Chapelle Alla Brentei, Dolomites, Trentino Alto-Adige. Photo : T. Guinhut.
Chuck Palahniuk, ou le réalisme sale :
Peste, A l’estomac, Snuff.
Chuck Palahniuk : Peste, traduit de l’américain par Alain Defossé, Denoël, 2007, 448 p, 22 €
A l’estomac, traduit par Bernard Blanc, Denoël, 2005, 544 p, 25 €
Snuff, traduit par Claro, Sonatine, 2012, 224 p, 16,50 €.
Âmes sensibles s’abstenir. Palahniuk est répugnant… Il serait cependant, non pas de bon goût, mais de bonne inesthétique littéraire que de se pencher sur son réalisme exacerbé, son voyeurisme de l’ordure humaine et sa glauque provocation. De Peste à Snuff en passant par A l’estomac, sommes-nous en présence d’un exhibitionnisme pervers ou d’une satire acide ? Les lecteurs de Palahniuk (devrais-je dire ses fans, ces êtres dérangés au point de s’acoquiner avec un tel écrivain…) devront être à l’aise dans ce bain d’horreurs où surnage le fiel. En effet son humanité est faite de brutes, de dingues extrêmes, de malades, de paumés et de bouseux plus proches du débris que de l’homme idéal : nous tous en fait, en choisissant notre part la plus infecte, avec un assaisonnement morbide, ce tour de main de l’écrivain qui force toujours le trait en direction de la terreur déjantée.
Pour reprendre un titre du romantique allemand Jean Paul Richter, Peste est une « Biographie conjecturale ». Qu’on se rassure, ou plutôt qu’on s’inquiète durablement, la vie de Rant n’est guère romantique.En effet, Peste est la biographie conjecturale d'un monstre à la pointe des nouveaux barbares, l’odyssée d’un criminel chronique.
Personne n’est réellement capable à soi seul de dire qui est Buster Casey, alias « Rant », le contre-héros de Peste. Aussi, le livre se présente comme un bouquet de fleurs vénéneuses successives réunies autour de l’anti-héros, pourtant dressé au rang de héros de la mort des temps modernes. Chacun apporte son court témoignage crédible, loufoque ou délirant, scientifique ou hyperréaliste, en commençant par dépeindre sa grand-mère, ses parents, son enfance semée de crottes de nez… C’est dans une atmosphère fantastique que la vie de Rant se déploie sous nos yeux exorbités; le faisceau des points de vue et des récits formant une sorte d’éloge -ou de blâme- funèbre.
Car ce type fascinant est une « peste », un sida physique et moral. Jugez-en : son hobby préféré est de plonger un de ses membres dans un terrier jusqu’à ce qu’un lièvre, ou une moufette, un coyote, plante ses crocs dans sa chair. Il semblerait que cela vienne de la sensation éprouvée lorsqu’il fut mordu par une veuve noire alors que son père refusait de le faire soigner. Fatalement, le voilà porteur de la rage. Mais loin de recevoir un traitement ou de rapidement trépasser, il est « porteur sain », « superagent contaminant », du virus qui rend fou, et tue non seulement ses petites amies qu’il embrasse ou avec qui il copule, mais aussi tous ceux qui ont le malheur d’approcher de ses postillons… La liste de ces méfaits et infamies est longue, consternante, apocalyptique. Le « Pique-nique des Abeilles Tueuses » est comme « un truc sorti de l’Ancien Testament » : Rant a répandu le « phéromone de Nasonov » qui les attire en masse. Il entraîne sa classe à réclamer « le droit à l’érection pour tous » et s’enfuit avec un faux diplôme, un chèque et « tout le pognon de la Fée des Dents ». Il intègre une équipe de « chauffards » dont le but est de massacrer les autres bagnoles : une « culture du crashing » qui fait un peu trop penser à Ballard. Dans un monde aux marges de la science-fiction, on se sépare alors entre « diurnes » et « nocturnes », car « la Nuit est l’immense poubelle destinée aux déficients mentaux ». Notre tueur à tous crins, qui traverse les générations (il serait son père et son grand-père baisant mère et grand-mère), trouvera bientôt son acmé parmi ces « avion-suicides biologiques », ceux pour qui ce n’est plus la vie qui est créatrice, mais la mort…
Peut-être cette Peste gothique et hard n’est-elle pas aussi continuellement intense, qu’un précédent roman, A l’estomac. Mais Palahniuk est une fois de plus soulevé par un enthousiasme (venu des dieux ou des seuls enfers ?) qui lui permet d’élever ses figures du mal les plus perverses jusqu’à la qualité du mythe. Faut-il admirer Rant le trash super-anti-héros ? L’auteur rêve-t-il de voir ses créatures ravager le monde, ou, comme une sorte de prédicateur bien américain, dresse-t-il un portrait de la bête immonde digne d’amender ses lecteurs ? Tout en fournissant, grâce aux rapports des médecins et anthropologues l’analyse rationnelle du phénomène et finalement de l’humanité, il laisse chacun exercer son libre arbitre devant un tel déploiement de folie.
Ce qui était dans Peste crétinisme et dégénérescence, délire hystérique, ces vertus de l’anti-héros, du propagandiste de la violence et de la mort, est élevé au rang de passion collective dans A l’estomac. Palhniuk a eu la curieuse audace d’imaginer un Décaméron contemporain et déviant dans une cruelle résidence d’artistes. Le « vieux type mourant, nommé Whittier », sélectionne par voie d’annonce une vingtaine d’auteurs en herbe, le plus souvent ratés, à vivre trois mois de rêves dans une « retraite d’écrivains ». A n’en pas douter, il s’agit là pour Palahniuk d’une entreprise d’autodérision. Pire, le lieu propice à la création se révèle être un théâtre abandonné, digne d’un sous-musée des horreurs.
Les personnages séquestrés ont nom « Saint Descente de Boyaux », « Duc des Vandales », « Agent Cafteur », « Dame Clocharde », « Comte de la Calomnie ». Ils officient dans « la galerie des Mille et Une Nuits » ou dans le « foyer maya » pour lire tour à tour leurs productions. L’une d’entre eux résume la situation : « tu fais carrément passer une audition aux catastrophes éventuelles, de façon à être soigneusement préparé quand le désastre final se produit enfin ». C’est une sorte de reality show en huis clos : « Celui qui pourra afficher les plus grandes souffrances et le maximum de cicatrices sera le chouchou du public ». Ainsi, les uns se mutilent, meurent, de façon absurde, désirée, crainte, toujours sordide, au rythme du concours de « nouvelles », rythmées par des « poèmes » en prose, au point que le gore surexploité frôle le burlesque, voire perde sa crédibilité. Il suffira, pour juger de la délicatesse inattaquable de cette collection d’atrocités, de signaler, au hasard, une histoire de poupée sexuelle, destinée à recueillir les témoignages des enfants abusés, dans laquelle une femme introduit des lames de rasoir pour blesser et punir ses collègues policiers. Assez ! nous direz-vous, non sans raison… La parodie lointaine de Boccace et de Sade est là toujours grinçante, choquante, sadique, masochiste et morbide. Haines, fausses amours, corps déchiquetés et pourrissants, cannibalisme sur un fœtus, violences triviales et sophistiquées, tout est bon pour s’assurer un succès imaginaire, puisque les plumitifs finiront emmurés… Restent, parmi les récits inégaux destinés à bluffer un lectorat affamé de monstruosités, parmi la surenchère de l’écœurement, parmi l’ennui et le décrochage prévisibles du lecteur abasourdi par le systématisme du procédé, les coups de griffes psychodramatiques, le sens de la formule qui fait mouche parmi ces apologues noirs, la mise en scène sans concession de l’écriture et de ses troubles motivations par le réel écrivain qu’est Palahniuk.
Enfin, parmi une demi-douzaine d’autres titres traduits, dont lecombattif etsi bien nommé Fight Club, et le si bien raté Pygmy qui crut inventer un langage illisible, Snuff est le degré zéro, le sous-sol de la satire sociale, l’ordure de la dignité humaine. Cassie, star du porno en fin de carrière jette à la face de ses fans et du monde son ultime défi : copuler successivement devant la caméra avec six cents mâles… Le récit ne nous épargne rien ; il est aussi crade que le milieu décrit, quoiqu’exact. Le reportage, élevé au rang du romanesque, est sans détour. Les candidats, puceaux pitoyables ou machos déglingués, tous numérotés, la régisseuse, savante en hygiène et pathologies sexuelles, alternent les voix. On croise, parmi les coulisses de l’exploit, des « chips à l’oignon », des molles érections, la crasse et la sueur, une capsule de cyanure et du Viagra. Un peu de suspense lorsque le fils supposé de la star fait partie des hardeurs et laisse planer le doute sur son attitude au moment crucial. Jusqu’à ce que le producteur qui viola la jeune Cassie pour en faire sa créature atteigne la mort. Mais, pour assurer un mémorable succès, l’actrice qu’on avait compris être suicidaire, malgré le peu d’épaisseur psychologique, s’unit à lui par leurs sexes, quand le choc du défibrillateur les électrocute tous les deux, d’où le « snuff movie », parodie infâme de Roméo et Juliette…
Ici, la sexualité et la pornographie n’ont définitivement plus rien à voir avec l’amour, y compris lorsque le prétendu fils abandonné offre et demande affection à la reine de la soirée, en fait pour obtenir argent et reconnaissance, imposer ses exigences. De plus, elles ne sont en rien susceptibles d’esthétique, rivées qu’elles sont sur le curseur du Livre des records, de la provocation scandaleuse, pour parvenir un instant au sommet de l’argent et de l’exposition médiatique la plus vulgaire. Ce bref roman, qui se veut une satire au vitriol des milieux du porno et de ses pires excès (le gang-bang pour ne pas le nommer), voire d’une société de consommation capitaliste qui vend de la viande humaine sur écran et piège la turpitude sexuelle du spectateur, reste assez plat : un sujet à peine inédit de faits divers, qui pourrait passer pour une infecte propagande en faveur du viol collectif, ne suffisant pas à compenser la modestie narrative et le peu de subtilité de l’écriture, hors quelques métaphores, comme le centre du monde de Cassie présenté comme un « cratère », ou la comparaison avec la Messaline romaine. A moins de se demander s’il s’agit de complaisance ou d’un apologue à méditer ? Cassie est-elle une loque humaine dévoyée par son indigence intellectuelle, une femme-objet prostituée par les mâles, ou une féministe héroïque prenant sa revanche ?
Si l’on associe Palahnik au mouvement dit d’ « Anticipation sociale », il serait tout aussi pertinent de parler à son propos de réalisme sale. La satire sociale étant son pain satanique, où l’homme a remplacé avec brio Satan, il officie également dans le sillage de la longue tradition du roman gothique et d’horreur. Son écriture, souvent qualifiée de minimaliste au point que tout individu moyen puisse à la fois l’utiliser en tant que vecteur de récit et la lire, comme dans le faible Snuff, a néanmoins dans ses meilleurs moments, à l’instar d’A l’estomac, quelque chose de baroque, lorsque les récits emboités et successifs se mêlent avec les poèmes en prose des différents protagonistes voués à figurer le pire de l’humaine condition et de sa psychologie dévastée.
Peu ou prou, les personnages de Palahniuk incarnent le mal, ils sont leur propre responsable du mal. Le dingue de Peste est le vecteur du mal, pas seulement parce qu’il s’infecte volontairement de la rage, mais parce qu’il est animée par la pulsion de mort, le goût de la destruction. La plupart, sinon tous, des participant à la « colonie d’écrivains » d’A l’estomac, sont rongés par une déception congénitale et sociale, par un ressentiment natif contre ceux qui vivent mieux qu’eux, réussissent sans eux, par une vomissure autodestructrice. Plutôt que de rechercher la sérénité ou de lutter dans le combat pour la vie et la dignité, ils se raccrochent à l’espoir illusoire et grotesque d’être de réels écrivains, de toucher du doigt la vengeance de la reconnaissance, ce pourquoi l’invitation du vieux Whittier sonne comme un paradis… Qui se révèle bientôt un enfer, le plus baroque et immonde caveau de la littérature gothique contemporaine. Si Whittier est atteint de « progérie », cette dégénérescence cellulaire qui accélère le vieillissement, il est la métaphore d’une microsociété de dégénérés mentaux pour qui le mal est la seule solution pour briller un moment avant de s’effondrer. Si Dieu ou l’homme existent, qu’ils fassent que cette société ne soit pas la nôtre, mais uniquement celle de l’avertissement nécessaire de Chuck Palahniuk, l’écrivain pré-apocalyptique…
Thierry Guinhut
La partie sur Peste est parue dans Le Matricule des anges, février 2008
Salman Rushdie : Joseph Anton, une autobiographie,
traduit de l’anglais par Gérard Meudal, Plon, 736 p, 24 €.
En 1644, le poète anglais Milton plaida « la liberté d’imprimer sans autorisation ni censure » dans son Areopagitica ; en 1632, Galilée dut abjurer son héliocentrisme devant l’inquisition du Saint-Office ; en 1766, Voltaire défendit la mémoire du chevalier de la Barre qui, pour n’avoir pas ôté son chapeau devant une procession, fut torturé, décapité et brûlé avec le Dictionnaire philosophique. Depuis, en terres d’Occident et des Lumières, nous croyions être débarrassés de ces entraves à la liberté d’expression. Douce illusion, quand en 1989, le fanatisme que Voltaire appelait « l’Infâme », jeta sa griffe fétide, venue d’Islam, sur un livre et son auteur.
En 1989, soudain menacé par la fatwa de l’ayatollah Khomeyni, Rushdie est protégé par une branche spécialisée de la police britannique (dont il louera les qualités professionnelles et humaines), alors qu’aucun membre du gouvernement ne le reçoit ni ne le visite, que certains écrivains (Le Carré, John Berger) lui reprochent de l’avoir bien cherché, que des Anglais s’émeuvent du coût de cette protection. Pire encore, des Musulmans anglais relaient publiquement l’appel au meurtre de l’auteur des Versets sataniques, de l’écrivain apostat et blasphémateur. Depuis quand ceux qu’accueille une démocratie libérale tolérante (trop tolérante ?) peuvent-il se permettre de trahir les principes d’humanité, de respect d’autrui qui sont les nôtres, sans parler de pardon…
Ainsi, se sentir offensé pour un croyant en une religion, a fortiori aussi brutale et rétrograde qu’un Islam obscurantiste, est devenu une sorte de sport, une soupape de colère. Alors que cette absurdité est absolument attentatoire à la liberté d’expression. Un livre nous déplait : il suffit de ne pas l’acheter. Une pensée heurte les préjugés, les dogmes et la crispation des lecteurs d’un livre prétendu saint, et la haine pisse comme d’un lance-flamme. « Depuis quand les histoires fantaisistes des superstitieux étaient-elles hors d’atteinte de la critique, de la satire ? », s’indigne Rushdie, pointant une seconde ignominie : « Un nouveau mot avait été inventé pour permettre aux aveugles de rester aveugles : l’islamophobie. »
Seules lueurs dans la solitude de ses villas prisons et parmi « l’ornithologie de la terreur », entre le rejet de sa femme et l’intransigeance des haineux professionnels que sont les fatwa-dépendants, son fils Zafar, pour qui il écrit un conte fabuleux, Haroun et la mer des histoires, les encouragements d’amis écrivains (Martin Amis, Nadine Gordimer, Mario Vargas Llosa, Thomas Pynchon), le devoir enfin de fatiguer sa machine à écrire, puis son ordinateur, pour des essais, de nouveaux romans, raisons d’être et de vivre libre… Malgré l’assassinat de son traducteur japonais, il n’a pas cédé à la peur, seulement à la tentation « d’être aimé », en imaginant pouvoir être excusé par les croyants en la violence. De même, il céda un moment à la même faiblesse envers son épouse Marianne qui se détachait de lui. Heureusement, à l’occasion de la parution de l’édition de poche de Patries imaginaires, l’intégrité est redevenue sienne : face à « la persécution religieuse (…) la liberté de parole est la vie même », ajoutant : « Il était incroyant et fier de l’être ». Les Versets sataniques sont bien un livre libre, il n’y a pas à le regretter, même si, « Cassandre de son époque », il n’est probablement que le prélude d’une longue série d’occasions tyranniques pour l’Islam d’opprimer la dhimmitude de l’Occident : « une ère dans laquelle des éditeurs occidentaux parlaient ouvertement de ne publier aucun texte qui pourrait paraître critique envers l’Islam ».
Baptisée « Inferno » en cours d’écriture, cette autobiographie, menée jusqu’au 11 septembre, était deux fois nécessaire : pour son auteur, en une sorte de catharsis qui le libèrerait du poids de l’angoisse, au moyen de cette distanciation qu’est le choix de la troisième personne pour se raconter, se disculper ; et pour ses lecteurs de bonne volonté. Quant à ceux qui seraient de mauvaise volonté, il leur est réservé une leçon de courage et de juste insoumission, si l’on se souvient qu’Islam signifie soumission. C’est également un hommage continu à l’amitié, à tous ceux qui lui ont prêté leur maison, qui ont continué à éditer ses livres, qui l’ont invité à des rencontres publiques. Mais aussi à Margaret Thatcher ou Bill Clinton qui ont fini par le soutenir, ou encore à l’enthousiasme de Bono, le chanteur de U2. Sans compter l’amour profond d’Elizabeth, quoique éphémère, ou celui magique, quoique cyclothymique, de la belle Padma qui défraya la presse, instillant pour le lecteur le soupçon terrible de la vanité des mariages : « il se demanda si lui aussi allait être toute sa vie poursuivi par les Furies, les trois Furies du fanatisme islamiste, des critiques de la presse et de la colère d’une femme abandonnée, ou bien si, à l’instar d’Oreste, il allait réussir à briser la malédiction qui pesait sur lui, à être acquitté par une sorte de version moderne de la justice athénienne, et à être autorisé à vivre en paix ».
Certes, il ne faut guère attendre en ce récit un festival d’inventions rhétoriques, comme « privé des richesses du langage », alors que « la beauté ouvre des portes à l’intérieur de l’esprit ». Au contraire de ses romans empreints des feux d’artifice du réalisme magique et des saveurs épicées du conte oriental, la neutralité de la confession et du témoignage, hors l’indignation, reste de mise. Si l’on excepte un sentiment diffus de longueurs et de répétitions, le mélange des genres, entre thriller et chronique familiale fonctionne comme une fresque où la vastitude de la perspective politique et morale côtoie l’accumulation des détails quotidiens. Pourtant, quelques pages flamboyantes sur la création littéraire jaillissent aux côtés de ce camion et de sa « cargaison de fumier » qui faillirent le tuer : « Tomber dans la page, guettant l’extase qui se produisait trop rarement. (…) Il se laissa tomber avec délice vers ce lieu profond où les livres non écrits attendent d’être découverts ». Ou : « Nous sommes citoyens de nombreux pays : la région finie et délimité de la réalité observable et de la vie quotidienne, les Etats-Unis de l’esprit, les nations célestes et infernales du désir et la république libre de la langue ». Ou encore : « La littérature s’efforçait d’ouvrir l’univers, d’augmenter, ne serait-ce que légèrement, la somme de ce que les êtres humains étaient capables de percevoir, de comprendre, et donc, en définitive, d’être. »
L’écrivain poursuivi et balloté de cache en cache aurait pu être Grégoire K, pour reprendre les personnages de La Métamorphose et du Procès de Kafka ; il fut Joseph Anton par nécessité d’anonymat, quoique y cachant deux de ses auteurs préférés : Conrad et Tchékhov. Il reste l’héritier d’ « Ibn Rushd, l’Averroès de l’Occident (…) le commentateur et traducteur très fameux des œuvres d’Aristote (…) au premier plan de l’interprétation rationaliste de l’Islam contre la tradition littérale. » D’où le père de Salman tira son nom. Aujourd’hui, toujours sous le coup de la fatwa nantie de millions de dollars supplémentaires à l’intention de l’éventuel meurtrier, il est notre nouveau Voltaire, dont le chemin de croix sans pardon emprunte un orbe planétaire.
De ce pitoyable feuilleton de la bassesse de l’humanité, de ce roman d’aventures secrètes et diplomatiques nourri de suspense que fut la vie traquée de Salman Rushdie, de cette renaissance et reprise en main de soi par le combat des idées, l’écriture romanesque et autobiographique, nous retiendrons la vigueur nécessaire du réquisitoire contre le totalitarisme fondamentaliste, et le plaidoyer en faveur de la dignité humaine. La liberté d’écrire, de publier, d’inventer, de parodier, de blasphémer (si tant est que ce mot ait un sens), de penser enfin, n’est pas un instant négociable.
traduit du hongrois par Natalia Zaremba-Huzsvai et Charles Zaremba,
Actes Sud, 224 p. 19,80 €.
En un sens, ce livre est effrayant ; en un autre, revigorant. Trois années charnières avant et après l’obtention du prix Nobel en 2002, par le Hongrois Imre Kertész (1929-2016) sont gravées au scalpel de l’inquiétude et de la passion parmi les pages d'une Sauvegarde, nécessaire et menacée.
Il a fallu des décennies à Imre Kertész pour être reconnu, pour être avec destin, après avoir été à quinze ans un Être sans destin[1], parmi l’entreprise d’éradication et de déshumanisation que juif il subit dans les plaines enfumées d’Auschwitz et sur la colline fumeuse de Buchenwald. Le récit autobiographique, écrit dans les années soixante, n’est publié qu’en 1975 sans qu’il fût réellement remarqué. Il fallut attendre sa réédition en 1975 pour que le succès lui prête la reconnaissance méritée. D’une part parce l’on a guère envie de ressasser un passé gênant, d’autre part parce qu’en terre idéale de communisme, il pourrait trop laisser entendre que là aussi les Juifs ne sont pas en odeur de sainteté ; et qu’un présent totalitarisme ne vaut guère mieux… L’écrivain, qui vit « exclusivement pour l’esprit du récit[2] » a été parqué sous les miradors nazis avant de végéter pendant des décennies sous le joug d’un avatar du stalinisme, le communisme hongrois : « je me suis rendu compte que je décrivais un homme broyé par la logique d’un totalitarisme en vivant dans un autre totalitarisme, et cela a sans aucun doute fait de la langue de mon roman un moyen de communication suggestif[3] », observe-t-il dans son discours de Stockholm. D’autres romans, des essais et conférences viendront compléter cette construction malaisée de soi, ses doutes et sa confiance en l’écriture, mais aussi cette incision dans l’abcès permanent de l’antisémitisme.
Ainsi, dans ce journal, souvent pathétique (qui tient son titre de la sauvegarde de son ordinateur), les prémisses de la vieillesse, les tremblements de la maladie de Parkinson, le cancer de Magda son épouse (mais guéri), le conduisent à envisager le suicide, auquel il ne se résout pas. Les difficultés à mener à bien son roman, alors que « le talent n’est pas démocratique », le minent, comme si le souffle créateur s’était épuisé. Pourtant il achève et publie Liquidation[4], avec le sentiment d’une victoire sur lui-même, bel élan de foi en un avenir intellectuel et démocratique hélas compromis.
Alors qu’il quitte peu à peu Budapest pour fuir une petitesse intellectuelle et un nationalisme nauséabond, il s’installe à Berlin, dans cette Allemagne qui est à la fois celle des cendres des autodafés et celle de la weltliteratur goethéenne dont l’éthique de la traduction lui permet de faire connaître son œuvre, il retrouve un filet brun que l’on aurait pu croire tari : « L’antisémitisme tenu en bride pendant de longues années remonte du bourbier de l’inconscient, comme une éruption de lave et de souffre. » Ce qui se vérifie à l’occasion du prix Nobel de littérature : « Les nazis hongrois, parmi lesquels on compte de nombreux juifs, me vouent aux gémonies. Deux juifs officiels, le Polono-Allemand Reich-Ranicki et l’ancien stalinien Paul Lendvai qui traîne ses guêtres en Autriche, ont déclaré que le prix n’aurait pas dû m’être décerné. » En son pays natal, la Hongrie, son « nom est devenu une marque déposée qu’ils utilisent comme une hallebarde pour s’entretuer, le couvrant de saleté. » Alors, il faut « guérir du prix Nobel ». Il dresse un réquisitoire accablant : « Je ne suis pas compris en Hongrie, car la Hongrie n’est pas un pays chrétien ». C’est là que « des lycéens déchirent ostensiblement et éparpillent dans les rues les exemplaires d’Être sans destin que l’Etat leur a offerts. Littérature de juif. » On ne peut qu’être effaré par la bassesse de ce qui tient lieu de rituel et d’éducation politique pour la jeunesse. On comprend alors que Kertész ne se sente guère patriote (« ils ont éradiqué en moi toute solidarité avec ce pays »), qu’il s’attache à des principes plus humanistes, plus élevés au point de dire : « La langue la plus étrangère que je maîtrise comme une langue natale, c’est le hongrois ».
Car la langue de la passion de l’écrivain Kertész, qu’importe qu’elle soit le hongrois. Devenue allemande, française, transnationale, humaine avant tout, elle est faite de déceptions, de dépressions, d’indignations, mais surtout de création vigoureuse, avec un sens de l’ellipse, des rapprochements explosifs de sens : « Je suis reconnaissant envers mon incroyable destin. Parfois je rêve aux lingots d’or faits avec les dents arrachées. »
Le plus terrible en ce destin juif, bien que fêté par « la menace du prix Nobel », par les honneurs et par les jalousies, par le confort matériel des grands hôtels, ainsi trop chèrement acquis par la communauté de destin de ses frères gazés, est que son inquiétude sur la continuité rampante de l’antisémitisme européen et mondial se soit révélée prophétique. En effet, en 2011, la seconde « Nuit de purification » vit son témoignage de l’holocauste, Être sans destin, brûlé lors d’autodafés par de misérables fascistes hongrois. Pire encore, s’il est possible, l’antisémitisme viscéral et assoiffé de meurtres gouleyants de l’islamisme triomphant gangrène aujourd’hui une planète menacée. Pourtant Imre Kertész incarne une dignité humaine irremplaçable. Faudra-t-il bientôt cacher ses livres dans de secrètes bibliothèques ?
Globe terrestre, Musée Correr, Venise. Photo : T. Guinhut.
Patriotisme et patriotisme économique,
une vacuité ?
Il paraissait un concept fané, vieillot, sentant la poudre et le suint, tiré des cabanes de fond du jardin sous l’Occupation, dépassé par la Résistance. Il paraissait une gloriole nombriliste, une foucade réactionnaire de droite, un fond de poubelle d’extrême droite. Quand le patriotisme perla sous la langue de gauche du Président de tous les Français, de l’édile suprême du socialisme, sous le titre ravaudé du « patriotisme économique »… N’est-il pas alors temps d’interroger la légitimité et la vacuité du patriotisme, jusqu’à son nouvel avatar ?
Il faut ici rappeler que la patrie n’est pas tout à fait la même chose que le peuple, ni a fortiori que l’état. Elle comprend « les réseaux terminologiques qui impliquent le sol et le sang par différence avec ceux qui impliquent la langue, la culture, la politique[1] » et qui relèvent du peuple. En ce sens, le patriotisme n’est pas un nationalisme. Il reste un amour de la lignée des pères (pourquoi pas « matrie » ?) et de la terre qui les a abrités. Ainsi aimer sa patrie, c’est en aimer les paysages, la gastronomie, les châteaux de la Loire et de Versailles, en un mot le patrimoine, entretenu et créé par nos ancêtres, dont nous reconnaissons les talents, de la langue de Racine à celle de Proust, dont nous recommandons les valeurs choisies, parmi lesquelles les Lumières doivent tenir une place privilégiée…
Le peuple est lui plus mouvant. S’il parle une langue peu proustienne, s’il vit une culture pas toujours lumineuse, quoique ouverte, s’il affiche une tradition politique chaotique, toutes choses qui peuvent relever de son patrimoine et par conséquent permettre de fidéliser quelque sentiment patriotique, il peut se livrer à des écarts dommageables à la dignité de sa patrie. La Terreur révolutionnaire, l’enthousiaste folie qui présida au déclenchement et aux heures inaugurales de la Première Guerre mondiale, la collaboration et les épisodes sanguinaires de la colonisation ne lui font pas honneur. Car le patriotisme ne peut pas être inconditionnel et aveugle. Il est amour du territoire et de ses fleurons, mais pas au point de vénérer ni d’excuser les excès du nationalisme orgueilleux et prédateur. Ainsi, dans « L’Apothéose des héros morts pour la patrie pendant la guerre de la liberté » que Girodet peignit en 1802 pour répondre à une commande officielle de Napoléon, où l’aigle autrichien s’enfuit devant le coq français, il s’agit moins d’un patriotisme légitime, consistant à aimer son pays et le défendre contre les agressions, que de l’hubris d’un nationalisme impérialiste. Ainsi Peter Sloterdijk sait être à cet égard justement polémique : « L’Etat reste une mère métaphorique supérieure qui met les citoyens sous la coupe sociale d’une communauté de sang purement fantasmatique[2]»…
C’est pourquoi le nationalisme gaulois résistant contre l’invasion romaine, de Vercingétorix à Astérix, est un patriotisme mal compris. Certes, les Romains n’étaient de tendres conquérants, mais ils ont permis le développement gallo-romain, infiniment supérieur du point de vue de la civilisation, y compris parce qu’ils savaient respecter les dieux et les cultes des pays conquis. Ce au contraire de l’invasion nazie qui vint instaurer une barbarie. L’intérêt bien compris de la patrie est d’absorber et d’être absorbée lorsque plus de libertés et de prospérités sont permises par les processus civilisationnels de pays voisins, de par la mondialisation du commerce, des techniques et des arts. Mais de refuser ce qui viendrait amputer la patrie de ses droits. Le réel patriotisme ne serait alors plus national, mais occidental, humaniste et des Lumières. Notre véritable patrie de la démocratie libérale est transfrontalière et cosmopolite, en radicale opposition avec un multiculturalisme qui laisse enfler des sociétés parallèles fascistes ou islamiques en son sein avec le projet avéré de mutiler la civilisation. Ainsi Imre Kertész, écrivain hongrois, prix Nobel 2002 pour son œuvre romanesque et autobiographique autour de son expérience traumatique de jeune Juif à Auschwitz, rejette sa patrie : « je ne suis lié à la Hongrie que par la langue, mais ni par la solidarité ni par l’affection : c’est un pays que je dois quitter avant que son système de valeur et sa moralité inacceptable ne me plongent dans la dépression[3]. » En effet, le 12 novembre 2011 (presque anniversaire de la « Nuit de cristal » nazie) une seconde « Nuit de purification » d’extrême-droite brûlait sur des buchers hongrois les livres impurs, dont ceux du Juif Imre Kertész…
Quant au patriotisme économique, soudain réclamé par nos socialistes, il ne peut, à la rigueur, se justifier que lorsque la patrie et l’économie sont sur de bonnes voies. Or pouvons-nous collaborer avec un état, des gouvernements qui, depuis plus de trente ans, ont empilé les dettes, le déficit, une croissance anémique, la suradministration, un état providence pléthorique et gaspilleur, au détriment du dynamisme économique et du plein emploi. Non, l’amour de la patrie ainsi outragée ne peut s’acoquiner avec la spoliation exponentielle de notre enfer fiscal, avec le chantage du service public qui se change en sévices publics pour le contribuable, avec l’étranglement de la liberté d’entreprendre, avec la saignée bientôt mortelle infligée à la propriété légitime des richesses…
Que des rentiers, des entrepreneurs, des élites du CAC 40 fuient la France pour vivre, travailler et prospérer est, moins que de l’anti-patriotisme, un véritable devoir moral. La réelle patrie est celle de la liberté et non celle de La route de la servitude[4] du socialisme français, qu’il soit de gauche ou de droite ! La prédiction d’Ayn Rand, dans La Grève[5], est en passe de se réaliser : comme son héros, John Galt, les libres créateurs de richesse font la grève et s’éclipsent pour réapparaître sous des cieux plus propices. La méthode socialiste, appauvrir le riche et décourager l’investisseur, contribue à appauvrir ce qui reste la patrie des pauvres. D’autant que ce patriotisme économique est contre-productif ; bafouant la libre circulation des biens, des énergies et des idées, il réduit celui qui le pratiquerait à l’isolement, au recul. Quand avec 1% de la population mondiale, la France détient 5% des parts du marché du commerce international, quand l’hexagone est un des tout premiers pays d’accueil des entreprises étrangères, il serait risible d’imaginer contribuer à une autarcie peau de chagrin… Les seuls critères valables pour choisir un produit restent la nécessité, la qualité et le prix, qu’il s’agisse de gastronomie ou d’armement stratégique. S’il ne reste plus que le critère géographique (à moins de vouloir boycotter un état meurtrier et menaçant), c’est forcément se priver de ces précédents critères et encourager la médiocrité et la cherté. D’autant que bien des objets sont produits de manière internationale, leurs composants pouvant être fort cosmopolites. Qu’importe la nationalité d’une entreprise, quand son internationalisation lui permet l’efficacité et le succès, alors que l’état-stratège a démontré son impéritie. Ainsi la France reste deuxième au classement Forbes des entreprises les plus innovantes, avec, excusez du peu, Pernod-Ricard, Danone, Essilor, Dassault, Dior, quand son Etat, du haut de son intelligence économique interventionniste, frôle la faillite…
Malgré Eric Delbecque qui nous assure de ce que « ne doit pas être » le patriotisme économique (« repli sur soi nationaliste », « dispositif protectionniste » et « refus de la mondialisation ») et de ce qu’il « doit viser » (« la préservation du périmètre économique stratégique de souveraineté », « la vitalité et le développement des territoires[6] ») le caractère concret de ce pilotage d’état reste flou, même si l’on doit consentir à ce qu’aucun pays autoritaire et liberticide ne vienne s’emparer des entreprises stratégiques de nos démocraties que l’on espère encore libérales.
Le recours à l’assertion du patriotisme économique n’est bien sûr le plus souvent que l’association du keynésianisme, du colbertisme et de la basse démagogie. Ce en masquant le capitalisme de connivence et le clientélisme entre les entreprises et l’état. Il n’y a pas d’intérêt général au protectionnisme, sans compter le risque d’être contré par le protectionnisme d’un état voisin et client, mais une somme d’intérêts particuliers à la libre concurrence, à condition que l’état ne barde pas ses codes du travail et des impôts, ses règlementations, de barrières, de normes abusives, de façon à rendre sous compétitif son outil productif. La concurrence, y compris entre états, et par-delà les frontières, est, pour Hayek et pour nous, « la seule méthode qui permette d’ajuster nos activités les unes aux autres sans intervention arbitraire ou coercitive de l’autorité[7]». A la seule réserve que cette concurrence ne puisse pas aboutir à sa négation par la sujétion à une tyrannie politique ou religieuse qui aurait su s’emparer des industries et des services de la liberté.Est-ce le cas lorsque le Qatar, cette richissime tyrannie islamique, met en place ce qui est peut-être un djihad économique en réalisant de considérables investissements financiers en France, qu’il s’agisse de grands hôtels, d’entreprises du CAC 40, de clubs de foot ou d’encouragement aux emplois des jeunes des banlieues, ces dernières opérations étant susceptibles de prosélytisme…
Il faut alors ouvrir les yeux sur un nouvel horizon du patriotisme : ce n’est plus seulement le sol et le sang des pères qui doivent irriguer ce sentiment, mais des principes économiquement, moralement et intellectuellement supérieurs. Les ères d’ouverture des marchés et des arts ont été dans l’Histoire des grands moments de prospérité, de liberté et de paix. La xénophobie économique est au mieux de l’égoïsme et du frileux repli sur soi, au pire un suicide régressif. Pourquoi se priver des talents d’autrui, sinon pour masquer son propre manque de talent ? Plutôt que celle des pères indignes, mieux vaut alors la patrie des talents, à condition de savoir, de par le monde, la préserver.
Traduit de l’italien par Eve Duca et Marguerite Pozzoli,
Actes Sud, 224 p, 21,80 €
Peut-on restituer l’amour dans les mots ? Au moyen d’une longue lettre, Johannes Brahms revit et confie la constance et la profondeur de son amour à sa chère pianiste Clara. Elle ne lira pas ce récit intime, puisqu’il ne lui adresse qu’intérieurement, et après la mort de l’aimée. En un roman épistolaire réinventé un siècle et demi après par l’écrivain Luigi Guarnieri, il s’agit d’une émouvante, déchirante, commémoration offerte à la disparue, quoique l’amour que Johannes lui porte n’ait en rien disparu.
Rien d’étrange pourtant en cette « vénération » offerte à la femme de celui qui l’accueillit, le génial Robert Schumann, bientôt définitivement rejeté aux rives de la folie, après s’être plongé dans le Rhin. Le jeune homme devient, alors que le mari est enfermé sans espoir de retour dans un établissement psychiatrique, un parfait père de substitution pour les six enfants, tandis que son rôle auprès de la pianiste de concert, de quatorze ans son ainée, adulée, partout invitée, devient le jouet de la chronique soupçonneuse. La rejoignant, lors de ses tournées, dans des hôtels, elle finit par l’inviter dans ses bras : « Nous n’avons eu pour nous que six jours »…
Malgré toute la révérence du jeune homme, on devine dans le portrait du compositeur flamboyant, un homme désagréable, jaloux des succès de sa moitié, sombrant dans l’enfer de l’obésité, de la morosité, de la morbidité… Au contraire, la longue et fidèle idylle, quoique contrariée, de Johannes et Clara parait paradisiaque, même s’il fait mine de laisser au second plan ses créations personnelles. Hélas, au décès de Robert, comme si l’effigie du maître avait cimenté l’interdit sur le nouveau couple, comme si les faces d’ombre et de lumières de ces amours en miroir se déchiraient, l’entente entre les amoureux se fissure… Ainsi la sûreté de la composition romanesque, grâce au contrepoint, répond à l’acuité psychologique. De même, l’analyse du tracé d’un amour tout au long d’une vie, quoique désabusé après avoir été longuement enthousiaste, permet au lecteur d’y trouver peut-être son miroir, mais aussi de prendre un recul méditatif : « La passion allait se transformer en quelque chose de plus gris, d’anonyme », note-le le narrateur et compositeur, dont le soudain succès européen n’entrave pas sa nostalgie pour Clara. Quand ses autres amours, parfois soumises au véto de Clara, ne sont que velléités platoniques, quand sa chair ne se livre qu’à des prostituées… Le bilan est doux-amer : « Renoncer à me marier et à avoir des enfants a été le grand regret de ma vie, ma chérie, pire que de renoncer à composer un opéra. Mais aujourd’hui je peux dire que je ne me repends pas, et que, au fond, je n’ai pas de regrets, car je l’ai fait pour toi. »
Y-a-t-il quelque chose de féministe, en ce destin, en ce roman ? Monsieur Wieck, prédisait à sa fille Clara, si brillante pianiste, si elle se mariait, de devenir l’esclave de l’époux et d’une nombreuse progéniture. Elle réussit pourtant à s’en abstraire, grâce à sa réputation de virtuose sensible, grâce aux soins de Johannes, mais aux dépens de son œuvre propre, talentueuse, trop mince. Elle joue inlassablement, parmi les morceaux attendus en concert, ceux de son époux, de son jeune admirateur, longtemps rejetés. Les ressorts de l’incompréhension, puis du succès de l’artiste sont alors interrogés avec pertinence : « Presque tous les hommes, malheureusement, ne se laissent effleurer par le souffle de l’art que s’ils croient le comprendre, et ils croient le comprendre quand l’art confirme et répète ce qu’ils connaissent et savent déjà. »
L’écrivain italien, dont on connait le goût pour les grands mythes de l’Histoire et de l’art, avec Les Sentiers du ciel consacré au nationalisme de la péninsule, et La Double vie de Vermeer[1], s’inspire de fort près du Journal intime et des Lettres d’amour[2]de Robert et Clara Schumann. Mais en ancrant le point de vue dans le regard et la mémoire de Brahms, il fait œuvre respectueuse et sensible, juste assez romanesque, sans mièvrerie, à l’écoute du mystère, non seulement de l’amour, mais aussi de la création musicale inspirée par l’aimée. Seuls le titre, un peu banal, et l’expression du sentiment amoureux, dont le lyrisme et l’originalité de l’expression auraient emporter plus d’ardeur et de finesse, empêchent ce beau livre de parvenir à la sérénité absolue du chef-d’œuvre… Cette réécriture des destinées d’un trio d’amoureux à l’époque du romantisme échevelé parvient à faire revivre sous nos yeux, jusque dans le secret de nos émotions, la passion respectueuse du jeune disciple pour l’épouse de son maître autant que les frissons sous les doigts du piano, ces vagues musicales qui transportent, brisent, élèvent nos héros. Jusqu’à conserver l’essence de leurs amours recomposés…
Crêtes du cirque de Gavarnie depuis le refuge Bayssellance, Hautes-Pyrénées.
Photo : T. Guinhut.
D'Ilium à Flashback,
les science-fictions homériques et géopolitiques
de Dan Simmons :
Dan Simmons : Ilium,
traduit de l’anglais par Jean-Daniel Brèque,
Robert Laffont, 618p, 23€
Dan Simmons : Flashback,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Patrick Dusoulier,
Robert Laffont, 528 p, 22,50 €.
Les voies de la science-fiction sont presque aussi impénétrables que celles des dieux. Des dieux de l'Olympe en tous cas, lorsqu'il veillent et jouent d'influences au-dessus de la guerre de Troie, sur Hector, Achille et Ulysse. Ainsi Dan Simmons, d'Ilium à Olympos, ajoute un étage temporel et technologique aux récits homériques. Sans compter qu'en infiltrant une trame policière parmi la science-fiction presque contemporaine de Flashback, l’infatigable Dan Simmons montre une fois de plus combien il a de cordes à son talent. Après la gigantesque tétralogie qu’est le space opera du cycle d’Hypérion, le thriller fantastique de L’Echiquier du mal, et le remake du récit d’exploration polaire à la lisière de Jules Verne et du roman gothique qu’est Terreur, le voici livrant le monde au Flashback pour imaginer une guerre islamique ravageant les Etats-Unis d'Amérique. Décidément le romancier aime surplombler et manipuler les conflits de l'Histoire, tant passée que future.
Il est toujours temps de claironner que la science-fiction n’est pas plus un sous-genre que la « blanche » de Gallimard. Les bons livres n’ont que faire des cases et étiquettes. Dan Simmons, après Verne, Wells, Gibson et Banks, l’a montré grâce aux fabuleuses 2000 pages du Cycle d’Hypérion. Si les incursions de ce polygraphe dans le policier ou l’horreur sont peut-être plus négligeables, il prouve encore avec Ilium qu’il sait produire une science-fiction raffinée, complexe sans être illisible, cultivée. Ce créateur d’univers, technologies, théologies et personnages inoubliables, aussi individualisés qu’universels, s’attaque, après Keats dans son maître opus consacrée aux planètes et galaxies d’Hypérion, rien moins qu’à Homère, pour réécrire et transposer l’Iliade dans un futur fait de conflits interstellaires.
Un universitaire du XX° est envoyé depuis le futur observer la guerre de Troie, des « Moravecs » passionnés de Proust et Shakespeare enquêtent sur l’activité quantique de Mars, alors que les Terriens, surveillés par les Vyonix, sont devenus des niais. Trois histoires et trois temps se rassemblent sous le regard hypertechnologique des dieux Grecs à l’affût du meilleur et du pire de l’humanité et de la post-humanité. Les interventions d’Aphrodite, de Zeus et autres divinités, s’expliquent alors grâce à d’éblouissants recours à la physique quantique et aux nanotechnologies. Homère a-t-il fidèlement rapporté cette guerre ? C’est ce que l’on tentera de vérifier, à la croisée de la réécriture de l’épopée et d’une intertextualité virtuose.
Certes, cet Ilium, auquel succéde Olympos, en un diptyque historico-poétique impressionnant croisant mythologie et space opéra, n'a peut-être pas de bout en bout la puissance d'Hypérion, cette tétralogieradicalement indépassable. Là où ce dernier nous entraînait dans un supense aventureux sans équivalent, et ce avec une écriture et une pensée stupéfiante, qu'il s'agisse de création poétique, de religions et de civilisations imaginées, la réécriture homérique pêche parfois par le manque de concision, les longeurs, les répétitions dommageables. Mais qu'importe, dira-t-on devant l'ambition assumée...
Rien de tel donc que la culture des grands poètes, dont Dan Simmons fait indubitablement partie, pour comprendre les évolutions, le passé et les futurs des mondes… La science-fiction postmoderne, riche de tant d’allusions, récits et références, ne se sépare pas de la littérature classique et se trouve être le refuge le plus adéquat et le plus développé du genre épique redevenu contemporain.
Plus près d'aujourd'hui, en un futur très proche, soit en 2035, notre démiurge romancier plonge dans la psyché d’un ex-policier, veuf de surcroit. Suite à l’accident de la route qui a tué sa femme Dara, Nick traîne sa déréliction dans un monde sabordé par l’Histoire. Il n’est plus qu’une dépendance continue au « flashback », une drogue que l'on devine caable de lui faire rejoindre un passé heureux et perdu. C’est à peine s’il prend au sérieux le conseiller Nakamura qui l’engage pour retrouver l’assassin de son fils Keijo, une vieille enquête restée infructueuse dix ans plus tôt. Aux ficelles élimées du thriller s’ajoutent deux axes qui donnent indubitablement du corps à l’ouvrage : entre réflexion sur la mémoire et conflits politico-religieux exacerbés, le roman brosse une fresque alarmante de ce que nous pourrions, en 2035, devenir.
L’épigraphe de Marcel Proust ouvre alors au lecteur une porte sur l’ambition - mais en même temps la respectueuse reconnaissance - de Dan Simmons. Ses autres livres s’appuient d’ailleurs sur de persistantes allusions à Homère (Ilium et Olympos en tant que réécritures science-fictionnelles de L’Odyssée), à John Keats (pour Hypérion) et à Shakespeare, dont un personnage de camionneur est ici féru. Ainsi, au service de la mémoire, qualifiée par Proust d’ « espèce de pharmacie, de laboratoire de chimie, où on met, au hasard, la main tantôt sur une drogue calmante, tantôt sur un poison dangereux », notre prospecteur d’univers imagine une substance aussi séduisante que redoutable qui permet de revivre avec une profonde acuité ses souvenirs. Interdite par l’Islam, elle plonge une bonne partie de l’humanité dans la torpeur. Existe-t-il un « flashback deux (…) totalement immersif », se demande Nick ? Il permettrait de vivre le bonheur de fantasmes sans cesse développés, comme « se construire une vie nouvelle avec Dara »… Dans quelles cuves contrôlées par de politiques puissances plonge-t-on des cobayes humains pour la tester ? Est-on sûr à la fin d’y avoir échappé ?
Jouant sur nos nerfs et nos peurs - de manière moins fantasmatique que réaliste - Dans Simmons dresse également le portrait d’une Amérique et d’un monde post-apocalyptiques. Le « Califat Global », pour lequel les Européens ont abandonné leur culture, a vitrifié Israël, pris le contrôle de la moitié de la planète et des trois quarts des Etats-Unis. Il est contré au sud par les « Spaniques » et leur « Reconquista », alors que les Japonais rétablissent les traditions des « Shôguns » qui luttent d’influence pour placer leurs pions sur l’échiquier géopolitique.
D’où vient cette dégringolade des Etats-Unis ? Dans une analyse pertinente, Dan Simmons rappelle la dette et les « programmes d’aide sociale colossaux », la tolérance toute empreinte de lâcheté envers les Musulmans. Des allusions à la « folie sur le réchauffement climatique qu’on prétendait d’origine humaine », à l’administration Obama (qui n’est pas nommé), à la République islamique d’Iran dont on n’a pas su arrêter le délire meurtrier, ajoutent une dimension polémique que le lecteur restera libre d’apprécier à sa juste valeur. Ainsi Dan Simmons fait reprendre par son camionneur cultivé, qui sait citer Alexis de Tocqueville, la célèbre citation de Churchill : « Le socialisme est une philosophie de l’échec, le credo de l’ignorance et la philosophie de l’envie. Sa vertu inhérente consiste en une égale répartition de la misère ».
Ainsi l’avertissement est lancé. Dans la tradition de La Machine à explorer le temps de Wells, où l’avenir de l’humanité se résolvait par la faillite de l’humanisme et la victoire d’un souterrain prolétariat vampirique, l’anticipation politique engagée se veut alors rationnellement prédictive, se faisant implicitement injonctive : gare à la chute des Etats-Unis, de la liberté et de la prospérité !
Sous l’égide d’un narrateur omniscient qui alterne les récits des aventures de Nick et de son fils Val jusqu’à ce qu’ils se rejoignent enfin, le roman feuilleton, dans la grande tradition du réalisme du XIX° et de la narration hollywoodienne, est sans cesse efficace, entraînant, faute d’être réellement novateur. La dimension épique, indubitable, comme il sied à ce genre de science-fiction géopolitique, aurait un peu tendance à rendre parfois le héros un peu ténu, au milieu des enjeux planétaires et religieux de cette guerre des mondes, résolvant, presque à son corps défendant, une énigme qui le dépasse, grâce à la mémoire cachée du portable de son épouse, sa chère Dara disparue dans une impeccable machination… L’archétype de la lutte du bien et du mal aboutit ici, non pas sur une victoire absolue du premier, mais sur un chemin d’espoir où les valeurs de l’Amérique pourraient alors, au-delà du chaos, être restaurées. Ainsi la littérature fournit-elle au lecteur et à une nation, dont la constitution fut issue des Lumières, l’abîme de ses peurs et le ressort qui lui permettra de se relever de flashbacks nostalgiques pour envisager avec fermeté le présent et l'avenir. L'apologue est on ne peut plus clair. Il ne reste plus qu'à imaginer un nouvel Homère chantant la guerre interminable de l'Islam contre l'Occident ; et c'est peut-être l'inénarrable Dans Simmons.
Luc Ferry : De l’Amour ; une philosophie pour le XXI° siècle,
Entretien avec Claude Capelier, Odile Jacob, 256 p, 21,90 €.
Peut-être l’amour est-il notre horizon politique, notre fin de l’histoire. Cette thèse, apparemment simpliste, est celle de Luc Ferry en son nouvel essai,De l’Amour ; une philosophie pour le XXI° siècle, usant du dialogue philosophique avec son compère, Claude Capelier. Pourtant elle est loin d’être dénuée de fondement historique et éthique, malgré bien des approximations.
Quoique reprenant avec respect le titre de Stendhal, Luc Ferry s’intéresse moins à l’Eros, moins à la philia, qu’à l’agape, cette charité pour autrui, cet amour du repas pris en commun, y compris avec l’ennemi -trois amours qu’il voudrait réconciliés-. Il y associe l’attention que nous portons à notre famille, basée non plus sur le mariage arrangé mais sur le mariage d’amour, à nos enfants, à notre descendance. L’arc et la flèche du dieu Eros désexualisé ne visent plus seulement le cœur des amants, réciproques ou non, mais la famille élargie de l’humanité. D’où l’inquiétude et le soin écologiques, la charité humanitaire, la diplomatie de la paix, dans une société bien moins égoïste et pétrie de pauvreté que celles du passé, au rebours des préjugés galopants… C’est en cela que nous vivons « sans cesse davantage dans un souci inédit des générations futures ».
Ce deuxième humanisme, après celui des humanités et des Lumières, est celui de l’amour d’une humanité qui commença par révérer « le principe cosmologique », puis « le principe théologique ». Ainsi, après « le principe de la déconstruction » qui dénonça « l’illusion métaphysique » et réhabilita les différences, y compris culturelles, cette recherche de « la vie bonne comme vie aimante et amoureuse», qui est le crédo du nouveau Sage, peut trouver son acmé laïque. Sauf que notre philosophe omet ici -mais peut-être n’est-ce pas son propos- de penser la remontée planétaire du principe théologique islamiste qui n’est guère une philosophie de l’amour… Quoique l’on devine qu’il le tienne pour peu respectable, à travers son choix de la « civilisation européenne » en ce « qu’elle porte, plus que toute autre, un projet d’autonomie, visant à faire accéder les humains à un statut d’adultes et non à les maintenir dans celui d’individus mineurs, soumis à une vision cosmologique, religieuse, ou même aux restrictions d’un humanisme élitiste ». Sans compter « l’idéal du rationalisme et de la science ». Ce qui le rend parfaitement en phase avec le Kant de Qu’est-ce que les Lumières ? lui-même cohérent avec le projet philosophique du libéralisme politique et économique.
Faut-il alors attribuer comme il le fait à ces Lumières et à « l’idéal républicain », les millions de morts des terreurs révolutionnaires, des nationalismes et des colonialismes, qui en sont moins des conséquences que des trahisons ? Même si notre philosophe pointe avec pertinence l’incohérence du démocrate libéral Tocqueville lorsque ce dernier justifie l’injustifiable, les exactions françaises en Algérie au milieu du XIX°, oubliant peut-être de se demander si la barbarie peut être éradiquée sans des moyens barbares. Mais qu’allaient faire les Français dans cette galère de la colonisation, au-delà du coup d’arrêt aux razzias esclavagistes des barbaresques en Méditerranée, et du « doux commerce » de Montesquieu, mille fois préférable à une conquête si lourde en pertes humaines, en investissements aux retours hasardeux, sinon flatter leur hybris ?
Ainsi, nous ne ferons pas à Luc Ferry, agrégé de sciences politiques, l’injure d’imaginer qu’il ignore la nature du libéralisme, ce dont témoigne ici la pertinence de sa critique de Tocqueville. Cependant il passe sur ce terme comme s’il s’agissait uniquement de concurrence et de prédation, d’innovation au nom d’une consommation débridée, n’imaginant qu’il n’est en rien contradictoire avec sa thèse, nourri qu’il est de respect d’autrui et d’éradication des tyrannies. Sauf que le libéral saura se méfier d’une philosophie de l’amour instaurée par un quelconque projet étatique et rapidement hypocrite, contre-productif et liberticide, ce qui est très probablement le cas de l’écologisme qui a tendance à devenir un socialisme, de l’état-providence dont il ne semble pas percevoir combien il est à bout de souffle et à l’origine de notre crise. Il attribue d’ailleurs à cette dernière une cause erronée : « les coûts de production des entreprises chinoises sont en moyenne vingt-cinq fois inférieurs aux nôtres ». Certes, mais comment explique-t-il que la balance commerciale de l’Allemagne soit excédentaire avec la Chine ? La racine du mal (dette et surétatisme) est donc bien française et non imputable à la mondialisation. Il semble également attribuer une nécessité à l’endettement au service de la croissance économique et de la politique sociale et monétaire… Luc Ferry adhèrerait-il à ce keynésianisme colbertiste qui loin d’être la panacée est là encore la racine du déclin de la plupart des puissances occidentales ? Propageant la foi qui s’appuie « sur l’émission d’euro-bonds et sur un grand emprunt », il ne fait que réclamer la prolongation abyssale de la crise. Quant à mettre sur le même plan « le libéralisme d’un côté, et le socialisme ou le communisme de l’autre », au motif qu’ils sépareraient tous deux sphère privée et sphère politique, on se prend les côtes de rire si l’on sait combien le privé est phagocyté, laminé par ces deux derniers, et combien l’injonction fondamentale du premier est la liberté individuelle…
La thèse de la révolution de l’amour reste une observation judicieuse de notre contemporain, jusque qu’à ce qu’elle se heurte à une aporie : Les « dérivés du principe de l’amour dans la sphère collective ont réussi à s’incarner dans la réalité, à prendre forme au sein d’un état providence dont les siècles passés n’avaient même pas l’idée et que le reste du monde nous envie ». Certes, mais c’est aller sans compter l’obsolescence de cet état providence, obèse et ruineux, en passe d’atteindre la faillite comme ce fut le cas au Royaume-Uni avant Thatcher, en Suède au début des années quatre-vingts. Comme quoi l’amour de ces parents que sont abusivement nos responsables politiques gâte et pourrit les enfants de la cité. Le véritable amour doit-il éradiquer la responsabilité des aimés et obérer leur avenir ? En ce sens, ces « libéraux fous dont le projet aussi inavoué qu’inavouable serait de détricoter les services publics et la protection sociale » vous saluent bien, Monsieur Ferry, et comptent ainsi mieux aimer leurs enfants…
De même sa vision du capitalisme moderne comme « ère de la consommation addictive » est passablement réductrice. Ce serait trop vite enterrer sa capacité de création et d’innovation au service d’une vie bonne, qu’il s’agisse de la santé, de l’écologie, ainsi que, dans le cadre de la concurrence, de la liberté de ne pas consommer autant que de consommer avec discernement, y compris des œuvres esthétiques et intellectuelles… Celles parmi lesquelles l’art contemporain lui parait, non sans raison, bien trop dépourvu de pensée et de beauté : « Quand va-t-on enfin réassocier l’innovation et la beauté, l’innovation et les grandes expériences humaines ? » Ce à quoi il faut rétorquer qu’un IPhone chargé de Cantates de Bach et des textes de Tocqueville, sans compter l’œuvre qu’y partagera peut-être son possesseur et nouvel auteur, répond sans peine à cette demande…
Fort heureusement les perspectives de Luc Ferry dans le domaine de l’éducation, qui font l’objet de la dernière partie de l’ouvrage, sont plus judicieuses, plus dignes d’espérance. Ainsi l’éducation est réussie « quand nous sommes parvenus à transmettre l’amour, la loi et les œuvres ». Car c’est « par amour pour nos enfants que nous allons finir par comprendre qu’il faut leur transmettre aussi la Loi et les savoirs, qu’un moment d’autorité, d’effort et de travail est nécessaire à leur quête future d’une vie bonne ». Quant à l’enseignement, notre ex-ministre revendique l’apprentissage attentif de l’écriture et de la lecture dès la fin de la maternelle, de façon à lutter contre notre brillant taux d’illettrisme à trente pour cent. Sans oublier de refuser « l’autoconstruction des savoirs par l’enfant », cette pédagogie démagogique et destructrice, de refuser le « jeunisme » culturel en réhabilitant la « culture des adultes », celle de l’expérience des grandes œuvres esthétiques, scientifiques, littéraires et philosophiques de l’humanité…
On pourra s’irriter de la lenteur argumentative, des reprises, répétitions, récapitulations, annonces du propos à venir et souhaiter un essai conceptuellement plus rapide et plus aigu. Ce serait alors rater la façon attentive qu’il a de prendre son plus modeste lecteur par la main, de se mettre à sa portée, dans une volontaire démarche de clarification pédagogique. La richesse conceptuelle est indubitable, nombre d’aperçus sont percutants : par exemple la satire du pessimisme, ou « l’intolérable, le point où l’extrême gauche, à force de sacraliser le droit à la différence, rejoint l’extrême droite la plus détestable en refusant toute liberté, toute possibilité d’arrachement des individus aux conditions dans lesquelles ils sont nés». Malgré une maturation politique à parfaire sans retard. Même si Luc Ferry avait pu nous habituer à des textes plus denses, des essais plus continument roboratifs, comme l’excellent et polémique Nouvel ordre écologique[1] ou le fort utile Apprendre à vivre[2], il n’en reste pas moins qu’il pose en ce dialogue aux qualités certaines, quoique inégales, les bases nécessaires d’une question cruciale : comment mieux nous aimer et aimer l’humanité ? L’amour, cette « passion démocratique », doit, au-delà de ses bonnes intentions, penser ses conséquences, y compris dommageables, sur les générations dont nous préparons les devoirs et les libertés. La flèche d’Eros, de philia et d’agape serait alors non plus mortifère, mais justement génératrice. Probablement étendra-t-il bientôt -s’il écoute notre peut-être excessive et immodeste impatience- sa réflexion pour répondre, avec une plus fine pertinence dont nous le savons capable, à cette interrogation au carrefour des défis du XXI° siècle.
traduit de l'anglais (États-Unis) par Laurent Queyssi,
Au Diable Vauvert, 2020, 448 p, 22 €.
William Gibson : Identification des schémas,
Traduit de l'anglais (États-Unis) par Cédric Perdereau,
Au Diable Vauvert, 2013, 504 pages, 23 €.
Le quotidien de la Science-fiction se résume trop souvent à un style bâclé et à une quincaillerie de matériel d'anticipation qui n'a ni la force évocatoire ni de questionnement de La Machine à explorer le temps de H.G. Wells. Mais on connaît bien des auteurs, de Philip K. Dick et ses jeux sur la perception, à Dan Simmons et ses énormes space opéras (Le Cycle d'Hypérion), qui s'échappent avec un talent dément de ce ghetto prétendument sous-littéraire. La SF est devenue, au choix, une contre-culture alternative, ou une extension des capacités imaginatives et intellectuelles, parmi laquelle il fallait bien que des auteurs s’emparent des nouvelles technologies, de l’ordinateur à Internet.
Ainsi, avec son célèbre Neuromancien, William Gibson a inventé en 1984 un genre à l'intérieur du genre, cet espace cyberpunk qui pousse l'inquiétude des hommes à l'encontre des machines à son acmé : jusqu’où pourrait aller le contrôle neuronal des individus asservis par les intelligences artificielles ? En « visionnaire neuromantique », rebelle au nouvel ordre informatiquement correct d’une anti-utopie dominé par les multinationales d’un capitalisme prédateur, il explore cependant la dimension poétique de l'espace numérique. Quitte à succomber à cette hallucination consensuelle et légale, presque mystique, à moins d’atteindre au code-source de la cyber-addiction à la Présence virtuelle.
Dans ce roman inaugural, une « matrice » qui ressemble à Internet est dominée par les multinationales. Sans prévoir l'explosion de la liberté individuelle d'un Net quasi-gratuit, mais bien avant la saga Matrix, Gibson entraîne son hacker, condamné par l’injonction d’une neurotoxine à ne plus pouvoir se connecter, en une nouvelle mission dans un menaçant réseau 3D. Non sans perturber son lecteur, assailli par le vocabulaire spécialisé du cybermonde, et susceptible de connexion dans une paranoïa qu’il faudrait craindre dévastatrice…
Plus tard, Idoru conta le désarroi d'un homme tombé amoureux d'une présentatrice de synthèse sur une télévision japonaise. Sa folie lui interdit de concevoir qu'il s'agit d'un logiciel, bien qu'on annonce le mariage de la belle. Il s’agit bien là pour le romancier de séduire, grâce à cette ambigüité érotique, mais aussi d’épouvanter son lecteur devant les pièges inhérents à l’artificialité des médias en expansion.
Si, comme Idoru, le roman de Gibson, Identification des schémas, n'est plus tout à fait de la science-fiction, lui-même récusant son appartenance au genre, c'est peut-être parce que le présent a rattrapé notre auteur. Le pouvoir des médias, du merchandising sont tels qu'ils constituent un réseau et un cyber-réseau aux ramifications complexes et prédatrices. Cayce Pollard est une consultante chèrement recherchée, une « chasseuse de cool » et de « pure mode urbaine ». Parfois, atteinte par la « phobie des marques », elle vomit ces logos dont elle est spécialiste, non loin de la partisane obsession idéologique du No logo de Noami Klein (cet essai qui dénonça la prétendue dictature des firmes et des marques). On lui confie donc la quête et l'identification de mystérieux signaux filmiques sur Internet. L'indispensable « schéma » manquant serait là, quelque part sous ses doigts, pour donner un sens aux fragments et trouver un nouveau graal du look. Le marketing de ce film qui est déjà une sous-culture serait-il une mine d'or pour le marché ? Une fois son appartement ravagé, son ordinateur piraté, sa psyché pillée, Cayce comprend qu'elle poursuit un monstre créateur et secret qui pourrait bouleverser le XXIe siècle. Si l'on présume que son père, expert en sécurité, fut tué dans les tours du 11 septembre, les conjectures viennent pulluler. Le récit, cotonneux, prend peu ou prou le rythme du thriller, entre Londres, Tokyo et Moscou, jusqu'à ce que Cayce trouve la cinéaste, mystérieusement malade et protégée par la mafia russe. Peut-être une prison nommée « Dream Academy » est-elle l'objet du film...
L'on se demande alors quel est l’objectif littéraire de Gibson. Baliser les territoires du virtuel en technophile curieux, y projeter une intrigue policière distendue, effleurer les dimensions géniales d’Orwell sans y parvenir vraiment ? Fallait-il être plus satirique, franchement épique, fallait-il penser un peu plus et pouvoir faire lire en Neuromancien et Identification des schémas une perspective philosophique ? Peut-être est-il trop facile de suggérer et mettre en scène les nuages menaçants d’une planétarisation neuronale de l’informatique et d’ainsi paraître prendre une position de moraliste informé. La poésie plus ou moins cristallisée des néologismes informatiques, des métaphores techno (« la source légendaire du Nil digital ») des accessoires et des vêtements aux griffes parfois inventées, mais aussi la technique du roman épistolaire par mails qui s’infiltre dans le récit, n'empêchent pas d'espérer une plus grande efficacité narrative.
Il n’en reste pas moins que ce styliste branché, souvent en avance d’un pixel sur son temps, est l’enregistreur, sinon le créateur, dès 1984, date orwellienne s’il en est, d’une nouvelle mythologie urbaine, informatique et virtuelle, bouillonnante de réseaux, rêve et cauchemar de geek. Est-il en quête d'une Ithaque parmi le contact labyrinthique des claviers, la sensualité vitreuse des écrans et la démultiplicité des neurones exponentiellement connectés ? En ce monde mécanique et quantique, les personnages de Gibson sont-ils froids et artificiels ? À moins qu'ils ne soient eux aussi définitivement virtuels, uniquement animés par des logiciels... Comme ce que nous serons un jour peut-être. Un diagnostic qui cependant fait fi de nos capacités à identifier les schémas et du pouvoir et de nos libertés.
Thierry Guinhut
Article , ici augmenté,paru dans Le Matricule des Anges, octobre 2004
Autoportrait à la cabane du Col de Joux, Mérens-les-Vals, Ariège.
Photo : T. Guinhut.
Tempérament et rationalisme politique,
entre Karl Marx et Adam Smith.
Dès la sortie de l’utérus, de quelle liberté naturelle disposai-je ? J’aimerais supposer qu’à cet instant je savais pouvoir bientôt contempler librement les sphères du cosmos, au-delà des premières étoiles de la doxa, bien au-dessus de la mer de nuages recouvrant l’obscurantisme et la servitude politiques. D’où vient que je sois devenu libéral et non socialfachocommuniste ? D’où vient que j’aie choisi la voie terrestre et rationaliste d’Aristote en sa Politique pour aboutir au libéralisme, plutôt que celle utopique de Platon en sa République totalitaire ? D'où vient que j'aie choisi La Richesse des nations d'Adam Smith plutôt que le Manifeste communiste de Marx ? On pourrait s’étonner que depuis la même origine cosmique et animale les humains proposent de telles différences en termes de convictions politiques et de contrat social. Il faut croire que le milieu culturel et l’éducation ne suffisent pas à expliquer ces orientations, puisque, si diverses, leurs déterminismes vont jusqu’à permette qu’un individu s’en affranchisse. N’y aurait-il pas là quelque chose du tempérament personnel mais aussi du rationalisme intellectuel pour expliquer, tant que faire se peut, le destin mental de nos choix sociétaux et politiques…
On me pardonnera je l’espère ce soupçon d’autobiographie. Né dans une famille modeste passablement inculte, quelle chance avais-je de devenir, sans en faire un titre de gloire, un intellectuel libéral ? Mes parents, pour l’une était dépourvue de tout discours politique, pour l’autre était vaguement de droite conservatrice, par atavisme paysan, quoique irreligieux, attaché à Jacques Chirac pour cause d’âge commun, attaché aux valeurs du travail et de la propriété terrienne. Ma seule chance fut d’habiter dans une ville universitaire. Pourquoi réclamai-je des livres, des encyclopédies, alors que l’on lisait si peu ou pas du tout autour de moi, même si l’école obligatoire y a peut-être contribué ? Pourquoi découvris-je Jules Verne et le romantisme allemand, France Musique, Schumann et Bach, alors que l’on se limitait à RTL et aux variétés d’usage ? Pourquoi encore, stimulé par mon enseignante de philosophie qui proposa l’étude de Marx et de Nietzsche, me sentais-je cette différence, cette indépendance… Certainement de par une répugnance à la fois innée et intellectuelle envers tout enfermement dans un concept de classe, de masse, de nation, dans tout déterminisme sociologique, qu’il soit conservateur ou marxiste. Quant à cette pulsion aristocratique, peut-être orgueilleuse, qui me poussait vers l’élection des arts et de la littérature, d’où me venait-elle ? Finissant ainsi bientôt par me persuader que la démocratie était devenue pour moi : « une aristocratie qui s’est élargie au point de devenir une aristocratie universelle[1]».
Un tempérament éthique et esthétique serait alors plus ou moins à l’œuvre en chacun de nous de façon à nous différencier. Si l’on ne peut remettre en question le rôle prépondérant et invariablement nécessaire de l’éducation, il n’en reste pas moins que la nécessité de l’acquis n’écarte en rien le caractère originel d’une innéité. Sans aller jusqu’à prendre le pari plus que risqué d’une inscription génétique des goûts et des philosophies, on peut imaginer que nos biochimies ne nous proposent pas à tous les mêmes chemins. Sans recourir à la théorie des humeurs des Anciens, une approche neuronale et psychologique des tempéraments politiques peut être effleurée. Ainsi, entre le libéral, le socialiste et le totalitaire, que ce dernier soit communiste, fasciste ou théocrate islamiste, les différences sont criantes.
A peine au-delà du roi philosophe platonicien, du socialiste magistrat philosophe égaré par l’hubris intellectuel, l’homme totalitaire a quelque chose du tempérament sanguin, du coléreux, sans cesse aiguillonné par la libido dominandi, par la foi en son concept politique englobant et salutaire, voire miraculeux. Il ne supporte pas que qui que ce soit échappe à sa doxa, à sa bienfaisance, à sa horde de préjugés, à sa tyrannie, familiale, étatiste, nationaliste ou théocratique, dans une sorte de crispation mimétique où l’autre est sommé d’être comme soi, sinon rendu esclave… Nombreux par ailleurs sont ceux qui adhèrent à un totalitarisme du groupe, de l’instinct grégaire, de la corporation professionnelle, syndicale ou de parti, par goût de la servitude volontaire, par paresse et passivité, mais aussi par envie et ressentiment envers les nantis, envers ceux qui savent réussir, par goût de l’égalité contrainte, par nécessité intime de sentir rassurés en les rails d’une idéologie, qu’elle soit marxiste ou religieuse, et par la chaude communauté de destin d’une confrérie. A moins que la foule, la meute, permettent de libérer les instincts les plus brutaux, les plus violents, sous couvert de la force collective et d’une pseudo légitimité révolutionnaire ou théologique.
Le libéral quant à lui est un indépendant paisible, un individualiste entreprenant respectant l’individualisme de ses partenaires, un amant du doux commerce selon Montesquieu, un qui a le goût du risque, de la responsabilité et de l’indépendance, sans craindre l’acuité de la solitude. Depuis l’animal politique libre aristotélicien et dans la tradition humaniste du libre arbitre de Saint Thomas d’Aquin, il s’affranchit de la fatalité divine et de la grâce augustinienne pour valoriser son thymos[2], son soi fier, et satisfaire son désir de reconnaissance, reconnaissant du même coup celui de tout homme. En passant par les Lumières, de Locke à Voltaire, il tolère ainsi la liberté d’autrui, que ce soit par indifférence ou par cet égoïsme et ces vices privés (avarice et cupidité) qui contribuent aux vertus publiques de la prospérité, pour reprendre l’argumentation de Mandeville dans La Fable des abeilles[3], ou de par le soin de la « main invisible[4]» du marché conceptualisée par Adam Smith. De même, en s’appuyant sur des valeurs d’étude, de travail et de mérite, dans le cadre du respect de la propriété, et du pluralisme dynamique du marché, voire de la capacité d’association, il éprouve le juste respect d’un contrat social cohérent avec son profil psychologique et intellectuel. Il sait la nécessité, pour jouir de ses propres libertés, d’accorder et d’encourager ces mêmes libertés économiques, d’expression et de mœurs à autrui, que ce soit par empathie ou par calcul rationnel…
Car à en rester à cette voie du tempérament politique, il n’y aurait plus qu’à baigner dans le relativisme et abandonner toute prétention à faire du libéralisme politique un universalisme. Sauf qu’une démarche intellectuelle rationnelle simple(c’est alors qu’intervient l’éducation)permet de départager le libéral du totalitaire plus ou moins doux et plus ou moins bien intentionné. Certes, on peut imaginer que parmi ceux qui choisissent un socialisme, qu’il soit rose, rouge, brun ou vert, qu’il soit national ou international, il en est quelques-uns animés du sens de l’utopie, et d’une empathie au service de l’humanité. Mais l’on sait que l’enfer est pavé des meilleures intentions, et que les généreuses planifications d’un bonheur à tous imposé par la gestion prétendument rigoureuse d’un parti, d’un état ou d’un orwellien gouvernement mondial ne peuvent qu’écraser les individus sous le marteau de l’égalité. Et bientôt exacerber les insupportables inégalités et les frustrations qu’une culture du ressentiment contribue à surexploiter par ces « banques de la colère »[5] que sont les partis révolutionnaires. C’est ainsi que l’Histoire a montré que l’égalité de la pauvreté parmi les états communistes, hors pour quelques oligarques et apparatchiks, reste la moins pire des conditions, avant la concentration meurtrière des goulags …
Il faut alors porter un regard objectif sur les conditions de la prospérité économique. Où et grâce à quelle culture, quelle démocratie, quelle éthique économique fondée sur le marché et la concurrence est-on le mieux parvenu à libérer le maximum d’humanité des tyrannies de la pauvreté et de la censure, sinon dans les démocraties libérales occidentales ? Un simple examen permet de constater par exemple que ce sont des politiciens qu’il est de bon ton de décrier, comme Margaret Thatcher et Ronald Reagan, qui ont permis que sous leurs mandats, grâce à une politique libérale de diminution considérable des impôts pour les particuliers et les entreprises, le chômage fut divisé par deux, pour être ramené autour de 5%, ce que l’on appelle d’ailleurs un chômage structurel. De constater qu’avec les mêmes conditions de mondialisation et de concurrence internationale que la France malheureuse, l’Allemagne, le Canada et la Suède surfent allègrement sur les voies de la prospérité économique… A l’observateur rationnel ne peut manquer la sagacité qui permet de constater que les politiques de dette, de déséquilibre budgétaire, de contrôle des loyers, de relance keynésienne et d’interventionnisme étatique, de redistribution et de delirium fiscal, fussent-elles animées des meilleures intentions de la justice sociale et de la libido dominandi, sont non seulement contreproductives mais attentatoires aux droits de propriété et à la liberté d’entreprendre, donc foncièrement immorales. Car « contrôle économique et totalitarisme[6]» vont bientôt de pair. Devons-nous accuser nos gouvernants du seul aveuglement idéologique, ou de cet appétit de pouvoir qui les voit préférer un absolutisme colbertiste et socialiste supporté par la démagogie, ou de cynisme mortifère et suicidaire ? A moins que le rationalisme économique et politique soit parfaitement étranger à leur système neuronal…
Ce serait évidemment, en me parant du titre de libéral issu des Lumières, autant par tempérament que par rationalisme, me tresser une couronne de lauriers moraux que la modestie m’interdit de porter… Ainsi l’amant des libertés, quoique en se gardant de tout « dogmatisme du libéralisme[7]», trouvera-t-il une pensée aussi cohérente qu’efficace au service du développement de l’humanité. Et, auprès d’une bibliothèque des écrivains et philosophes choisis, un sommet montagneux où s’isoler des nuisances totalitaires, à moins que ces dernières ne lui laissent que l’abri précaire d’un sommet intérieur.
[1]Leo Strauss : Le Libéralisme antique et moderne, PUF, 1990, p 15.
[2]Ce terme, venu de La République de Platon, a été repris par Francis Fukuyama en tant que « désir de reconnaissance », ce dans le cadre de la démocratie libérale comme aboutissement ; dans La Fin de l’Histoire et le dernier homme, Flammarion, 1992.
[3]Dans Les Penseurs libéraux, Les Belles Lettres, 2012, p 193 à 199.
[4]Adam Smith : Enquête sur la nature et les causes de la Richesse des nations, PUF, 1995, p 513.
[5]Peter Sloterdijk : Colère et temps, Hachette Littérature, 2009, p 87.
[6]Friedrich A. Hayek : La Route de la servitude, PUF, 2010, p 68 et suivantes.
[7]Raymond Aron : Essai sur les libertés, Calmann-Lévy, 1965, p 228.
Si l’on voulait imaginer des philosophes au paradis, nul doute que l’on y verrait Saint Thomas D’Aquin, au milieu des rilkéennes « hiérarchies des Anges[1] » qu’il a si bien su théoriser. Dante ne s’y est pas trompé, en réservant une place lumineuse au Docteur angélique, à partir du chant X de son Paradis. Mais combien de philosophes trouverions-nous aujourd’hui dans son Enfer, ou plutôt dans ce bain d’enfer où ils naviguent, en-deça de l’impensé des classiques, comme de vieux crocodiles lavés à l’acide ? Ceux qui, horribles travailleurs, se sont propulsés au fond du gouffre pour trouver les soucis et les aspirations les plus triviaux et infâmes de l’homme. Plutôt que « l’illusion idéaliste qui se croit dans le vrai », Jean-Clet Martin fore alors « ce calice vertigineux (…) peuplé par son propre photogramme, ses propres souvenirs, inséparables d’une chute dans la mouise de l’événement ou les détritus bigarrés de la vie ». C’est ainsi qu’il se livre à une édifiante énumération commentée de ces philosophes qui creusent les sous-sols de l’humanité pour y découvrir les soubresauts de l’angoisse et du vide de Dieu, de l’incompréhension de ses contemporains, de la souffrance, du mal, sans compter le chaos cosmologique.
Il ouvre d’abord la bouche du « Cri » de Munch, qui, faute de langage, s’exprime en peinture, comme « le bruit de fond de l’univers », puis le « vivre seulement ici » de la musique de Mahler, qui est aussi « chaos » et « mathématique des sons dissolue par bien des paradoxes ». Il s’interroge alors : « comment vivre sur ce plan d’inconstance lorsque plus rien ne s’ajointe et que tout motif, toute phrase, tout élément de structure s’enfoncent, gagnés d’une dissolution chaoïde »…
La perte de l’unité est également celle de Kierkegaard, « au cœur de l’irrationnel le plus obscur », qui rompt avec sa fiancée « pour préserver le charme de la rencontre tout en vivant désormais l’enfer de la séparation ». Perte contre laquelle veut lutter « Hegel le renégat (…) portant avec lui la mémoire dure du monde ». De Schopenhauer à Nietzsche, « il n’y a sans doute rien à attendre de l’avenir, aucun paradis, plutôt d’universelles souffrances (…) Chacun est comme un jet de pierre, un atome incommunicable ». Ainsi Nietzsche, celui qui connait la mort de Dieu, est « répudié, traîné dans la boue (…) par les recensions de la presse que seuls les clichés du moment semblent retenir », remarque incidente, mais pertinente, on ne peut plus actuelle, à laquelle Jean-Clet Martin et son modeste critique échappent peut-être, osons-nous l’espérer...
Pourtant Hölderlin rêve « de se baigner dans la même eau que celle des Grecs », lui qui est dans « dans l’éclair, immobile, du feu de l’enfer qui joint les contraires », mais aussi, comme Van Gogh, « à la limite de toute impuissance qui caractérise tout geste créateur ». S’agit-il là d’un bel échec ? Comme lorsque Dostoïevski, après Baudelaire et ses Fleurs du mal, approche « cette déchéance extrême qui rend palpable la proximité du Bien avec le mal »…
Plus loin, Jean-Clet Martin emprunte à Badiou, le concept d’ « Inesthétique », qui est peut-être le signe et le lieu infernal de l’art contemporain, qui a trop souvent perdu, ou voulu perdre, le lien avec la beauté. A moins que cette « inésthétique » puisse en être une forme nouvelle, venue par exemple du fantastique de Lovecraft…
Fouillé par notre essayiste, ce « Plurivers », cet « art des constellations », cet « ossuaire » des penseurs est évidemment une sorte de cimetière vivant de la philosophie, où, au-delà d’une physique et d’une métaphysique euclidiennes, il s’agit de dénoncer, dans la continuité nietzschéenne, le platonisme et l’utopie totalitaire de La République. Et d’explorer « des sauts démoniaques, parfaitement illogiques pour ne pas dire inesthétiques », jusque parmi le « vortex d’une baignoire cosmologique », à la lisière des sciences des nouvelles mathématique et physique. Mais, pour échapper à l’éternel retour du trivial et du chaos, au nihilisme, le néant du nirvana est-il la solution ? Malgré « l’infinie nullité qui rend ma bulle d’existence à elle-même », mieux vaut écrire et vivre L’Enfer de la philosophie, en toute consciente inquiète et fatalement partielle, un de ces livres de philosophie « qui sont des coupes, des aventures d’idées ».
Animateur d’un blog au titre à la fois modeste, futile et brillant, « Strass de la philosophie[2] », au contenu roboratif, Jean-Clet Martin est un érudit papillonnant autant qu’un obstiné des travaux de fouille karstique et de terrassement labyrinthique parmi les « chemins qui ne mènent nulle part[3] » de ses philosophes aimés jusqu’à la passion. Sa prose riche et claire (sauf peut-être sur Hegel[4]) autant analytique que métaphorique, sert à merveille l’argumentation erratique -donc conforme à son sujet- et cependant solide. Un livre étrange et séduisant, anti-dogmatique et cheminant, d’un philosophe autant que d’un poète. Qui ne dédaigne pas les allitérations et les métaphores filées pour « s’enferrer aux fers de l’enfer » et préfère le mur perceptif de la caverne à l’illusoire sortie platonicienne : « l’écran où se joue la vie, la seule vérité de la fiction »… Armé de concepts qu’il n’hésite pas à malmener, et d’une langue souple, Jean-Clet Martin poursuit un combat inégal, et cependant serein, contre cet infernal éclatement du réel et de la philosophie qui est en nous. Finalement, cette progression philosophique, depuis « le fond moléculaire de l’idéation », est une sorte de roman autobiographique borgesien, grâce aux rappels des précédentes étapes que sont ses précédents livres ; mais également une sorte d’autoportrait intellectuel. Qui est aussi le nôtre…
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.