Biblioteca, Abadia de Viaceli, Cobreces, Cantabria.
Photo : T. Guinhut.
George Steiner, bibliothécaire des tragédies
et des réelles présences du langage.
George Steiner : Œuvres, divers traducteurs de l’anglais,
sous la direction de Pierre-Emmanuel Dauzat,
Quarto Gallimard, 1216 p, 25 €.
George Steiner : Fragments (un peu roussis),
traduit de l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat,
Pierre-Guillaume de Roux, 96 p, 13,90 €.
Traduire après Babel la langue des dieux, qu’ils soient grecs ou de la Bible, lorsqu’auteurs ou spectateurs absents de nos tragédies ils fustigent notre condition humaine ou notre judéité, est chose impraticable. Traduire avec la cristallinité requise les langues européennes reste presque aussi difficile. Pourtant c’est autant sur les ruines de l’Histoire que sur les solides pavois des œuvres d’art que George Steiner fonde sa réflexion. Jusqu’où accueillir alors la validité du langage ? Mettant la vérité à l’épreuve des dramaturges antiques, de Shakespeare, d’Hitler ou de Celan, l’essayiste érudit et brillant qu’est George Steiner s’avance infatigablement à la recherche du sens, de l’énigme du mal, de la transmission des grandes œuvres, guettant l’étrangeté de la rupture entre les mots et le sens, là où s’engouffre la barbarie du XX° siècle et peut-être d’aujourd’hui. La parution de ce volume d’Œuvres, en un choix partiel, affirme avec une rare hauteur de vue que tragédie, judéité, langage en ses traductions, sont les trois axes d’une quête intellectuelle inspirée.
Les dieux sont-ils tragiques ? Il est évident que ceux de la Grèce antique, souvent arbitraires et injustes, accablent d’innocents mortels, tels Hippolyte aimé par la passion incestueuse de sa belle-mère Phèdre et massacré par le monstre de Neptune, ou les enfants assassinées par la vengeance de Médée. Cependant, observe George Steiner dès l’ouverture de La Mort de la tragédie, la Bible et la théologie judéo-chrétienne, ne font aucune part à la tragédie, le Dieu des deux Testaments étant fondamentalement juste, qu’il agisse à l’égard d’Abraham, de Job ou de Jésus. Sauf à l’occasion de la mort de Dieu et de la Shoah. « La tragédie est cette forme d’art qui exige l’intolérable fardeau de la présence de Dieu. Elle est morte à présent parce que Son ombre ne tombe plus sur nous comme elle tombait sur Agamemnon, sur Macbeth, ou sur Athalie. » (p 250) Tragique est également le mythe d’Antigone, non seulement à travers Sophocle, mais à travers son actualité. Suivant la trace des Antigones, de leurs généalogies, George Steiner écrit là au plus près de la philosophie politique, lorsque viscéralement convaincus de devoir enterrer leurs morts, elles sont les résistantes inéluctables aux tyrannies. En ce sens Paul Celan serait le poète d’une Antigone contrariée, quand en sa célèbre « Fugue de mort », il assigne « une tombe dans les airs[1] » au peuple juif laminé.
Que penser alors de celui qui vit sans ciller son peuple élu alimenter les fumées d’Auschwitz ? A-t-il laissé mourir le langage ? C’est vers Langage et silence, quoique absent de ce volume, qu’il faut se tourner : « Le monde d’Auschwitz déjoue la parole, tout comme il déjoue la raison. Accepter une part d’innommable, c’est mettre en péril la vie du langage, créateur et porteur de vérité humaine et rationnelle.[2] » Et se tourner vers la prescience de la loi incompréhensible, injustifiable, du Procès, et de La Métamorphose de Kafka : « le mot même de « vermine », Ungezeifer en allemand, est un trait de clairvoyance tragique, car c’est ainsi que les nazis devaient appeler ceux qu’ils destinaient à la chambre à gaz »[3].
Celui qui s’essouffle devant cette aporie de l’Histoire et « témoigne pour le témoin[4] », Paul Celan, fut, pour George Steiner parmi les premiers, une bouleversante révélation autant qu’une énigme de l’hermétisme et des voix de la traduction : « Que ces poèmes existent est tout à la fois un genre de miracle de nécessité ultime et une sorte de cruel outrage. Celan était possédé jusqu’à s’en déchirer par cette contradiction, l’intuition que son génie propre s’employait à nier le néant de la parole et de la métaphore qui auraient dû suivre l’Holocauste. (Pourquoi, en effet, l’art et la poésie ne se sont-ils pas mis en grève ?)[5] » Si la poésie de Celan exprime « le sentiment d’une situation inauthentique de l’homme dans un milieu de langage érodé » (p 652), elle ajoute à la difficulté de la « rupture du contrat classique entre le mot et le monde » (p 654) celle du défi à la traduction (Celan, affirme George Steiner, fut un merveilleux traducteur des Sonnets[6] de Shakespeare). Ce dans le cadre de « La bénédiction de Babel », qui restitue en ce volume d’Œuvres deux chapitres rescapés d’Après Babel. Une poétique du dire et de la traduction[7]…
« Notre patrie, le texte »[8], affirme celui qui, comme nous tous, plus que le Juif qui transporte avec lui partout la maison de la Torah (sauf sous les fumées d’Auschwitz) a sa cosmopolite patrie dans les grands textes de la culture. En ce sens sa réflexion sur les langues est autant réflexion sur la judéité et son peuple du Livre qui, « après Babel » perdit sa langue originelle, puis après Auschwitz perdit le yiddish, trop mâtiné d’allemand qu’il était, pour créer, presque de toutes pièces, l’hébreu moderne. De plus réflexion sur la langue de Goethe qui s’épanouit à Weimar, alors qu’à quelques pas au-dessus d’elle s’élevèrent les puanteurs des corps brûlés de Buchenwald.
Restent les fils épars et en pointillés de la traduction, entre poésie et philosophie, pour hésiter entre sésame et labyrinthe parmi les langues. On sait d’ailleurs que Georges Steiner s’adonne parfois à des traductions qu’il ne publie pas. On serait pourtant curieux de goûter ses transmutations, en français peut-être, de peut-être Celan…
C’est entre « silence » et « réelles présences[9] » (quoique les titres qui examinent ce vide et ce plein soient douloureusement absents de ce volume d’œuvres) que George Steiner bâtit son œuvre au long cours, comme une traversée inquiète et confiante à la fois de la culture occidentale. Pour lui, n’en doutons pas, Babel, en sa séparation des langues, est une catastrophe délicieuse.
Pourtant, une catastrophe plus sombre menace la culture. Lorsque s’efface « le caractère religieux de la vraie civilisation » (p 318), lorsqu’avec l’ennui « des miasmes montaient du vide et du dégoût, se fixaient sur les centres nerveux de la culture » (p 305), lorsque ne reste plus que le vernis des œuvres d’art, le kitsch, la « retraite du mot » est inéluctable : « Si nous ne pouvons rendre dans nos journaux, nos lois et nos actes politiques une certaine clarté et une certaine précision du sens des mots, nos vies se rapprocherons de plus en plus du chaos. (…) Périr par le silence : cette civilisation qui n’est plus veillée par Apollon ne durera guère. » (p 426) Pessimisme réactionnaire ou salutaire avertissement ?
Le sens de la culture, Dans Le Château de Barbe-bleue, est à mettre en regard avec celui exprimé dans « Une lecture contre Shakespeare », extrait de Passions impunies[10] : « pratiques discursives philosophiques et poétiques (…) sont toutes deux des sollicitations de l’ordre qui cherchent à détacher une forme intelligible de l’anarchie suggestive du phénoménal ». (p 271). En ce sens, George Steiner tente de réfuter Wittgenstein qui n’aime guère Shakespeare, reprochant à son tableau des passions, fait de l’étoffe des rêves et des cauchemars, de ne pas émaner du Dichter, ce poète au sens éthique incomparable qui fit les beaux jours du classicisme et du romantisme, jusqu’à Paul Celan, celui dont « l’intellect aimant (…) parle l’être » (p 283). La question suivante mériterait d’être posée à la conscience de tout auteur : « Les personnages de Shakespeare sont-ils plus vrais que des nuées magellaniques d’énergie verbale, des nuées qui tournent autour d’un vide, autour d’une absence de vérité et de substance morale ? » (p 285). Si « Wittgenstein lit mal Shakespeare », la démonstration de notre essayiste reste là partielle, même si l’on devine que dresser une telle fresque cathartique de la nature humaine suffit au lecteur de bonne intelligence pour y répondre par des questions morales implicites. Ainsi l’éthique du sens reste l’exigence majeure de George Steiner.
A sa manière, pour reprendre le titre de Calvino, il répond à la question « Pourquoi lire les classiques ? », ces « livres qui exercent une influence particulière aussi bien en s’imposant comme inoubliables qu’en se dissimulant dans les replis de la mémoire par assimilation à l’inconscient collectif ou individuel (…) un livre qui, à l’instar des anciens talismans, se présente comme un équivalent de l’univers (…) ce qui tend à reléguer l’actualité au rang de rumeur de fond, sans pour autant prétendre éteindre cette rumeur »[11]. Parce qu’ils disent la vérité sur l’atavisme de nos interrogations métaphysiques, existentielles, psychologiques et intellectuelles, par-delà le mur du temps et de l’espace. Parce que revenir aux grandes œuvres de la culture et de l’art est retrouver l’humain dans son essentialité.
Ce volume d’Œuvres, dont il est peu aisé de saisir la cohérence, quoique composé par Steiner lui-même et son traducteur préféré, Pierre-Emmanuel Dauzat, prend en écharpe un demi-siècle d’écriture et de création, depuis La Mort de la tragédie, de 1961, jusqu’aux Fragments (un peu roussis), parus en 2012. On peut imaginer que les livres ici absents appartiennent plus spécifiquement au volet philosophique qui pourrait faire l’objet d’un second Quarto Gallimard. Et que choisir de n’offrir que quelques pages du Transport d’A. H. et deux chapitres d’Après Babel vise à la quête de l’essentiel, en ces pavés souvent fondamentaux que sont les livraisons de la collection Quarto, qui pourtant, au sein de leurs fragiles couvertures, auraient tendance à apparaître avec douleur comme des sous-Pléiades…
Cohérence entre le sens et les « errata », sinon la gamme de l’écriture, la traversée des genres : l’essai bien sûr, symbiose de critique littéraire, de gnose et de philosophie politique, l’aphorisme, grâce aux Fragments (un peu roussis), l’apologue biblique, le récit personnel au moyen d’Errata…
Cette autobiographie intellectuelle est celle d’une enfance avide de culture européenne multilingue, entre allemand, anglais et français. Les anecdotes familiales, les années scolaires et universitaires, depuis la naissance en 1929, permettent alors d’assumer le « je » (parfois jeté dans les pages des essais). Mais ce sont surtout les lectures, les professeurs qui balisent cette tentative d’osmose avec les langues. Même si « avec un venin onctueux », ce « shibboleth hargneux des idéologies racistes, nationales et tribales », on lui murmura que « le polyglotte ne possèdera jamais cette aisance de somnambule dans une seule langue qui marque non seulement l’écrivain (d’abord et avant tout le poète) mais aussi le lecteur et critique réceptif d’un texte littéraire. » Ce à quoi il répond que « Clairvoyant face à la montée menaçante du nationalisme, Goethe déclare sans ambages qu’aucun monolingue ne connait vraiment sa langue. » (p 1043)
S’interrogeant sur le lien entre le « progrès général et la créativité de premier ordre », il suppose qu’un « authentique déclin de l’analphabétisme accroitra le nombre de ceux qui, au sein de la collectivité, sont sensibles à la pensée, aux arts, à la littérature », dans le cadre « de la pédagogie libérale des Lumières ». Il reste cependant dubitatif : « Quelle preuve existe-t-il que l’on puisse atteindre cet idéal sur autre chose qu’une éche1le limitée ? (p 1061) Et parmi « une culture de fast-foods » (p 1075), rejoignant ainsi l’interrogation d’Hannah Arendt[12]…
En compagnie de ce Juif errant au cosmopolite pays des textes, nous avançons parmi une quête de sens jamais achevée, faite d’ « errata », d’errances et de fautes, de confessions après celles de Rousseau, sans la grâce augustinienne réservée à l’élu du sens, mais avec le soin de celle de la démocratie de l’intellect et de « la démocratie de la grâce, ou de la damnation » (p 1107). D’autant que son cheminement au cœur d’un continuel rayonnement littéraire et philosophique est confronté à l’inqualifiable erratum de l’Histoire : ces « Vents de l’homicide de masse » (p 1055). Repris en ce court essai, « la longue vie de la métaphore. Une approche de la Shoah » : « La question d’Auschwitz dépasse de loin celle de la pathologie politique ou des conflits économiques et socio-ethniques, aussi importants qu’ils soient. C’est de la possibilité de concevoir l’existence ou la non existence de Dieu, du « Personne » qui nous a faits ; qui, quand soufflait le vent de la mort, n’a pas parlé, et qui est maintenant en procès. Dans ce procès, qui est celui de l’homme dans l’Histoire, comment le langage parlé pour l’accusation ou la défense, pour le témoignage ou le démenti, peut-il être un langage dont Son absence est absente, dans lequel aucun psaume ne peut être dit contre Lui. » (p 473).
Le morceau de ce volume d’Œuvres qui pose le plus de problèmes tient évidemment en ces quelques pages orphelines de l’unique roman de notre essayiste et professeur : Le Transport de A. H[13]. Il y a deux réquisitoires en ce texte hallucinant qui voit un groupe d’hommes retrouver dans les marais d’Amazonie un vieillard pisseux. Nous avons deviné que ces initiales qui marquèrent le centre du XX° siècle, entre les Kolyma du communisme et la bombe d’Hiroshima, sont celles d’Adolf Hitler, échappé à la mise en scène de son suicide, virus absolu du mal radical dans les jungles, comme le fut le Kurtz du Cœur des ténèbres de Joseph Conrad[14]. Notre volume choisit de publier le réquisitoire que constitue « Le monologue de Lieber », dans lequel il entreprend une charge contre le charisme de l’ex-Führer, « une éloquence sans pareille » (p 435) au service de « Mauthausen Drancy Birkenau Buchenwald Theresienstadt » (p 439), et dans lequel il abjure les siens : « Cherchez le poison dans ses dents et enduisez ses furoncles de pommade. Veillez sur lui plus tendrement que les fils de Jacob. » (p 441) Fiction romanesque éprouvante qui cependant laisse au lecteur le soin de regretter qu’elle soit la seule de son auteur. Mais fallait-il, alors que George Steiner en refuse la traduction en allemand et en hébreu, donner l’ultime réquisitoire qui voit A. H. lui-même pointer la responsabilité des Juifs : « j’ai appris. De vous. Tout. Choisir une race. La préserver pure et sans taches. Placer devant ses yeux une terre promise. Purger cette terre de ses habitants ou bien les asservir. (…) Mon racisme ne fut que parodie du vôtre, qu’une avide imitation. Qu’est-ce qu’un Reich de mille ans comparé à l’éternelle Sion ? (…) Ce sont des hommes et des femmes, créature de chair, que le Nazaréen a abandonnés à cet infernal chantage du châtiment éternel. Que sont nos camps comparés à cela ? » Poursuivant, il minimise ses forfaits face à ceux de Staline, (venus du Juif Marx), d’Hiroshima et du napalm du Vietnam, non sans jeter un dernier fiel : « Ce fut l’Holocauste qui vous donna le courage de l’injustice, qui vous fit chasser l’Arabe de chez lui. (…) Peut-être est-ce moi le Messie, le véritable Messie, le nouveau Sabatai dont les abominations furent permises par Dieu pour ramener son troupeau au bercail. [15] »
Le risque encouru par le Juif George Steiner n’est-il pas de charger la barque de la détestation d’Israël, de l’antisionisme, de l’antisémitisme ? A moins de considérer avec plus de justesse que la mauvaise foi d’A. H., son argumentation spécieuse, soient le verrou d’une inacceptable confusion entre le nazisme criminel, la Bible et la seule démocratie, malgré ses inévitables failles, libérale et tolérante, du Proche-Orient…
En marge de ses vastes essais sur les Réelles présences du langage, sur la traduction et les Grammaires de la création, George Steiner est en ses Fragments un peu roussis saisi par la plume de l’aphorisme. Utilisant l’artifice romanesque du manuscrit retrouvé, celui qui, De la Bible à Kafka, sait déchiffrer Le Silence des livres, imagine en son prologue que ces écrits « figuraient sur un des rouleaux roussis récemment exhumés à Herculanum ». S’agirait-il alors d’une uchronie qui aurait permis à quelque érudit romain d’être capable de parler des Sonnets de Shakespeare et d’Auschwitz…
C’est par l’esthétique du « fragment » que se dessine sa qualité de « déchiffrement » devant les gouffres de la pensée, les fêlures de l’être et de notre temps. Sur la dangereuse proximité de « l’amitié tueuse d’amour », il est désabusé. Sur le mal, il se demande s’il est « incisé dans la psyché humaine ». Quant à l’argent, cette « Déesse », alternant éloge et blâme, il finit, en moraliste traditionnel, par dénoncer un « culte du veau d’or », sans deviner s’il est préférable à celui de la pauvreté… Sur le pouvoir de la musique et de la mort, il est enchanteur, puis pathétique, sans illusion et sans fard. Stimulant, il se risque à pointer « la tartufferie du politiquement correct », lorsqu’il explore les inégalités de la beauté et de l’intellect : « Où l’on retrouve les vieilles questions des facteurs génétiques et environnementaux ». S’il défend « l’accès aux arts et aux sciences pour tous », il constate avec désabusement qu’une « incalculable majorité fera du football la religion mondiale ».
Pourquoi « un peu roussis » ? Par le passage de l’éclair inquiétant de la pensée, des chambres à gaz du nazisme qui offensent la judaïté et la religion du livre de Steiner, des autodafés de la culture philosophique. Il y a plus d’idées, de fulgurance poétique en ces quatre-vingts pages qu’en maints tomes besogneux, plus d’interrogations fondamentales, d’intensités conceptuelles vigoureusement argumentées et colorées…
Certes l’homme Steiner, fascinant, enjoué, parfois cabotin, érudit impressionnant, styliste brillant, capable des embûches retorses du Transport de A. H. et des lumineuses analyses de ses Grammaires de la création[16], peut agacer : « Lire une page de Platon quand on a un Walkman sur les oreilles ? Cela me fait très peur[17]. » Gageons que notre passeur des cultures, serait effrayé en apprenant que l’auteur de ce modeste article écrit en écoutant L’Olimpiade de Vivaldi… Il a dit quelque part qu’aucune œuvre digne de ce nom ne pouvait naître d’un traitement de texte. Son approche d’internet reste vieillotte, quoique justement prudente : « Les textes qui passent à l’écran sont en un sens, provisoires, inachevés. (…) Et l’écran ne possède jamais cette vie que Platon et Lévinas jugent indispensable dans toute rencontre féconde entre maître et disciple »[18]. Il vitupère sans nuance et avec la lourdeur des clichés contre « le hurlement sadique et sauvage de l’argent du capitalisme tardif[19] » Il regrette et conspue le déclin de la culture européenne, voire la fin de l’humanisme lettré, malgré de pétillantes lueurs d’espoir de renaissance culturelle, tout en plaidant au soir de sa vie, de façon fort moderne, pour la liberté de l’euthanasie dans le huitième et dernier des Fragments (un peu roussis) intitulé « Mort amie » : « Le suicide incarne la liberté (…) La gériatrie, les reliquats de théologies obsolètes cherchent à nous priver de cette liberté fondamentale. Est-il chose plus cruelle que le diktat qui maintient en vie l’homme dont le cerveau s’est éteint, le paralysé alimenté par des tubes » (p 1202)…
Par-delà nos morts, individuelles et collectives, qu’elles soient naturelles ou du scandale politique et herméneutique de la Shoah, il s’agit dans tous les cas de traduire le sens, de délivrer le « sens du sens[20] ». Dans les mots, le secret du poème, qu’il soit de Celan, de Shakespeare ou de Wallace Stevens, l’articulation entre morale et culture reste fondamentale. Un nazi peut-il écouter Die schöne Müllerin de Schubert avant d’aller tuer ses Juifs ? Quelle est alors le sens de la culture ? A moins que, au-delà des brutes qu’étaient la plupart de ses comparses, que leur usage de l’auteur des lieder soit de l’ordre du kitsch et non de cette plus haute culture qui élève les sens, l’esprit et les mœurs, dans la continuité éthique de la Bible et des Lumières.
Car à George Steiner, à cet humaniste du don des langues européennes, il faut reconnaître une irremplaçable fonction, celle de passeur. Est-ce celle du Dichter, ce terme allemand qui n’est qu’imparfaitement traduit par poète, mais avec une dimension éthique, comme Goethe ou le Beethoven de la Neuvième symphonie ? Comme le dit le titre que l’on devine choisi avec soin, il n’y a pas seulement là une brassée d’études sur les œuvres d’autrui, mais une, des Œuvres, celle d’un penseur qui tente de retisser le lien, qui fut brisé par la Shoah, entre le livre juif, les livres de l’histoire intellectuelle européenne et un présent de la compréhension de l’éthique de l’humanisme et des Lumières, séminal pour notre futur. Pourtant, me direz-vous, George Steiner n’a pas tiré de son chapeau une œuvre poétique personnelle, tout juste un roman passablement effrayant, quelques apologues et aphorismes brûlants, il n’est qu’un commentateur. Mais à ce commentateur encyclopédiste, à ses qualités d’inquiétude, de finesse et de Lumières, à ces « réelles présences, et grâce à elles, peut-être faut-il reconnaître la dimension du Dichter…
Thierry Guinhut
Une vie d'écriture et de photographie
[1] Paul Celan : Pavot et mémoire, Christian Bourgois, 1987, p 85.
[2] George Steiner : Langage et silence, Seuil, 1969, p 131.
[3] Ibidem, p 129.
[4] Paul Celan : Renverse du souffle, Seuil, 2003, p 78.
[5] Georges Steiner : « Nord du futur », Lectures, chroniques du New Yorker, p 293.
[7] George Steiner : Après Babel. Une poétique du dire et de la traduction, Albin Michel, 1998.
[8] George Steiner : De la Bible à Kafka, Hachette Littératures, 2002, p 199.
[9] George Steiner : Réelles présences. Les arts du sens, Gallimard, 1991.
[10] George Steiner : Passions impunies, Gallimard, 1977.
[11] Italo Calvino : La Machine littérature, Seuil, 1984, p 104 à 108.
[13] George Steiner : Le Transport de A. H., Julliard L’Age d’homme, 1981.
[14] Voir : Juan Asensio dans « Conrad et Steiner. Autour du Transport de A. H. », L’Herne Steiner, 2003, p 261.
[15] Georges Steiner : Le Transport de A. H., p 241 à 250.
[16] George Steiner : Grammaires de la création, Gallimard, 2001.
[17] Entretien avec Georges Steiner : Télérama, 12-12-2011.
[18] George Steiner : Maîtres et disciples, Gallimard, 2003, p 40-41.
[19] Entretien avec George Steiner : Le Point, 24-1-2008.