Palacio de Soñanes, Villacarriedo, Cantabria.
Photo : T. Guinhut.
Mnémos ou la mémoire du futur :
les science-fictions de Leiber,
Zelazny & Strougatski.
Suivi par Ces Guerres qui nous attendent 2030-2060.
Fritz Leiber : La Guerre uchronique,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Thimothée Rey et autres,
Mnémos, 2020, 562 p, 35 €.
Roger Zelazny : L’Île des morts,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Alain Dorémieux et Ronald Bluden,
Mnémos, 2015, 480 p, 27 €.
Arkadi & Boris Strougatsky : Le Cycle du Midi,
traduit du russe par Victoriya et Patrice Lajoye,
Mnémos, 2022, 1294 p, 45 €.
La Red Team : Ces Guerres qui nous attendent 2030-2060,
Equateurs, 2022, 224 p, 18 €.
Mnémosyne, déesse de la mémoire, est l’une des Titanides, née des amours d’Ouranos et de Gaïa. L’on sait que pendant neuf nuits, Zeus s’unit à elle pour donner naissance aux neuf Muses, selon Hésiode. Venant des origines du monde, elle est l’inventrice des mots et du langage, donc celle qui conserve tous les récits. Et si l’on se projette non plus vers le passé le plus antique, mais vers le futur, nous trouvons cette dame vénérable au fronton d’une maison d’édition, ou plus exactement d’un vaisseau spatial de livres en orbite autour du temps, des guerres galactiques et des sciences imaginaires. Les éditions Mnémos, entre autres blasons de fantasy, ont une collection qui est leur fleuron, leur emblème : « Intégrale ». Il s’agit de rassembler des romans et nouvelles dispersés chez divers éditeurs, parus en un ordre erratique, voire inédits en français, grâce à des traductions révisées, pour retrouver la dimension hors norme d’auteurs qui ont résolu de travailler à des cycles ambitieux. Embarquons à bord de La Guerre uchronique de Frantz Leiber ; cédons à « l’astrofaçonneur » de L’Île des morts de Roger Zelazny ; parcourons la fresque effrayante du Cycle du Midi des frères Strougatsky. Et si ces science-fictionneurs imaginent des perspectives uchroniques, elles sont également technologiques, sanitaires, théologiques, politiques… Sans risques ni périls, puisque nous sommes de paisibles lecteurs, sinon celui de l’imagination prospective intimidante et tourneboulée. Ainsi l’on pourra savoir à quoi sert la science-fiction : connaître peut-être quelles sont « ces guerres qui nous attendent ».
Nous connaissions les uchronies de Philip K. Dick[1] dans lesquelles l’Amérique avait été vaincue par les Nazis et les Japonais, et dont les titres sont à cet égard révélateurs : Glissement de temps sur Mars, En attendant l’année dernière, par exemple. Ou celle de Dan Simmons qui voit les « tombeaux du temps » s’ouvrir parmi les pages de son excellentissime Hypérion[2]. Mais aussi de Philip Roth[3], quand l’Amérique est tentée par le fascisme, ce dans un contexte resté réaliste. Cependant, parmi La Guerre uchronique de Fritz Leiber (1910-1992), nous voici propulsés sans prévenir dans l’univers du space opéra, de la science-fiction à grand spectacle, la dimension spatiale étant aussi étendue que celle temporelle.
Cette Guerre uchronique en seize volets s’ouvre avec le roman séminal intitulé L’Hyper-temps dont Nul besoin de grande magie est le miroir, théâtralement bouillonnant. Il est cependant précédé par une nouvelle titrée « Quand soufflent les vents uchroniques », dans laquelle « le passé et le futur existent pour toujours ».
Parmi on ne sait quels centres et extrémités de l’univers, les « Araignées » et les « Serpents » guerroient et embrasent le temps en modifiant l'histoire de l'humanité, sans compter les autres espèces. Le plus profond passé, le plus prospectif avenir, le présent bien entendu - s’il en est - sont régulièrement et lourdement modifiés, et prioritairement de l’Antiquité à l'époque moderne. La narratrice, du moins l’une entre autres narrateurs, Greta Forzane, sert en tant qu’officier dans une « station de récupération », un local hors du temps, réservé au repos des soldats, comme une sorte de mess ou de cabaret. Ces membres d’une « Légion Etrangère du temps », cette « crème des damnés », venus d’horizons géographiques et historiques divers, sont fortement éprouvés par les missions auxquelles ils ont été affectés. Fatalistes, ironiques, ignorant de qui les commande, finalement gravement mélancoliques, ils savent que la guerre rongeant le continuum espace-temps, l’Histoire risque de tout simplement s’anéantir, leur interdisant tout séjour, toute vie, dignes de ces noms. Une mission de la dernière chance abolira-t-elle le Temps ? L’un de ces soldats, révolté, prend la décision de sceller le lieu de leurs agapes. L’affrontement gagne en étendue et en violence, entre huis-clos et espace-temps infinis, narré au moyen d’un registre épique survolté.
Une guerre des tranchées sur Mars, des « coléoptéroïdes martiens », un « Lunien aux tentacules d’argent et un satyre vénusien venus d’un milliard d’années dans le passé ou dans l’avenir... Mieux encore, « des Serpents sont en train de disposer des champs de mines dans le vide », en une absurde hypothèse au-delà de toute scientificité. À la puissance des forces extraterrestres répondent les allusions nombreuses à la tyrannie du Macbeth de Shakespeare, car la narratrice a vécu « pendant un an dans une loge shakespearienne », et plus particulièrement dans Nul besoin de grande magie où les costumes théâtraux jouent avec les temps culturels. Une lecture politique s’impose donc malgré l’apparent irréalisme romanesque et le ton par instants burlesque, qui fait parfois penser à une revue de cabaret, comme à l’occasion de la « Pavane pour les fille-fantômes ». Mais ne nous y méprenons pas, la dimension ludique, voire parodique du genre uchronique, puisque ne frappent à la porte que les échos des convulsions universelles, ne masque pas le tragique. Surtout si l’on se rend parmi les tranchées meurtrières de Mars, « auprès des dieux des ténèbres qui tiraient les ficelles ». Parmi le manège galactique règne « la Déclaration universelle de servitude ».
Plus loin, dans « Le matin de la damnation », une femme est « chargée des résurrections » : « J’extrais les corps du continuum espace-temps pour leur offrir la liberté de la quatrième dimension ». Mais tout cela n’est peut-être qu’un effet du délirium tremens ; auquel cas il faudrait ranger cette nouvelle dans le tiroir du fantastique.
Cette fois, le narrateur est un « Serpent dans la Guerre Uchronique ». La brève nouvelle « Essayez de changer le passé » montre que cette dernière tentative est vaine tant « la Loi de Conservation de la Réalité » est implacable.
Un autre « vent uchronique » a œuvré dans la nouvelle « Dernier Zeppelin pour cet univers ». Les alliés ayant écrasé Berlin dès 1918, un « excellent type de société mondiale » a permis l’alliance des sciences allemande et américaine. La conversation entre un fils est son père imaginant un cours de l’Histoire qui serait le nôtre révèle peu à peu qui est ce dernier, « Dolf », où l’on devine un Hitler que l’uchronie aurait changé pour le bien de tous…
Si Franz Leiber n’est pas le premier à mettre en scène la façon dont les voyages au travers du passé et du futur peuvent modifier le présent, à la suite de Jack Williamson dans Les Guerriers du temps en 1938[4] où deux factions venues de deux futurs possibles se font la guerre, il est celui qui, publiant entre 1958 et 1965, use du topos avec un brio tel que le vertige temporel est stupéfiant, au point qu’une perpétuelle instabilité menace l’espace-temps devenu un perpétuel chaos. Par contamination, tout son univers littéraire se voit affecté, y compris, dans la ville de la parfaite tranquillité, par « le monstre en vous », car « la folie est la seule aventure qui reste à l’homme dans une époque dépersonnalisante ». En cela, il n’est pas tout à fait loin de Lovecraft. Il est toutefois permis de s’interroger sur la cohérence de cet ensemble qui semble s’éloigner du cycle uchronique pour y adjoindre des nouvelles plus purement fantastiques…
À l’univers uchronique de Franz Leiber, Roger Zelazny répond en proposant une « histoire du futur », soit celle de l’expansion de l’humanité parmi les immensités de la Voie lactée, parmi deux millénaires à venir. Mythologue et science-fictionneur, l’américain Roger Zelazny (1937-1995) est un écrivain très prolifique. Toi l’immortel[5], son premier roman, emporte quelques humains sur d’autres planètes après une apocalypse nucléaire. Sa série Les Princes d’ambre[6] vogue du côté de la fantasy. Ce sont des « antimondes », à l’instar de L’Intersection d’Einstein[7], où notre univers se voit traversé par un autre univers aux lois scientifiques inconnues et où l’on croise autant le mythe d’Orphée que l’enfer chrétien.
L’incroyable Île des morts, s’il s’agit de son titre totémique, n’est que la première partie du diptyque formé avec Le Sérum de la déesse bleue, le tout augmenté et encadré par cinq nouvelles autant science-fictionnelles que philosophiques. C’est ainsi que l’on peut classer « Cette montagne mortelle », dans laquelle une ascension - qui n’est d’ailleurs pas loin de celle de René Daumal[8] - emmène un groupe d’alpinistes aux abords d’un sommet de soixante-mille mètres, « fragment de tonnerre congelé », où sévissent des anges à l’épée, un dragon et une jeune fille mourante. Le fantastique contamine les contrées planétaires : est-ce la montagne du purgatoire ? Dans « Les Furies », un peuple extraterrestre exterminé par l'humanité cherche à assouvir une vengeance inénarrable. En un récit miroir, « Clefs pour décembre », Jerry Dark et ses semblables changent une planète glaciale en mode habitable ; mais au détriment des créatures autochtones condamnées par l’élévation de la température. Voilà bien deux apologues sur la notion de génocide.
L’allusion au titre du tableau de Böcklin et le second titre romanesque laissent bien entendre la puissance des mythes et des religions, particulièrement grecs et hindous, dans la création de Roger Zelazny, placée sous le signe de la démultiplication des espaces et des temps mythiques. À cet égard L’Île des morts invente une mythologie, une religion que Roger Zelazny appelle « pei'enne », polythéiste et initiatique. Ses fidèles parviennent parfois à être investis par les divinités qui les ont élus. Au narrateur, Francis Sandow, advient une telle élection, mais au péril d’une divinité plus qu’étrange, effrayante, « Shimbo de l'Arbre Noir » ou « le Semeur de Tonnerre ». C’est grâce à cette métamorphose intérieure qu’il est devenu l’un des « vingt-six Noms vivants », de surcroit l’un des hommes les plus fortunés de la galaxie et le plus ancien sous un corps jeune : « À l’exception peut-être de certains séquoias, je suis la seule créature à avoir vu le jour au XX° siècle et à être encore de ce monde maintenant, au XXXII° siècle ».
Ce doyen de l'espèce humaine, qui, au long de divers voyages interspaciaux, a vécu de longues années en sommeil cryogénique, à l’instar des protagonistes d’Hypérion de Dan Simmons, est un héros ambigu. À sa dimension surhumaine, dont témoigne sa télépathie, s’ajoute un pouvoir digne des dieux, tel qu’il lui soit permis de façonner des mondes, à l’aide de « machines transformondes » : « il tourna quelques boutons et prépara la genèse d’un monde ». Et si Francis Sandow vit sur l’édénique « Terre libre », où les « crapaussignols » génétiquement programmés, chantent une « cantate de Bach », il ne doit pas refuser d’aller combattre les univers hostiles, tels « Vert Vert » et « H », où sévissent les dieux « Belion » ou « Harym-o-myra », parmi « les mille cinq cents mondes habités », et « dix-sept autres races intelligentes ». Or les « Pei’ens » ont fait « de la vengeance un mode de vie », au point qu’elle soit qualifiée de « plaisir esthétique ». L’on pense ici aux déesses grecques de la vengeance, Némésis et autres Euménides…
Cependant, en un oxymore typique du héros zelaznyen, c’est un solitaire sans amours, de surcroit terriblement angoissé par « la crainte de la mort et du néant ». Un tel démiurge ne pourra se départir de son épique et tragique destinée. L’affrontement avec un Péi'en investi par une divinité hostile à Shimbo de l'Arbre Noir, est inévitable. N’a-t-il pas enlevé quelques-uns de ses amis ? C’est sur « L’Île des morts », créée en miroir au tableau d'Arnold Böcklin par Francis Sandow, que ce dernier doit livrer un combat ultime, dont le final évidemment apocalyptique est une explosion narrative, symbolique et métaphysique : le « Vert Vert » meurt, « un conte de fée se brise », l’épopée se délite : « L’Île des Morts s’enfonce lentement dans l’Achéron, et il pleut ».
Quant au Sérum de la déesse bleue, outre Francis Sandow, il recèle un personnage nommé Heidel von Hymack, autrement ambigu : selon les périodes de son cycle vital, ce dernier verse le poison d’une mortelle maladie ou sa guérison. À moins d’être une « arme vivante », peut-être est-il en mesure d’« enrayer la vague d’épidémie qui jusque-là avait ravagé deux continents ». D’autant que dans un « infra-espace » sa rencontre avec la déesse du titre à qui il fait « serment d’allégeance », lui promet de demeurer dans son « paradis personnel ». Le bien et le mal, comme dans toute épopée, ne cessent de s’affronter.
L’on survit à la mort grâce à un « coma de catharsis », le corps abrite un « générateur énergétique miniaturisé », Heidel est un « anti-corps ambulant, une source inépuisable de remèdes ». Lorsqu’il contracte une maladie, un sérum fait avec son sang « s’avère efficace contre le même mal ». Autrement dit, la science-fiction de Roger Zelazny se préoccupe d’un allongement presque infini de l’espérance de vie, de l’éradication de toute pathologie. Alors que par ailleurs, voire en toute logique, un personnage comme John Morwin « jouait à Dieu », préparant « la genèse d’un monde », la « restauration de la planète mère » accompagne le projet de guérison universelle.
Roger Zelazny est un géographe de planètes, doté d’une voix très picturale. Il sait unir la largeur de la conception architecturale à celle des forces religieuses, sans omettre la dimension dramatique du roman d’aventure.
Pas seulement américaine, la science-fiction peut être russe. Pensons à la première dystopie, Nous de Zamiatine[9] ; aux romans d’Alexéï Tostoï, dont Aélita[10]… Il faut compter avec les frères Strougatski dont Mnémos rassemble Le Cycle du midi. Ce sont rien moins que dix romans et une poignée de nouvelles, pour un tiers composés d’inédits. La vaste fresque d’un monde utopique couvre tout un XXIIe siècle, apparemment au sommet du développement de l’humanité. Les deux écrivains ont à quatre mains brossé une Histoire du futur, une société sans guerre ni argent, administrée par la bienveillance et partant explorer l’univers. L’on devine cependant que les rouages parfaits vont bientôt se gripper à l’occasion de quelque mystère cosmique…
Précédant Midi, XXIIe siècle, voici L’Epreuve du SIC, ce dernier acronyme étant celui de gigantesques fourmis mécaniques ou « centaures ». Un « Orang » assure la direction de chaque « Système d’Investigateur Cybernétique ». Leur mission consiste en l’exploration de nouvelles planètes. Le maître d’œuvre, Akimov, doit partir pour une mission d’au moins douze ans, au détriment de son bonheur personnel avec Nina. L’homme héroïque, formé dans une « Ecole supérieure de Cosmogation », doit choisir le devoir, en parfait homo sovieticus.
Peut-être le roman Il est difficile d’être un dieu est-il le plus étrange et signifiant de la science-fiction soviétique. Sur la planète féodale d’Arkanar, dont l’univers est à la lisière de la fantasy, pleine de ripailles, de nobles et de gueux, l’on suit le parcours du seigneur Roumata, de Kira, qui « croyait au bien », et dont le père « recopie tous les jours des dénonciations ». Parmi « la masse des traditions, des règles de l’instinct grégaire […] qui libèrent de la nécessité de penser », le préambule est un peu longuet, avant que l’on comprenne que ce Roumata est en fait un « Terrien, un observateur, l’héritier d’hommes de feu et de fer, qui ne s’épargnaient pas et n’épargnaient pas au nom d’un grand but ».
Lorsque des observateurs découvrent Arkanar, il leur est interdit d’interférer dans son Histoire. Mais à un tel interdit s’oppose un impératif moral, au moment où l’on constate le fascisme incessamment régnant. Rester spectateur ? Intervenir pour installer la pax sovietica ? La chose est transparente : l’allusion au nazisme est patente. Au sein de la violence totalitaire, dominent les « Gris » des « Sections d’Assaut », qui assassinent les traitres, oppriment la population, alors qu’ils sont à leur tour massacrés par les fanatiques « Moines noirs » à l’occasion d’une « nuit des longs couteaux », la séquence rappelant les SA d’Ernst Röhm éradiqués par les SS hitlériens. Le « Ministère de la Sureté » d’Arkanar veille et censure : « Dorénavant, le peuple devra tenir sa langue, s’il ne veut pas la voir à une potence ! » Ou encore : « Ta langue est mon ennemie ». Ou pire : « Nous faisons la chasse aux lettrés en fuite ». Comme de juste, l’on organise un autodafé qui n’est pas sans faire penser à l’année 1933, la culture devant être exclusivement au service du régime, ce qui d’ailleurs ne déplait pas foncièrement au peuple en sa servitude volontaire. Car tous sont des « esclaves », du régime et de « leurs passions mesquines ». Le roman d’aventure, dans le bourbier d’une pittoresque et bruyante fresque médiévale, sur une « base féodalo-fasciste », n’est pas sans rappeler les intrigues et les violences ultérieures du Trône de fer de George R. R. Martin[11].
Le manichéisme saute aux yeux : au fascisme s’oppose la radieuse voie soviétique, en quelque sorte déifiée au vu du titre. L’on ne peut lire sans ironie un tel roman : dénonçant le fascisme avec un rien de naïveté, il dénonce en sous-main son versant communiste dont les frères Strougatski sont à leur dépens partie prenante, même si en 1964 ils ne pouvaient qu’avec discrétion cligner de l’œil vers le stalinisme.
La question de l’interventionnisme reste bien évidemment actuelle. Les Etats-Unis ont tenté d’imposer la démocratie au Proche-Orient avec un succès pour le moins foireux. L’Occident peut-il se permettre de jouer au pacificateur lorsque la Russie se ressent d’une velléité post-soviétique en Ukraine ? La connaissance du bien et du mal politiques peut-elle imposer son diktat à ceux qui font les frais d’un apprentissage par la tyrannie ? Une société de paix peut-elle pacifier par la violence une société totalitaire sans reconnaître le mal dont la frontière est en chaque individu ? En d’autres termes strougatskiens : peut-on comprendre et réguler toutes ces cultures dispersées sur cent planètes sans les dénaturer et y perdre son âme ? D’où la difficulté et la présomption d’être un dieu : « Quand un dieu entreprend de nettoyer une fosse d’aisances, il ne doit pas croire qu’il s’en tirera les mains propres ». Boudhak, le vieux médecin, confie : « Le mal est indestructible ». Roumata pourrait-il amener sur la terre son innocente aimée Kira ?
Au centre de ce cycle des frères Strougatski s’élève la « trilogie Maxime Kammerer », dont ce dernier est le personnage central et récurrent, soit L’Île habitée, Le Scarabée dans la fourmilière et enfin Les vagues éteignent le vent. Dans le premier volet, L’Île habitée, un jeune homme échoue sur une planète lointaine. Maxime est le « Robinson » de cette île sur laquelle il avait espéré trouver « une civilisation puissante, antique, sage ». Hélas, sur une terre radioactive, sale, répugnante, son vaisseau est détruit par on ne sait quel projectile. La rencontre d’un autochtone laisse à désirer : « On voyait aussitôt que l’homme armé n’avait jamais entendu parler de la valeur suprême de la vie humaine, de la Déclaration des droits de l’homme, des merveilleuses et simples inventions de l’humanisme ». En effet règne ici une infecte dictature militaire, nanties de « tours radio » qui chapeautent toute la population. Etrangement, Maxime est insensible aux ondes de contrôle. Serait-il le seul à pouvoir être apte à la résistance ? Parmi une guerre perpétuelle et les colonnes de blindés, le personnage charismatique de « Pèlerin » lutte aux côtés de Maxime devenu « Mak », contre les « dégénérés, contre « l’Empire insulaire », la « dégénérescence de la biosphère », les « fascistes de l’Etat-major », qui pourrait tout aussi bien être communistes, si la censure soviétique ne veillait sur l’épaule des écrivains… La fin ouverte laisse peu d’espoir. L’évidente dystopie imagine une résistance, peut-être condamnée d’avance, au bénéfice des libertés individuelles et de la connaissance, ces miracles toujours menacés.
Au-delà du cliché du parfait surhomme tel que le magnifiait la science-fiction soviétique (dans La Nébuleuse d’Andromède d’Ivan Efremov[12] par exemple), les frères Strougatski sont plus réalistes : leurs héros sont humains et perfectibles. Cependant pour ne pas effarer le communisme totalitaire (un pléonasme !), ils sont les justes représentants de cette société aux visées utopiques, donc pétris d’idéologie. Pourtant les limites de cette dernière sont sensibles lorsque les personnages se heurtent à des civilisations extraterrestres qu’il est nécessaire d’amener à leur niveau de perfection. Ce dont témoignent les progrès technologiques, à l’instar des « zéro-cabines » au service de la téléportation. L’ode au progrès communiste n’a que les limites de l’utopie ; et de l’Histoire.
Passons hélas sous silence, car nous ne prétendrons pas avoir tout lu, Tentative de Fuite, Le Petit, L’Inquiétude, Un gars de l’enfer, Le Scarabée dans la fourmilière, L’Arc-en-ciel lointain, Les vagues éteignent le vent… L’ensemble du cycle formant un roman polymorphe et gigantesque, de près de mille deux-cents pages. La chose est bourrée de bizarreries technologiques prospectives, de personnages (des braves gars et quelques braves filles qui sont moins des individualités que des représentations d’un peuple idéal), de péripéties et de dialogues, parfois aux dépens de la vitesse de l’action et de la profondeur de la pensée. Pourtant, si l’on a voulu croire à l’achèvement de son modèle de société, maintenant qu’il est à son « midi » (d’où le titre), les héros se voient désorientés devant une direction et un sens introuvables. D’où l’aporie de l’utopie qui ne veut accepter sa probable dystopie, sinon chez ceux qui ont la barbarie de la méconnaître.
D’abord traducteur de l’anglais et du japonais pour l’un, astronome et informaticien pour l’autre, Arkadi et Boris Strougatski, (1925-1991/1933-2012) sont à l’aide de leur plume à la recherche d’un idéal politique, que l’on imagine avoir été censurée par le régime soviétique dès 1969, par exemple à l’occasion de L’Escargot sur la pente et La Troïka. Reste à compléter cette bibliothèque strougatskienne, considérée comme un opus classique en Russie, avec l’indépassable Stalker[13], dont le cinéaste Andreï Tarkovski offrit une adaptation passablement infidèle et néanmoins puissante de cette quête d’objets tombés de quelque univers extraterrestre…
À chaque fois, de passionnantes préfaces, des notes, jusqu’à des glossaires, animent ces volumes sommitaux de la collection « L’Intégrale ». Même si ces auteurs n’ont pas toujours conclu et rassemblé leurs productions, les voici magnifiés parmi ces volumes élégamment cartonnés, aux cahiers cousus, ornés d’un signet pour marquer la pause nécessaire dans l’immense l’immersion. Ici pourtant, nous ne faisons émerger qu’une partie de l’iceberg brûlant qu’est le monde de Mnémos. La science-fiction y est française avec Espace-temps K de Gérard Klein[14], encore américaine avec L’Histoire du Futur de Robert Heinlein[15]. Sans compter que cette digne maison d’édition offre un septuor de stèles à Lovecraft[16] en annonçant ses œuvres à peu près complètes, en sept volumes en cours de publication, récits, romans, essais, poésie, choix de correspondance : d’abord, Les Contrées du rêve, ensuite Les Montagnes hallucinées, bientôt L’Affaire Charles Dexter Ward, puis Le cycle de Providence et tous autres récits horrifiques…
Quelles sont « ces guerres qui nous attendent » ? La science-fiction peut-elle nous répondre ? Oui, s’engagent à la fois et avec fermeté le Ministère français des Armées et l’Université Paris Sciences et Lettres en convoquant la Red Team (un nom de code) constituée d’une dizaine d’individus, dont François Schuiten, Jeanne Bregeon, Colonel Hermès, Capitaine Numericus… Ils sont analystes et chercheurs, auteurs de romans noirs, de science-fiction et de dessinateurs. Les conflits à venir appartiennent à la richesse de leurs observations et de leur imagination. Peut-être à leurs désirs, à leurs peurs.
Au contraire d’auteurs qui, comme les frères Strougatski ne voulaient pas se prétendre futurologues, il y chez les participants de cet opus, réunis comme en un colloque survolté, un goût, voire une présomption pour les prédictions qui concerneraient les années « 2030-2060 ». Si les civilisations antiques consultaient des oracles[17] pour connaître l’avenir, le Ministère des Armées est peut-être plus sagace en consultant des écrivains de science-fiction. Même si là tout soit fictif, la pertinence peut jaillir.
Bien que l’éditeur présente cet ouvrage comme « un polar d'anticipation », il s’agit plutôt d’une série de brefs essais géopolitiques et technologiques futuristes, mâtinés de bribes narrative et immersives. Qui sait si une nation pirate va éclore, attaquant la base de Kourou où naitrait un « ascenseur spatial », si la montée des eaux générera des conflits aux causes climatiques, si une « république verte » sera offensive, si de nouveaux Barbaresques vont affluer, la Turquie quittant l’OTAN, usant d’attentats à la marée noire. Bien entendu le bioterrorisme jouerait aux dés les « pandémies virales ». « Une mort culturelle » est alors annoncée. Comment coordonner les armes, organiser la défense, vaincre enfin ? Comment contenir une nouvelle guerre de Troie hypertechnologique ? Boucliers défensifs à l’israëlienne ou « hyperforteresses » ? Maîtrise ou défection de l’espace satellitaire ? Saurons-nous encore si des implants neuronaux à usage militaire sont victimes de hackers, si des « unités robotiques » errent hors de contrôle, si une réalité alternative, une fragmentation du réel, voire des guerres cognitives juchées sur la propagande, la désinformation, le piratage du web, un hypercloud… Cependant sans guère de doute, des hyper-missiles seront dotés d’intelligences artificielles, elles-mêmes se combattant entre elles. Elles seules peut-être sauront l’art suprême de la guerre. Qui sait si les guerres n’auront plus lieu que dans le Metaverse, avec pour sanction finale la prise en otage du réel. La Red Team fait dans le probable, l’impossible, l’imprévisible, le vertigineux et le réel anti-réel en approche furtive, le n’importequoitesque. Qu’importe s’il donne à penser, à fertiliser l’imagination pour se défendre du mal indestructible…
Nous le savions, la science-fiction est technologique, sinon elle ne serait pas. Mais elle est aussi uchronique avec Franz Leiber, sanitaire avec Roger Zelazny, et politique avec les frères Strougatsky ; et toujours géopolitique quelques soient les dimensions extragalactiques. Outre le divertissement du lecteur, le développement de son imaginaire, les perspectives scientifiques spéculatives (les ingénieurs des nouvelles technologies californiennes ayant été de jeunes dévoreurs de science-fiction), cette dernière n’est pas loin d’être la première des littératures conflictuelles à l’échelle, du moins pour encore un certain temps, de notre modeste planète, bien que cette échelle soit aussi celle de la fracture humaine du bien et du mal, en un roncier inextricable.
Thierry Guinhut
Une vie d'écriture et de photographie
[4] Jack Williamson : Les Guerriers du temps, Patrice Granet, 2004.
[5] Roger Zelazny : Toi l’immortel, Gallimard, 2004.
[6] Roger Zelazny : Les Princes d’ambre, J’ai lu, 2015.
[7] Roger Zelazny : L’Intersection d’Einstein, Opta, 1977.
[10] Alexéï Tostoï : Aélita, Editions en langue étrangère, Moscou, sans date.
[12] Ivan Efremov : La Nébuleuse d’Andromède, Editions du Progrès, 1979.
[14] Gérard Klein : Espace-temps K, Mnémos, 2021.
[15] Robert Heinlein : Histoire du Futur, Mnémos, 2020.