Bernard Deforge : Roupie. Autoportraits à la pointe sèche,
Les Belles Lettres, 2025, 344 p, 25,90 €.
Diane Seuss : Frank : Sonnets,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Sabine Huynh,
Le Castor astral, 2024, 140 p, 17 €.
« Un jour ce dieu bizarre, / Voulant pousser à bout tous les rimeurs françois, / Inventa du sonnet les rigoureuses lois[1]. » AinsiBoileau imagina au siècle classique, plus précisément en 1674, qu’Apollon, dieu des poètes, allait faire leur désespoir s’il leur prenait fantaisie de se soumettre aux contraintes des deux quatrains et des deux tercets, de la volta et de la chute. Pétrarque en fut, au XIV° siècle, sinon l'inventeur, le génial propagateur, louant avec ardeur la blonde Laure dans son Canzoniere. De Ronsard à Shakespeare, de Quevedo à Gongora, jusqu’à Baudelaire ou Hérédia, la fortune du sonnet fut considérable ; mais le XX° siècle, si l'on excepte Henri de Régnier, Pablo de Neruda ou Yves Bonnefoy, lui fut plutôt hostile. Vieille lune classique, il fascine toutefois, non sans se voir infliger des métamorphoses, voire des camouflets. Aujourd’hui, ils sont en France Robert Marteau et Bernard Deforge, mais aussi Diane Seuss, aux Etats-Unis, au risque de tordre le coup à l’architecture exactement sculptée du sonnet.
Bien avant l’ « Ode à un rossignol[2] » de John Keats, les poètes ont cru imiter de leur plume le chant des oiseaux, s’inspirer de leurs ailes pour animer leurs « écritures ». Celles de Robert Marteau, en contradiction avec l’apparente convention du projet poétique contemporain amateur de vers libres et autres proses, choisissent l’inactuel sonnet, quoique en conscience de l’exigence de quotidienneté, voire d’attention au banal qui croit aujourd’hui assurer sa légitimité. « Pour sa jubilation vocale », tenant sur le sol et vers le ciel un journal de bord et de promenades poitevines, ce diariste s’applique moins à la description qu’à la traduction du monde de feuillages et de présences qui l’entoure. Ainsi Robert Marteau sait assurer, dans le laconisme de son titre, Ecritures, l’exercice du sonnet quotidien, comme dans son recueil Rites et offrandes au titre en l’occurrence bienvenu :
« J’ai bien peur d’être aussi ennuyeux que n’importe
Qui avec tous ces faux sonnets que j’accumule
Pour qui ? pour quoi ? et qui me viennent sans que j’y
Songe, allant à mon pas sur le lopin de terre
Où je me trouve à tel ou tel moment. Qu’y faire ? »
Dans la continuité patiente, opiniâtre et assumée d’un précédent recueil, Le Temps ordinaire[3], Robert Marteau marche à l’écoute des oiseaux, tel un modeste Messiaen du sonnet, des arbres et des horizons de campagne. Mais si l’on pouvait craindre les clichés bucoliques, que l’on soit rassuré : l’inspiration se pose sur une herbe, sur une mousse, une salamandre, pour, « Consacrant ses loisirs à la métaphysique », prendre, comme Rainer Maria Rilke, son envol en des thèmes cosmiques. Et prendre assise en des convictions chrétiennes : « Dans le jardin clos tu entends le rouge-gorge / Affirmer face au ciel le triomphe du verbe / Révélé. » Mais aussi en des instants satiriques (parfois un peu lourds, sinon vieillots) à l’encontre de la civilisation contemporaine : « les positivistes / Sont devenus les négateurs ». Pourtant Robert Marteau sait avec retrait cultiver le paysage, non pas dans le projet d’un écologisme militant, régressif et hyperbolique, mais dans la simple et nécessaire attention à la nature qui l’entoure et le fait respirer, humainement et poétiquement, son carnet en main sur les chemins :
« Mêlée à la mélodie ouverte qu’expulse
La gorge du merle, un épanchement de l’âme
Humaine par le biais d’un piano : bois, cordes
Qu’un clavier meut sous les doigts de qui, interprète,
D’une partition chiffrée induit le souffle
Que contenait le cahier du poète mort,
Plus vif que le vivant le restitue aux sources,
Aux chemins infréquentés sans aucune trace
De qui que ce soit dont il nous arriverait
De côtoyer le corps. Gerbe accueillie où à
Satiété il y a de quoi se nourrir même
Si on sait que la moisson ne suffit pas à
Assouvir la faim quand d’abord on a goûté
Aux confitures dont les anges ont la clé. »
Que devient le sonnet en cette démarche ? Certes, il a perdu la stricte noblesse de ses deux quatrains et de ses deux tercets séparés par une blanche ponctuation. De même pour ses rimes, comme souvenir d’un retour musical et rythmique obligé trop artificiel. Ne reste, excusez du peu, comme pour ne pas se faire ostensiblement remarquer en sonnet, que le bloc des quatorze vers, que le respect pour le juste alexandrin, vers noble cependant adapté ici à l’humilité de l’écrivain, sans compter le scrupuleux usage de la diérèse. En outre, il n’hésite pas à terminer un vers par « c’est », « dans » ou « qui », jouant avec un brin d’humour avec la trop régulière scansion. Faux ou vrais sonnets ? Sans oublier de dater chacun d’entre eux, nanti parfois d’un lieu, petite ville ou musée, où « Sonne le sens si les sons résonnent en si- / Lence. »
Deux années, 560 sonnets, sans compter ceux des précédents recueils, puisqu’il s’agit du sixième volume d’une longue série : « Liturgie VI, 2001-2002 ». Les 154 de Shakespeare, les 336 de Pétrarque, dépassés, pulvérisés, et cependant fondateurs et inoubliables… Mais qu’importe la quantité, même si quelques poignées peuvent sembler moins nécessaires, une telle application à la mesure de l’observation, du souffle et de l’intensité, vaut bien cette avalanche tranquille qui ne s’est arrêtée qu’au dernier souffle du poète, en 2011 :
« Et chacun chante du fond de la nuit pour être
Reconnu de la postérité qui n’est qu’une
Société anonyme au bord du désastre. »
L’écriture de ces Ecritures tend à vouloir faire oublier qu’il s’agit de poésie, ce en usant du langage de la prose en ces vers. Comme Wordsworth en 1800, il pourrait plaider sa cause : « certains des passages les plus intéressants des meilleurs poèmes sont écrits strictement dans le langage de la prose, pour autant qu’elle soit de qualité[4] ». En ajoutant : « En réponse à ceux qui défendent encore la nécessité d’agrémenter le langage versifié de certaines couleurs de style qui lui permettraient d’atteindre son but (…) peut-être suffira-t-il de faire observer que des poèmes sur des sujets plus humbles et dans un style plus dépouillé et simple que ceux que j’ai visés survivent encore, lesquels poèmes n’ont cessé de procurer du plaisir, d’une génération à l’autre.[5] » Mais, en usant de modestie rhétorique, dans le cadre d’une attention au spectacle quotidien des champs, des bois et de la transcendance, le poète ne risque-t-il pas d’omettre de nous emporter dans une musicalité supérieure, dans des fulgurances langagières décalées et somptueuses ? Le risque est, comme pour de trop nombreux poètes contemporains, de verser dans la continuité de la banalité, dans la quotidienneté langagière de ce qui aurait pu être élagué. Reste au lecteur à picorer sonnets et vers pour que « Quelques gouttes de rosée apaisent sa soif », en décrochant bien des moments éblouissants :
« Astronautes, ils avaient invoqué la grâce,
L’art et l’intercession des ombellifères ».
Comme Corot, puis les impressionnistes, il versifie sur le motif. Lui qui a écrit sur les peintres, Cézanne, Le Brun, sur le musée du Louvre, il est ici plutôt aquarelliste. Loin du romantisme exalté devant la nature sauvage, c’est en au réalisme attentif et sensuel du naturaliste que nous sommes invités. Le sens du détail et de la couleur, de la sensation et de l’émotion, est au service d’un repliement sur l’essentiel. Mais pour y puiser une « louange », une « liturgie[6] ». Celles de chaque identité de vie de la nature autant que du respect d’un regard qui fixe l’éphémère dans le poème ; ce pour le relier à l’universel et au divin, oiseaux et arbres vers le ciel, dans une esthétique presque taoïste : « C’est l’échelle où la Création / Se renouvelle perpétuellement neuve, / Fontaine jouventielle où ce qui est rien / Revit ayant extrait le vide du divin. »
La comparaison avec le Catalogue d’oiseaux d’Olivier Messiaen est alors justifiée. Mais on s’en tiendra à ce vaste cycle de pièces pour piano. C’est déjà une rare louange à offrir aux cendres de Robert Marteau. S’il n’a que parfois atteint dans ses vers la dimension orchestrale fabuleuse du Saint François d’assise du compositeur, peut-être l’a-t-il, dans la fiction de son Dieu, trouvée.
La roupie étant une monnaie indienne de peu de valeur, l’on peut deviner quel crédit accorde Bernard Deforge (né en 1947) à ses œuvrettes. « De la roupie de sansonnet », dit le proverbe populaire, soit une bagatelle, qui n’engage que la modestie du poète : « Ces sonnets c’est de la roupie. / À mes amis je les dédie. », avoue-t-il dans son centième exercice parmi 322, précédemment publiés au travers de cinq volumes rédigés depuis 1979 jusqu’en 2014. Des vers forts inégaux, souvent brefs, qui ne dépassent que rarement l’ampleur de l’alexandrin sacrifié, de façon à économiser les mots, mais pas la parole…
Les éléments personnels, culturels, voire sociétaux, s’entrecroisent, visitant la nature, entre paysages maritimes et forestiers. Eros et Thanatos sont d’inéluctables entités et créatures bien charnelles. Et si l’on utilise des noms grecs, c’est parce que les mythes, la tragédie (en particulier d’Eschyle) saupoudrent le discours. Ce qui n’a rien d’étonnant puisque notre auteur est également helléniste et essayiste, par exemple avec un titre explicite : Je suis un Grec ancien[7]. Ce dont témoigne sa « Naissance d’Aphrodite », dont il ressent « L’honneur d’être devant le tremblement de son derme ». Mais en sus de Pindare, il aime Pétrarque, Baudelaire, Mallarmé, Whitman, tout en flirtant par instants avec une légère pente surréaliste, non sans se départir de sa définition du « poète espiègle », qui, à la semblance d’un Parnassien, prétend parler « Jusqu’au grand Comptable du Beau ». Le tout non sans ironie, voire autodérision : Je me préserve de la modernité. / Me croyant volatil, / Je suis Sosthénès le guerrier ».
Intitulé « Les outils parfaits », son inaugural sonnet est volontairement programmatique :
« Sonnets qui avez l’expérience
Qui contenez l’exacte mesure
Et la patience de l’homme
Et l’humilité de ses orgueils,
Outils parfaits que posèrent les maîtres,
À leur chevet si nous vous reprenions
Tout luisants des mains illustres
Et votre bois de mémoire
Et l’aigu de votre acier
Sonnets économes,
En la fragilité de ce siècle
Peut-être dans vos vaisseaux survivrons-nous,
À la garde de votre emboîtement,
Contre la guise des eaux mortes. »
Le recueil a quelque chose de composite, tant les allusions littéraires y sont nombreuses. Au symbolisme avec « Cathédrale d’automne », au genre du blason du XVI° siècle : « J’ai achevé ce blason / Commencé par la poétesse-au-nom-perdu / Avec des tétons comme des dragées. » Et ce n’est pas sans justesse que la satire politique pointe le bout de son curare : « Ô peuple défait, / Voici que défèque / Le grand Etronome / Les lois du non sens / Sur ce que je nomme / De rage non France ».
Le registre élégiaque renforce le lyrisme, d’un classicisme délicieusement inactuel et cependant universellement d’aujourd’hui et de toujours. Car « le tricot des mots » est un exercice amoureux autant qu’une foi dans la vie. Quoiqu’une tentative d’immortalité conclue l’ouvrage : « Je traverse ce monde / Indemne du mal qu’il suinte/ Dans le mépris du temps qui passe. » Malgré « L’incendie des Belles lettres » – ce qui est à la fois allusion à la bibliothèque d’Alexandrie et à l’incendie de l’entrepôt de son éditeur en mai 2002 – le défilement des sonnets conserve le feu du phénix…
Bien plus iconoclastes sont les éclaboussures poétiques d’un recueil qu’elle titre Frank. Sonnets. Diane Seuss, une Américaine née en 1956, ne pratique pas l’espace entre les strophes, ni les rimes. Ce sont cependant comme de juste 127 fois 14 vers, nettement autobiographiques, depuis son enfance dans une famille ouvrière du Michigan marquée par la pauvreté, le fanatisme chrétien et la mort du père, en passant par son « premier béguin » et la drogue, par les avortements et un éprouvant accouchement, puis par la découverte de la vie artistique à New-York. Les fantômes d’un ami, Mikel, que le sida emporta, d’un fils, Dylan qui fut toxicomane, concourent à la confession autant qu’à la fresque sociale en dégringolade.
Diane Seuss est cependant toujours « À la recherche d’une définition simple du Sublime ». Avec virtuosité, elle échappe aux « pièges de la forme en poésie », en écrivant sans peur, et force ironie : « Les poètes célèbres venaient vers nous, ils éjaculaient sur nous », alors qu’elle était « cette écrivaine qui s’appelait Anonyme »…
Si ce sont à chaque fois quatorze lignes, il n’est pas tout à fait sûr que le vers soit autre chose qu’un fantôme arbitrairement glissé dans la césure d’une prose ponctuée. Désaveu du sonnet ou nostalgie ? Parfois ces vers sont tellement longs qu’il a fallu à l’éditeur concevoir quelques pages dépliantes. La volonté d’originalité individuelle est indubitable, à la mesure du défi : « Artiste indépendant. C’est ce que tu dis quand on te demande ce que tu fais dans la vie. Tiens-toi prêt à sortir cette carte de ta poche »…
Quoique le réalisme, le tragique et la trivialité quotidienne, voire la vulgarité, parcourent le travail poétique – où le poème est « ce coup d’un soir » – l’envol offre un voyage au long cours. Car « la pauvreté, comme le sonnet, est une bonne prof ». Or le lyrisme fuse étonnement, en particulier lors de la chute, ce dernier vers que choyaient les poètes baroques : « la prière que j’ai adressée. C’était du sexe et de la poésie ». Par-delà les vicissitudes crues d’une vie peu gâtée, par-delà son usage explosif et peut-être abusif de la forme du sonnet, la beauté surprend soudain le lecteur conquis.
Le coffret sculptural du sonnet, malgré sa concision rédhibitoire, peut accueillir tout l’espace, toutes les souffrances, toutes les beautés du monde. S’il a aujourd’hui le plus souvent perdu ses rimes, ses strophes, ses vers mesurés, il garde son magnétisme chez les poètes les plus sages, es plus philosophes, comme les plus déjantés. Exercice de style, il est une esthétique qui n’a que l’obligation de l’éthique pour être réussi.
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.