Les résonances musicales, picturales et littéraires
d’Haruki Murakami :
Le Meurtre du Commandeur,
Kafka sur le rivage.
Haruki Murakami Le Meurtre du Commandeur,
traduit du japonais par Hélène Morita, Belfond,
Livre 1, 456 p, 23,90 €, Livre 2, 480 p, 23,90 €.
Haruki Murakami : Kafka sur le rivage,
traduit par Corine Atlan, 10/18, 640 p, 12 €.
Qui sait si un autre monde s’ouvre près de nous, lorsque résonne la mystérieuse clochette à manche de bois d’un vieux sanctuaire nocturne et pierreux. De même, parmi les anfractuosités du moi, repose un autre monde auquel un rien, mais surtout une œuvre d’art, permettront d’accéder. C’est tout l’art d’Haruki Murakami que d’associer un confort de lecture particulièrement aisé avec les mystères et les béances de la personnalité, jusqu’aux ténèbres du fantastique. Un brin kafkaïen (n’a-t-il pas écrit Kafka sur le rivage ?), il ne néglige ni les nouvelles, comme L’Etrange bibliothèque, ni les vastes massifs romanesques, comme la trilogie de 1Q84. Le dernier opus, en deux volets, du romancier japonais emprunte cette fois son titre, non plus à Orwell, mais à Mozart : Le Meurtre du Commandeur. Œuvres dans lesquelles les résonances musicales s’associent aux résonances picturales et littéraires pour former un art poétique.
Faussement simple, Haruki Murakami est un conteur dont la langue (et il en est probablement de même en japonais, ce pourquoi il faut remercier la traductrice Hélène Morita) coule avec une aisance remarquable. Elle prend son lecteur dans ses bras souples pour l’emporter dans le confortable fauteuil de la fiction, au point que l’on regretterait d’achever finalement cette lecture. Cependant cette simplicité recèle des interrogations infinies : « Dans vos toiles, il y a un je ne sais quoi qui stimule l’âme du spectateur d’une manière inhabituelle. À première vue, on se dit, oui, bon, ce sont des portraits ordinaires, conventionnels, mais si on les examine bien, on découvre qu’il y a quelque chose dedans ». C’est ainsi que Menshiki, amateur bientôt devenu client, commente les productions apparemment conventionnelles du jeune portraitiste.
Une telle citation pourrait s’inscrire au fronton de l’art d’Haruki Murakami. Art d’autant plus perspicace et universel qu’il s’intéresse à celui de la peinture. En effet, le personnage principal, narrateur et modeste héros, des deux « Livres » du Meurtre du Commandeur est un peintre. Et, comme si ce n’était pas assez, il habite quelques temps dans la demeure abandonnée par un vieux peintre grandement renommé qui maintenant est « dans un état mental qui ne lui permettait pas de faire la différence entre un opéra et une poêle à frire ».
Autre art donc, celui de l’opéra, puisque la discothèque du vieux Tomohiko Amada regorge d’interprétations remarquables, puisque le « Commandeur » est celui du Don Giovanni de Mozart. Ce sont des « correspondances » au sens baudelairien, d’autant plus qu’un tableau, celé dans le grenier du vieux peintre déchu, et habité par un hibou, attire l’attention du narrateur : « Le Meurtre du Commandeur ». Quoique peint dans le style profondément japonais du « nihonga », il représente la scène initiale de l’opus mozartien. On ne s’étonnera pas que la maison sur la montagne où s’installe le narrateur après son divorce soit l’occasion d’écoutes inspirantes. Ni que notre auteur ait publié ses entretiens avec un chef d’orchestre, Seiji Ozawa[1].
Lui qui est devenu un portraitiste professionnel recherché, bien qu’il ne lui semble pas travailler en artiste, parviendra-t-il, en faisant le portrait de Menshiki à « capter ce qui constituait le cœur de ce qu’il était » ? Car l’homme à la chevelure « étonnamment blanche », dont le nom s’écrit comme dans « Epargné par les couleurs », et qui habite opportunément une maison blanche sur la montagne d’en face, ne laissera peut-être pas découvrir son « secret enfermé dans une petite boite fermée à clé, elle-même profondément enterrée ». De même un vieux sanctuaire pierreux dégage « une atmosphère lourde de sens caché », alors que la nuit résonne de sa mystérieuse clochette.
Toute la difficulté du romancier est d’attirer le lecteur vers les secrets cachés et promis sans trop les déflorer. Aussi différents objets, différentes révélations, sont-ils comme les pierres d’une marelle, les balises d’un jeu de piste et d’une randonnée dans une contrée inexplorée : le hibou du grenier, le tableau caché et déballé, la clochette esseulée au fond de l’excavation, bientôt également musicale dans la nuit de l’atelier, qui est peut-être celle d’un bonze enterré vivant, momifié, et devenu « Bouddha à même le corps », ou d’une âme invisible.
Le peintre, d’abord en panne d’inspiration, et son voisin de la montagne d’en face sont deux solitaires, décalés de la société, artiste et amateur d’art, l’un nanti de quelque amante occasionnelle, l’autre fort riche, en son élégante maison immaculée et dont les cheveux blancs luxuriants seront le motif central de son portrait. L’un a perdu sa jeune sœur, l’autre n’a jamais été le père de sa fille… Ainsi la sorte de relation d’amitié, peut-être intéressée, qui s’installe peu à peu entre le peintre et son modèle permet peu à peu la confession de Menshiki, confiant sa probable paternité émue d’une fille de treize ans, dont il observe la maison avec de puissantes jumelles, et dont le narrateur va devoir également peindre le portrait.
Ne révélons pas toutes les chausse-trappes, n’ouvrons pas toutes les boites à mystère de ce roman et laissons le lecteur en craindre et savourer les contenus. Peut-être saura-t-il ainsi qui est ce « Commandeur », venu de l’Histoire de l’Autriche, qui est l’homme « au long visage », quels sont les chemins secrets de la fillette, comment la clochette sera un élément déclencheur, puis salvateur…
N’en doutons pas. À l’instar de Menshiki devant la lettre posthume de son amante, le lecteur se doit d’être armé d’attention et de perspicacité : « à la manière d’un linguiste étudiant une langue antique que plus personne ne parle, il avait exploré les différentes possibilités cachées dans ces lignes ».
À l’exploration psychologique, répond l’interrogation fantastique, là où s’ouvre « un léger décalage dans la jointure des mondes ». Certes, les explications rationnelles restent possibles, par exemple un courant d’air qui animerait la clochette sous les roches du sanctuaire, des hallucinations auditives et visuelles, des rêves intenses, comme lorsque le petit Commandeur est sorti de son tableau pour parler à notre peintre. Du moins en-a-t-il l’apparence, car il est plus exactement une « Idée ».
Cependant le fantastique monte par paliers. Les apparitions fantomatiques sont d’abord soumises au doute du narrateur, qu’il s’agisse du « Commandeur », dont l’apparence est empruntée par la momie philosophe venue du puits sous le sanctuaire (qui devient un tableau), ou du vieux peintre Tomohiko Amada, dont la vieillesse desséchée mais attentive réinvestit un instant son atelier. Elles deviennent de plus en plus prégnantes, jusqu’à l’apogée souterraine du roman !
Même si ce n’est qu’à l’occasion d’un rêve érotique, voire de paternités incertaines, prenons-y garde : « De multiples couches de réalité avaient fondu et s’étaient mélangées dans mon cerveau avant de se transformer en un fatras boueux. À l’image du chaos primitif du monde »...
On l’a deviné, le mystère ne va pas sans suspense. De surcroît lorsque la petite Marié manque son cours de dessin, disparait de manière inquiétante ; ce qui permet au roman de se voir frôler le récit policier. Reste qu’il faudra en passer par le meurtre de « l’Idée » du Commandeur, là où gît peut-être « la racine du mal », et brutalement interroger l’observateur au « long visage » qui n’est « qu’une métaphore ». Or mener son enquête parmi le souterrain « chemin des métaphores » et « entre le rien et l’être » risque de ne pas être de tout repos, là où aucune police ne peut être d’aucun secours : seule l’imbrication des pièces de l’irrationnel puzzle nous rendra Marié…
Aussi faut-il se demander quelle fonction remplit l’épisode démesurément fantastique de l’onirique descente souterraine de notre jeune peintre. Catabase orphique avec son passeur, initiation à la mort et à la renaissance, épreuves pour accéder aux métaphores de l’art, monnaie d’échange pour ramener au jour la petite Marié enfermée dans l’inconscient de la maison de Menshiki, où elle respire longtemps l’odeur ancienne des vêtements de sa mère dans le dressing…
Ce qui peut-être nous convainc le plus parmi les deux volets de ce roman, ce sont les récurrentes réflexions sur l’art, en particulier pictural ; ce dès le matinal degré zéro de la conception : « J’appelais ce moment « le zen de la toile ». Rien encore n’était dessiné, mais ce n’était pas encore du vide qu’il y avait là. Sur cette surface immaculée se dissimulait la forme sur le point d’advenir ». À cette esthétique zen s’ajoute une dimension platonicienne, ce que confirme à sa manière la mention de « l’Idée », qui définit le petit Commandeur.
En outre, l’art est partout saupoudré dans ce roman, qu’il s’agisse de la simple attention envers un acte culinaire quotidien ou de l’élégance de Menshiki : « il appuya alors sur la sonnette. En prenant son temps, prudemment, comme un poète lorsqu’il choisit un mot précis à placer à un endroit clé du vers ». Alors que ce dernier sait pertinemment qu’il n’atteint pas à la qualité d’artiste : « À ma façon j’ai une certaine intuition, mais malheureusement je n’ai pas le moyen de l’extérioriser. Si aigüe que soit cette intuition, je suis incapable de la transposer en une forme universelle, autrement dit, en œuvre d’art ».
C’est aussi l’histoire de la métamorphose du peintre. Une fois réussi le portrait de Menshiki, le narrateur a trouvé sa voie : le « portrait « abstrait » en quelque sorte ». Il sait aussi percevoir la vertu du non finito : « En demeurant inachevée, cette peinture était achevée », médite-t-il devant l’inquiétant portrait de « l’homme à la Subaru Forester blanche ». Si la capacité créatrice qui explore et expose la nature intime et explosive des choses s’épanouit, parfois dangereusement, sur les nouveaux tableaux du narrateur, la fin est à cet égard un peu décevante puisqu’il se cantonne de nouveau aux portraits de commande. Comme quoi, il n’a côtoyé qu’un moment le monde de « l’Idée » et le « chemin des métaphores »... Heureusement pour son lecteur, Haruki Murakami est en la matière un expert.
Le premier livre, sous-titré « Une Idée apparait », est plus riche intellectuellement ; le second, « La métaphore se déplace » est empreint d’un suspense plus haletant ; ce qui induit la seule et bien modeste réserve que l’on puisse amener auprès d’un tel diptyque de l’artiste et de la paternité. Il reste un de ces livres dont la lecture rend progressivement plus sensible et intelligent.
Aux références occidentales, comme les opéras de Mozart et de Richard Strauss, s’associent celles à des classiques de la littérature japonaise, Les Contes de pluie et de lune d’Akinari Ueda ; comme dans Kafka sur le rivage (titre qui vient d’une chanson) l’écrivain éponyme croise le Dit du Gengi de Murasaki-shikibu[2]. Explorant les pages du Meurtre du Commandeur, l’on frôle Alice au pays des merveilles, une allusion au cinéaste Akira Kurosawa, une autre à George Orwell, qui est évidemment un ricochet de 1Q84[3].
À l’instar de notre diptyque aimé, Kafka sur le rivage est une « tempête métaphysique et symbolique ». Un ami nommé « Corbeau », une noire « prédiction », un destin comparé à une « tempête de sable », tout semble orchestré pour que le doigt de la fatalité inscrive le signe de la tragédie sur le front du jeune narrateur. L’adolescent projette une fugue dans une « ville lointaine et inconnue », un « refuge dans une petite bibliothèque ». Car il se fait appeler « Kafka Tamura » et se dirige vers la bibliothèque Komura, où l’on conserve des volumes anciens de poésie. L’un des employés, Oshima, le recueille, le loge dans un refuge de montagne sommaire, et parlant de Sôseki[4] et de Schubert, lui confie : « les œuvres qui possèdent une sorte d’imperfection sont celles qui parlent le plus à nos cœurs, précisément parce qu’elles ont imparfaites ». Est-ce l’une des seules vertus de Kafka sur le rivage, dont le titre vient d’une étonnante chanson, qui fut jadis un fabuleux succès, de la belle bibliothécaire, Mlle Saeki, dont l’amoureux disparut tragiquement…
En ce mince refuge, des étagères sont chargées de livres, au service de l’autodidacte. Il lit ce que l’on devine être Eichmann à Jérusalem[5], médite sur l’accident dont il se réveilla ensanglanté, quoiqu’il ne s’en souvienne pas le moins du monde, puis, note : « Ce que j’imagine a peut-être beaucoup d’importance en ce monde ». Comme s’il s’agissait de la devise de notre écrivain.
Deux histoires parallèles se nouent : des enfants étrangement évanouis en 1944, celle du vieux Nakata qui sait parler aux chats. Evidemment elles sont liées. Le réalisme jusque-là omniprésent, se fissure légèrement, éclate, devant l’homme qui éventre et rassemble « des âmes de chats », que Nakata doit, sur sa demande, tuer, et qui se révèle avoir été un célèbre sculpteur, Koichi Tamura, donc le père de notre adolescent. Des pluies de poissons et de sangsues se produisent, mais « c’est peut-être une métaphore ». Le vieux, resté « idiot », mais pas si bête, doit partir en quête de la « pierre blanche » du sanctuaire (ce qui est un autre leitmotiv), avec le concours du jeune Hoshino (qui se métamorphosera grâce à son guide et au trio « À l’Archiduc » de Beethoven) et du « Colonel Sanders » (qui est un « concept »), alors que l’enquête policière est sur la piste de Nakata et de Kafka…
Le roman d’éducation d’un jeune homme le conduit à travailler et loger dans la bibliothèque, à être troublé par le jeune fantôme de Mlle Saeki, qui a cependant cinquante ans : « Ce qu’on nomme l’univers du surnaturel ne sont que les ténèbres de notre propre esprit ». Et, qui sait, à obéir à la prophétie paternelle : « Un jour, tu tueras ton père de tes mains, et tu coucheras avec ta mère », mais aussi avec sa sœur. Bien qu’il se découvre amoureux de la jeune fille du passé, l’oedipéenne tragédie se produira-t-elle ? Se changera-t-elle en sérénité ? Ce sont cette fois-ci des résonances littéraires, entre Sophocle et Kafka, qui irriguent l’univers profondément émouvant d’Haruki Murakami. De plus, comme le dit le poète William Butler Yeats, « la responsabilité commence dans les rêves ». Aussi, « ton sperme est absorbé dans l’autre monde ». Les personnages s’aventurent dans le lacis de la filiation, des vies antérieures et des réincarnations, mais aussi dans une forêt initiatique où il faut laisser Eurydice. En un roman exponentiel, là « où tu devras vivre dans ta propre bibliothèque », là également sont les résonances…
La délicatesse du réalisme onirique d’Haruki Murakami (né en 1949 à Kyoto) fait ici et là merveille, non loin d’ailleurs de l’écriture de Yoko Ogawa[6], mieux semble-t-il que dans le triptyque formé par 1Q84. Mieux encore que dans la nouvelle térébrante titrée L’Etrange bibliothèque[7], où, des leitmotivs parcourant le patrimoine de l’écrivain, l’on croise une fillette consolatrice, un « homme-mouton » (renvoyant à La Course du mouton sauvage[8]), où un vieux bibliothécaire entraîne un enfant au fond d’un labyrinthe et l’oblige à lire des ouvrages abscons qu’il mémorise cependant parfaitement, sous peine de relégation perpétuelle. Il serait en tous cas pour le moins risqué d’être enfermé à perpétuité dans un livre d’Haruki Murakami. Pourtant même la peur qui peut y régner semble enchanteresse…
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.