traduit du russe par Pauline Brupbacher, Le Passager clandestin, 2013, 222 p, 9 €.
Bakounine : La Liberté, Jean-Jacques Pauvert, 1965, 336 p, 5 F.
Hans Magnus Enzensberger : Les Rêveurs de l’absolu,
traduit de l’allemand par Lily Jumel, Allia, 2022, 112 p, 7 €.
À la fausse monnaie du Pape, l’anarchiste répond : « Ni dieu, ni maître ! ». Son catéchisme est révolutionnaire, sa confession est de mauvaise foi. Le plus emblématique des anarchistes, le Russe Michel Bakounine (1814-1876), revendique la plus entière liberté, débarrassée de tout étatisme. Mais en révoquant la propriété et le droit à l’héritage, en englobant l’individu dans la communauté d’un socialisme révolutionnaire, ne met-il pas en péril les libertés économiques, donc individuelles ? L’anarchisme serait-il une tyrannie ? Tous ces « rêveurs d’absolu », au sens du titre d’Hans Magnus Enzensberger, seraient-ils acculés au crime par l’autocratie ?
Un concentré de la doctrine bakouninienne est lisible comme une bombe noire parmi la petite cinquantaine de pages de son Catéchisme révolutionnaire, fomenté en 1866, mais ici publié sans appareil critique, hors une brève introduction d’Alexandre Lacroix. Il faut noter que le mot « catéchisme » est employé, comme souvent au XIX° siècle, au sens de profession de foi, et qu’il ne se veut pas une psalmodie religieuse. Titre d’ailleurs à ne pas confondre avec le Catéchisme du révolutionnaire de Netchaïev[1], qui fit en 1869 le portrait idéal de l’agent de la révolution, exaltant son ethos, entièrement au service de la cause.
Quoique, comme tous les livres de Bakounine, ce manifeste ait été abandonné avant de voir son achèvement, le propos vindicatif parvient à former le programme d’une société secrète : l’« Alliance des révolutionnaires socialistes ». Deux axes en sont les piliers : la liberté d’une part et le rejet de la religion et de l’Etat bourgeois d’autre part. Il s’agit de « l’exclusion absolue de tout principe d’autorité et de raison d’Etat », quoique un Etat doive fédérer les communes. L’objet programmatique est donc pour le moins incohérent, de surcroit proclamant la liberté d’être « fainéant ou actif » et menaçant de déchoir des droits politiques et paternels les inactifs en âge de travailler. Voilà qui sentant bien l’hypocrisie et la main lourde d’un tel régime. De même l’« abolition du service et du culte de la divinité » ne s’oppose-t-elle pas à la liberté ? Et deux pages plus loin, l’on trouve « la liberté d’élever autant de temples qu’il plaira à chacun ». L’on se fatigue très vite d’un tel brouillamini argumentatif…
Et bien qu’il prétende (en une conclusion qui n’en est pas une, puisque l’ouvrage reste inachevé) à la « liberté pour tout le monde, « l’égalité politique par l’égalité économique » aboutit forcément à l’éradication des libertés économiques, tout en contribuant à la perte de vitesse, sinon la disparition, du développement des ressources et de la créativité, intellectuelle, technique, artistique…
S’ensuivent des commandements libertaires aux droits individuels et d’association, aux parents, de par le « mariage libre », et aux enfants, élevés grâce à une subvention de la société ; l’on devine à cet égard que l’impôt y doit être lourd. Quant à la volonté de ne plus séparer travail intellectuel et manuel, elle ne laisse pas d’être inquiétante, tant elle risque d’obérer la liberté de choix de l’individu. Peut-être faut-il imaginer avec bienveillance que l’inachèvement du texte entraîne celui d’un projet encore inabouti, à moins de penser que la cohérence n’est pas le moins du monde l’apanage du révolutionnaire exalté…
Retenons pourtant de ce texte ce qui pourrait voisiner avec le libéralisme politique, soit « la liberté absolue de conscience et de propagande pour chacun », « égalité absolue des droits politiques pour tous, hommes et femmes », la « liberté absolue de commerce, de transaction et de communication entre les pays fédérés », au risque de dénaturer la pensée du penseur brouillon… Il n’en reste pas moins qu’en terme de liberté il vaut mieux lire de réels penseurs libéraux[2] !
Le mythe du père de l’anarchie s’effrite-t-il un peu plus en lisant cette Confession ? Le célèbre révolutionnaire russe, ce Bakounine ami de Proudhon, et de Marx qui le traitait cependant d’âne, fut emprisonné après les barricades allemandes, échappa à une condamnation à mort, avant d’être extradé en Russie. Si l’on connait ses programmes anarchistes, basés sur l’athéisme et le refus de l’Etat, l’on ignore trop souvent qu’en 1851 il écrivit à la demande du Tsar, donc contraint et forcé, cette Confession. Après huit années de prison, il parvint à fuir la Sibérie, épousant une Polonaise, rejoignant l’Europe, où il devint le pilier de l’anarchisme politique. Jusqu’où faut-il faire confiance à cette profession de foi ?
Moins que la dénonciation de ses réseaux, qu’il eût le courage d’éviter, on trouve un plaidoyer en ce curieux texte autobiographique… L’existence romanesque à souhaits du farouche révolutionnaire se double, avec ce qui a valeur de document historique, d’un incontestable talent de rhétoricien, quoique non sans mauvaise foi, pour tenter de soudoyer la conscience et la clémence du Tsar : « Sire ! Je suis un grand criminel et je ne mérite pas de grâce ! » (…) « ne me laissez pas me consumer dans la réclusion perpétuelle ! » Il prône sa conception de la « République » : « Je crois qu’en Russie, plus qu’ailleurs, un fort pouvoir dictatorial sera de rigueur, un pouvoir qui sera exclusivement préoccupé de l’élévation et de l’instruction de la masse (…) sans liberté de la presse ». A moins qu’il s’agisse de flagornerie envers l’absolutisme du tsarisme, on ne peut lire ces pages que comme une affirmation de la volonté tyrannique de l’anarchisme. Est-ce là le véritable point noir de cette Confession, où l’anarchiste confesse sa liberté au prix de l’absence de liberté d’autrui ?
Pourquoi lire ce texte écrit au fond d’un cachot en 1851 ? Parce qu’ici annoté avec la patience de Jean-Christophe Angaut, il permet de resituer événements et protagonistes, non sans offrir une lecture engagée, partisane, des révolutions européennes de 1848-1849, qui furent d’abord révoltes contre le prix du pain. Elles échouèrent, malgré l’avènement du suffrage universel français, écrasées par des répressions parfois sanglantes et sans discernement. Mais ce qui fut un printemps des peuples, avant la Commune et la révolution bolchevique, aurait-il abouti à plus de liberté, ou à un plus précoce hiver communiste ?
L'on ne réduira cependant pas Bakounine à cette Confession de plus ou moins bon aloi. Dans Dieu et l’Etat[3], il prône encore une fois la disparition de Dieu et de la religion, ces stratégies de pouvoir et d’esclavage, mais aussi le coopératisme et le fédéralisme antiautoritaires. À condition, lui répondrons-nous, que ce coopératif soit lui-même issu de la libre volonté des individus et du contrat, ce qui revient aux principes du libéralisme. De même, l’Etat est comparé à un marteau, lorsqu’il frappe les tables de la loi, forcément abusives. « L’Etat n’est pas la Patrie ; c’est l’abstraction, la fiction métaphysique, mystique, politique, juridique de la Patrie » disait Bakounine, c’est également « le patrimoine d’une classe privilégiée quelconque ». Dans Etatisme et anarchisme[4], il ne tolère aucune dictature, dont l’objectif est sa perpétuation et qui n’a pour conséquence que l’esclavage. Pourtant, au-delà d’une anarchie idéale faite par des individus idéaux, également inatteignables, l’on sait qu’établir l’anarchie selon Bakounine ne peut se passer d’une bureaucratie prolétaire et rouge, donc du laminoir dictatorial de l’Etat. Le voilà donc encore une fois empêtré dans ses contradictions…
Au-delà des introuvables Œuvres complètes en six tomes, publiées chez Stock, entre 1895 et 1913, l’on se contentera d’un judicieux « choix de textes », intitulé La Liberté. En effet, par la grâce de Bakounine, « L’homme conquiert son humanité en affirmant et en réalisant sa liberté dans le monde ». De plus « La liberté d’autrui étend la mienne à l’infini ». En conséquence l’Etat est un tyran qui « a toujours été le patrimoine d’une classe privilégiée quelconque : classe sacerdotale, classe nobiliaire, classe bourgeoise ». Il faut alors récuser l’emprise de l’Etat qui prétend que son citoyen doit se sacrifier pour la patrie : « le socialiste s’appuie sur ses droits positifs à la vie et à toutes les jouissances tant intellectuelles et morales que physiques de la vie. Il aime la vie, et il veut en jouir pleinement ». Aussi, au-delà d’un gouvernement des meilleurs, des hommes vertueux et savants, il faut que le peuple « ait atteint un si haut degré de moralité et de culture qu’il ne doive plus avoir besoin ni de gouvernement, ni d’Etat ». L’on se doute que si une telle position soit ardemment souhaitable, elle pêche par idéalisme, et qu’un minimal Etat régalien reste nécessaire pour éradiquer délits et crimes…
Car, à cette fiction trop idéaliste de l’absence totale d’Etat, il faut opposer la nécessité d’un Etat qui puisse préserver chacun de nous des violences contre nos libertés. Même si Bakounine croit devoir réfuter cet argument pourtant solide : « L’Etat ne restreint la liberté de ses membres qu’autant qu’elle est portée vers l’injustice, vers le mal. Il les empêche de s’entretuer, de se piller et de s’offenser mutuellement, et en général de faire le mal, leur laissant au contraire liberté pleine et entière pour le bien ».
A. Sergent / C. Harmel : Histoire de l’anarchie, Le Portulan, 1949.
Photo : T. Guinhut.
Devant la dimension militaire de l’Etat, y compris contre son propre peuple, arguant que l’homme, « s’il est réellement amoureux de la liberté, doit détester la discipline qui fait de lui un esclave », Bakounine conclut à « l’absolue nécessité de la destruction des Etats ». Marx lui-même postulait le stade ultime du communisme dans lequel l’état aurait disparu. On sait pourtant que le stade initial et final des Etats communistes fut la disparition non seulement des libertés mais aussi de l’homme dans leurs goulags.
Si « la propriété c’est le vol », la liberté n’a rien à faire d’un Etat qui garantirait la propriété individuelle et capitaliste. Sans Etat, plus de coercition de l’accaparement des richesses et des biens, mais une communauté idéale des hommes. Serions-nous alors plus libre si aucune propriété n’était garantie ? La séduisante utopie critique du pouvoir par l’anarchisme bute sur l’anti-utopie d’une liberté impuissante. C’est une naïveté de croire que nous serions plus libres sans l’Etat[5], si imparfait soit-il.
Bien peu séduisantes sont les seize trognes affichées sur la couverture de cette nouvelle édition des Rêveurs d’absolu, d’Hans Magnus Enzensberger, un essayiste allemand né en 1929. Probablement est-ce la partie la plus saillante du volume intitulé Politique et Crime[6], initialement paru en 1964. Ils ne sont pas tous réellement anarchistes, si le mot a un sens pur, mais socialistes révolutionnaires. Leurs thèses viennent essentiellement de trois hommes : Bakounine, Netchaïev et Tkatchev, qui « tous trois eurent une fin misérable ». Tous, à leur manière, proclament « À vos haches ! Abattez sans pitié le parti des tsars comme il est sans pitié dressé contre nous ». Il s’agit d’une « minorité désespérée |…] de rêveurs et fanatiques ».
À partir du « procès des 193 » à Saint-Pétersbourg et du coup de révolver de Véra Zassoulitch contre un préfet de police tortionnaire en 1878, les attentats et les émeutes se multiplient, sans guère d’effet sur l’autocratie tsariste. Le terrorisme passe de la hache à la dynamite. Le « Comité exécutif de la volonté du peuple » se dote de statuts où l’on renonce « à toute volonté individuelle » au service de l’action. On attaqua jusqu’au train du Tsar, mais en ne faisant sauter que celui des « bagages impérieux », jusqu’au Palais d’Hiver. Mais en 1881, une bombe tue Alexandre II. Sous son fils et successeur, Alexandre III, les prisons s’emplirent, les mouvements révolutionnaires firent fiasco ; mais une seule tentative d’attentat contre le tsar tua le frère d’un certain Lénine[7], promis à un avenir pire que la tyrannie qu’il dénonçait. Au-delà de l’échec de la révolution de 1905, un avenir de terreur allait se propager à partir des Bolcheviques de 1917.
Même si Hans Magnus Enzensberger ne peut se défendre d’une certaine pitié, voire tendresse, d’une cause commune avec cette malheureuse nébuleuse d’anarchistes virulents, son essai vigoureux et palpitant fait l’effet d’un réquisitoire dissuasif, sans que le moyen de se débarrasser d’une autocratie, dont la trainée rejaillit sur notre présent, soit résolu.
Peut-on alors faire confiance à l’anarchie ? Sachant que Bakounine, qui écrit, selon le mot d’Alain Sergent et Claude Harmel, avec un « lyrisme apocalyptique[8]», a repris à son compte la célèbre formule de Proudhon, « La propriété c’est le vol[9] » (quoique ce dernier la tempéra par la suite), il est évidemment anticapitaliste, traitant le capital comme il traite Dieu et l’Etat, simplisme qui imaginerait le partage et la communauté des biens, doux euphémisme pour l’impossibilité de faire fructifier librement des biens individuels, ce qui ne peut qu’aboutir à la tyrannie socialiste et communiste, malgré les critiques bakouniennes contre Marx[10]. En ce sens, la principale critique de l’anarchisme par les libéraux est rédhibitoire : « ses conséquences factuelles étant désastreuses : absence de règles, destruction violente de l’Etat, et suppression de la propriété privée[11] ». À moins d’imaginer comme Murray Rothbard[12] un anarcho-capitalisme discutable, dans lequel ce dernier dénonce le monopole des biens publics réputés imprivatisables, comme la sécurité, la justice, l’éducation ou la santé, la crainte est de voir l’absence d’Etat empêcher le droit de contribuer à la liberté. Immanquablement, cet Etat devra exercer une coercition pour contrer la coercition contre les biens, les contrats et les personnes, ce dans le cadre du libéralisme classique. Ainsi, quoique « l’anarchiste individualiste en conclut donc que l’Etat est intrinsèquement immoral[13] », soyons, comme Robert Nozick, des fervents de « l’Etat minimal ». Ce qui revient, en démocratie libérale, à trouver le difficile équilibre entre Léviathan hobbesien et anarchie, à toujours maintenir le monstre étatique dans ses strictes limites régaliennes, de façon à protéger les libertés individuelles, qu’elles soient économiques ou morales…
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.