Ganesh, Hôtel de Ville, Niort, Deux-Sèvres. Photo : T. Guinhut.
L’Inde des Hijras et des romanciers engagés
par Arundhati Roy, Anosh Irani & Jeet Thayil :
Le Dieu des petits riens,
Le Ministère du bonheur suprême,
Le Colis, Narcopolis.
Arundhati Roy : Le Dieu des petits riens,
traduit de l’anglais (Inde) par Claude Demanelli, Folio, 448 p, 8,90 €.
Arundhati Roy : Le Ministère du bonheur suprême,
traduit de l’anglais (Inde) par Irène Margit, Gallimard, 544 p, 24 €.
Anosh Irani : Le Colis, traduit de l’anglais (Inde)
par Mélanie Basnel, Philippe Rey, 336 p, 21 €.
Jeet Thayil : Narcopolis,
traduit de l’anglais (Inde) par Bernard Turle, L’Olivier, 304 p, 22 €.
Ganesh à tête d’éléphant est le dieu indien de la sagesse, de l’intelligence, de l’éducation et de la prudence. Fils de Shiva et de Parvati, il est incontestablement le plus vénéré. Il est de plus l’époux de Siddhi (le Succès), de Buddhi (l'Intellect) et de Rhiddhî (la Richesse). On est cependant en droit de douter qu’il favorise tous les Indiens, malgré une indubitable évolution du pays vers la prospérité, et encore moins les hijras, ces étrangetés sexuelles, ou troisième sexe. Trois romanciers, Arundhati Roy, Anosh Irani et Jeet Thayil, animent de tels personnages, méprisés, exploités à l’envi, jusqu’à la révolte, et peut-être la rédemption. Au-delà de leur quartier réservé, elles sont le reflet du sous-continent indien, de ses obscurantismes sociaux et de ses chaos politiques, espérant cependant rejoindre un jour un bonheur suprême.
C’est avec Le Dieu des petits riens que l’Indienne Arundhati Roy révéla son talent en 1997, un roman aussitôt récompensé par le Booker Prize, qui paraissait intouchable par une indienne, quoique contant l’amour impossible d’une femme pour un Intouchable. Née en 1961 d’une mère chrétienne au Kerala et d’un père hindouiste et bengali -deux religions et deux ethnies- elle fréquenta les Intouchables, ou Dalits, ces inférieurs affectés aux tâches les plus impures, comme la vidange ; et ce malgré l’inconstitutionnalité de cette injuste discrimination, combattue par Gandhi. Même si l’un d’eux devint juge de la cour suprême de New Delhi, ou Premier Ministre, les cloisons étanches des centaines de castes sont loin d’être abolies dans les faits. Ainsi, l’Intouchable aimé par la mère des jumeaux de huit ans, Rahel et Estha, et mis en scène par la romancière, figure le coupable idéal et honni en toute injustice.En ce roman semi-autobiographique, l’on côtoie leur grand-mère, Mammachi, qui fabrique en sa conserverie des confitures trop sucrées, l'oncle Chacko, coureur de jupons néanmoins romantique converti au marxisme pour servir son portefeuille, la grand-tante Baby Kochamma, mystiquement énamourée d’un prêtre irlandais. L’univers des jumeaux est ébranlé lorsqu’Ammu, leur mère abandonnée par son mari, aime passionnément Velutha, cet Intouchable qui est le pivot du roman engagé, ce qui vaut à l’auteure de la transgression une haine sociale indéfectible. C’est bien une gageure que de se laver, « comme d’une vieille peau de serpent », des oripeaux d’une culture obscurantiste et oppressive…
Fleuves et sucreries, rixes entre communistes et propriétaires, coureurs de jupons endiablés, amours mystiques et romantiques, voilà un roman immense, coloré, violent, tendre et sensuel, où le dieu repose dans les « petits riens », telle l’araignée « Sa Majesté des débris ». On entre en pays d’enchantement et de cauchemars, et l’on comprend aisément que la famille des jumeaux reflète dans son histoire celle de l’Inde entière. La construction savante est celle d’une architecture où les piliers du temple et les voûtes de l’espace sont distribués selon le bon vouloir de la romancière virtuose qui n’hésite pas à déconstruire le suspense en laissant deviner, dès les premières pages, le tragique dénouement. Les plans changeants du récit, la richesse des métaphores, des champs lexicaux et des allusions, du lyrique et du trivial, la sûreté de la poétique culminent lors du final, quand Ammu aime Velutha, lorsqu’une « langue d’intouchable toucha ce qu’il y avait de plus intime en elle ». C’est ainsi qu’Arundhati Roy -non sans polémiques- devint avec Le Dieu des petits riens une sorte de vitrine du féminisme indien.
L’engagement social de la romancière tint à cœur de défendre des populations rurales menacées par la construction d’un barrage gigantesque, mais cette fois dans un essai, Le Coût de la vie[1]. Son article « La fin de l’imagination », conspuant les essais nucléaires indiens, fit d’elle une incontournable conscience politique. « J’écrirai un autre livre si j’ai quelque chose à raconter » aurait-elle alors déclaré. Son premier roman, brillant au demeurant, fut en effet suivi -et ce fut peut-être dommage- par une carrière d’essayiste engagée, contre le capitalisme, contre le nationalisme hindou et en faveur de la cause écologiste ; selon ses convictions, le lecteur se résolut à devoir préférer l’un ou l’autre engagement. Plût cependant à l’éléphant Ganesh, dieu porte-bonheur et patron de la science, des arts et de la littérature, d’inspirer à nouveau une auteure aux beautés -du style et du visage- également confondantes…
Il est heureux qu’Arundhati Roy retrouve, vingt ans plus tard, le territoire de la fiction. Intrigant, généreux, tel apparait Le Ministère du bonheur suprême ; car cet océan d’histoires est une somme, peuplée d’une réelle abondance de personnages, reflétant la mosaïque ethnique, culturelle et religieuse de l’Inde moderne, issue de la partition, « tranchant la carotide de Dieu le long d’une nouvelle frontière entre l’Inde et le Pakistan », ce qui est une belle formule.
Suivant la destinée d’Anjum, nous voici parmi les Hijras, ces homme-femmes, eunuques et autres transgenres, confinés dans un quartier réservé, à New-Delhi. Qu’elles soient musulmanes ou hindouistes, leur sort est à la fois sacré et méprisable, un peu comme celui des Intouchables. La jeune mère d’Anjum voit à sa grande surprise apparaitre « niché sous ses parties masculines, un petit organe, à peine formé, mais indubitablement féminin », comme dans l’histoire de Calliope, dans le roman de Jeffrey Eugenides, Middlesex[2]. Hermaphrodite bientôt rejetée par ses parents, elle est une prostituée qui se fait transsexuelle, quittant sa masculinité, mais aussi la jouissance. Hélas, elle ne vit pas au XVI° siècle, lorsque sous le règne de l’empereur moghol les hijras étaient éminemment respectées ; elles sont honteusement exploitées. Anjum a cependant pour consolation un « seul amour » : une enfant trouvée qu’elle adopte.
Tilo, un architecte, croise la route de notre malheureuse héroïne. Lui découvrit le sens de sa vie en devenant activiste politique ; et peut-être est-il l’acter ego de notre romancière et essayiste. De surcroît le sens du romanesque ne se fait pas faute d’oublier lui accoler trois hommes amoureux. Tilo et Anjum fondent enfin le « ministère du bonheur suprême » près d’un cimetière où elle vit en paria, avec piscine, zoo, école « pour le Peuple », entreprenant une utopie réalisable. Ce qui rend essentiellement nécessaire le personnage d’Arundhati Roy, romancière en ce sens judicieusement engagée au moyen de ses modèles, parias parmi les minorités, qu’elles soient hijras ou intouchables.
L’on croise dans Le Ministère du bonheur suprême des personnages hauts en couleurs, l’on bute sur le docteur Azad qui jeûne pour la cause révolutionnaire, l’on entend l’écho de l’explosion de l’usine de pesticides de Bhopal, du 11 septembre et de la guerre en Afghanistan… Car à ces destinées individuelles s’ajoute celle du continent indien tout entier : Tilo devient « peu à peu tout le monde » et « peu à peu tout ». Au cours d’un voyage, notre héroïne, ou anti-héroïne, se trouve mêlée à un massacre de pèlerins hindous et à la répression gouvernementale sanglante contre les Musulmans. Le Cachemire et ses vallées sublimes sont alors le nouveau théâtre des opérations, tiraillé entre les velléités d’indépendance et les grandes puissances qui l’oppriment. Le bruit et la fureur des nationalismes et des fanatismes religieux résonnent. Reste que l’abondance des péripéties n’entraîne pas toujours l’adhésion du lecteur, faute peut-être de suspense.
L’univers mis en œuvre par Arundathi Roy est fourmillant, truculent, souvent sordide, sensuel et brutal, vigoureusement réaliste, et tenaillé par une palette d’émotions considérable : douleur, compassion, joies fugaces… Il est accusé par une écriture fouillée, attentive, coruscante. Si elle écrit en anglais, cette langue qui chapeaute les centaines de langues et dialectes indiens, elle sait autant briller par la couleur locale qu’en rendant ses personnages, dont au premier chef Anjum, très attachants.
Ce qui pourrait être une fresque émouvante, brûlante et vigoureusement contrastée, pâtit cependant d’une dynamique romanesque inégale : c’est de l’ordre du collage qu’apparaissent des éléments tirés de la presse et des médias, des publicités, des « infos », des lettres et des poèmes, des récits emboités, comme lorsqu’elle rapporte le lynchage de Musulmans dans l’Etat du Gujarat, ce à la façon de la technique initiée par John Dos Passos, dans 42° Parrallèle[3].
Le risque, de la part d’une auteure aux convictions politiques affirmées et qui pratique « le langage enfiévré de la Gauche », est de se confier à un manichéisme que d’aucuns trouveront dommageable. Le parti au pouvoir et ses « brutes » sont les « défenseurs de la foi hindoue », quand les Musulmans ne sont que victimes, alors que l’on connait l’atavique propension au jihad guerrier contre les infidèles[4]. La reductio ad hitlerum est pour le moins dommageable : « la vague safran du nationalisme hindou se lève dans notre pays comme le svastika dans un autre au siècle dernier ». L’utile dénonciation sociale assène une réflexion géopolitique qui frôle le prêchi-prêcha, handicapant les ressorts de la fiction. Au point de nous interroger : nous fait-elle le plaisir d’un roman qui ne soit pas lourdement à thèse ?
Nous ne pouvons que comprendre et soutenir l’indignation d’Arundhati Roy : « Comment pouvez-vous accepter qu'on mutile des centaines de gens au Cachemire ? Comment pouvez-vous accepter une société qui, depuis des milliers d'années, a décidé qu'une partie de sa population pouvait être appelée intouchable ? Comment pouvez-vous accepter une société qui brûle les maisons des populations tribales et les expulse de leurs foyers au nom du progrès ? » dit-elle dans un entretien paru dans Courrier International[5]. On ne la suivra cependant plus lorsque son anticapitalisme fait fi de ce que le capitalisme[6] apporta, apporte et apportera au bien-être d’une immense majorité de l’humanité, lorsque son écologisme[7] devient irrationnel, lorsque sa cécité idéologique lui fait baisser les paupières de son intelligence devant l’Islam…
Le souffle de la romancière Arundhati Roy nous pousse à nous demander s’il faut la comparer à Faulkner, à Garcia Marquez, à Dickens ou à Salman Rushdie. Si elle a probablement lu et relu ses illustres devanciers, en son roman de société ses yeux d’Argus savent voir parmi quelques-unes des facettes de l’Inde, dans une perspective humaniste, quoique trop partisane et souvent erronée. Ecrire est une éthique, que l’on soit romancière d’envergure internationale ou critique de plus modeste ampleur, au lecteur de savoir choisir, au-delà de l’argument d’autorité, mais de la connaissance des idéologies et des faits.
L’hijra d’Anosh Irani, quoique née dans un corps masculin, se vit à quatorze ans amputée de ses organes génitaux, pour avoir été suspecté d’homosexualité. Prostitution, puis l’âge venant, mendicité, sont le lot des hijras du quartier rouge de Bombay. Le « colis » du titre est celui d’une enfant, parmi celles que vendent les familles pauvres aux fins d’esclavage sexuel. Ainsi le « Monsieur-Femme » Madhu, qui fut un jour « au sommet de sa gloire sexuelle », est-elle contrainte d’éduquer une fillette de dix ans nommée Kinjal à sa future condition servile et misérable ; éduquer signifiant rendre malléable et passive le petit animal amené dans sa cage, y compris lors de sa défloration achetée à prix d’or par un client, puisqu’elle est destinée à une prostitution pléthorique. Ce faisant, Madhu se revoit en ce miroir, sentant « sur ses épaules tout le poids de l’histoire qui se répète », et ramenant à la surface de la conscience et du récit ses propres souvenirs, en un immense retour en arrière, alternant le présent et le passé.
Créatures tant vénérées que méprisées, les hijras sont le reflet de l’Inde traditionnelle. Pourtant Madhu a un amoureux, nommé Gajja : « Mon trou du cul est public, lui dit-elle un jour, mais mes lèvres sont privées », hommage d’apparence peu galant, mais réel, adressé à cet homme qu’elle bénit et qui la compare à la lune.
Entre détresse physique de la tuberculose et détresse morale de qui doit endurer sans piper mot, entre misère du trottoir et prostituées battues, balayées par le sida, le pathétique le dispute au réalisme cru, voire au naturalisme à la façon de Zola. Dans un roman sans fard, son auteur, Anosh Irani, mène jusqu’à son terme son regard compassionnel au moyen d’une écriture au scalpel, expressive : le lecteur se sent pris à la gorge devant ces destinées condamnées, devant cette cour des miracles où règne la saleté et la promiscuité, l’exploitation, l’abrutissement et la violence aveugle. Sociologue et psychologue à la fois, le romancier ne néglige pas pour autant l’intrigue, les péripéties sordides d’une vie à son automne, qui saura se sacrifier pour sauver sa jeune élève en une conflagration presque apocalyptique. Ainsi que le terrible roman d’éducation d’une fillette, qui, par chance, évolution des mœurs et concours de l’engagement de diverses Organisation Non Gouvernementales aidant, verra sa condition trouver sa rédemption et témoigner devant la caméra de télévision : « J’ai appris à lire et écrire l’anglais, c’est un vrai accomplissement ».
Ecrivain engagé, doué d’empathie, efficace, Anosh Irani sait user des images, « avec le culot d’un klaxon de camion ». Un cinéma porno s’appelle « Le Marchand de bites », à l’occasion duquel l’on apprend que des hommes sont persuadés que le Sida n’existe pas. Là où vivent les hijras, « le tiers-monde n’est pas un lieu, c’est un genre », dénonce-t-il.
Vous entrez encore ici dans un monde sordide. Au plus profond de Bombay, le marché de la drogue et de la prostitution prospèrent conjointement. L’Indien Jeet Thayil (né en 1959) met en scène un narrateur venu de New York, nommé Dom, qui vient découvrir l'inframonde de Narcopolis.
La narration, touffue, précise et onirique à la fois, n’est ni linéaire ni chronologique. Elle rassemble une poignée de personnages qui, tour à tour, nous font découvrir leurs destinées. Fossette tout d’abord, est un(e) eunuque castré dans son enfance, pourvoyeuse de pipes d’opium et de passes souvent brutales : « Quand on te coupe jeune, tu deviens une femme plus tôt », dit-elle. Rashid est l’irascible dealer de substances diverses, opiacés, coke, cannabis, héroïne, car « La vérité est héroïne, est beauté ». Quant à Monsieur Lee, c’est grâce à un vaste retour en arrière que l’on découvre les tragiques tribulations de sa famille en Chine maoïste, puis sa fuite, son lent naufrage dans l’oubli des fumées narcotiques, enfin sa mort et la pauvre fin de ses cendres. Mais aussi un peintre dévasté, un poète raté qui rêve de voir « synthétiser une version de la drogue qui ne procurerait que du plaisir, à savoir un plaisir sans un prix à payer »…
Entre « le sari et la burqa », entre hindouistes et musulmans, les conflits font rage, le machisme s’étale, la pauvreté côtoie l’argent sale. Ainsi la structure tournoyante et hallucinée du récit, sans euphémisme, permet une sorte d’étude sociologique réaliste et sans concession. Où la fumerie est l’épicentre de l’action, de l’addiction. Ces nouvelles confessions d’un fumeur d’opium, pour réécrire le fameux titre de Thomas de Quincey, feraient désespérer de l’humanité. Qu’il s’agisse de la veulerie des Indiens et Chinois devant la drogue ou de l’exotisme complaisant des touristes occidentaux à son égard, si le romancier ne prend pas explicitement parti, respectant le « libre arbitre » de ses personnages, le verdict reste sans appel.
Pour reprendre les mots d’Arundathi Roy, « Notre foi imbécile en des singes et des apparitions à tête d’éléphant ne nourrira pas nos masses affamées ». Certes, mais la foi en un communisme périmé ne fera pas mieux, ni même le nationalisme hindou, et moins encore l’Islam, autre « foi imbécile », plus dangereuse encore. Mieux vaut se confier au travail, comme son héroïne et aux Lumières du libéralisme économique, qui d’ailleurs permet que l’Inde aille mieux que lors de son socialisme décrété à l’occasion de l’indépendance. Plus modeste, Anosh Irani ne prétend pas embrasser le destin de l’Inde entière. Ses personnages ont néanmoins, au-delà de leur réalité accusatrice, une valeur allégorique : en un humanisme en marche, l’on espère que, fillettes, femmes, hermaphrodites ou homosexuels, quelques soient leur sexe ou leur genre, le progrès économique et de l’éducation leur rendra leur dignité.
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.