Marché à la Brocante d'Ars-en-Ré, Charente-Maritime.
Photo : T. Guinhut.
La Peintresse assassine, Récit d’Erato.
Muses Academy XIII, roman.
Je vais vous raconter une histoire d’amour ; ou peut-être deux. Belle et terrible. Belle comme le corps de la jeunesse et de la femme, et terrible comme la putréfaction de la mort. Cette histoire digne d’être peinte, c’est celle d’une criminelle autant que celle d’une victime…
La routine. Un matin de café froid, de cendre de cigarettes puantes encore chaudes dans le gobelet de plastique et dans le gel sur le perron du Commissariat. Un matin de paperasseries et d’ennui au service des personnes disparues. Si seulement quelqu’un disparaissait pour nous délivrer de l’ennui, ce faux chômage technique… Cela faisait deux semaines que personne ne s’était éclipsé dans le vide. Il fallait être un brin perverse pour souhaiter le malheur d’autrui et justifier ainsi sa profession et son service. Je m’appelle Gurmensès. Inspectrice Sylvie Gurmensès. Trente ans et la constatation infrangible qu’Aphrodite a du m’oublier au tirage au sort de la génétique. Je suis maigre comme un balai, la tronche taillée comme un manche, une sensibilité à la beauté rentrée et la fonction de voiture-balai de la société. Enfin, à midi moins dix (j’allais encore manger une aile d’anchois sur une croûte de pain rassis), un appel.
Sapphô Descurets a disparu.
On gicle. On ouvre. C’est une drôle de galerie d’art. J’ai jamais vu des trucs pareils. Cinq nanas à poil complètement peinturlurées qui divaguent dans l’air surchauffé. Elles sont immobiles ou s’animent au souffle de nos regards éberlués : des visages et des corps sont peints sur leurs visages et sur leurs corps. On comprend au bout de quelques minutes de réflexion que trois d’entre elles sont des statues d’une matière dermoplastique imprécisée et que les deux autres sont vivantes. Une secrétaire à chignon réglementaire derrière un bureau de verre et qui n’est pas nue mais vêtue d’un ensemble tailleur aussi bariolé que les nanas dégingandées. Aux murs, des photos géantes de corps féminins peints, en pied, ou en détail : une omoplate légèrement charnue s’évadant du dos comme une aile et recouverte de plumetis de couleurs irisées. Ou encore des photos repeintes dont les diverses couches aux épaisseurs mystérieuses donnent à ces portraits une épaisseur historiciste infinie. Bon, ne croyez pas que je suis une spécialiste, je ne rédige un tel rapport que parce que je me suis vue obligée d’écouter et d’observer, y compris d’étudier la documentation fournie par la galeriste.
C’est elle qui nous a appelés. Oui, « nous », parce que je suis accompagné de Jeannot, mon collègue lourd et taiseux, celui dont la poigne est aussi persuasive qu’une paire de menottes. Elle apparaît aussitôt, vêtue d’une robe longue comme la nuit et couverte d’un longiligne corps d’ébène peint bien qu’elle soit plus blonde qu’une finlandaise au bord d’un lac gelé. C’est une demoiselle d’Avignon version tribale qui flotte autour de la pâle et granitique inquiétude de Madame Carfeuil. Florie Carfeuil, née à Paris le 2 juin 1970, études d’Histoire de l’art à Paris et à Londres, employée par le mécène Argiopoulos pour promouvoir la Corpo-interpicturalité. Elle n’expose que des artistes travaillant sur la représentation du corps. Excébel et ses tableaux sur lesquels se sont roulés les tubes d’huiles et d’acryliques écrasés par les vieillards nus qui laissent ainsi une dernière empreinte de leur présence terrestre. Jezabel Torremolina qui sculpte dans le marbre la monstruosité des fœtus avortés et prématurés. Jasmine Artaz et ses portraits éthérés d’amoureux et d’amoureuses sur gaze et ouate… Mais surtout celle qui nous intéresse aujourd’hui, la Peintresse Erato, dont les œuvres sont ici exposées et dont la pièce maîtresse a disparu.
C’est donc la galeriste qui a signalé la disparition. Sapphô aurait dû être au vernissage la veille au soir, figurant la Grâce centrale, peinte d’anges d’or comme chez les primitifs italiens, alors que ses deux faire-valoir ici présentes ne sont peintes que d’ors et d’azurs siennois et de ciels de Constable et de Turner. La plupart d’ailleurs des représentations picturales, photographiques et sculpturales, comme autant de pièces à conviction, sont inspirées par la jeune disparue. Hier soir, donc, la Peintresse l’avait laissée partir à pied de son atelier en direction d’un institut esthétique pratiquant une parfaite épilation. Elle l’attendit ici pour une fois de plus préparer son corps, mais vainement. Angoisses et coups de téléphone -portable, atelier, institut- n’apportèrent pas la moindre solution à la dommageable absence. La foule qui se pressait dans la galerie ne put que regretter le manque du modèle qui défrayait la chronique des magazines d’art… La Peintresse eût beau au retour et toute la nuit retourner son cerveau, les fil de ses nombreuses relations, puis ce matin à l’aide de la galeriste le maigre réseau de la famille et des amis, il fallut bien se résoudre à une angoisse plus grande encore : elle s’était évaporée dans le mince triangle (quelques centaines de mètres dans le quartier du boulevard Saint-germain) formé par l’institut de beauté, la galerie et l’atelier de la Peintresse où vivait avec elle la jeune fille.
-Pourquoi est-ce la galeriste qui signale cette disparition et non la Peintresse elle-même ?
-Parce qu’elle est prostrée dans son atelier, parce signaler cette disparition c’est pour elle en quelque sorte l’accepter, la rendre irréversible, parce que trop d’images de Sapphô constellent cette galerie devenue insupportable à ses yeux…
-Pensez-vous qu’elle puisse avoir choisi sa disparition ?
-Non. Ce serait abandonner une situation en or. J’ai rédigé avec le juriste-conseil de Monsieur Argiopoulos son contrat. Chaque prestation en galerie, la mienne ou tout autre lieu public ou privé, lui rapporte deux cent euros de l’heure. Elle reçoit sur chaque œuvre vendue la représentant, qu’il s’agisse de statue, de photographie, de peinture, ou même de carte postale, y compris d’un détail aussi infime qu’un orteil ou qu’un lobe d’oreille, cinq pour cent. Sans compter que les heures de pose ou de préparation pictocorporelle lui sont payées cent euro chacune.
-Travaille-t-elle depuis longtemps avec vous et avec Erato ?
-Deux ans. Erato l’a découverte alors qu’à dix-huit ans elle payait ses études de management artistique en faisant le modèle pour croquis à l’Ecole des Beaux-Arts. Depuis, elle a fait les couvertures d’Art Flavour, d’Elle USA, de Malerei, de TwilightContemporary Art, et j’en passe. Notre exposition d’y a vingt mois a lancé un véritable phénomène et une inspiration nouvelle pour Erato. C’est avec ce modèle qu’elle a découvert et lancé la Corpointerpicturalité, c'est-à-dire la peinture sur corps de citations retravaillées des représentations corporelles de l’histoire de l’art. Le succès a été immédiat. Les photographies sont tirées à cinquante exemplaires numérotées. Les robes peintes originales sont maintenant déclinées en imprimé haute couture et en prêt-à-porter… Vous imaginez la jeune fortune de Sapphô. Non, une jeune fille heureuse de ce qu’elle faisait, sa popularité, un vrai conte de fée, une poupée de sourires, une place immanquable dans l’histoire de l’art, non, elle ne peut souhaiter de quitter une telle gloire, une telle inventivité permanente, même pour la triste sérénité de l’anonymat…
-Qui aurait intérêt à la voir disparaître ?
-Personne ! Répond avec une incassable certitude cette galeriste dont, je ne vous ai pas dit, le visage, régulier jusqu’à la fadeur, respire pourtant l’intelligence et la détermination.
-Une jalousie ?
-Vous vous tournez, je vois, vers Jessie et Flavie, nos deux autres Grâces… Non, elle ne doivent leur existence ici qu’au succès de Sapphô et au talent d’Erato qui proclame haut et fort qu’elle ne rêve d’aucun autre modèle favori. Hélas, je n’ai aucune piste à vous proposer ; peut-être faut-il fouiller dans son passé, imaginer un rapt obscène en plein trottoir. Aussitôt son visage se brisa en éclats de cristal et les larmes maculèrent de perles sauvages l’ébène de sa robe…
À l’institut, rien, elle n’était pas apparue ce soir là. J’avais par ailleurs lancé une recherche familiale. Pire encore, ses parents avaient émigré à Winnipeg dix-huit mois plus tôt pour y ouvrir un restaurant français. Il ne me restait que notre glaciale Florie qui s’était pourtant mise à fondre si facilement… Craignait-elle pour le succès de sa galerie ? Etait-elle amoureuse comme une perdue de la belle disparue ?
Bernard d’Agesci : Erato. Musée Bernard d’Agesci, Niort, Deux-Sèvres.
Photo : T. Guinhut.
J’avais déjà laissé un enquêteur financier pour éplucher les comptes de la galerie. Qui sait si une sordide et splendide histoire d’argent… Pourtant la chose allait se révéler aussi claire et parfaitement respectueuse de la légalité qu’un bois de bouleaux sous la lumière d’hiver.
Je me précipitai alors lentement chez la fameuse Peintresse en réfléchissant. Lorsque derrière moi Flavie, ou Jessie, l’une des deux Grâces, aussi nue dans la fraîcheur de la rue que le lui permettait sa couverture picturale me retint :
-Je n’ai pas voulu en parler devant Madame Florie, mais avant-hier, lors de la répétition générale privée, destinée seulement à une dizaine de clients privilégiés, un homme parut l’importuner. Mais je ne sais comment dire… ce n’est pas vraiment l’importuner.
-Dites-moi, l’encourageai-je .
-Il n’a pas touché Sapphô. Il ne lui a même pas parlé.
-Alors ?
-Il la regardait. Avec la fixité, si j’osais… de la passion aveugle… Pendant de très longues minutes, des minutes infinies… D’abord elle ne parut pas gênée. C’est, vous savez, une très grande professionnelle qui ne se trouble pas pour autant. Mais par la suite, devant sa constance, son insistance, sa condamnation… S’il m’avait regardée comme ça, je serais morte comme bête ou amoureuse comme la vie. Mais elle… elle… n’a finit par concéder qu’une légère incision d’ironie. Qui parut enfin blesser l’homme. Il a continué de la fixer, avec le filtre et le brillant d’une larme sur la pupille, une de ces larmes qui ne tombent jamais mais se solidifient comme une carapace de glace vive sur la déception qui fait le cours de la vie.
-Oh, vous vous emballez, mademoiselle Flavie…
-Non, Jessie… Jessie Tramezaigues.
-Excusez-moi. Vous devriez écrire des romans d’amour… Mais le nom de cet homme, de quel client s’agit-il ?
-Oh, attendez, c’est un collectionneur de photographies. Il nous a déjà acheté un jeu complet de la précédente exposition « Odor di femmina »… Donc fort riche. Ou monomane. Il ne regardait jamais les gens ni les corps, uniquement les photographies. Pour la première fois, il regardait quelqu’un jusqu’à l’âme.
-Dites-moi, Jessie, vous l’avez, vous, bien observé… Et depuis longtemps. Son nom ?
Elle rougit alors violemment, figurant un soleil couchant au travers du bleuté et de l’or qui la couvrait…
-Pourquoi dénoncez-vous celui que vous aimez, Jessie ?
-Visiblement la peinture dermatologique était à l’épreuve des larmes. Je la ramenai dans la galerie, à l’écart d’une Florie stupéfaite, car les passants avaient commencé de s’attrouper devant le couple étrange que nous formions, moi habillée en jean et blouson informes, elle nue comme la déesse de l’aube que ponctue la rosée…
- Je ne le dénonce pas ; je veux que nous retrouvions Sapphô. Je veux savoir s’il est indigne de ma tendresse désespérée…
-Pourquoi l’aimez-vous ? Parce qu’il est riche ? Parce qu’il est beau ?
-Parce qu’il aime tant l’art. Parce comme lui probablement je sens que je ne suis pas autant œuvre d’art que voudrait nous le faire croire Erato, moins en tous cas que ces photos qui nous statufient dans un au-delà et un en-deça. Parce qu’il n’y a pas de parce que à l’amour, parce ses veines sous la peau de son poignet sont si gonflées d’une attente qu’il ne se connait pas.
-Donc vous étiez jalouse de Sapphô ? Est-ce votre mobile ?
-Oh, vous pensez que je pourrais être la coupable de ce forfait ? Alors qu’elle va peut-être, je l’espère tant, réapparaître parmi nous avec l’explication simple et rationnelle qu’il faut ? Non, j’étais à la galerie toute la journée d’hier. Je ne suis sortie que pour manger là, en face : « Aux herbes de la passion », un végétarien…
-Nous vérifierons. Son nom ?
-Il se nomme Edouard Daubrey. Vous trouverez son adresse dans le fichier.
-Mais vous le connaissez.
-Je ne connais que ses fenêtres vues de la rue. Trois fenêtres immenses où il ne paraît jamais, au 225 de notre boulevard.
-Merci. Et lisez un peu moins Barbara Catland.
-Ce qui n’empêche en rien de lire des essais sur l’art…
Je préférais, je ne sais pourquoi, ou plutôt parce que cette histoire me paraissait assez floue, parce que j’avais autre chose à faire que de rassurer les amoureuses éperdues, même doctorantes en art contemporain, ou habiles à cacher leurs propres manigances, aller aussitôt, quoique envoyant quelqu’un veiller à la présence de cet Edouard en son nid et réunir tout le fourbi d’infos habituelles sur cette Jessie et son Edouard, chez la Peintresse.
Elle m’attendait. Style Wegwood, anglaise par son père, née à Cherbourg trente-deux ans plus tôt. Nom de Peintresse: Erato. Etudes aux Beaux-Arts de Londres, Amsterdam et Paris, stages à Los Angeles. L’obscurité, jusqu’à ce qu’elle fonde sa Corpointerpicturalité, deux ans plus tôt, puis le succès. Elle venait de téléphoner une fois de plus à la galerie, m’apprit-elle, précipitée, en m’ouvrant la porte cochère de son atelier, au fond d’une cour miséreuse… J’entrai. Que de couleurs… A s’en écarquiller les paupières jusqu’au sang ! Là dedans, la Peintresse était d’une pâleur à tuer les morts. « Vous allez m’aider », me répétait-elle sans fin… Ses larmes rayaient ses traits comme des éclats de diamants sur le verre. Je l’assis dans un fauteuil rococo aux couronnes de bois chantourné au dessus d’un chatoiement de coussins bouffants rouges… Pas une beauté devinait-on à travers les sargasses de ses larmes, mais une personnalité, des traits dessinés au scalpel et parfaitement lisible lorsqu’elle ravala son cinéma et me tendit un visage essuyé par un chiffon à peinture, un visage parfaitement déterminé où un nez aquilin saillait en toute connaissance de cause.
-Vous allez la ramener à la vie. Oui ?
-Voulez-vous dire que vous la savez morte ?
-Non, mais si elle n’est pas près de moi, c’est comme si l’inspiration me quittait, comme si sa vie quittait ce monde : le monde de l’art…
La Peintresse, ébouriffée, échevelée, me montra la chambre de la disparue. Fastueuse et bordélique. Des bijoux sur des bustes de plâtre barbouillés. Des robes comme si les princesses pleuvaient dans les placards géants. Des commodes aux tiroirs chamarrés de culottes bouillonnantes de dentelles roses et bleutées, de porte-jaretelles fleuris et tout le toutim. Un lit rond comme la lune (je me demandai d’ailleurs comment je devrais chaque matin, le faire) mais encombré de revues d’art et de tirages photographiques qui représentaient la disparue, ce qu’elle me confirma.
-Dort-elle dans votre chambre ?
-Comment le savez-vous ?
-Facile déduction venue de son prénom.
-Elle ne dort que dans mes bras. Quant au prénom, vous n’êtes pas sans savoir qu’il s’agit de celui de l’état-civil. Il faudra revoir votre stratégie.
Elle n’avait pas froid au bout du nez, la Peintresse-bougresse. En son temps, s’il le faut, je mettrai ici une équipe à la recherche d’éventuels indices, taches de sang ou de ne sais quoi.
-Vous confirmez qu’elle est d’ici partie pour disparaître sur le chemin de la beauté ? Oups, de l’institut de beauté…
-Oui.
-Et votre chambre ?
Elle était pire encore. Certes les accessoires vestimentaires étaient un peu plus masculins. La Peintresse portait d’ailleurs une vaste salopette sans forme qui peut-être avait été bleu dur, mais s’étoilait de tous les dripping picturaux de la création. En fait le concept de chambre ne devait guère exister pour elle. Certes, il y avait bien un lit, mais dont les draps roulés en boule étaient du même type de tissu originellement peint qui habillait la galeriste. Ce n’était en fait qu’une annexe de l’atelier, avec toiles et photographies encadrées dans des formats inhumains et dont la plupart représentaient des avatars plus ou moins lisibles de la disparue.
Il y avait d’autres répliques du lieu central de la création. Une cuisine où l’on croyait ne manger que de la peinture, des débarras, des entrepôts à bidons, rouleaux de toiles, fagots de pinceaux, rouleaux de pellicules photos, appareils photographiques sur pieds, établi de menuisier avec burins, serpettes et marteaux, étagères peuplées d’un monde de flacons, tubes et autres bricoles innommables par le commun des mortels. Bref une collection complète d’instruments contondants, d’armes du crime potentiel. Devrais-je faire analyser tous les tableaux de peur que les rouges étalés soient mêlés du sang de Sapphô ?
Je revins à l’atelier central. Des futs de peintures aux couleurs de leur liquide intérieur formaient au fond des colonnes mésopotamiennes. Dans ce temple fuchsia, bistre, azur et or, je ne sus d’abord pas distinguer les torchons maculés des peintures en cours ou achevées. Des photos et des appareils sur pieds devant un dais de toile blanche. Les outils innommables et les quincailleries du parfait grand chimiste, sinon alchimiste. Mais indubitablement, sur un piédestal digne de Pygmalion, ce qui attirait au centre de la confusion de l’atelier c’était la statue.
-C’est-elle ?
-Oui.
-C’est en quoi ?
-À partir d’une empreinte moulée réalisée directement autour de son corps, je coule une résine polymérisée à prise rapide, ensuite recouverte d’un film d’acier, puis de lin où je peins. Vous avez pu en contempler une réplique dans la galerie, quoique peinte de nombreux nus féminins de l’histoire de l’art. Pour celle-ci, j’ai peint une trentaine de nus masculins sur son corps. Nus enchevêtrés et lascifs. Vous reconnaissez ici un fragment du Laocoon, les cuisses d’un Apollon de Lebrun, un torse préraphaélite, la joue d’un autoportrait de Géricault…
-Mais ainsi, comment la reconnaissez-vous ?
-Parce que c’est elle. Ses traits sont exactement là. Si vous faites abstraction du dessin et de la couleur, ses beaux seins disparus sont là, son visage aux nez mutin est là, l’essence de sa féminité est là. C’est elle. Ce que vous voyez peint sur son corps ici, et sur la réplique dans la galerie, n’est que le reflet exact de ses goûts artistiques. Vous avez ici la prosopographie et l’éthopée, et en même temps je vous offre l’ekphrasis…
-Doucement, là vous dépassez mes modestes compétences d’ignare. Epargnez-moi le traité abscons sur l’art, je vous prie. Dites-moi plutôt qui pourrait avoir motif à lui en vouloir. Qui pourrait la haïr, la jalouser, la désirer ?
-Personne. Elle ne connaît, à part le milieu de l’art qui n’aime que l’art et donc ne peut que respecter celle qui est à la fois inspiratrice, modèle et œuvre d’art, que moi.
-Je vous trouve bien idéaliste. Curieux, elle aimerait les hommes…
-Nous ne les aimons qu’en art. Retrouvez-là ! Je ne suis plus rien sans elle. Elle disparue, à peine vingt ans, enlevée au sommet de sa beauté par quelque malfrat qui exigera une rançon, tuée peut-être par quelque pervers, et ce dans les souffrances de l’avortement de sa sexualité sous le pic infâme du mâle…
Elle se remit alors à pleurer, passant sa manche sur ses joues pour effacer un clair torrent aussitôt maculé de traces de ces peintures qui sur son bleu de travail avaient du être clairvoyantes et n’étaient plus, mélangées, que des balayures brunâtres : ce fut aussitôt un visage de Méduse…
-Racontez-moi. Qui est Sapphô ? Comment l’avez-vous rencontrée ? Quels sont vos rapports exacts avec elle ?
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.