Musée Sainte-Croix, Poitiers, Vienne. Photo : T. Guinhut.
Frigyes et Ferenc Karinthy, de père en fils :
Farémido, Epépé,ou les pays du langage.
Frigyes Karinthy : Farémido, le cinquième voyage de Gulliver,
Cambourakis, 80 p, 9 €.
Ferenc Karinthy : Epépé, Zulma, 288 p, 9,95 € ;
traduits du hongrois par Judith et Pierre Karinthy.
Dans la famille Karinthy, on demande le père. Mais il faut compter également avec le fils, sans oublier les descendants qui se font traducteurs. Le vingtième siècle hongrois, malgré de sérieux concurrents (Marai, Nadas ou Kostolanyi) semble outrageusement dominé par la dynastie Karinthy dont les hasards de l’édition française réunissent aujourd’hui deux romans, que le langage, entre Epépé et Farémido, qu’il soit utopiquement ouvert ou douloureusement fermé, préoccupe, en d’étranges apologues.
Frigyes (1887-1938) fut un polygraphe hongrois à succès dont les articles, les pièces de théâtre, les pastiches et les romans firent fureur, sans compter plus de deux mille nouvelles. Dont le recueil La Ballade des hommes muets[1] offre un choix amoureux, tour à tour tendre et satirique. Peut-on à son égard parler de surréalisme ? Malgré son goût tonitruant pour la fantaisie, son humour invétéré, ses figures et images incessamment poétiques, ce serait excessif. Mieux vaut imaginer de la classer dans la grande tradition de Swift, dans laquelle les voyages de l’esprit s’unissent à la satire. Ne serait-ce qu’en lisant son Capillaria, le pays des femmes[2], merveilleux microcosme sous-marin, où « l’homme est un animal domestique méprisé », ce pourquoi le narrateur tente d’édifier une société communiste, comme prémonitoire des mondes effrayants de George Orwell[3]. Ainsi, son Farémido, inspiré de Swift, n’hésite pas à s’adonner au genre ancestral de la réécriture. L’on sait que les chefs d’œuvre de la littérature entraînent les écrivains à les parodier, les continuer, les actualiser. Comme Gautier ou Stevenson ajoutèrent des contes aux Mille et une nuits, comme le moqueur Scarron reprit l’Enéide en son Virgile travesti, Frigyes Karinthy imagine d’ajouter aux quatre voyages originels fomentés par Jonathan Swift une autre escale. Après « Lilliput », Brobdingnac », « Laputa » et les « Houyhnhnms »[4], pays tour à tour sages ou délirants, visités par le Gulliver du XVIIIème, le cinquième se nomme « Farémido ».
Entre science-fiction et conte philosophique, la satire de l’humanité, de sa bêtise et de son goût immémorial pour la guerre, va bon train, non sans retrouver quelque écho avec le Candide de Voltaire. Car le narrateur de Farémido, chirurgien sur un navire de guerre, n’hésite pas à pratiquer l’ironie : « il n’y a rien qui puisse autant faire progresser l’admirable science de la chirurgie qu’une belle guerre moderne ». Suite à un naufrage lors du premier conflit mondial, l’anglais Gulliver est jeté sur une nouvelle planète. Où l’autre humanité de Farémido a dépassé ces errements. Les « Sollasis », ces machines intelligentes minérales qui le peuplent, sont non seulement douées d’une beauté raffinée, mais d’un lange musical inouï, à l’image de la musique des sphères et de l’harmonie du cosmos, dont les quatre notes de base sont celles du titre de cette trop brève fantaisie. Peu à peu, notre nouveau Gulliver converse avec leur « tête d’or ovale », au sein de leur civilisation paisible et sophistiquée.
Les Sollasis ont alors la voix de la sagesse, se moquant de l’humain philosophe qui, comme lorsqu’un des leurs est altéré par des « substances périmées, toxiques […] voit son propre cerveau à la place de ce qu’il faudrait voir ». Il est évident que, comme chez Swift, ce voyage science-fictionnel est prétexte à une réflexion politique : le Sollasi malade, au lieu de son langage musical, prononce les mots, « matérialisme historique ». On aura compris que le marxisme n’est pas la tasse de thé du judicieux Frigyes… De même, l’espèce humaine et piètrement organique est considérée comme une maladie par ceux qui, comme le Micromégas de Voltaire, observent la terre et voient leurs habitants s’entretuer. En revanche l’ « harmonie plus pure » des Sollasis est évidemment une haute leçon morale à l’adresse du Gulliver que nous sommes tous.
Si le Gulliver de Frigyes parvient à apprendre le langage des Sollasis, celui de son fils Ferenc en reste pour ses frais. Car en Epépé, point de salut pour le personnage plongé dans le vaste abîme de l’incompréhensible, fût-il linguiste émérite. En effet, Ferenc Karinthy (1921-1992), pourtant moins célèbre que son père, a commis en 1970 un roman infailliblement marquant pour le lecteur. Essai spéculatif et didactique sur les langues ? Errance kafkaïenne d’un individu condamné au silence cotonneux de l’incommunicabilité ?
Budaï, anti-héros malgré lui, s’envole pour Helsinki. Et débarque en une ville inconnue dont le langage échappe à toute pénétration, intuitive ou intellectuelle. Linguiste réputé, érudit pratiquant une dizaine de langues, familier de Champollion, des idéogrammes et des cunéiformes, travailleur obstiné et méthodique, il ne parviendra jamais, malgré son « glossaire » aussitôt incohérent, à trouver la faille qui lui permettrait de comprendre un seul mot, de déchiffrer une seule phrase de ce « parfait charabia ». Pas plus il ne comprend le sport qui se joue dans un stade bondé. Ce monde, décrit avec un réalisme fort riche, fonctionne avec ses lois propres, et procure à Budaï de nombreuses péripéties incongrues et épuisantes : une arrestation policière, un quartier de prostitution, un procès volubile, inextricable, un temple où « l’office est bizarre et violent », une librairie hallucinante, un travail de portefaix… Pourtant il aura une brève aventure amoureuse avec une jeune femme blonde attentive, liftière de l’hôtel, dont le nom parait ressembler, malgré les variantes absconses de la prononciation, à ce qu’il entend au téléphone : « Epépé ».
Dans la ville populeuse, multiethnique, surchargée d’activités, de spectacles, mais aussi de files d’attente pléthoriques, l’échec de la raison face à l’absurde est patent. Devant « l’immense beauté de cette ville […] il peut presque dire qu’il l’aime ». Démission intellectuelle ? Plutôt une inquiétante figuration du monstre collectif qu’est l’humanité, plus encore monstrueux lorsqu’il s’incarne dans le Léviathan étatique aux lois incompréhensibles et fermées. Un alphabet de plus de deux cent signes, l’absence de son passeport irrécupérable, un aéroport inaccessible, excitent les capacités de résistance de Budaï, à jamais confiné dans une cité au sens inerte, dans sa chambre d’hôtel cellulaire dont il est bientôt évincé, faute d’argent. Le pauvre vagabond devient enfin le témoin effaré d’une révolte populaire réprimée dans le sang par l’armée, ce que l’on lira comme un écho d’un roman-reportage de Ferenc Karinthy sur la révolution hongroise de 1956 : Automne à Budapest[5]. Soudain, suivant le fil d’un ruisseau, qui sait d’une rivière vers la mer, Budaï imagine, peut-être en vain, bientôt s’en sortir, et retourner chez lui. Mais jamais sans la clé de la langue d’Epépé. Il y a quelque chose de fabuleusement borgésien en cet univers profus, que ne parvient pas à baliser l’intellect du protagoniste…
Peut-être est-il regrettable qu’en cette réédition en tous points nécessaire d’Epépé, les éditions Zulma aient permis une préface trop verbeuse d’Emmanuel Carrère. Non qu’elle soit indigne, qualifiant avec pertinence ce roman de « fiction horlogère ». Mais lors de la première édition française[6], ce fut au linguiste Claude Hagège que l’on confia le soin de préfacer cette énigme littéraire non résolue et cependant haletante, palpitante. En sa trop brève préface, « où la science cohabite avec le fantastique », il loue en Ferenc Karinthy un « romancier tout autant qu’expert en langues », non sans remarquer avec la plus grande justesse que la « stupeur permanente devant un idiome très singulier est indissociable du sentiment d’oppression devant un monde absurde dans lequel les hommes et les femmes ont un comportement mécanique ou irrationnel ». Ce qui ne manque pas d’ajouter une folle dimension politique à l’époustouflant apologue. Car sous le masque de ce monde au langage inaccessible, se cache peut-être le totalitarisme socialiste qui matraquait en 1970 l’Europe de l’est et la Hongrie, quoique cette dernière fût un peu moins lourdement opprimée. L’engagement et la dissidence de Ferenc restent alors allusifs, néanmoins efficaces, dans la grande tradition de l’anti-utopie. A moins qu’il suffise de le lire comme une expérience métaphysique : celle de la solitude humaine au milieu de la foule et d’autrui, celle du noyau d’incommunicabilité niché en et autour de chacun de nous…
Nul doute que Farémido et Epépé soient à ranger parmi les utopies et les anti-utopies les plus solaires et les plus inquiétantes. En chacun de ces deux romans, les questions de la liberté individuelle et de la dimension morale de l’humanité se font criantes, bien que sous le masque de la fantaisie. Car quelle liberté a le terrien de devenir un pur Sollaci, qui semble emprunter son nom au soleil, comme le fit l’utopiste Campanella, imaginant au XVIIème une Cité du soleil[7], d’ailleurs pas si libérale puisque l’état gère les accouplements en vue de meilleures générations ? Quelle liberté a Budaï de comprendre, de communiquer et d’exister, dans la ville monstrueuse d’Epépé où l’oppression enserre chacun dans ses tentacules urbains…
L’incroyable singularité des Karinthy peut se mesurer grâce aux thématiques surprenantes abordées, du fantastique le plus débridé au réalisme le plus immédiatement politique. Dans L’Âge d’or[8], Ferenc oppose au chaos de Budapest en 1944, où s’affrontent le siège des Soviétiques et les exactions des « Croix fléchées », ces fascistes hongrois à la recherche des derniers Juifs, un personnage hors temps : Joseph vit en effet son donjuanisme en toute insouciance, affirmant son hédonisme salvateur au nez et à la barbe des totalitarismes meurtriers. Difficile pourtant était de s’affirmer, pour Ferenc, malgré la réussite magnétique d’Epépé, devant l’immense stature paternelle. Ce Frygies était un humoriste encyclopédique touche-à-tout ; allant jusqu’à faire de son opération d’une tumeur au cerveau un roman pour le moins déjanté : Voyage autour de mon crâne[9]. Or, qui sait si lors d’une enquête vers l’au-delà nous retrouverons les esprits visionnaires des Karinthy ? Frygies avait déjà prévu la chose. En son Reportage céleste, de notre envoyé spécial au paradis[10], il réécrivit d’une plume cocasse le voyage de Dante au travers des cercles eschatologiques, mais cette fois guidé par Diderot, l’encyclopédiste bien connu. Décidément, aucun monde, réel, fantastique, merveilleux, n’échappe à ces deux génies écrivains. Mais pour mieux lire les perspectives du nôtre.
:
Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.