Cathédrale de Bourges, portail sud. Photo : T. Guinhut.
Bertrand Russell : De la fumisterie intellectuelle,
ou le décapage des religions et de l’Etat.
Bertrand Russell : De la fumisterie intellectuelle,
traduit de l’anglais par Myriam Dennehy, L’Herne, 104 p, 15 €.
Sur la nef des fous de l’intellect humain se sont posés, et continuent à se poser, bien des aberrations, des affabulations, des mensonges éhontés… L’accès de colère philosophique de Bertrand Russell contre « la fumisterie intellectuelle » fit suite, en 1943, à une plainte d’une certaine Madame Kay, lorsqu’il devait donner des cours à l’université de New-York : elle lui reprochait son manque de religiosité, ses opinions lubriques sur le sexe et le mariage. Piètre immortalité pour cette brave dame qui réussit pourtant à l’écarter de son poste. La cause de la liberté académique gagna néanmoins des points avec cette affaire. D’autant que notre philosophe analytique (1872-1970) reçut le Prix Nobel en 1950. Reste que ces pages mordantes, quoique nées d’une anecdote et d’un contexte historiques, n’ont rien perdu de leur décapante actualité.
Le pamphlet, emporté d’une main leste, est réjouissant. Les « prédicateurs de grandiloquentes balivernes » religieuses, les « sornettes de l’état » et autres fumistes en prennent pour leur grade. Mais il devient terrifiant si l’on liste avec Bertrand Russell tous les procédés, qu’ils soient religieux ou politiques, utilisés par l’humanité pour assujettir et torturer ses semblables, en leur chair, leur sexualité, leur liberté de pensée.
« L’âge de la foi, célébré par nos philosophes néoscolastiques, [étant] un temps où le clergé s’en donnait à cœur joie », tous, jusqu’à Gandhi, brandirent « la tentative impie de contrecarrer la volonté de Dieu ». Contre le paratonnerre, le darwinisme. Sans compter que les catastrophes naturelles punissent le péché, en épargnant les pieux… Malgré les apports de la science, les religions et leurs textes « qui traduisent les conceptions de tribus incultes » et interdisent la consommation de certains produits, se maintiennent dans une pétrification obscurantiste hallucinante.
Hors la religion qui ici fustigée, bien d’autres domaines de l’intelligence, ou ce qui en tient lieu, y compris quotidienne, sont étrillés : « Nous aimons dire du mal de nos voisins, et, s’agissant de colporter les pires ragots, nous ne nous embarrassons guère de preuves ». Il y a quelque chose du moraliste à La Rochefoucauld chez Bertrand Russell, constatant que, de l’individu à la collectivité, le mal de la fumisterie est sans cesse répandu. Mythe et « passion collective », comme en temps de guerre, ou de désir de guerre, sont justement traités d’ « élucubrations », qu’il s’agisse du nationalisme, de l’antisémitisme, qui « flattent notre vanité et nos passions cruelles ». « Race » et « sang » sont délires xénophobes : « A l’évidence, les prétendus mérites de la pureté raciale sont fantasmatiques ». Russell conspue le nazisme, mais aussi « la Russie marxiste », et sa supériorité du prolétariat. « Les stéréotypes les plus ineptes », y compris machistes, sont balayés, jusqu’à la croyance en l’unicité de la nature humaine, « qui est largement façonnée par l’éducation ».
Bien sûr, l’Etat n’est pas exempt de ces entourloupes intellectuelles : « Il n’est de fariboles si aberrantes qu’une vigoureuse intervention étatique ne sache les imposer à la majorité. » On pourrait appliquer la formule à la fiscalité, à la solidarité, à la régulation économique… Sont alors brocardés jusqu’à Platon et Hobbes, fondateurs de mythes pré-totalitaires… « Ne serait-il pas tout aussi facile de produire une population raisonnable ? L’état s’en garde bien, car celle-ci n’aurait alors guère d’estime pour ses dirigeants politiques. » Les effets délétères de la « manipulation du peuple » n’empêchent pas de se méfier de l’anticonformisme des penseurs d’avant-garde qui « considèrent qu’il suffit de s’écarter de l’opinion conventionnelle pour avoir forcément raison ».
Les « fadaises » des philosophes, de Platon (« L’homme qui ne recherche pas la vérité se réincarnera en femme »), d’Aristote (croyant que « le sang des femelles est plus sombre que ceux des mâles ») permettent à cette collection d’erreurs et folies humaines passées, contemporaines et futures, de valoir son poids d’humour et d’ironie. Ainsi, réjouissons-nous : « Le sage […] ne se trouvera jamais à court de crétinerie intellectuelle ».
En tant que philosophe rationaliste, Bertrand Russell défend au premier chef la science, mais aussi la libéralisation des mœurs, qui sont trop souvent rejetées par le préjugé populaire : « Le moindre progrès qui survient dans la civilisation est critiqué de prime abord au motif qu’il n’est pas naturel ». Il se « méfie de toute généralisation à propos des femmes », les considérant comme toute humanité doit l’être, sans rejet ni survalorisation : « il semblerait que les hommes comme les femmes restent décidément tributaires de leurs préjugés. »
Que faire alors pour sortir de l’état de préjugé ? Observer, « de vos propres yeux », « se confronter aux opinions qui ont cours dans d’autres sociétés que la nôtre », « méfiez-vous des opinions qui flattent votre amour-propre », prenez « conscience de vos propres peurs » et des « mythes qu’elles nourrissent », car « penser sans savoir est une erreur fatale ».
Certes l'on peut facilement se gausser de la façon pour le moins rapide dont Russell s’empare de hautes figures philosophiques pour les jeter sous le lit de la satire. Faire allusion à Spinoza qui se prononça « contre le droit de vote des femmes », ou Saint Thomas d’Aquin comme à de maigres clés de voûte de la construction superstitieuse des religions est évidemment aussi rapide que réducteur. Mais ce serait oublier que Russell n’est pas inculte en la matière et qu’il sait reconnaître l’apport -entre autres penseurs- de ces derniers dans sa monumentale Histoire de la philosophie occidentale. Saint-Thomas d’Aquin, précieux théoricien du libre arbitre, est pourtant par lui, après d’objectives pages exposant sa doctrine, réfuté car « avant de commencer à philosopher, il connait déjà d’avance la vérité : elle est déclarée dans la foi catholique[1] ».
De même, l’on pourrait se moquer de ce démontage éclair des religions qui peut nous sembler un exercice démodé, tant ces dernières paraissent vouées à encombrer les magasins d’antiquités plutôt que nos sociétés républicaines et laïques. Sauf que le retour de l’obscurantisme, cette fois moins venu des terres chrétiennes que de celles d’Islam, en fait un catalogue des tyrannies intellectuelles et physiques dont il faut moins rire d’un air supérieur que savoir les débusquer sous leurs oripeaux exotiques…
Et, n’en doutons pas, si un dieu purement imaginaire avait prêté plus longue vie à Bertrand Russell, il lui aurait permis de compter parmi ses « fumisteries intellectuelles » préférées, le réchauffement climatique et sa cause anthropique, la vulgate anti OGM et anti gaz de schiste, dont les verts écologistes politiques se font les croisés pour assurer à la fois l’empêchement à la pensée scientifique et leur prise de pouvoir sur les crédules moutons citoyens. A la manière des « anesthésiants » dont « les gens pieux dénoncèrent leur invention comme un subterfuge pour se soustraire à la volonté divine », les OGM sont dénoncés comme un artifice pour se soustraire à la volonté de la nature, menacée de maux purement imaginaires, quand d’autres pollutions bien réelles sont moins attaquées.
Loin de voir dans ces quelques pages troussées avec une salutaire vigueur une oeuvrette de café du commerce, jetée sur le papier un jour d’exaspération et de rire par le philosophe analytique le plus rigoureux et austère qui soit, peut-être faut-il aller jusqu’à l’adosser à une somme plus ambitieuse en apparence : son Histoire de la philosophie occidentale qui ne se gêne guère pour déboulonner les idoles. Y-a-t-il une pensée digne de ce nom qui puisse se passer, comme Nietzsche (que Russell n’aimait pourtant guère) de « philosopher à coups de marteau[2] », pour détruire les fausses idoles ? Et pour faire de ce bref et roboratif exercice de désenfumage qu’est De la fumisterie intellectuelle, un précieux essai parmi la bibliothèque du libéralisme classique.
Hélas, « nous nous arrangeons toujours pour adopter une vérité qui conforte nos préjugés ». Espérons donc que Bertrand Russell, sans compter le modeste auteur de cet article, la main dans la main avec son lecteur, puisse n’être pas lui-même tombé trop souvent dans ce travers.
On est en droit de s’étonner qu’il s’agisse là de la première édition française de cet exercice de causticité salutaire du grand philosophe rationaliste. Aurait-il été oublié, ou jugé grotesque, excessif, dérangeant pour les grandes constructions intellectuelles qui voilent pour nous les yeux de la vérité ? Pourtant sa clairvoyance en 1943 lui fit annoncer : « il est à craindre que les nazis, voyant leur défaite approcher, accélèrent le processus d’extermination des Juifs ». De plus, comme le suggère l’intelligente préface de Jean Bricmont, qui regrette certainement les quelques coquilles de cette indispensable édition, nul doute qu’aujourd’hui Bertrand Russell démonterait sans peine les fumisteries intellectuelles de nos partis politiques, d’un extrême à l’autre, jusqu’au plus apparemment tempéré, tous empêtrés à des degrés divers dans le dogme socialo-colbertiste-keynésien, de l’Education nationale, de nos gouvernements –n’en jetez plus, la coupe est pleine-. Il est bien dommage, et nous savons que prétendre le contraire serait une fumisterie, que nous ne puissions, pour se faire, ressusciter notre cher Bertrand Russell…
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