Maurice Olender : Un Fantôme dans la bibliothèque, Seuil, 224 p, 17 €.
L’on dit que certains livres, mangés par l’oubli, s’enfouissent d’eux-mêmes dans un introuvable recoin de la bibliothèque, que cette dernière abrite le fantôme des livres perdus, ou le fantôme de leurs personnages prêts à jaillir des pages et menacer le lecteur nocturne qui aurait eu l’imprudence de s’y aventurer. Sans glisser dans les hypothèses fantastiques et délicieusement farfelues, n’y-t-il pas des œuvres que les mains du temps et des hommes ont jeté au feu ou aspiré dans l’oubli ? Empruntant deux genres littéraires bien différents, l’Italien Giorgio Van Straten et la Française Judith Schlanger consacrent chacun un bouquet de récit et un essai à ces livres disparus qui hantent longtemps la mémoire de l’humanité, tentant ainsi de ramener le soleil de l’intelligible sur leurs reliures définitivement mangées de vers, leurs manuscrits subtilisés, leurs cendres carbonisées et évaporées. Quant à Maurice Olender, archiviste de soi et de l’Histoire, il écrit de peur de voir la disparition à l’œuvre, collectant un petit livre « où la mémoire et l’oubli jouent à cache-cache » : ce parmi les textes rassemblés sous le titre de son ultime récit : Un Fantôme dans la bibliothèque.
C’est avec une nostalgique tendresse que Giorgio van Straten offre sa « mappemonde personnelle » : un « tour du monde en huit volumes », tous perdus. De Florence à Londres, en passant par la France, la Pologne, la Russie, le Canada et l’Espagne, il traque avec une délicate attention ces pages que l’on ne lira probablement jamais. C’est également un voyage dans le temps, espérant ranimer le souffle de Lord Byron et d’Hemingway, de Romano Bilenchi et Bruno Shulz, de Gogol et de Malcom Lowry, de Walter Benjamin et de Sylvia Plath. Ces écrivains ont en commun d’avoir un ou plusieurs livres perdus parmi leur bibliographie, ainsi dangereusement lacunaire. Une rêverie d’histoire littéraire aux huit facettes, ainsi peut se lire ce bijou de Giorgio Van Straten, à la discrète lisière de l’essai sur les censures, intimes, sociétales ou totalitaires.
Romano Bilenchi a laissé dormir dans un tiroir le manuscrit d’un roman autobiographique trop révélateur, qu’il n’a pas publié, par respect pour sa première épouse et pour Maria. Après le décès de l’écrivain, cette dernière consent de le laisser lire à notre narrateur et à quelques autres. En revanche, elle ne permettra qu’aucune copie, encore moins l’original, puisse lui survivre. Avait-elle droit de le détruire, même si, pour l’écrivain, « un livre non fini était probablement un non-livre » ?
Chez l’éditeur Murray, en 1824, c’est probablement au feu d’une cheminée que l’on livra les Mémoires de l’immense poète anglais Lord Byron. Il s’agit là de censure, « de la plus sournoise et insidieuse qui soit, née de la soumission volontaire aux conventions et au sens commun ». Ne risquait-on pas de révéler des épisodes scabreux de la liaison de l’auteur de Don Juan avec sa demi-sœur Augusta ? Pire encore, alors que l’homosexualité pouvait être punie de mort dans l’Angleterre du XIX° siècle, ses amours pour des jeunes gens n’allaient-ils pas jeter un opprobre définitive sur la famille, les amis, l’éditeur du poète, et sur l’Angleterre entière ?
Quant à la première épouse d’Hemingway, elle eut le tort de laisser quelques minutes sans surveillance, dans un train, une valise de manuscrits. Volée, elle ne reparut jamais. Des années de travail envolées ! Le jeune apprenti écrivain en fut désespéré, au point de songer à abandonner l’écriture. En fait, ces « premières tentatives présentaient, certes, des défauts, un excès de lyrisme ». Ne faut-il pas mieux préférer que ces pages soient perdues ? L’on sait que cela n’empêcha pas le romancier américain de rebondir et s’atteler à ses meilleurs livres. Reste que les braises de la curiosité font bouillir tout amateur et critique fidèle à la prose d’Hemigway.
Pire, en 1942, un officier nazi, par vengeance, tue l’esclave juif d’un collègue. Le malheureux s’appelait Bruno Schulz, dont le roman Le Messie ne revit jamais le jour. Les spécialistes du nouvelliste se perdent en conjecture sur le contenu du manuscrit prometteur, probablement enterré, malgré deux chapitres publiés semble-t-il sous forme de nouvelles. Qui sait ; le retrouvera-t-on, comme lorsque deux ouvriers mirent au jour, dans un mur, une bouteille scellant des fragments d’un roman de Simha Guterman ? À moins qu’il ait brûlé dans un accident de voiture, après qu’il ait été acheté à un ancien de la police politique soviétique… Un palpitant roman d’investigation aux hypothèses nombreuses surplombe le roman perdu.
Savions-nous que Les âmes mortes de Gogol était un roman amputé ? Son auteur prévoyait de tisser « une Divine comédie de la steppe » en trois parties. Pourtant son tome II disparut bel et bien. À force de perfectionnisme, de réécritures, de versions plurielles, il jette dans le poêle cinq cents feuillets et « fond en larmes » : « C’est le premier des nombreux bûchers qui, par insatisfaction ou par peur de la censure, constellent l’histoire de la littérature russe », selon Serena Vitale. Gogol était-il poussé à ce sacrifice par un « archiprêtre sévère », par l’impossibilité de mener à bien la rédemption du burlesque escroc Tchitchikov ?
In Ballast to the White Sea, plus de mille pages, était le titre d’un roman de Malcom Lowry. Mais son goût immodéré pour l’alcool, pour l’autodestruction, se liguèrent contre lui, lorsqu’en 1944 sa cabane de la côte pacifique canadienne prit feu. Il fallut attendre 2001 pour découvrir le carbone d’un premier jet, 450 pages, aujourd’hui publiés[1]. À quel chef d’œuvre, outre la « Divine comédie ivre » qui gît Au-dessous du volcan, avons-nous échappé ? On conserve à l’Université de Colombie Britannique, des « bouts de papiers brûlés sur les bords » avec quelques lignes…
« Une lourde valise noire » pendait à la main de Walter Benjamin lorsqu’il se suicida à Port Bou, en Catalogne, alors qu’il pensait devoir être livré aux Nazis par la police espagnole, en 1940. On devine qu’un tapuscrit dormait dans cette valise, celui du Livre des passages[2]. Dort-il aujourd’hui encore dans quelque armoire ?
Notre ami Giorgio von Straten nous confie qu’il « aime bien les commérages ». Aussi s’intéresse-t-il à la vie privé des époux poètes Ted Hugues et Sylvia Plath, qui se suicida au gaz. Surtout parce le veuf dut trier les papiers de la disparue, choisit de détruire des journaux trop intimes pour, dit-il, protéger ses enfants, et de publier le magnifique et posthume recueil qui la réputation de Sylvia Plath : Ariel. Qu’est devenu Double exposure, un bref roman ? L’a-t-on fait s’évaporer ? Aura-t-on la réponse en 2022, lorsque l’on pourra consulter les papiers confiés à l’Université de Géorgie ?
En conclusion de son petit recueil énigmatique et roboratif, et avec un brin d’autodérision, Giorgio von Straten se demande s’il fait partie « de la cohorte des cannibales », se nourrissant de la faim des œuvres disparues. Sans doute à cette peuplade étrange, appartient Judith Schlanger, à qui il revient à de coucher sur le papier une typologie des livres perdus.
Sommes-nous naïfs au point de croire que toutes les grandes œuvres, littéraires ou artistiques, nous soient connues ? Présences des œuvres perdues, l’essai de Judith Schlanger, vient à point nommé pour nous rappeler cette évidence : l’histoire de la littérature et des arts est parsemée de créations qui ont à peine vu le jour avant de s’effacer dans l’oubli, ou dont la réputation n’a pas pu empêcher la perte, la destruction.
Notre essayiste s’attache à classer ces belles disparues : d’abord par négligence ou accident. Comme cette ignorante servante qui se sert des manuscrits de pièces pré-élisabéthaines pour allumer le feu ou « tapisser le fond des plats à tarte ». De même l’on n’a sauvé que neuf des vingt-sept planches gravées des Songs of innocence de William Blake du feu destiné à vider un débarras… Mais pas une des notes d’une biographie de Coleridge, rédigées par son petit-fils, englouties dans un naufrage. Encore en avait-on gardé une copie, ce qui ne fut pas le cas de manuscrits islandais noyés en 1684 et dont pas même un catalogue ne subsiste.
Ensuite par destruction volontaire, par haine, intolérance et ressentiment, en un mot par tyrannie. Les iconoclasmes et autres autodafés s’imposent par leur radicalité et leur violence : des querelles médiévales de Constantinople aux Nazis, en passant par les Espagnols saccageant la culture précolombienne ou brûlant 80000 volumes lors de la reconquête de Grenade. Sans compter l’annulation des bibliothèques et donc de l’histoire par de nouvelles dynasties chinoises… Où sont passées les tragédies d’Eschyle et de Sophocle dont il ne reste qu’environ dix pour cent ? Probablement ont-elles brûlé avec la bibliothèque d’Alexandrie, après maintes déprédations, lorsqu’un calife arabe ordonna que tout ce qui n’était pas le Coran soit livré aux flammes. Tradition qui, hélas, perdure, ce dont témoigne la destruction des grands Bouddha d’Afghanistan explosés par les Taliban en 2001.
Si l’on pense aux textes perdus d’Aristote, il semble que nulle hypothèse ne permette d’en imaginer le pourquoi. Encore sait-on qu’ils ont existés. Quant aux productions de génie dont personne n’a eu et n’aura connaissance, elles laissent une sensation de vertige et de modestie au plus profond de l’esprit du penseur : la vanité des œuvres rejoint celle des hommes.
Les deux chapitres de Judith Changler sur « Le faux », quoique loin d’être dépourvus d’intérêt, ne paraissent participer de la problématique annoncée par le titre que d’une manière maladroite. Certes, le cas de William Ireland qui produisit de faux documents shakespeariens et une tragédie inédite pour tenter d’impressionner son père, est fascinant ; certes Mac Pherson inventant le barde ancien Ossian pour signer ses poèmes épiques est étonnant ; certes le peintre aux faux Vermeer est hallucinant, mais on ne les reliera à notre sujet qu’en considérant que toutes ses œuvres passèrent pour perdues puis retrouvées ; ce qui, dans l’argumentation de Judith Schlanger n’est pas tout de suite évident. Elles sont enfin désavouées par l’histoire de la littérature et de l’art, sauf dans le cas d’Ossian, et évacuées pour la bonne cause de l’authenticité. Les réécritures d’ouvrages évanouis sont alors des réinventions prétendument véridiques. Pires sont ceux qui s’affirment comme retrouvés alors qu’ils ont pour fonction de valider une idéologie religieuse, nationale ou ethnique…
Il y a des pertes méritées, qui n’en sont donc pas, puisque personne ne s’en plaindra. On s’interrogera alors sur la légitimité de l’évaporation. Ainsi, l’œuvre effacée avant d’avoir été publiée a pu avoir été rejetée par déni de qualité, ou par « dédain », ce « refus du club : l’auteur n’est pas assez bien pour être intégré ». Finalement « l’exclusion par indifférence » suffit à remplir le continent immense des œuvres perdues : la majorité des œuvres nait pour disparaître dans un « cimetière néo-natal », ce qui est une fort belle image. A moins que l’on se soit trompé et que vienne la réhabilitation, que de rares élues soient soudain acceptées, sacralisées par de nouveaux critères de lecture, si notre curiosité est assez vive. Hélas, à l’ère Gutenberg, qui réduit à peine les chances de disparition, le « pullulement » des œuvres sur Internet multiplie paradoxalement l’invisibilité.
Restent les mythes, cette « agate de Pyrrhus », ce « bouclier d’Achille », abondamment commentés, jamais retrouvés… Ou ces manuscrits de Kafka, encore aux mains des héritières de Max Brod, qui sont peut-être passionnants, peut-être décevants, en tous cas pour nous perdus puisque inconnus…
Il est dommage que, sur un sujet aussi excitant pour l’esprit, Judith Schlanger nous fasse trop souvent lanterner. D’oiseuses considérations théoriques qui auraient pu être efficaces en peu de mots s’emberlificotent à l’envie, lourdes de périphrases et de répétitions, et manquent de faire perdre patience au lecteur, soudain sauvé par l’intérêt que représentent les exemples enfin fournis qui auraient gagné à être plus abondants, plus développés. Quant à la photographie de couverture -non légendée- l’on se demande bien ce qu’elle vient faire là… Cependant, une telle variation sur le caractère éphémère de l’art soumis aux aléas du temps et de la trop humaine humanité ne manque pas d’être irremplaçable. Souhaitons seulement que l’on ne perde pas cet essai…
Venu d’une famille juive en 1946, Maurice Olender apparaît dans un monde où il n’y avait « pas plus de morts que de livres pour les raconter ». Toute une mémoire perdue, en somme. Ecrite avec une langue somptueuse, cette autobiographie intellectuelle est fragmentée en un octaèdre de récits et de réflexions, venus d’occasions diverses, dont Un fantôme dans la bibliothèque est le dernier, en une sorte de couronnement.
Commencer en étant « apprenti cliveur de diamants » n’empêche pas de découvrir Nietzsche et Bach. En s’attachant aux livres, il compense « la mémoire d’un Occident enfoui sous les cendres de [son] enfance ». Or, en toute logique, il devient historien, puis directeur de la collection « La librairie du XXI° siècle » aux éditions du Seuil, archiviste de ses propres archives, ce « dépôt de mémoire […] où s’opère l’oubli », confiées à l’Institut Mémoire de l’Edition Contemporaine. Ce de façon à éviter le « traumatisme que peut occasionner un livre mal classé, ou quand, lors d’un emprunt, le fantôme manque », cette fiche ou boite de carton signalant que le volume est de sortie. Sa bibliothèque est une image de l’Histoire du monde, où l’on lit bien sûr ; mais « on peut s’entourer de livres pour rêver de les lire ». Ainsi, ceux jamais lus, ce « matériau du rêve », sont en quelque sorte, dans ce qui sert « d’abri à ce qui se perd », des livres perdus. Car cette compulsion de l’archive vise dans nul doute à la « fabrique d’une fiction d’avenir », à repousser la perte de toute mémoire, après la mort, des hommes, des civilisations, de l’univers…
Car cette perte peut engloutir : « l’oubli d’une histoire au mémorable incandescent ». Maurice Olender est visiblement effaré par la possibilité de toute perte et d’abord du langage. Que penser de cet enfant « qui ne veut rien savoir de l’alphabet » ? Est-ce lui qui devient ce « fantôme dans la bibliothèque » ? Une étonnante fiction fantastique le met en scène : « Dans une adolescence tardive, à presque vingt ans, il avait vu les pages murées s’effondrer entre les rayonnages vides d’innombrables bibliothèques ». Cauchemar, affreux fantasme récurrent, cet apologue borgesien semble postuler une morale religieuse et politique : « Peut-être l’enfant à la volonté analphabète voulait-il protéger les caractères de tout usage tyrannique ». Jamais il n’apprend à lire, sauf avec « ses ongles », parmi des « stèles dédiées à d’ancienne divinités aux noms imprononçables ». Pourtant il collectionne les volumes avec un éléphantesque appétit : « sa bibliothèque avait fini par se coucher dans son lit et, quand il se reposait près d’eux, ses livres se mettaient à le lire. »
Nos archivistes de la disparition, Giorgio Van Straten et Judith Schlanger, apparaissent comme deux « Saint Thomas de la littérature » (selon le mot d’esprit de l’Italien), qui ont souverainement besoin de preuves tangibles et sont cependant irrésistiblement fascinés par ces libres perdus, d’autant plus fascinants qu’ils demeurent introuvables, nantis de leurs promesses infiniment alléchantes. Ainsi, comme les trop pâles couvertures françaises disparues de cet article, « les livres disparus [ont] le pouvoir d’en susciter de nouveaux, de pousser d’autres auteurs à écrire, à combler les vides qui se sont créés », toujours selon Giorgio van Starten, par ailleurs romancier et musicologue. Chez l’historien Maurice Olender, auteur par ailleurs des Langues du paradis[3] et de Race sans histoire[4], tant les livres disparus que ceux accumulés suscitent une peur abyssale, celle de voir glisser la bibliothèque universelle dans le néant. À moins que les livres aient le pouvoir de se lire eux-mêmes…
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.