« Au commencement le verbe était[1] », écrivait Saint-Jean au début de son Evangile, au sens de la création. Pourtant il semble parfois que le verbe ait perdu toute vertu de commencement, n’ayant gardé de son énergie que sa pétrification et son délitement, tant le langage peut subir le panurgisme totalitaire, voire informatique. Voici le sigle discret de « Lingua Tertii Imperii », formule elle-même discrète d’un troisième empire romain masquant en fait le Troisième Reich, l’on n’est jamais assez prudent, mais aussi jamais assez attirant par son mystère même. LTI. La langue du Troisième Reich est un essai puisant dans le journal de son auteur, Victor Klemperer, tenu de 1919 à 1945, de façon à aiguiser ses analyses de la rhétorique politique nazie, entre 1933 et 1945. « Carnet de notes d’un philologue », devenu une référence incontournable, il ne manque pas de susciter des descendants. Ainsi en ce « journal » d’un psychanalyste : Yann Diener, qui détrône aujourd’hui « notre Langue Quotidienne Informatisée » en son LQI. Certes l’affaire est apparemment plus modeste, mais elle en dit long sur le conformisme et le formatage de nos concitoyens qui aiment à enferrer leur rose organe buccal et charnu en un corset de récurrences technologiques, finalement politique. Ainsi nous saurons comment bricoler le langage pour en faire un instrument totalitaire et techniciste, mais aussi comment s’en prémunir.
Le cercle de nos mots est celui de notre monde. Aussi ce dernier tend à être encerclé, rétracté, par un arsenal réduit de phonèmes qui viennent dicter points de vue, horizons, comportements, forcément réduits et orientés, d’autant qu’ils sont l’émanation d’une série de dictats gouvernementaux, de doxas médiatiques et idéologiques ; ce pourquoi Jean-Pierre Faye parlait de « langages totalitaires » et de « langage meurtrier[2] ». Victor Klemperer, lui, parle de « langue carcérale » en ses pages de journal, qui ressortit au récit aussi palpitant qu’inquiétant. Il commence en 1933 avec l’accession au pouvoir d’Hitler, se continue, de vexations en menaces croissantes, quoique sa judaïté soit tempérée par la qualité « aryenne » de son épouse, jusqu’au bombardement apocalyptique de Dresde par les Américains et s’achève dans la fuite vers la Bavière, où s’achève le crépuscule des dieux aryens et la guerre. Ce qui n’empêche en rien à cet ouvrage d’acquérir bien vite la rigueur et la pertinence de l’essai.
Au travers des vocables imposés par le régime nazi, ce sont des moules qui sont plastifiés sur les cerveaux des êtres de moins en moins pensants, même si quelques-uns n’étaient pas dupes, dont l’esprit critique indépendant que fut Victor Klemperer. Puisant aux discours radiodiffusés d'Adolf Hitler ou de Joseph Paul Goebbels, mais aussi parmi la presse, voire le langage de la rue, le philologue de Dresde (1881-1960), destitué de sa chaire à l’Université avant même l’imposition de l’étoile jaune, décrypte la langue totalitaire. C’est hélas seulement de manière posthume qu’en 1995 ce livre fut publié, avec un retentissement considérable.
Le régime national-socialiste aimait les sigles, comme « HJ », celui de la Hitler Jugend (Jeunesses Hitlériennes) ou DAF, celui de la Deutsche Arbeitsfront (Front du Travail Allemand), de façon à prétendre « techniciser » le pays, voire le monde. Il adorait l’emphase (cette « malédiction du superlatif ») et l’invocation, il privilégiait l’affect sur la pensée : lorsque l’on chante « une guerre fraîche et joyeuse », n’est-ce pas « une langue qui poétise et pense à ta place » ? Il affectionnait les termes techniques et génétiques, tout cela pour cimenter la mécanisation du langage et la déshumanisation des individus, que tout totalitarisme vise à remplacer par le collectif, la troupe, malléable à merci. Le registre guerrier, apparemment anobli par l’adverbe « héroïquement », chéri entre tous, devient pléthorique. Un mot comme « fanatique » passe du blâme à l’éloge, via la dévotion au Führer et « la foi fanatique en la pérennité du Reich », en une religiosité mystique du sang, du sol et de l’éternité du Reich qui ne peut que déclencher l’enthousiasme, jusqu’au point culminant de la « déification » du Führer. « Aktion » signifie opérations de massacre ; « Sturm » (tempête) veut dire assaut miltaire ; « Figuren » (marionnettes) est un euphémisme pour les cadavres exhumés, lorsqu’il s’est agi de dissimuler l'extermination de masse au moment de l’avancée des alliés. L’on connait d’autres euphémismes : « évacuation » pour déportation, « espace vital » pour territoires à envahir, tout cela au point que la terminologie nazie pouvait contaminer jusqu’à ses adversaires employant ses formules sans conscience. Sans oublier les vocables qui ont été irrémédiablement pollués, comme « Weltangschauung » (vision du monde, ou intuition chez Kant), disparu de la terminologie philosophique, tant il est lourdement connoté. Tout cela, ajouterons-nous, au point que la langue allemande parût chargée d’une inexpiable responsabilité, aux yeux du poète Paul Celan[3].
La haine des adversaires, ces démocrates, ploutocrates et Juifs, opposés aux Aryens, fait des mots honnis des injures qui invitent à « déclamer », « littéralement brailler », contre le « judéobolchevisme », excitent à la colère, ordonnent les actes, autrement délictueux et criminels, mais devenus de salubrité publique, nationale et purement raciale. La langue militaire a goudronné le langage au service du nationalisme expansionniste aryen et de sa « solution finale », en proclamant à tout un chacun : « Tu n’es rien, le peuple est tout », ce qui est l’essence de l’idéologie totalitaire.
La corruption de la langue allemande est telle que le hâbleur nazi parvient à faire passer le vrai pour le faux et vice-versa. Le discours se fige en propagande de façon à s’immiscer par la force de la persuasion dans les esprits des auditeurs volontaires et involontaires. Pour les remplir de vide intellectuel et mieux les manœuvrer. Dans la continuité de Mein Kampf[4], « livre saint » entre tous, la LTI est d’une « pauvreté misérable ». D’autant qu’Hitler était un rhéteur à la « voix enrouée, si peu mélodieuse, avec ses phrases grossières, à la syntaxe indigne d’un Allemand ». Comment galvaniser les foules en ses conditions, cela reste un mystère, à moins de considérer l’accord de « la mégalomanie césarienne », du « délire de la persécution » avec le fond bestial de l’humanité qui aime à conspuer le Juif en détournant à son encontre des mots sacrificiels, comme « vermine », « parasite »…
Aucun espace ne fut protégé de la corruption par la terminologie nazie, jusqu’aux milieux les plus scientifiques, jusqu’à l’Université, l’enseignement, au service d’une éducation fasciste. Toute proportion gardée, nous n’en sommes pas loin avec les éveillés (woke) de la Cancel culture[5].
Victor Klemperer en tire très vite une morale universelle : « Mon nationalisme et mon patriotisme ont vécu. Désormais je suis totalement cosmopolite au sens voltairien. Toute délimitation nationale m'apparaît comme une barbarie ». Lorsqu’en 1945, il interroge une ouvrière berlinoise, voulant savoir pourquoi elle a été « en taule : « Ben, j'ai dit des mots qui ont pas plu », répondit-elle », il ressent comme une illumination : « En entendant sa réponse, je vis clair. Pour "des mots", j'entreprendrais le travail sur mon journal » ; ce qui en est l’épilogue, invitant à relire l’opus depuis le début. Ainsi l’empoisonnement du langage et la censure du langage sain sont au cœur de son travail : « Le nazisme s'insinue dans la chair et le sang du grand nombre à travers des expressions isolées, des tournures, des formes syntaxiques qui s'imposaient à des millions d'exemplaires et qui furent adoptées de façon mécanique et inconsciente ». Cependant, en novembre 1933 Victor Klemperer note : « Je juge en intellectuel alors que M Goebbels table sur une masse ivre ».
Il est loin d’être indifférent que Victor Klemperer, après 1945, et vivant en Allemagne communiste, quoique restant prudemment publiquement silencieux, n’eût rien perdu de sa sagacité. En effet, écoutant Staline, ses sbires et ses affidés, il voit s’élever la langue du IVe Reich qu'il nomme « LQI », « Lingua Quarti Imperii », aussi peu différente de la précédente que le furent les démonstrations festives et militaires de masse, de Berlin à Moscou. Et lorsque Hannah Arendt entend à Jérusalem Eichmann, elle ne peut que constater la sclérose rhétorique de son langage administratif au service de « la banalité du mal[6] ».
Uhland : Gedichte und dramen, Stuttgart, 1885.
Photo : T. Guinhut.
C’est entendu, l’affaire est moins grave. Le LQI d’Yann Diener n’est pas celui de Victor Klemperer. Et nous n’irons pas jusqu’à la reductio ad hitlerum, même si le rouge insistant de la couverture est un tantinet maladroit en confinant à la reductio ad communistum. Cependant la « novlangue informatique » fait partie des tombes du cimetière de la langue. C’est en d’autres termes ce que montre le psychanalyste Yann Denier en son LQI, « notre Langue Quotidienne Informatisée » selon le sous-titre qui éclaire l'acronyme, qui, comme tout acronyme qui ne se respecte pas, masque le vocabulaire, raye les mots, anesthésie la pensée. Probablement Victor Klemperer eût-il approuvé cet essai lorsqu’il affirmait : « il s’agit bien de l’empiètement de tournures techniques sur des domaines non techniques, où elles ont ensuite un effet mécanisant ».
Environnés, cadenassés de mots de passes et de codes, nous sommes également empoisonnés par un fourbi de vocabulaire qui a quitté son seul domaine technique pour empoisonner notre langue. Et si Yann Diener n’est « pas technophobe », il doit constater que l’omniprésence de l’ordinateur modifie en profondeur la pratique de son métier de psychanalyste et son rapport avec les analysés, eux-mêmes détournés d’une bonne partie du contact humain, la communication prenant le pas sur la parole. Non seulement il faut être conscient de ce que « la vie numérique modifie chez les êtres parlants que nous sommes », mais aussi de « l’intrusion du vocabulaire informatique dans le langage courant ».
Nous avons un ou des identifiants, des codes de sécurité, des reconnaissances digitale ou faciale, à tel point que « ce n’est plus une opération d’achat, c’est de l’anthropométrie, c’est de l’opération de police », en une entreprise de surveillance[7] généralisée dont l’avenir menace d’être universel.
Depuis le premier programme informatique d’Alan Turing, le « langage machine » s’immisce dans notre humanité : « aujourd’hui le marché linguistique est recouvert par le vaste marché de l’informatique », ce dernier mot-valise étant né en 1957 de la collusion entre information et automatique. Si le mot « ordinateur », imaginé par Jacques Perret en 1955 et qui vient de Dieu ordonnant le monde, est une belle trouvaille d’origine théologique, il n’en est guère de même pour toute une quincaillerie linguistique afférente. « L’être-calculant absolu » occupe cependant nos gosiers et nos oreilles de son bruissement. Et nous voilà réduits à n’être plus qu’une « vie numérique », ou « vie digitale » (digit signifiant chiffre en anglais).
Contagieuse est la « maladie du jargon ». L’on « textote » plutôt que d’écrire, le « disque dur » mental est « connecté », « câblé » ou « débranché ». L’on doit « faire l’interface » entre deux personnes, plutôt que l’intermédiaire. Des institutions, comme le monde de la santé, et, paradoxalement, l’Education Nationale (ou plutôt l’inéducation), se gargarisent de sigles et d’acronymes en affirmant un narcissisme méprisant pour qui n’est pas « branché », déshumanisant ainsi ce qui devait être service de l’humain.
La numérisation du monde modifie forcément notre manière de penser. Comme l’imprimerie au XV° siècle, Internet est une révolution mentale. Serons-nous binarisés, nous changerons-nous en « émoticones » ? Jusqu’où ira Elon Musk, dont la société Neuralink prévoie des implants informatiques neuronaux ? Il suffira de penser, voire de désirer, pour commander une pizza, sans plus de distanciation entre le désir et la décision. Le devenir numérique se passerait alors du langage. Alors que les algorithmes (du moins à plus ou moins court terme) ne sont pas prêts à maîtriser le second degré ni les métaphores, et encore moins une autocritique en terme de philosophie politique et libérale.
S’il n’en vient pas assez tôt au fait, s’attardant sur Freud, Œdipe et Lacan (le tropisme psychanalytique obligé étant également un formatage linguistique, fatiguant au demeurant, quoique la discipline soit bien attentive à la parole), Yann Diener n’en fait pas moins œuvre salubre. Il pourchasse « nos petites novlangues quotidiennes et machiniques » avec alacrité. Au passage, il ne peut manquer de dénoncer des anglicismes, « briefing », « reset » et « process », par exemple. D’ironiser avec « programmer sa journée » ou « calculer quelqu’un ». De déplorer le « distanciel », cet échange de fausses vies sur écran, et le « présentiel » également venu du domaine religieux (ce qu’est devenu le culte informatique), vocables prétentieux pour « en présence » ou « à distance », et nous ajouterons paresseux au regard d’expressions latines : in presentia, in abstentia. De-là à pratiquer une « grève du codage », il n’y a qu’un pas…
Une métaphore devient virale (pour employer un autre cliché), celle du « logiciel » : il faudrait sans cesse « changer de logiciel ». Sans que l’on sache que ce dernier est un programme destiné à exécuter une tâche, toujours la même, si complexe soit-elle. En changer ne signifierait que se courber sous de nouvelles fourches caudines, sans que le libre arbitre et l’imagination ne puissent voir le jour. « Le degré zéro de la politique », note Yann Diener, en faisant allusion à la creuse rhétorique du parti socialiste, mais sans exclusive, car tous les partis peuvent être visés par un tel constat, tant les maux, s'ils sont connus, ne connaissent pas leurs remèdes, pourtant en partis pratiqués outre-Rhin et outre-Jura, en ce qui concerne du moins nombre de résultats économiques.
Ainsi, en parente de la vulgarité du langage ambiant[8], balbutie la « jargonaphasie », trouble de la parole mangée par un afflux de phonèmes informatiques, dont la récurrence accuse le panurgisme de nos contemporains moutonniers. Entraînant qui sait la faillite de l’écriture manuscrite et de la lecture d’un bon livre à feuilleter et méditer…
La langue est « tout simplement : fasciste ; car le fascisme, ce n’est pas d’empêcher de dire, mais d’obliger à dire », écrivait péremptoirement Roland Barthes. Certes, en fonction des vocables et de la rhétorique du temps, d’une mode et d’une tyrannie, elle est « servilité et pouvoir», elle ordonne un goulet de pensée. Mais au contraire de cet essayiste qui fut joliment à la mode, nous ne prétendrons pas qu’il « ne peut donc y avoir liberté que hors du langage[9] ». Cependant ce dernier est tout aussi bien - ce que Roland Barthes n’aurait su dire - communiste ; tant la langue de bois marxiste-léniniste, se parant abusivement de scientificité, dressant les foules les unes contre les autres dans une « lutte des classes » au service des potentats du parti, imprègne encore le discours, avec des manichéismes entre « réactionnaire » et « progressiste », ce dernier mot insinuant toujours son pesant de correction idéologique au gré des lubies tyranniques. De même, les manipulations de la langue ne manquent pas de trouver de nouveaux avatars, tant à l’occasion de la Cancel culture, de son « décolonialisme » et de son « appropriation culturelle », qu’à celle de l’écologisme, dont la contagion linguistique en dit long sur notre panurgisme. Certes, l’on nous contestera qu’également le langage religieux à sa gangue, sauf à considérer la précieuse maïeutique de la Bible et de sa tradition d’interprétation. Plus largement, et a contrario, si le langage enrichit son vocabulaire d’une réelle connaissance venue de nombre d’époques, de nombre d’écrivains et de philosophes, de nombre de conceptions du monde, il est l’assurance d’un esprit critique croisé, d’une voie vers la liberté de pensée.
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.