrire. Ce ne sera qu'une mauvaise et trop rapide coda. Un prélude comme à l'art de toucher le clavecin. Cette histoire n'est jamais finie. Les événements et les connaissances vont continuer d'agiter, de changer et reprendre le monde et ses personnages. S'il fallait que je me lance là-dedans... J'aurais besoin d'Éros. Et de solitude. Et de la patience d'une oreille.
- Oui, oui, glousse-t-elle, tapant toujours sur le clavier ce qu'elle entend et dit pour le perdre dans l'impossible mémoire du temps et de l'espace.
- Si nous envoyions le Requiem de Béatrix Porte-Dijeaux ?
Aussitôt dit, aussitôt fait, par l'agilité des doigts de Champagne, dont l'art du clavier semble éveiller les sombres, les profondes voix de basses lentes et inaugurales que des mouvements virevoltants changent peu à peu et pour la plus grande part de l'a capella en enlacements de plaisirs audibles, de joies...
- Et dans ton livre de photographies... Tu crois que ? Louis, j'aimerais entrer dans ton livre ; même si je n’y suis qu’une petite souris de bas de page...
- Comment n’y avais-je pas pensé plus tôt ! Ce clavier omnivore et planétaire, il me le faut avec tes doigts.
En effet, leurs ongles sont vivement peints d’une lune et de ses quartiers, d’anneaux de Saturne, de Vénus et d’étoiles, de constellations diverses, effleurant le clavier au ton nocturne. Que la photographie ordonne dans une composition diagonale, et sur fond d’un angle de plaid feuillu…
- Oh merci ! Je suis comblée… Ce livre que tu dédieras ?
- À ma fille…
FIN
Bibliographie partielle
I Une route des vins de Blaye en Médoc
Michel Donaz : Encyclopédie des crus classés du Bordelais, Julliard, 1981.
Robert Parker : Les vins de Bordeaux, Solar, 1993.
Léo Morillon : Actualité politique du platonisme, Gallimard, 1974.
Robert Garonne : Repenser les Bordeaux de 1855, Le Temps Felletin, 1985.
II Un appartement à Bordeaux
Louis Braconnier : Medio Acquae, Le Temps Felletin, 1988, réed. Courrier d’Aquitaine, 1993.
Léo Morillon : L'Art comme déchet de l'idée, Seuil, 1984.
Léo Morillon : La Cité responsable, Gallimard, 1986.
III Bironpolis
Patrice Letellier : Œuvres, La Pléiade, Gallimard, 1996.
Léo Morillon : Les Territoires oppressifs, ou les conjurations contre l’idée, PUF, 1982.
Léo Morillon : Idéalisme et déconstruction. Une impasse ? Gallimard, 1996.
Léo Morillon : Les Nuages de Titien, Fata Morgana, 1999.
Hubert Portal : La Fabrique art contemporain, La Différence, 1989.
David Johannes : Poèmes morts, Le Bousier, 1987.
IV V VI Éros à Sauvages
Nouveau dictionnaire de sexologie, J.J. Pauvert, 1965.
Pascal Bruckner/Alain Finkielkraut : Le Nouveau désordre amoureux, Seuil, 1977.
Julius Evola : La Métaphysique du Sexe, L'Age d'homme, 1989.
Friedrich-Karl Forberg : Manuel d'érotologie classique, Joelle Losfeld, 1995.
Louis Braconnier : Sentiers de Périgord, Duculot, 1992.
Léo Morillon : Pour une sexualité communautaire. Fragments posthumes, PUF, 2000.
David Johannes : Elégies érogènes, La Perla, 1989.
VII Job
Louis Braconnier : Sentiers de Quercy, Duculot, 1996.
Louis Braconnier : Une Histoire de la photographie de paysage, Land, 2000.
VIII De natura rerum
Lucrèce : De rerum natura / De la nature des choses, Aubier, 1993.
Paul Couteau : Le Grand escalier, des quarks aux galaxies, Flammarion, 1992.
Trinh Xuan Thuan : La Mélodie secrète, Fayard, 1992.
Etienne Klein : Conversations avec le sphinx, les paradoxes en physique, Albin Michel, 1992.
Stephens Hawking : Commencement du temps et fin de la physique, Flammarion 1992.
La Science au présent, Encyclopaedia Universalis, 1992.
La Nouvelle physique, sous la direction de Paul Davies, Flammarion, 1993.
Georges Smoot : Les rides du temps. L'univers 300000 ans après le big bang, Flammarion, 1994.
Claude Allègre : La Défaite de Platon, ou la science au XX° siècle, Fayard, 1995.
Laurent Nottale : La Relativité dans tous ses états, Hachette Littératures, 1998.
Dr Raymond Moody : La Vie après la vie, Laffont, 1977.
Jean Montaldo : Lettre ouverte d'un chien à François Mitterrand au nom de la liberté d'aboyer ; Mitterrand et les quarante voleurs ; Rendez l'argent, Albin Michel, 1993, 1994, 1995.
Léo Strauss : Le libéralisme antique et moderne ; Qu’est-ce que la philosophie politique ? ; Histoire de la philosophie politique, PUF, 1990, 1992, 1994.
John Rawls : Théorie de la justice, Seuil, 1987, Libéralisme politique, PUF, 1995.
Yolande Rivière : Léo Morillon, une vie excavée, Gallimard, 2003.
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.