traduit de l’espagnol (Colombie) par François Gaudry,
Métailié, 2022, 192 p, 19 €.
Santiago Gamboa : Prières nocturnes,
traduit de l’espagnol (Colombie) par François Gaudry,
Métailié, 2014, 312 p, 20 €.
Une maison ne devrait-elle pas être un cerveau réalisé, une personnalité à l’égal de son propriétaire ? Il s’agit bien là de « la demeure idéale » du professeur de philologie qu’un prix a honoré, lui permettant cet achat depuis longtemps convoité. Avec sa vieille tante, gloire ancienne du combat contre l’extrême droite et admiratrice de Castro et de Mao, dont le handicap est peut-être la métaphore de la faillite des idéaux marxistes et communistes, il emménage avec « quatre cents caisses de livres » dans l’immense maison de Bogota pour une étendue de bonheur et de travail sans faille. Ainsi se déploient les cercles d’une vie et d’un monde autour d’Une maison à Bogota, sous le clavier du Colombien Santiago Gamboa. Plus éclatées encore sont ses Prières nocturnes entre les mondes vénéneux du sexe et de l’argent, peut-être de l’amour. La maison politique du romancier va-t-elle exploser sous les coups de boutoir de la réalité sud-américaine ?
Dans la maison du narrateur, le cercle s’élargit avec la cuisinière nommée Transito. Car partout le passé politique s’ensanglante de tragédies à cause des FARC (Forces Armées Révolutionnaire de Colombie). L’assassinat du frère de Transito par ses camarades est retranscrit grâce à sa voix bouleversée. Quant à la vie du chauffeur et son travail harassant à peine payé dans une mine d’émeraudes, cependant récompensé par un « caillou miraculeux », ils font l’objet d’un autre récit emboité. De même pour l’infirmière Elvira, maîtresse sensationnelle, dont le mari succombe aux ravages de la drogue. Les maux de l’Amérique latine étant ainsi concentrés dans cet « espace dominé par la mémoire ».
Et comme les personnages, chacune des pièces de la maison, en autant de chapitres, permet à d’autres histoires d’affleurer, à d’autres lieux d’être évoqués, comme à l’occasion de la salle de bain, des hammams et saunas sur d’autres continents. L’immense mansarde est musicale et enfantine, où sont rangés disques et illustrés pour adolescents. Plus loin, les quartiers pauvres pourrissent de délinquance et d’enfance maltraitée, de crack et de colle, alors que dans la « ville nyctalope » l’on trouve une « fête nazie » et autres orgies sexuelles que l’on épargnera au lecteur sensible…
Le narrateur - qui sait s’il s’agit de l’alter ego de l’auteur - développe ainsi des facettes de sa vie, depuis son enfance et ses parents cultivés hélas morts dans un incendie, jusqu’à son développement intellectuel. Comme en une spirale à la fois centrifuge et centripète, les événements, les convictions et les menaces se multiplient, ouvrant leurs portes aux aventures sexuelles, aux étudiants révolutionnaires et tyranniques, non sans un humour parfois mordant et un pessimisme peu amène : « les relations humaines sont condamnées au désastre ».
Le tout forme un autoportrait du narrateur en cynique, dézinguant au passage un écrivain plagiaire, déballant pêle-mêle la cuisine locale, l’Histoire du dernier siècle, car « la politique était la maladie vénérienne du pays ». Ou convoquant l’écrivain français Echenoz, qui entonne un hilarant éloge de la vulve ! Tout cela au risque de voir surgir d’anciens et nouveaux démons : la tante, aux journaux intimes scellés était-elle complice des FARC ?
Au-delà du roman de société, du tableau politique, l’apologue du Colombien Santiago Gamboa est le théâtre explosif de la confrontation entre l’idéal et le réel. Si la maison de Bogota est une sorte de paradis, les alentours peuvent ressembler aux cercles de l’Enfer de Dante. Sans temps mort, le récit s’élargit, bouillonne, sa prose est effervescente, l’intertextualité innerve un pandémonium de situations, de registres, lyrique, élégiaque, tragique, sans exclusive. La composition romanesque s’enrichit de l’intérieur, à l’image des pièces de la maison, « faite de plusieurs strates, avec des galeries adjacentes », destinée à aboutir à un éloge de la bibliothèque, de « l’air et les nuages », pour reprendre le titre du terrible et ultime chapitre, en une réelle ode à la littérature : « Constituer une bibliothèque est un acte de foi en l’avenir ».
Il n’y a pas de tourbillons de saints, d’anges ni de Saint-Esprit lumineux en ces Prières nocturnes ; pourtant leur composition est fondamentalement baroque. Cosmopolite est ce roman, entre Colombie, Inde et Thaïlande où le nœud de l’action se déroule. Santiago Gamboa, né en 1965, dont on a ici traduit une demi-douzaine de livres, joue avec brio des récits alternés. D’une part ceux, autobiographiques, de Manuel et de sa sœur Juana, d’autre part celui du Consul colombien à New Delhi qui se voit chargé d’une triste affaire : veiller au destin du premier héros qui, soupçonné à Bangkok d’un lourd trafic de drogue, risque la peine de mort, au mieux trente ans de prison. Mais au-delà de l’intrigue policière exotique, satire politique et poétique romanesque jouent un feu d’artifice troublant…
Rien de religieux en ces Prières nocturnes. Tout y est profane ; y compris les « prières » adressées à une vie espérée meilleure par les protagonistes. Brossé avec allant, vigueur et réalisme sans apprêt, le portrait du jeune Manuel est éblouissant : de la tyrannie familiale aux esprits étriqués (« droite minable, mesquine et patriotarde ») de son enfance à la philosophie de Deleuze dont il devient un spécialiste, il se déploie entre les plaisirs précieux de la lecture, du cinéma d’auteur, la peinture de graffs sur des murs de béton, qui est son « art d’évasion » ; et l’amour protecteur de sa sœur Juana au point de travailler pour lui, par tous les moyens, à préparer son avenir, son évasion hors d’un pays dangereux et étriqué. C’est ainsi qu’en sa prison il confie son histoire au Consul écrivain et « chasseur d’histoires », lui promettant, non « un roman noir », mais « plutôt un roman d’amour ». Où la disparition de Juana est l’élément déclencheur. Disparition volontaire, dans le cadre d’une lucrative agence d’escort-girls, vers le Japon. C’est alors que Manuel se lance dans la piteuse aventure pour tenter de la retrouver, et convoyer une valise qui sera sa perte. Jusqu’à ce que le Consul et narrataire se lance à son tour dans la quête…
L'on trouve en ce roman existentiel et psychologique, quoiqu’à demi policier, des facettes parfois déjantées. Au choix, une autre narratrice, transsexuelle spirituelle, et bien des personnages hauts en couleur dont l’un se prend pour « un Rastignac créole ». Mais aussi, parmi cette composition transgenres littéraires, un colloque à Tokyo sur la littérature colombienne, un chapitre en forme d’éloge du gin et des alcools, parmi lesquels « le martini était la seule invention nord-américaine aussi parfaite que la forme du sonnet ». Plusieurs pays sont également portraiturés avec les dents de l’impitoyable satire : la Colombie déchirée entre dictatures nationalistes, crimes d’état, mafia friquée et sans la moindre dimension intellectuelle, préjugés réactionnaires, corruptions et guérilleros des FARC ; la Thaïlande, croupie de chaleur, de pollution et de prostitution. Plus indulgente est la radiographie du Japon, malgré le luxe sévère de son milieu prostitutionnel. Les tableaux de mœurs font mouche, même si le lecteur peut se sentir étourdi de la fureur et de la vanité de ces mondes où drogue et sexe tiennent lieu de vraie vie.
Santiago Gamboa mène son intrigue bien rocambolesque avec feu, maîtrisant les points de vue complémentaires des personnages qui livrent leurs versants de l’histoire. Parfois avec humour pour des sujets graves, comme lorsque Juana fait sa confession, s’adressant à sa « chère Inter-Nette ». Entre fuite à Téhéran auprès d’un mari jaloux, puis évasion par les soins du Consul, Juana, dont la beauté est une arme fatale, nous révèle les rouages de la prostitution internationale. Malgré sa détermination d’amasser une fortune pour pourvoir à l’éducation et au destin de son frère tant aimé, elle dit son « mal aux articulations et aux lobes de l’amour ». Avant de livrer au lecteur son corps aux tatouages venus de vagues et de naufrages célèbres, dont « La grande vague » d’Hokusai, corps devenu une œuvre d’art splendide et cruelle, figurant une mise en abîme du roman.
Le réalisme est vigoureux, oscillant entre vie contemporaine, tour à tour sordide et clinquante, et intrusion des allusions passionnées à la littérature, comme si l’on était autant en pays de roman que de métalittérature. L’écriture est évocatrice, rapide et sensuelle, aussi riche qu’efficace ; on y trouve des « glaçons comme rapportés de la caverne de Platon », des touches de roman-feuilleton et de haïku. De par et malgré les mondes traversés, paisibles, chaotiques, terribles, une certaine mélancolie, une inquiétude métaphysique sourdent inévitablement. De plus -et ce n’est pas une moindre qualité- les lieux communs familiaux et politiques sont pourfendus par les maximes du mentor de Juana, le vieux Monsieur Echenoz…: « Le pire pour une jeune fille c’est de se marier avec un jeune homme, c’est l’union de deux stupidités », ou « Sais-tu quel est le nom contemporain de la démocratie ? La perversité. Si un chimpanzé avec un tambour devenait populaire et amusant, il pourrait être élu président », ou encore : « Je déteste les écrivains qui défendent de nobles causes ». En ce sens, Prières nocturnes, ode à l’amour contrarié entre frère et sœur - mais sans rien d’incestueux - initiation à la richesse financière et intellectuelle, à l’effroi et à la sagesse vaut bien un vade-mecum, hélas bien douloureux. Comme un portrait-charge, un Colombian Psycho, jeté à la face de la Colombie, voire de l'Amérique latine...
Homme-orchestre dans le parc d’attraction de la littérature baroque latino-américaine, Santiago Gamboa n’écrit pas sans grave sérieux, entre roman d’initiation psychologique et politique, ni sans ironie envers les clichés de l’aventure et du policier. Si, comme pour un de ces personnages, « être écrivain était le maximum de ce que pouvait espérer un être humain », nul doute que Gamboa, et le Consul son double, atteignent ce maximum : celui d’un édifiant divertissement haut en couleurs, aux qualités sociologiques, poétiques et tragiques… Aussi tragique finalement que le sort réservé à sa maison, témoignant peut-être d’un certain goût mélancolique, voire nihiliste…
Journaliste, diplomate, Santiago Gamboa né en 1965 est un romancier nombreux, dont on a ici traduit une demi-douzaine de livres. Des Hommes en noir[1] révèle un roman policier fort noir. Le témoin n’est autre qu’un jeune garçon, du haut de son arbre. Les trois véhicules aux vitres teintées attaqués à l’arme lourde, les échanges de balles et les cadavres, un hélicoptère évacuant les passagers. Malgré les traces effacées, ses yeux et sa mémoire en gardent la trace. La chose pourrait rester inaperçue. Sauf pour le procureur Edilson Jutsiñamuy, qui s’adjoint une journaliste d’investigation, Julieta, et son assistante Johana, une ex-guérillera des FARC, toutes plus incorruptibles les unes que les autres.L’enquête parcourt les réseaux de la Colombie, du Brésil et de la Guyane française, jusque parmi les Églises évangéliques.Voici à la fois un thriller violent et un documentaire sur la guerre civile. Le rôle du romancier restant celui de la dénonciation des tyrannies criminelles et politiques.
Plus excitant et fou est Retourner dans l’obscure vallée[2]. Ils ont fui la Colombie, vers l’Europe, et ne peuvent qu’y retourner. Manuela tente d’oublier les traumatismes de son enfance grâce à la lecture, la poésie, Tertuliano imagine une théologie de « l’harmonie des Maîtres anciens », empreinte de messianisme et de violence, le prêtre Palacios rêve d’être pardonné de son passé paramilitaire. Et parmi eux le consul et Juana, dont les amours sont en demi-teinte et cependant peut-être secrètement ardents. Et enfin le Consul et Juana, qui se poursuivent, se désirent, liés par des sentiments indéfinis. Parmi eux, l’ombre de Rimbaud, poète précoce et génial qui marche et se cherche dans des voyages sans répit. Qui sait si la solution est à Harar, au pays fantasmé d’un aventurier Rimbaud ? La narration polyphonique est vigoureuse, entre roman de société et enquête psychologique. Et si l’on veut découvrir comment un jeune écrivain latino-américain vient à Paris pour être au plus près de la littérature, mais auprès de la pluie froide, de la pauvreté des immigrés mais aussi des aventures érotiques, lisons Le Syndrome d’Ulysse[3], pour savoir comment retrouver son Ithaque…
La « maison » politique de Santiago Gamboa est à la mesure de sa psyché, mais aussi de son pays. Rêve-t-il d’une parfaite et paisible demeure où l’art et la littérature vivraient en toute sérénité, que les tempêtes révolutionnaires et criminelles le cernent. À l’image de la condition humaine…
traduit de l’espagnol par Albert Bensoussan et Daniel Lefort,
Gallimard, 2021, 400 p, 23 €.
Comme les utopies aux parfums délicieux, les rêves distillés par une colonisation idéale finissent en trop humaines pourritures. C’est hélas ce que vit Roger Casement, le héros malheureux de Mario Vargas Llosa, ce romancier spécialiste en rêves pourvoyeurs de cauchemars, en utopies bâties à coups de sabres ravageurs : sous la peau du rêve, la torture du cauchemar. En ce sens Le Rêve du Celte est une de ces immenses fresques épiques, dont les autres volets furent La Fête au bouc et Temps sauvages, deux sommets romanesques des lettres latino-américaines et hispaniques aux vertus aiguisées, dont le lien est à trouver dans la figure du dictateur dominicain Trujillo. Ainsi l’écrivain aux convictions profondément libérales pourfend-il les tyrannies du colonialisme, du nationalisme, du communisme et de l’impérialisme.
L’écrivain utilise dans Le Rêve du Celte un procédé chez lui récurrent. L’alternance des chapitres consacrés à l’emprisonnement final et ceux généreusement attachés aux pérégrinations entre Afrique, Amazonie et Irlande de Roger Casement rend justice à cet idéaliste né en Irlande en 1864 et mort en 1916, qui resta célèbre pour son « Rapport Casement », dénonçant les sadiques exactions des colons dans le Congo belge, propriété du roi Léopold II. Plus tard, ce diplomate anglais, furetant parmi les zones de production du caoutchouc, rejoignit l’Amazonie, avant de devenir un révolutionnaire très engagé pour la cause irlandaise, ce qui lui valut en Angleterre un emprisonnement infamant. En effet, ayant convaincu les Allemands de fournir des armes à l’Irlande en pleine première guerre mondiale, il fut accusé de haute trahison, puis pendu.
Au-delà du récit de vie épique et édifiant, le roman est évidemment un apologue, dans lequel une morale humaine et politique est explicite. En effet, dans la plupart des cas l’utopie la plus exaltante contient in nucleo le ver dans le fruit, la tyrannie qui l’invalidera. Thomas More, au XVI° siècle, planifie tant son île du bon gouvernement de L’utopie[1] que l’on conçoit très vite sa douce dimension carcérale. Au XIX° siècle le Manifeste du parti communiste de Karl Marx se termine sur des admonestations liberticides et totalitaires[2]. La suite ne se fera pas attendre, le XX° siècle sera celui de la vérité des anti-utopies, aryennes ou communistes, pourvoyeuses de camps de concentration…
Entretemps, le colonialisme du XIX° siècle, tel que le voit d’abord le jeune Casement, s’honore de ses bonnes volontés : « œuvrer, par le biais du commerce, du christianisme et des institutions sociales et politiques de l’Occident, à l’émancipation des Africains et en finir avec leur retard, leurs maladies et leur ignorance ». Hélas, si le colonialisme anglais ou français peut parfois se montrer fidèle à ces préceptes, la cupidité, l’impunité en des forêts lointaines peuvent engendrer des monstres et libérer le mal originel dans la nature humaine. Plus particulièrement au Congo belge : « Comment se pouvait-il que la colonisation soit devenue cet horrible pillage, cette inhumanité vertigineuse où des gens qui se disaient chrétiens torturaient, mutilaient, tuaient des êtres sans défenses et les soumettaient à des cruautés aussi atroces, enfants et vieillards compris ? N’étions-nous pas venus ici, nous Européens, mettre un point final à la traite et apporter la religion de justice et de charité ? Parce que ce qui se passait ici était encore pire que la traite des esclaves, n’est-ce pas ? ».
Est-ce à dire que le colonialisme est aussi infect dans son principe que les idéologies communistes et aryennes ? Probablement pas tout à fait[3]. Le communisme et le nazisme partent de principes dès l’origine délétères, communauté des hommes sans liberté ou communauté raciale, quand le colonialisme peut être plus généreux. Quoique la cruauté et l’impéritie humaine, la cupidité et le racisme le polluent très vite. A moins que dès l’irrespect de la souveraineté des peuples, le ver soit dans le fruit… Et, dans ce cas, le dévoiement des bonnes intentions par ceux qui exercent le pouvoir politique, militaire et entrepreneurial, fût-ce au plus bas niveau, est patent.
Seuls, sur les rives du Congo, les religieux sont souvent épargnés par le mal, charitables, au contraire de cette acmé atavique de l’horreur indigène et européenne qui inspira Joseph Conrad : c’est d’ailleurs en conversant avec Roger Casement que ce dernier put échafauder la violence de son roman emblématique : Au cœur des ténèbres[4].
La seconde partie, dans les forêts péruviennes, montre combien « le Congo et l’Amazonie étaient unis par un cordon ombilical ». Les responsables locaux d’une compagnie anglaise d’exploitations des hévéas sont des tortionnaires et des esclavagistes, soumettant la population indienne à un réel génocide. Roger Casement s’épuise à inspecter, interroger, noter pour rédiger un second rapport, presque le miroir du premier. Son esprit n’en reste pas indemne, au point que pour lui « l’Irlande, comme les Indiens du Putamayo, si elle voulait être libre devait se battre pour y parvenir ». A-t-il confondu la condition amazonienne avec celle des Irlandais qui ne sont privés que de souveraineté ?
Nous laisserons le lecteur découvrir dans la troisième partie combien le nationalisme, fût-il venu des meilleures intentions, animé par le compréhensible désir de développement d’une culture propre et de la libération gaélique de l’impérialisme britannique, peut conduire à l’explosion irraisonnée des armes : « Le patriotisme est une religion, il est fâché avec la lucidité. C’est de l’obscurantisme pur, un acte de foi. », assène l’écrivain George Bernard Shaw à ce converti au service d’une nouvelle sauvegarde des peuples. La culture irlandaise ramenée à sa pureté nationale mérite-t-elle que lui soit sacrifiés des militants, que le sang soit abondamment versé, que l’inflexible Roger Casement aille jusqu’à trahir l’Angleterre qui avait auparavant reconnu son combat humaniste ? Le pionnier de l’anticolonialisme s’est-il fourvoyé dans les perversions du nationalisme ?
Si l’on est convaincu par la nécessité de cette stèle biographique élevée à Roger Casement, l’on peut aussi s’interroger : sommes-nous réellement à la hauteur du roman ? Ou, plus modestement, à celle du reportage, du document d’historien ? La narration reste trop souvent monocorde, voire répétitive, déflorant trop tôt et sans surprise, dans les scènes carcérales, le mystère de la haute trahison anti britannique. Certes il est indubitable qu’au-delà de ses recherches sur le personnage, Mario Vargas Llosa a tenté d’infiltrer ce qui manquait de fiction pour donner de l’épaisseur psychologique au personnage, à ses interrogations politiques et existentielles. Mais, restant au service d’une figure un peu trop oubliée - ainsi justement réévaluée -, d’une figure symbolique du destin colonial de l’humanité, Mario Vargas Llosa n’a-t-il pas perdu quelque chose de la liberté et du souffle de la fiction romanesque ? De même, malgré l’ampleur et la maîtrise incontestable de la documentation exploitée, ne manque-t-il pas de quoi nourrir une empathie du lecteur qui a du mal à s’identifier au héros trop granitique et réservé, malgré quelques émotions homosexuelles dont le contre-espionnage anglais sait se servir. Toutes ces victimes, à la chaîne massacrées, quoique avérées, restent également un peu abstraites. Le Rêve du Celte (qui tire son titre d’un poème de Roger Casement) reste une œuvre documentaire indispensable, à la lisière de la biographie et de l’essai, mais un récit qui peine à nous faire vibrer.
Certainement faut-il replacer en perspective ce roman avec ceux consacrés au fasciste d’Amérique centrale Trujillo et à l’activiste Flora Tristan, formant ainsi une trilogie de la lutte contre les oppressions. Il y avait dans La Fête au bouc[5] un personnage féminin qui cachait un lourd secret dans son passé de Saint-Domingue, ainsi que des hommes préparant l’assassinat du dictateur Trujillo. Ceux-là avaient su nous toucher, nous faire frémir avec le récit de leurs douleurs et de leurs espérances, quand la figure du caudillo exotique devenait aussi démentielle que fragile. De même, la pasionaria des ouvriers et des femmes, qui au XIX° voulut les libérer d’un capitalisme barbare et d’un machisme tribal, pouvait, dans Le Paradis un peu plus loin[6], nous prendre par la main dans la justesse de sa cause. L’on se rappelle aussi le grand souffle épique qui balayait La Guerre de la fin du monde[7] en radiographiant la révolte d’une communauté chrétienne hallucinée en quête d’utopie dans le nord-est brésilien… Mais pour ce Celte dévoyé, à qui sont réservés les dévoiements des idéaux et du militantisme, une sorte de froideur mécanique empêche une suffisante dynamique romanesque…
Dénoncer les tyrannies, mais aussi les utopies qui sont consubstantielles aux espoirs de libération, jusqu’à leurs aboutissants mortifères est bien le principe vital auquel obéit le libéral Mario Vargas Llosa, dont les essais reflètent cette éthique politique, qu’ils soient De sabres et d’utopies[8] ou parmi Les Enjeux de la liberté.[9]Ce fut grâce à la lecture de La Route de la servitude de Friedrich A.Hayek[10] et de La Société ouverte et ses ennemis de Karl Popper[11], qu’il comprit que les libertés ne pourraient s’exprimer dans le chaudron empoisonné des révolutions de gauche, que Cuba devenait un cloaque communiste. Le libéralisme économique et des mœurs est alors enfin pour lui et pour nous la voie du développement des sociétés et des individus. Flora Tristan, quoique précurseur du socialisme marxiste, Roger Casement quoique thuriféraire du nationalisme, étaient des libérateurs encore à parfaire…
Trop sage et attendue, quoiqu’élégante, est la couverture choisie par Gallimard. Celle de l’édition espagnole, chez Alfaguara, est rouge rubis : l’entremêlement du visage et de la carte sanglante est le reflet de la personnalité du héros, comme problématisant de la plus heureuse manière plastique qui soit le destin meurtrier du colonialisme et celui meurtri de l’idéaliste égaré que devient peu à peu le foudre de guerre pro-irlandais. C’est alors que le roman n’est pas à la hauteur de sa couverture. Consolons-nous, il y a bien des bonheurs à revenir aux réussites indépassables que sont Les Carnets de Don Rigoberto[12], La Fête au bouc ou La Guerre de la fin du monde. Avec de tels chefs d’œuvre, il faut admettre que nos attentes sont placées bien haut. Trop haut peut-être…
Photo : T. Guinhut.
De toute évidence, avec Temps sauvages, Mario Vargas Llosa retrouve tout son brio. Après un prologue documentaire rappelant l’irrésistible ascension de l’entreprise exportatrice de bananes, « United Fruit Company », qui usait de son monopole en exploitant les populations guatémaltèques et de ses réseaux d’influences aux Etats-Unis, le romancier fait entrer en scène ses personnages.
D’abord Marita, surnommée « Miss Guatemala », jeune fille intelligente, qui devient enceinte de son mentor, le docteur Efrén Garcia Ardiles, qui prône le « socialisme spirituel ». Ô scandale ! Ceci pour planter le décor idéologique du pays. Mais bientôt c’est le militaire Jacobo Arbenz qui occupe le devant de la scène, dont l’épouse Maria lui fait découvrir « un monde méconnu d’injustices séculaires, de préjugés et d’aveuglement ». Aussi fomente-t-il des coups d’Etat pour écarter les dictatures, devenant ministre de la Défense, puis Président élu en 1951. Selon ses détracteurs, dont le colonel Carlos Castillo Armas, surnommé « Face de hache », il s’agit d’un « régime communiste ». Aussi l’intrigue repose-t-elle sur l'organisation d'un coup d'État qui va conduire, à la démission du Président Jacobo Arbenz, en 1954. Ce dernier avait mis sur les rails une vaste réforme agraire, heurtant les intérêts de l'United Fruit Company. La firme se goinfrait de son monopole de la culture et de la distribution des bananes dans nombre de pays de l'Amérique latine, abusant de la corruption, impulsant les lois économiques, fiscales et forcément sociales, au détriment du développement. L’on se rappellera que l’expression « république bananière » vient de telles pratiques.
Si Arbenz est le fil conducteur de l’intrigue, bien des personnages hauts en couleurs méritent le détour. Le « grossier Sam Zemurray », patron d’United fruits, bénéficie d’un efficace bras droit, un diplomate américain, l’élégant Bernaus, introduit dans la presse et les sphères du pouvoir américain, qui parvint à persuader de l’imminence d’une colonie communiste à la solde de Moscou, donc le Département d'Etat et la CIA de dépêcher au Guatemala de réels moyens humains et logistiques afin d’installer au pouvoir une oligarchie à leur solde. Quant à Carlos Castillo Armas,s’il remplace Arbenz à la tête du pays, il ne profite pas longtemps de sa forfaiture : au bout de trois ans il est abattu.Reste le cas plein d’enseignements de l'ambassadeur américain Peurifoy, parfait exécutant sans état d'âme ni éthique, obéissant aveuglément à son administration, quels que soient les tours et détours des ordres venus d’en haut, réplique de « la banalité du mal » selon Hannah Arendt[13].Sans oublier l’influence délétère d’un voisin compromettant, Trujillo, dictateur de la République dominicaine, mégalomane de haut-vol, séducteur brutal, et de son âme damnée Jonnhy Abes Garcia, qui font ici une déterminante incursion, depuis les pages de La Fête au bouc, avant l’assassinat du premier. Sans compter une louche pléiade de clients de l’alcool et du bordel, de mercenaires sanguinaires, de brutes secondaires, comme ce Dominicain qui assène : « Je bois aux tortures qui délient les langues »…Il ne manque pas une femme considérable à ce roman où brille le choc des influences et des armes : Marita, ou « Miss Guatemala », soit Marta Borrero Parra,aussi intelligente que séductrice, voire dangereuse.
Car Marta Borrero Parra joue un rôle de premier plan auprès de bien des protagonistes, y compris les plus opposés. Quelle est la part de l’éthique politique ou de l’attrait des hommes de pouvoir, en dépit de leurs actes, chez cette trouble égérie ? Le Colonel Président Carlos Castilo Armas n’est-il qu’un « guignol amoureux », est-elle « le vrai pouvoir derrière le trône ? L’ultime partie du livre, simplement intitulée « Après », relate une visite que fit l’écrivain chez cette vieille dame de quatre-vingt ans, portant encore beau. Elle habite à Washington, dans une maison entourée de végétation et remplie d’oiseaux, en une étonnante « horreur du vide », où des statues religieuses alternent avec des « hommages à des dictateurs latino-américains, comme le généralissime Trujillo ou Carlos Castillo Armas. Ce dernier fut « le grand amour de sa vie », m’avouera-t-elle un peu plus tard ». Ainsi lui voue-t-elle un véritable autel, cette « femme inquiétante, avec un regard vert-gris qui semblait trépaner ses interlocuteurs ». Ce qui ne l’empêcha pas d’avoir dix maris « qu’elle a tous enterrés ».
Ce sont là peut-être, comme une sorte de coda, les plus belles pages de ce roman, dans laquelle elle apparait comme une allégorie anticommuniste des destinées latino-américaines, mais un anticommunisme dévoyé dans le fascisme.
Parmi les nœuds géopolitiques brûlants du XX° siècle, ce roman politique est échevelé comme un thriller, dont les séquences historiques et dramatiques alternent, même si les premières sont moins dynamiques. Temps sauvages emporte, passionne et laisse le lecteur abasourdi face à ces convulsions. C’est avec un sens aiguisé de la satire que Mario Vargas Llosa oppose les lourds militaires corrompus et les socialistes. Qu’ils soient de droite ou de gauche, les démagogues populistes ne bénéficient pas de l’indulgence du romancier, ce en conformité avec son éthique politique adossée au libéralisme. Il n’a pas plus de complicité pour le rôle tenu par les États-Unis en Amérique centrale, dont les conséquences contrevinrent aux objectifs annoncés, tant les guérillas communistes parcoururent le continent et conduisirent à l’assomption du castrisme à Cuba. « Tout compte fait, l’intervention américaine au Guatemala a retardé la démocratisation du continent pour des dizaines d’années et a provoqué des milliers de morts en contribuant à populariser le mythe de la révolution armée et le socialisme dans toute l’Amérique latine. Les jeunes d’au moins trois générations tuèrent et se firent tuer pour un autre rêve impossible plus radical et tragique encore que celui de Jacopo Arbenz. En ce sens le roman, avec cette conclusion morale, a quelque chose d’un apologue politique.
Fresquiste d’une Histoire tragique, le romancier orne la période de la Guerre froide et du maccarthysmede conflits secondaires et cependant vitaux par leur répercussions encore sensibles dans l’Amérique latine d’aujourd’hui.
L’on devine qu’en ses Temps sauvages, s’appuyant sur une rigoureuse documentation, l’écrivain a ajouté la vie bruissante de la fiction, imaginant des péripéties vigoureuses, pénétrant de l’intérieur la psyché parfois monstrueuse des protagonistes. Comme une apostille à La Fête au bouc, ce roman très réussi ne dépassera peut-être pas les plus grandes et aériennes réussites de Mario Vargas Llosa, soit cette Fiesta del Chivo, et parmi les plus anciens, La Guerre de la fin du monde. Notre romancier a su s’emparer de vastes fresques historiques, telles qu’en auraient pu rêver des écrivains de gauche, voire complaisamment communistes, comme Jean-Paul Sartre, mais à la réussite stylistique il sait, lui, associer une éthique politique libérale méritoire.
Monasterio de San Millan de la Cogolla, La Rioja. Photo : T. Guinhut.
César Aira, fantaisiste
des congrès de littérature et de magie ;
suivi de Prins et autres artistes paradoxaux,
Esquisses musicales, Le Tilleul.
César Aira : Le Congrès de littérature,
traduit de l’espagnol (Argentine) par Marta Martinèz Valls,
Christian Bourgois, 2016, 112 p, 14 €.
César Aira : Le Magicien,
traduit de l’espagnol (Argentine) par Marta Michel Lafon,
Christian Bourgois, 2016, 154 p, 15 €.
César Aira : Prins,
traduits de l’espagnol (Argentine) par Christilla Vasserot,
Christian Bourgois, 2019, 176 p, 15 €.
César Aira : Esquisses musicales, Le Tilleul,
traduits de l’espagnol (Argentine) par Christilla Vasserot,
Christian Bourgois, 2021, 120 p, 15 € chacun.
Grâce baroque et virtuosité postmoderne sont les jouets favoris de César Aira.Quel adolescent n’a pas rêvé de ramener un trésor introuvable du fond des mers ? De dissoudre les pires créatures qui menacent l’humanité ? Retrouvons alors l’imaginaire bondissant de nos treize ans, mais pour l’associer à notre esprit critique d’âge mûr, en liant les derniers romans d’un Argentin facétieux. Car fantômes et super-héros, magicien et petite filles, s’amusent à nous piéger parmi l’œuvre de César Aira, qui est tout entière un Congrès de littérature, aussi fantaisiste que sérieux. Depuis Les Fantômes, jusqu’à son Anniversaire, écrit à l’occasion de son demi-siècle, alors qu’il dépasse aujourd'hui les quatre-vingts ans, l’écrivain austral est sans conteste un Magicien de la littérature, un burlesque grave, voire un parodiste patenté du postmodernisme. N'aime-t-il pas les artistes paradoxaux de Prins et des Esquisses musicales, mais aussi les nostalgies autobiographiques ?
Un écrivain argentin, certainement un double de son auteur, est invité au Venezuela à un « congrès de littérature ». Ce qui n’intéressera guère cette sorte de potache un rien flemmard. Tout juste consent-il à assister à la création d’une de ces pièces, « une saleté » autour du mythe d’Adam et Eve, ce qui ressortit à une sorte de mise en abyme de l’œuvre, non seulement de l’écrivain, mais du héros, bien plus passionné par son premier exploit (résoudre l’énigme du « fil de Macuto » et retirer de la mer un trésor fabuleux) et son entreprise scientifique science-fictionnelle et loufoque. Il s’agit pour lui de jouer au « savant fou », d’utiliser son invention, une « guêpe génétiquement bricolée » pour aller prélever l’ADN d’un « génie », rien moins que l’écrivain mexicain Carlos Fuentes[1], ce qui devrait permettre de générer nombre de clones de ce dernier. Las, l’entreprise, déjà parodique, tourne au burlesque à grand spectacle : c’est la cravate de l’auteur de Terra nostra qui fait l’objet d’un prélèvement et génère des larves de soie « titanesques » qui s’écroulent en avalanche sur la ville et la menacent d’apocalypse. Bien sûr, notre héros saura, grâce à son « « Exoscope », parer au pire et susciter une fois de plus l’admiration générale, y compris d’une jeune étudiante…
L’utilisation des lieux communs des comics (larves géantes et superpouvoirs) ne va pas sans une constante ironie, qui est celle du postmodernisme. L’on sait combien l’anti-héros qu’est au fond de lui le narrateur se projette dans le fantasme consolateur. Au-delà de sa propre invitation à ce « congrès de littérature », apparaissent nombre de lieux communs caressés par un personnage, voire un écrivain, de surcroit encore petit garçon dans l’âme, qui rêve de résoudre les plus grandes énigmes des romans d’aventure et de science-fiction. Fantasmes également de l’écrivain d’âge bien mûr qui se voit adulé par la foule et embrassé par une jeune étudiante pulpeuse. Les ficelles de la littérature fantasmatique et consolatrice sont alors exhibées à plaisir : « Ceci n’arriverait jamais dans la vie réelle ; c’est l’émanation d’une imagination fébrile, dans ce cas la mienne, et revient vers elle comme la métaphore de ma vie intime ». Au point que commentant son entreprise de clonage d’un « homme supérieur », il précise son esthétique littéraire : « Sous ma loupe intérieure, dans son anamorphose rhétorique, chaque pensée prend la forme d’un clone, une identité surdéterminée ». Il faut en effet lire César Aira en deux étages -au moins-, celui d’une narration aux divertissantes péripéties à ne pas prendre trop au sérieux, et celui d’une méta-littérature qui a plus que conscience d’emprunter à divers codes du roman, du feuilleton populaire, et des œuvres savantes, tout en jouant sur les deux tableaux pour le plus grand plaisir du lecteur lambada autant que du spécialiste gourmand. Ainsi le mythe populaire entre tous du jardin d’Eden est révélateur d’une telle lecture : « Au fond, les noces d’Adam et Eve étaient le mythe de la contiguïté absolue, le sexe précédé et rendu possible par le clonage ». De même, écrire pour César Aira, c’est un peu cloner, avec la part de risque et d’improbable nécessaire : « rien d’autre que de la duplication de cellules de style ».
Décidément, César Aira aime beaucoup les congrès. Pour s’y sentir au mieux parmi ses confrères, ou pour s’en moquer, s’en distancier pour le moins. Après Le Congrès de littérature, c’est à un « symposium d’illusionnistes » qu’est invité le héros autant qu’anti-héros dont le seul nom est Le Magicien. N’en doutons pas d’ailleurs, littérature et déballage d'illusions, c’est du pareil au même.
Hélas notre Magicien, bien que le plus réellement du monde doté de pouvoirs surnaturels, car il peut « annuler à sa guise les lois du monde physique », a le plus grand mal avec le quotidien : la preuve, trouver ne serait-ce que le programme du congrès est une gageure ! Pire, il ne sait et ne saura jamais quand est programmé son « numéro », en une sorte de redite kafkaïenne infinie. L’inquiétude « pousse comme une plante transparente, jusqu’au moindre recoin de son esprit ». Pourtant notre Magicien se « méfie des écrivains qui embellissent les choses. Pour [lui] le réalisme est une condition sine qua non ». On admirera l’auto-ironie de César Aira en écrivain distancié et moqué par sa propre œuvre. Sans négliger la satire, lorsque l’on apprend que ce congrès est organisé par l’Etat et divers sponsors, capables de « faire entrer la magie dans le domaine de la Culture », selon l’aveu du Ministre qui avoue que « tout le monde vole » et que « la vraie magie, on la trouve dans les finances, pas au fond des chapeaux hauts-de-forme » ! Mieux encore, les imprimeurs du programme qui n’arrive jamais sont également éditeurs, mais « pirates ». Ils ne visent que la « quantité » et proposent à notre pauvre égaré d’écrire un livre : « Il vous vient une idée pour écrire un livre, vous dites « abracadabra », et le livre est écrit ». Vertige existentiel, satire de notre temps et rires ne sont jamais loin l’un de l’autre.
La métaphore du congrès n’est pas inopérante dans le cas du roman Les Fantômes[2]. Un immeuble en construction réunit en effet les copropriétaires en visite d’inspection des travaux et en veine de projets - sinon de fantasmes - en termes de décoration. Le réalisme bouillonnant se fendille bientôt, grâce à « la légère absurdité de toute chose ». Il ne devient plus qu’une « touche de réalisme puéril et familial ». En effet, la famille Vinas, en cet immeuble en devenir, voit des fantômes, et tout particulièrement la fille, Patri, qui s’acoquine avec eux. Etranges fantômes en vérité, qui sont peut-être « un fiasco total en matière de virilité ». Leur sourire mystérieux est « une espèce de fatalité qui surgissait du fond d’elle-même, de son scepticisme ». En fait, cet immeuble est « la ville mentale, comme celle de Dublin pour Joyce ». Ce qui montre bien que, aussi aimable, rusée, prête à basculer dans le fantastique qu’elle soit, l’écriture de César Aira n’est jamais au service d’une narration innocente, mais sans cesse animée d’une dimension métalittéraire…
Bien qu’Argentin, bien que situant la plupart de ses récits en Argentine, entre Coronel Pringels dont il est natif et le quartier de Fores à Buenos Aires, hors quelques exception au Venezuela et au Panama pour Le Congrès de littérature et Le Magicien, l’œuvre de César Aira n’a rien du provincialisme. Il s’agit plutôt de détecter et de mettre en scène des fantaisies troublantes, des fantasmes universels, pour jouer sur son titre Los Fantasmas, traduit en français par Les Fantômes.
Œuvre argentine encore, lorsqu’Un Episode dans la vie du peintre voyageur[3]vient du XIXème siècle. Ce dernier, en quelque sorte un roman historique, conte la quête d’un peintre, Johan Moritz Rugendas, portraitiste de la nature, qui parvient à acquérir « l’aspect de ses choses qu’on ne voit jamais, comme les organes de la reproduction vus de l’intérieur ». Il s’agit ici d’un art, l’écriture, qui joue à approcher un autre art : « On se fracasse contre les mots, et sans le savoir, on est passé de l’autre côté, dans le corps à corps avec la pensée d’autrui. Il arrive la même chose à un peintre, mutatis mutandis, avec le monde visible. Elle arrivait au peintre voyageur. Ce que disait le monde était le monde ».
L’art divertissant et spéculatif de César Aira, n’aimant rien tant que jouer et surjouer avec des arts plus populaires, comme la magie, la telenovela, les arcanes des sous-littératures, que ce soient les comics, les romans d’aventure désuets, la science-fiction puérile, décorative aux effets spectaculaires, les récits d’horreur grandiloquents, le conte et la fantasy (dont J’étais une petite fille de sept ans[4]est le plus engagé dans le merveilleux) fait preuve d’une qualité éminemment postmoderne. Son mépris de la logique rationnelle a volontairement quelque chose d’aimablement puéril, son goût pour un fantastique échevelé n’est pas sans parenté avec le surréalisme. Une synthèse encyclopédique et parodique des littératures, non sans la toute personnelle touche d’humour, est bien la réalisation du vœu formulé dans ce qui est à la lisière fantomatique du récit et de l’essai : Anniversaire[5], cet objet qui est peut-être le centre caché de l’œuvre de l’argentin, lui qui, plus léger que Borges, en est néanmoins une sorte de neveu spirituel…
Qu’est-ce que Prins ? Le patronyme du narrateur-personnage, probablement. De toute évidence le titre d’un roman époustouflant, plein de tiroirs, chausse-trappes et miroirs, tour à tours sombres et chatoyants. Une construction baroque préside à la demeure du narrateur, « devenue un long roman crypté », mais aussi celle du romancier et de la structure polyédrique du récit.
Quoique le romancier gothique, double ironique de l’auteur, ait fait fortune, du moins si, au-dessus de ces assistants zélés, il est le véritable auteur de ses livres, il décide soudain de cesser d’écrire, lassé par la mécanique convenue de ce qui est devenu un « sous-genre ». À quel projet essentiel se consacrer ? Pourquoi pas l’opium ? Il faut aller le quérir dans un quartier malfamé, « Hong-Kong », dans une boutique obscure appelée « L’Antiquité », le payer une fortune en liquide pour un bloc énorme, dont la consommation ultime permettrait au gérant, nommé « L’Huissier », de recouvrer la clef de son local. Là seulement, notre ambigu héros peut échanger « le noir gothique contre le blanc de l’opium », s’évader « dans les mondes nébuleux de la transcendance » et s’isoler « dans un œuf de prétendu taoïsme, transformé en lama de pierre ».
Outre Estella, l’épouse richissime du narrateur, deux Alicia radicalement différentes s’opposent. L’une est une jeune étudiante timide, ingénieure passionnée, que le narrateur emmène dans les greniers gothiques de l’université où il cache ses ateliers vides et les cadavres de ses parents, ce au prix de la terreur de la malheureuse. L’autre est une femme mûre plus fruste qui, « nue comme un cobra », est sa sexuelle amante. L’on ne sait laquelle est fantasme, laquelle est réalité, si toutefois cette dernière a droit d’exercer son empire.
Bientôt désœuvrés, les scribes » fomentent dans les rues une terreur gothique et délinquante ; par concaténation, tous les personnages sont « prisonniers d’une fantasmagorie ». Le mal glisse de la panoplie romanesque manipulée par le narrateur vers les pouvoirs de l’opium, ses images mentales et ses « torrents de mondes », puis se déverse sur « les rails de bronze de la réalité », en un pandémonium du fantastique.
Le tourbillon d’images et de situations que manigance le narrateur prend une nouvelle dimension lorsque l’on apprend qu’il est l’auteur du Châteaud’Otrante de Walpole, des Mystères d’Udolphe d’Ann Radcliffe, du Moine de Lewis… En d’autres termes les classiques de ce roman gothique[6] qui sut éclore à la charnière des XVIII° et XIX° siècles. Comme le Pierre Ménard réécrivant Don Quichotte sous la plume de Jorge Luis Borges, il s’inscrit dans une réfraction postmoderne. Entre réalisme de façade, vite craquelé, et « terreur littéraire » en expansion, il est un virtuose du réalisme magique.
Mais en épilogue à ce roman sans fin réelle, sinon ouverte, une apostille donne la clef du titre : Arturo Prins est l’architecte de style gothique d’un bâtiment inachevé de la faculté d’ingénierie de Buenos Aires. Reste au lecteur à parachever l’étonnante création romanesque selon les guides laissés par le romancier, les prestiges du fantasme, de la drogue, de la peur… Plus que jamais, l’écriture de l’Argentin César Aira est translucide et riche, intelligente et d’une fantaisie vertigineuse, non sans faire penser un peu à celle de l’Espagnol Vila-Matas[7].
Il est bien curieux qu’Esquisses musicales démente son titre en nous parlant d’abord d’un peintre, que l’on n’a jamais vu peindre, et qui semble n’avoir aucun tableau à son actif. Ce qui n’empêche pas que l’on lui commande la décoration de la salle de réception de l’hôtel de ville de Coronel Pringles, « gigantesque piano démembré en ciment ». La vanité de l’art officiel ne peut être mieux exposée.
Faute d’être un réel peintre, l’homme est un artiste de la vie, qui vit « pour la beauté ». Dilettante après une carrière commerciale, solitaire après la mort de son épouse avec qui il aimait danser au « Mélody », où brillaient chaque samedi soir « Les esquisses musicales », il collectionne des sensations, comme les « traits jaunes » du soleil dans le ruisseau. Finalement il a choisi, « au lieu de perdre sa liberté en cherchant la perfection dans l’art, [de] chercher la liberté et laisser l’art se débrouiller tout seul ». En une démarche platonicienne, il prétend que « les objets qui peuplent ce monde ont d’abord été dans le ciel des idées ». En ce sens « l’Idée du péronisme » qui préside à la commande qui lui est faite, ne peut se réaliser que dans l’idéalité du possible, ce qui induit une subtile satire politique.
Rêveur impénitent, le peintre potentiel mène une vie philosophique d’anachorète, se construisant une commode cabane auprès du ruisseau, recevant quelque amicale visite, observant le ballet des poissons, comme un moine zen. Même le bombardement qui signale la fin du péronisme et soulève quelques arbres, ne l’affecte guère.
Laissant planer la possibilité d’une œuvre plus conceptuelle que réelle, une « peinture en blanc », et « les absolus couvés par l’art », le personnage choyé par César Aira ménage un clin d’œil à la fois tendre et parodique à tout un pan de l’art contemporain, qui préfère la disparition de l’art à son accomplissement.
Lorsque tout un petit monde d’ennui vacille dans le village de Coronel Pringles, une vieille dame poète publie dans un journal l’éloge d’un arbre consolateur, ce qui entraîne quelques lecteurs à se promener en quête de son feuillage ignoré. Voici en quelque sorte le fil qui relie Esquisses musicales et Le Tilleul, cette fois plus précisément autobiographique. Car l’enfant que fut César Aira est fasciné par ce « Tilleul monstre », hélas « abattu lors d’un acte irrationnel de haine politique » entre péronistes et antipéronistes.
Faut-il faire totalement confiance à la vérité de la démarche autobiographique -loin des Confessions de Jean-Jacques Rousseau - de César Aira ? Il s’appuie en effet sur les « souvenirs douteux de [sa] prime enfance ». Et ce « grand arbre thérapeutique », dont son irascible père, électricien, « punaise de sacristie », puis péroniste, tirait des infusions, permet de « sublimer le manque de vie réelle ». Les souvenirs s’entremêlent de digressions, comme lorsqu’une machine à écrire entraîne des questions sur l’espace entre les mots. Une vie pauvre, une seule pièce dans un immense hôtel désaffecté, une « énorme cuisinière Volcan », une mère bavarde, voilà tout l’univers étroit du petit César, cependant environné par les aléas de la vie politique argentine, entre populisme péroniste et révolution. Mais lorsque l’on écoute à la radio une pièce de Federico Garcia Lorca, le père ose proférer : « L’écrivain a besoin de vivre à l’envers ». Est-ce le déclencheur de la carrière d’écrivain de notre César Aira ? C’est à cet égard que le passé devient rempli de possibilités : « coffre-fort inviolable où tous mes secrets étaient à l’abri ». Ne reste qu’à espérer lire comment la chrysalide enfantine est devenue l’’écrivain adulte. Ce qui ne saurait tarder, tant les éditions Christian Bourgois ont pour projet de publier toute l’œuvre, si pléthorique soit-elle…
Maniant les mots en illusionniste, doué d’une capacité évocatoire fabuleuse, César Aira joue avec les labyrinthes de la littérature, en poète qui réussit le paradoxe d’unir la clarté de l’écriture avec les prestiges du réalisme magique.
Né en 1949, ce narrateur fantaisiste, voire frivole, cependant nanti de plus de tiroirs secrets qu’un illusionniste prodige, sait aussi le langage de la critique et de l’analyse, à l’occasion de la poésie d’Alejandra Pizarnik[8], ou de son Diccionario de los autores latinoamericanos[9]. Avec plus de 110 volumes publiés, souvent assez brefs - accordons-lui cette élégance - mais surtout un sens de l’étrangeté prodigieux et malicieux hors du commun, César Aira est un grand oublié de ce côté-ci de l’Atlantique, malgré bien des traductions. Arturo Bolano le reconnaissait comme un excentrique d’exception : ne nous en étonnons pas si nous comparons leurs écritures, apparemment d’une limpide simplicité, quoique ouvrant soudain sur des abîmes de perplexité, des vertiges de l’imagination. Voilà bien en César Aira un « congrès de littérature » à soi seul, un « magicien » du récit, qui se demande, lors de l’Anniversaire de ses cinquante ans, comment prendre un nouveau départ, et imagine d’écrire en une seule nuit son œuvre entière, voire son « Encyclopédie générale qui contiendrait tout ». Moins par immodestie, que par jeu, et en réponse humoristique à l’angoisse d’exister pour ne bientôt plus exister. Sauf dans le paradis de nos bibliothèques, dont Prins - l'on pardonnera le facile jeu de mot - est un Prince parmi les plus singuliers…
traduit de l’espagnol (Pérou) par Albert Bensoussan et Daniel Lefort,
Gallimard, 2017, 304 p, 22 €.
Mario Vargas Llosa : Œuvres romanesques,
sous la direction de Stéphane Michaud,
La Pléiade, coffret deux volumes, 2016, 1936 p et 1904 p, 145 €.
Mario Vargas Llosa : L’Appel de la tribu,
traduit de l’espagnol (Pérou) par Albert Bensoussan et Daniel Lefort,
Gallimard, 2021, 334 p, 22 €.
Claidio Magris & Mario Vargas Llosa : La Littérature est ma vengeance,
Traduit de l’italien par Jean et Marie-Noëlle Pastureau &
de l’espagnol (Pérou) par Albert Bensoussan et Daniel Lefort,
Arcade, Gallimard, 2021, 96 p, 22 €.
Probablement sommes-nous à la recherche d’une ville idéale. Si ce n’est Lima pour le Péruvien Mario Vargas Llosa, c’est celle des libertés des philosophes et économistes du libéralisme contre « l’appel de la tribu ». Mais aux « cinq rues » de Lima, au travers des fenêtres de la vie privée, la presse à scandale ouvre les draps, qu’ils soient propres ou sales, des personnalités en vue, hommes ou femmes. Semblablement, mais avec une autre hauteur de vue, le romancier ouvre ses pages aux vies intimes, solaires, sombres et scabreuses, mais aussi aux secrets pourris des vies publiques et des vices des dictatures. À cet égard, commencer un roman aux visées politiques par une lumineuse page coquine - en l’occurrence une scène lesbienne - sans risque de se voir pourfendu par le romanesquement correct est l’apanage des plus grands. Ainsi Mario Vargas Llosa, fort de ses dizaines de livres, de son prix Nobel de littérature, et de son apparition dans un somptueux coffret de la Pléiade, ne risque guère de perdre l’estime qui lui est due si la suite d’Aux cinq rues, Lima est aussi savoureuse que d’importance. Ce que sans peine l’on vérifiera tant l’action, enlevée, pleine d’effrois, de surprises et de plaisirs, est au service de la liberté, sexuelle, journalistique, politique enfin…
Que vaut cet instant de liberté saphique dans un pays, le Pérou, en proie aux attentats et aux enlèvements perpétrés par les terroristes maoïstes du « Sentier lumineux » ? Pire, si possible, le pays, autour des « Cinq Rues, nombril des Hauts Quartiers » délinquants de Lima, est livré aux crocs des journaux à scandales les plus graveleux et haineux…
Avec la maîtrise qui lui est coutumière, le romancier alterne en ses chapitres un couple de jeunes femmes qui se découvrent amoureuses et s’en vont batifoler à Miami, un couple d’amis (leurs maris), puis un journaliste dont la profession consiste à racler les cabinets d’aisance de ses contemporains péruviens pour en dévoiler les fesses cachées, et ainsi faire baver ses lecteurs, d’envie et d’hypocrite dégoût. Rolando Garro, tyrannique rédacteur en chef de Strip-tease, n’a que haine pour toute l’humanité qu’il s’attache à salir et vilipender en son magazine, sans reculer devant le chantage, le tout avec une « perverse génialité ». Car « le voyeurisme est le vice le plus universel qui soit ». Avec un cynisme outrecuidant - et cependant salutaire en sa qualité de révélateur - Garro prétend satisfaire tout le Pérou en « sa curiosité morbide, son appétit des ragots, ce plaisir immense dispensé aux médiocres ».
Enrique Cardenas, riche ingénieur de Lima, « dieu de l’Olympe industriel du Pérou », confie à son ami Luciano, avocat de son état, un dossier de photos compromettantes que lui a remis l’infâme Garro : « Une orgie […] au milieu de ces grosses putes peinturlurées comme des perroquets ». N’est-ce qu’un sordide chantage, qui le forcerait à investir dans l’entreprise éditoriale titrée sans ambages Strip-tease, qui ne se gênera pas pour exhiber en couverture le pauvre Enrique effectuant un « 69 », ou une manipulation venue du « Docteur », le « propre conseiller de Fujimori » (le Président d’alors) et chef du Service de Renseignement ? Alors qu’il « finance une bonne partie de ces immondes feuilles de chou, pleines de gros mots et de filles à poil, qui roulent dans le caca ceux qui critiquent le gouvernement ». On devine qu’ici se pose le problème de la collusion de la liberté de la presse, du respect de la vie privée et de la diffamation, que toute société empreinte de démocratie libérale se doit de résoudre.
Un drôle de personnage, « la Riquiqui », apparente anti-héroïne, journaliste de modeste extraction et d’une ruse incomparable, paraît être d’abord l’âme servile de Garro et de Strip-tease. L’on saura cependant bientôt comment cette héroïne fait sa conversion à la dignité du journalisme, au nom du courage, de la vérité, de la liberté et de la justice : ainsi elle viendra contrecarrer les machinations de l’oligarchie dictatoriale. Jusqu’à ce que, aussi bien en matières conjugales que politiques, intervienne un « happy end »…
Personnages hauts et bas en couleurs, sensualité tour à tour délicieusement torride et grassement sordide, sûreté psychologique et palpitant suspense, bassesse du scandale et de la foule, meurtre abject, rebondissements, arrestation expéditive, réalité sociale misérable et enfin acuité de la conscience politique, font d’Aux cinq rues, Lima, indépendamment de sa modeste taille, une œuvre morale et politique, capitale enfin, indispensable addenda à l’œuvre prolifique de Vargas Llosa. Qui est le personnage le plus représentatif, voire symbolique du roman ? Peut-être Juan Peineta, récitant de poèmes, qui prostitue son art, qui commet « un crime contre la poésie », moqué, giflé, dans l’émission télévisée « Les Trois Guignols » ; et qui ferait un coupable idéal tant il détestait et dénonçait la cause de sa ruine : ce Garro que l’on a trouvé assassiné d’affreuse manière. Car le public est méprisable, mais bien moins que la police politique. A moins qu’il s’agisse des femmes, au choix la « blondinette » ou « La Riquiqui »…
La satire de la presse de caniveau, des tabloïds à scandale et de la marécageuse sous-culture du divertissement et du spectacle[1], mise en relief par Mario Vargas Llosa pourrait être un second volet ajouté à celui d’Umberto Eco dans Numéro zéro[2]. Plus largement, le roman engagé embrasse, outre cette satire, celle des délires terroristes des maoïstes du Sentier lumineux, celle du Pérou tout entier, à l’occasion du gouvernement corrompu de Fujimori, élu alors que notre romancier s’était présenté aux élections présidentielles en tant que libéral. Est-ce à dire Mario Vargas Llosa règle ses comptes personnels, remâchant sa déception ? D’autant qu’il fut lui-même la proie des journaux à scandale à l’occasion de son divorce d’avec la femme avec qui il avait partagé un demi-siècle de vie… Sa hauteur de vue, son universalisme, sont au-dessus de cette petitesse. Il règle plutôt ceux du Pérou, vérolé par la tyrannie, la corruption, les trafics de drogue. Ce en prise directe avec l’Histoire, puisque le « Docteur » est bien Montesinos en personne et sans fard, l’âme damnée du Président Fujimori (qui assit son pouvoir sur un coup d’Etat) d’ailleurs tous deux jetés depuis en prison à vie pour crimes contre l’humanité. Notons au passage que la fille du dit Fujimori perdit les élections de 2016 en faveur de Kuckzinski... En passant par le détour romanesque et ses personnages fictionnels, le réalisme de l’écrivain dresse un tableau acide et néanmoins plein d’espérance d’un pays qu’il aurait aimé voir devenir une véritable démocratie libérale, animée par le libéralisme économique et politique[3].
L’impressionnante Œuvre romanesque de Mario Vargas Llosa est prise en écharpe parmi le coffret Pléiade aux deux volumes, qui va de La Ville et les chiens, paru en 1962, aux Tours et détours de la vilaine fille, en 2006, soit huit romans, sur un total d’une vingtaine, sans compter les essais et le théâtre. Certes il fallait faire des choix dans une œuvre profuse, autour de ses deux plus magistraux opus, La Guerre de la fin du monde et La Fête au bouc, qui sont l’apogée de ce coffret. Faut-il avouer cependant que nous regrettons l’absence (il y eût fallu un troisième volume) du diptyque formé par l’Eloge de la marâtre[4] et Les Cahiers de Don Rigoberto[5], qui mettent en scène l’éducation érotique du jeune Alfonsito, et ne sont pas sans rappeler l’espiègle bonheur des deux couples d’Aux cinq rues, Lima. Voilà qui permet au romancier de contribuer à la liberté sexuelle et féminine. De même l’héroïne aux multiples facettes et identités de Tours et détours de la vilaine fille, s’attache à faire un pied de nez aux conventions, y compris machistes. Car misère et répression sexuelle sont également les cibles du délicieux libertin qu’est notre écrivain. Cependant, que ce soient l’autoritarisme de droite ou le dogmatisme de gauche, entre Conversation a La Catedral et Histoire de Mayta, tous deux sont conspués pour leur pruderie et leur hypocrisie. Le satirique sommet est atteint avec Pantaleon et les visiteuses, dont le lieutenant éponyme établit un bordel militaire, flottant en Amazonie, et régi par des règlements cruels et ubuesques.
Dans chacun de ses romans - et si seulement quelques-uns sont pléiadisés, c’est implicitement qu’ils le sont tous - « le réalisme n’est pas incompatible avec la rigueur esthétique la plus stricte », comme il le professe dans son « Avant-propos », non sans s’émerveiller avec reconnaissance et modestie de se voir investi dans cette collection qui l’a longtemps nourri. L’on retrouve cette profession de foi, dans un article de 1967, lors de laquelle il s’agit de « faire du récit un objet verbal qui reflète le monde tel qu’il est : multiple et océanique[6] ». Ces derniers adjectifs nous éloignent d’un réalisme servile et plat, comme en témoigne le chapitre « Tourbillon » d’Aux cinq rues, Lima, animé par une polyphonie qui brasse toutes les voix du roman.
Dernier feu du « boom latino-américain », après Jorge Luis Borges et Julio Cortazar, Gabriel Garcia Marquez et Juan Carlo Onetti, Carlos Fuentes et Octavio Paz, mais à l’écart du réalisme magique, notre romancier est de plus le fils spirituel de Flaubert, de Faulkner et de Cervantès. Ses premières œuvres romanesques, comme La Ville et les chiens, roman d’apprentissage situé dans une école militaire, et Conversation à La Catedral, du nom d’un bar sordide de Lima, sondent les reins d’un pays fourvoyé dans la corruption et dominé par une dictature militaire ; qui n’hésita pas à opprimer les Indigènes d’Amazonie, comme le confie La Maison verte. Engagé, le romancier l’est à plus d’un titre, dénonçant les tyrannies bourgeoises et familiales dans La Tante Julia et le scribouillard, les théocraties au travers du personnage du prophétique fanatique religieux appelé « le Conseiller » dans La Guerre de la fin du monde, les dictatures, comme celle de Trujillo à Saint-Domingue, dans la magistrale Fête au bouc, ou encore le colonialisme dans Le Rêve du Celte[7] (non retenu en Pléiade). En une opposition signifiante, Le Paradis - un peu plus loin, confronte la permanence de l’utopie aux contraintes du réel, au travers de Fora Tristan et de son petit-fils, le peintre Gauguin, en un subtil contrepoint. Ne manquent plus, mais peut-être sera-ce dans une autre vie, que les mises en œuvre littéraire du castrisme cubain, du chavisme vénézuélien, ce socialisme fomenteur de pauvreté, et de l’Islam, pour tenter d’échapper à la virulence des doctrinaires…
Travailleur acharné, Mario Vargas Llosa n’a pas mésestimé de faire profiter autrui de son expérience et de son art de conteur. En écho aux Lettres à un jeune poète de Rilke[8], les Lettres à un jeune romancier montrent que non seulement « la description de tout objet, même le plus insignifiant, élargie dans un sens totalisateur, conduit purement et simplement à cette prétention utopique : la description de l’univers ». Mais encore que « cette inquiétude face au monde réel qu’alimente la bonne littérature peut, dans certains cas, se traduire aussi par une attitude de révolte contre l’autorité, les institutions et les croyances établies[9] ». La passion pour la littérature de l’écrivain péruvien, évidemment communicative, est bien, et irrépressiblement, au service des libertés, de vision, de pensée et d’action, qu’il s’agisse de la vie privée ou de la vie politique.
Au-delà du Poisson dans l’eau[10]qui était une chronique autobiographique relatant l’épopée de la campagne présidentielle de Mario Vargas Llosa, voici une autobiographie intellectuelle intégrant les penseurs du libéralisme[11], dont Adam Smith, José Ortaga y Gasset, Karl Popper, Raymond Aron, Jean-François Revel… Pourtant le titre, peut-être maladroit, peut induire en erreur : il ne s’agit pas d’intégrer quelque tribu que ce soit, régresser en un collectivisme tribal, bien au contraire. Cet essai eût gagné à s’intituler Le Libéralisme contre l’appel de la tribu. Mais il est à craindre qu’en France hélas le premier mot soit peu vendeur…
L’Ecossais Adam Smith (1723-1790) s’appuie sur la propriété et le commerce pour assoir ses Recherches sur la nature et les causes de la richesse des Nations, essai paru en 1776. L’on y trouve cette fameuse « main invisible » faisant de l’égoïsme le moteur de la coopération de la société et du marché, concept haï avec violence par les constructivistes, socialistes et marxistes et autres anticapitalistes. Un « mécanisme que personne n’avait inventé » unit libre marché et division du travail au service des échanges et surtout de la prospérité générale. Ainsi « la liberté économique nourrit et dynamise toutes les autres » et contribue à l’éradication de la pauvreté, tout cela dans le cadre d’un Etat réduit et fonctionnel. Pas seulement expert économique, Adam Smith est également l’auteur de la Théorie des sentiments moraux, dont le titre dit assez les qualités d’humanité (il était contre l’esclavage), d’autant qu’il pensait que l’éducation devait être financé par la société civile.
Moins connu en France, l’Espagnol Ortega y Gasset (1883-1955) sut ne pas choisir entre le fascisme et le communisme de son temps, gardant sa fidélité à la démocratie libérale. Son essai La Révolte des masses est un avertisseur publié en 1930. La primauté des élites s’achevant, la foule abdique son individualité face aux collectivismes de droite et de gauche, ces hypertrophies de l’Etat que sont le nationalisme et le communisme. Il s’agit en fait un retour au primitivisme : l’appel grégaire de la tribu conduit à la barbarie, comme le proche avenir allait le montrer. À cette décadence répond celle de La Déshumanisation de l’art, c’est-à-dire « la vulgarisation, la remplacement du produit artistique authentique par sa caricature, ou sa version stéréotypée et mécanique, et par une vague de mauvais goût, de grossièreté et de stupidité ». Cet essai de 1928 reste plus pertinent encore avec la déferlante d’un certain art contemporain… Même si le sagace critique esthétique Ortega y Gasset ignora la nécessité du libéralisme économique, il reste un authentique libéral politique.
Les œuvres de Friedrich August von Hayek (1899-1992) sont fondamentales pour aborder la philosophie du libéralisme. Dans La Route de la servitude, il pointa en 1942 la parenté, l’homogénéité du fascisme et du socialisme, dont les planifications économiques entraînent le totalitarisme, quoiqu’il tût le nationalisme de l’un face à l’internationalisme du second. L’on devine combien son dialogue avec le dirigisme économique de Keynes sut invalider ce dernier. L’auteur de Droit, législation et liberté, qui dépeçait de son aura le « mythe de la justice sociale », eut le bonheur de voir sa pensée reprise par Ronald Reagan et Margaret Thatcher, qui délivrèrent en grande partie l’économie de la tutelle étatique et en particulier de la paralysie de la doctrine de l’Etat-providence. Hayek préfère justement au monstre étatique, un « ordre légal rigoureux et efficace qui garantisse la propriété privée, le respect des contrats et un pouvoir judiciaire honnête ». Dénonçant avec rigueur le constructivisme, il montre que seul le capitalisme réellement libéral, respectant la libre concurrence, permet l’accès aux libertés et prospérités.
De Karl Popper (1902-1994), La Société ouverte et ses ennemis dresse en 1945 la généalogie de l’Etatisme absolutiste, depuis La République de Platon jusqu’à Karl Marx, en passant par Hegel. Là sont les fondements de l’Etat totalitaire collectiviste. « L’esprit de l’Etat », cher à Hegel, s’incarne dans les dictateurs, et se dresser contre lui est un crime que paie fort cher l’individu libre. N’oublions pas que Karl Popper, par ailleurs philosophe avisé de la connaissance et de La Logique de la découverte scientifique, ne dédaigne pas des « initiatives d’ordre social », pour « protéger l’économiquement faible de l’économiquement fort », et privilégie l’éducation au service de tous, en une sorte d’égalité des chances, dans la perspective du chèque éducation préconisé par Milton Friedmann.
À une époque où les intellectuels se pavanaient dans le gauchisme, l’on disait qu’il valait mieux avoir « tort avec Sartre que raison avec Aron ». Nous aurons donc la sagesse de penser avec Raymond Aron (1905-1983). « Libéral incorrigible, il fut très tôt favorable à l’indépendance de l’Algérie, donc conspué par la droite et la gauche. Sans trêve, il dénonça le marxisme et ses affidés, en particulier dans L’Opium des intellectuels. Cet ouvrage traque les soumissions des intellectuels face aux pouvoirs depuis le Moyen Âge, et appelle « la venue des sceptiques s’ils doivent éteindre le fanatisme ». Le communisme est bien une « religion séculière ». C’est à cet égard que Mario Vargas Llosa balaie la figure de « l’illisible Sartre » de son mépris bien mérité, alors que « presque personne n’est séduit par la figure d’un Raymond Aron, sensé et convaincant ».
« Philosophe discret », Sir Isaiah Berlin (1909-1997) est peu accessible en français, malgré À Contre-courant. Essais sur l’histoire des idées. Or son œuvre, fort critique de Marx, est autant une analyse qu’un éloge de la liberté, de la part d’un penseur qui avait « horreur du totalitarisme ». Pour lui, « il n’y a pas de justice qui aurait résulté d’une politique injuste ou de liberté qui soit née de l’oppression ». En conséquence, la tolérance est, plus qu’un impératif moral, une nécessité pratique.
Ce n’est pas par hasard que Jean-François Revel dirigea la collection « Liberté », chez Jean-Jacques Pauvert. Ce pamphlétaire de haut-vol, qui publia Pourquoi des philosophes ? en abattant les baudruches Heidegger, Lacan, Barthes, Derrida et Foucault, même si dans le cas de ce dernier il fut excessif, brocarda avec brio La Tentation totalitaire de ses contemporains. L’auteur de Ni Marx ni Jésus, œuvra sans relâche en faveur des libertés individuelles et d’une social-démocratie qui les respectât et contre la censure. Avec Quand les démocraties finissent, il est un avertisseur de la fragilité de ces dernières, avec La Connaissance inutile, un polémiste dénonçant l’aveuglement et le mensonge de qui ne veut pas voir les réalités carnassières de l’espérance communiste, de qui obère les faits sous le parti-pris idéologique.
Avec clarté, Mario Vargas Llosa s’acquitte de son devoir didactique. Gageons que cet essai animé d’autant de pénétration politique et économique que de verve personnelle, de la part de celui qui fut d’abord communiste et partisan du castrisme en une jeunesse aveuglément idéaliste, et se mit à comprendre que le libéralisme (y compris en ce qu’il se doit de refuser l’Islam) est la meilleure voie de libération et de prospérité pour l’humanité, ne fera guère sourciller les vieux yeux pochés de marxisme de la non-intelligentsia française, puisqu’il en existe encore tant. Le romancier et essayiste déplore que la rigueur et la sagacité de Jean-François Revel soient des qualités que « de nombreux intellectuels de notre temps semblent avoir perdues ». Même si la thèse selon laquelle le communisme allait gagner le monde libre fût invalidée par l’écroulement de l’Union soviétique, la rémanence du marxisme et de ses avatars constructivistes et anticapitalistes reste une menace crédible.
C’est en dialoguant, à l’occasion de l’an 2009, avec l’écrivain italien Claudio Magris[12] que Mario Vargas Llosa anime La littérature est ma vengeance. Les secrets de la créativité romanesque, les rapports du roman avec le monde, voire la capacité du premier à changer le second, sont au moyeu de cette réflexion complice et croisée.
Si le réel n’est pas rationnel, ni forcément compréhensible, un récit construit avec les moyens de la fiction peut permettre de l’ordonner : « Le roman nous permet de comprendre une réalité qui, sans lui et d’autres institutions culturelles - la religion, les idéologies -, serait pour nous des plus chaotiques. Nous n’avons pas de perspectives face à ce chaos qu’est la vie où nous sommes plongés, et c’est pour cela qu’existe la culture : pour nous donner des instruments qui permettent de trouver un ordre, de donner une cohérence à notre vie, parce que sans ces institutions, nous vivrions dans la confusion et les ténèbres. » Mario Vargas Llosa ne nie pas pour autant la dimension fantasmatique et les pulsions irrationnelles qui agitent l’être humain - Claudio Magris les nomme « ses démons » - ; qui ainsi font « vivre des contradictions » et nourrissent le tissu romanesque. Conjointement avec l’auteur de Danube, il affirme la nécessité d’une éthique au cœur de cet engagement, ce qu’on déjà confirmés les essais libéraux de L’Appel de la tribu. Qu’il s’agisse de l’Odyssée ou de Don Quichotte, et jusqu’à notre contemporain, nos deux compères font montre d’une nécessité de transformer le monde au moyen de l’art ; et, cela va sans dire, pas au regard d’une perspective politique utopique et constructiviste, mais plus simplement pragmatique et humaniste.
Pour nos deux auteurs, le roman ne peut être platement à thèse, soumis à un diktat idéologique, il est au travers de ses personnages, un mélange « d’aspiration à la vérité et d’égarement dans l’erreur », même si de grands écrivains, comme Céline ont persisté et signé dans l’erreur et l’horreur antisémite, et communiste pour d’autres. Car, rapporte Claudio Magris, le roman est aujourd’hui confronté à « l’impossibilité de représenter une totalité harmonieuse et rationnelle du monde », mais aussi, selon Mario Vargas Llosa, à « l’infirmité incurable ». Pourtant, en cette fiction, qui nous arrache à la petitesse de notre vie, nous découvrons un univers « où même l’imperfection et la laideur sont parfaites », ce qui nous incite à critiquer le monde qui nous entoure et doit permettre de contribuer à une civilisation meilleure. Voilà pourquoi les régimes dictatoriaux, religieux et politiques, se méfient du roman et aiment à le censurer. Et pourquoi il faut préférer les valeurs universelles aux valeurs nationales et confessionnelles. Et si nous partageons le goût du « dialogue entre des cultures différentes », nous n’aurons pas la naïveté de voir en l’Islam une culture capable de pluralisme et de tolérance, ce dont est bien averti Mario Vargas Llosa, qui estime juste, devant ses assauts contre les libertés, d’« imposer une limite »…
De la plus haute volée, et cependant ni jargonnante ni pontifiante, cette « conversation » redonne foi, s’il en était besoin, en l’intelligence humaine.
Infatigable, outre son palais romanesque pléiadisé et les innombrables articles d’un journalisme élevé qui emplissent à craquer trois volumes pour un total de 4500 pages[13], Mario Vargas Llosa, toujours vivifié par son jeune esprit, prépare un essai sur le journalisme, qu’il soit fouilleur de scandales ou tourné vers la dénonciation des pouvoirs corrompus et abusifs. Certainement il a dans la boite à malices de son intelligence politique et romanesque d’autres feuilletons de l’humanité vivante à nous offrir encore. Ses fresques romanesques autant que ses essais forment une irremplaçable initiation aux potentialités dangereuses autant que revigorantes de l’humanité, alors que son Appel de la tribu, offre à la liberté intellectuelle un guide philosophique propre à l’initiation politique du lecteur de bonne volonté.
traduit de l’espagnol (Chili) par Robert Amutio, Seuil, 2020, 224 p, 20 €.
Jorge Volpi : À la recherche de Klingsor,
traduit de l’espagnol (Mexique) par Gabriel Iaculli,
Plon, 2001, 444 p. 21,19 €, Points, 8,10 €.
Le progrès a ses détracteurs, qui, au lieu de voir l’espérance de vie accrue, la prospérité galopante et l’éducation propagée, ne jurent que par le perfectionnement des armes de guerres, jusqu’à plus meurtrière de l’Histoire : la bombe atomique. Génie scientifique et folie mortelle confluent alors pour le malheur de l’humanité. Après Thomas Pynchon et son Arc-en-ciel de la gravité, en 1973, deux romanciers latino-américains prennent à bras-le-corps cette question brûlante pour nous heurter à deux romans ambitieux, mais guère optimistes. Ainsi, le romancier chilien Benjamin Labatut confronte chimie et physique des particules à la folie, à la guerre et à la mort dans ses Lumières aveugles. Et quand Jorge Volpi, avec À la recherche de Klingsor postule un Faust allemand qui rêve de mener à bien une apocalypse nucléaire nazie, le procès d’une science faustienne tentée par le démon du mal semble définitivement perdu.
L'intelligence de grands scientifiques est-elle celle de savants fous, au point de fomenter de terribles armes de guerre ? La réponse risque d’être aux dépens des plus imaginatifs physiciens du XX° siècle. Si l’on consent à ne pas être aveuglé par une laide et dissuasive couverture jaune et noire, une surprise de taille attend le lecteur de Lumières aveugles de Benjamin Labatut. D’abord une historique de ce poison violent qui eut la préférence d’Hitler, le cyanure. L’agent mortel avait été inventé en 1782 à partir du premier pigment synthétique moderne : le « Bleu de Prusse », couleur qui fit la splendeur de l’art de Van Gogh ou Hokusaï. La même ambivalence préside aux travaux de Fritz Haber, inventant à la fois le gaz qui dévasta les tranchées et extrayant l’azote à partir de l’air, ce qui eut l’heureuse conséquence de nourrir l’agriculture et l’explosion démographique. Le même chimiste fut le père du zyklon B qui dévasta les Juifs. Loin d’être un froid exposé historique et scientifique, le récit de Benjamin Labatut sait utiliser l’art du suspense, plongeant dans les affres des conflits et des suicides nazis.
Alors qu’il faut lire ce récit comme un prologue, nous voici brusquement jeté parmi les recherches et controverses qui agitent le microcosme des physiciens les plus inventifs : Alfred Einstein, Louis de Broglie, Werner Heisenberg, Erwin Schrödinger… Astronome et mathématicien, Schwarzschild donna son nom à une « singularité » cosmologique et au « rayon » qui est une limite de l’univers. Mais il dut « calculer la trajectoire de vingt-cinq mille obus chargés de gaz moutarde, qui tombèrent en pluie sur les troupes françaises ». Aussi ne peut-il que constater : « Nous sommes parvenus au point le plus haut de la civilisation. Il ne nous reste plus que la chute ». Une prédiction de 1915 heureusement démentie ; mais qui sait…
De plus en plus tourmentés, parfois autistes ou tuberculeux, les héros du savoir et de l’infiniment petit se tournent vers l’énigme des quanta, les plus petites énergies subatomiques. Werner Heisenberg est percé à jour : « On voit que vous êtes possédé. Dominé par votre intellect comme un dégénéré par la chatte des femmes ». Grothendieck, mathématicien génial, s’enfouit avec ses travaux dans un village isolé de l’Ariège. Dans quelle mesure contribuent-ils à des progrès mal intentionnés ?
Roman, essai, recueil de nouvelles, vulgarisation scientifique ? La classification générique est délicate, tant tout ceci s’emmêle sans bannir un instant le plaisir du lecteur. L’écrivain dit bien qu’il n’a guère qu’un « paragraphe fictif » dans la première partie, alors qu’ensuite « la quantité de fiction augmente au fur et à mesure que le récit avance ». L’on peut en conséquence subodorer que l’épisode consacré à Mlle Herwig et aux fantasmes érotiques d’Erwin Schrödinger à son égard, dans leur sanatorium, appartient à la liberté de l’auteur.
La science devient littérature, la physique quantique est terriblement romanesque. La pensée la plus rationnelle, soit le raisonnement mathématique, glisse vers la folie. Comme les particules sont à la fois onde et corpuscule, sans pouvoir être fixée dans un état unique. Là où naquit le désarroi des scientifiques, là où naissent les prémices de la bombe atomique, puis de l’informatique et d’internet, gît l’instable et trouble bonheur du lecteur.
Sans avoir pourtant sous les yeux l’original espagnol, il est manifeste que l’écriture torrentielle, somptueuse, de Benjamin Labatut (né en 1980) est ici efficacement rendue, d’autant que le titre espagnol, Un Verdor terrible, eût été peu explicite en français. Cerise sur le gâteau, le traducteur n’est rien d’autre que Robert Amutio, qui a œuvré avec constance et soin au service d’un autre Chilien, l’auteur de 2666, Roberto Bolaño[1]. De là à prétendre, comme la quatrième de couverture, que Benjamin Labatut est le digne héritier de cette « étoile distante » et disparue, c’est aller vite en besogne. Cependant il n’est pas impossible que celui qui écrivit Le Secret du mal et la Littérature nazie en Amérique latine inspire un brin ce plus jeune écrivain, attentif aux relations secrètes de la science et du mal.
Ne reste plus à souhaiter que notre traducteur préféré fasse un sort aux autres opus de Benjamin Labatut, inédits en français. Depuis la lumière croise un ensemble de notes scientifiques, religieuses et ésotériques, s’agrégeant dans l’esprit d’un homme tourmenté par la création continue de faux mondes. L’Antarctique commence ici conte l’histoire d’un journaliste qui se lance sur les traces de militaires chiliens disparus dans le continent blanc, celle d’une femme qui tente de s’échapper d’un corps déformé par la maladie, celle d’un jazzman qui prédit les tremblements de terre depuis son lit de mort…
Et si l’apocalypse nucléaire avait été nazie ? C’est l’hypothèse que met en scène un écrivain mexicain un rien démiurge : « Jorge Volpi sera l’une des étoiles de la littérature en langue espagnole du siècle qui vient »… Ainsi Carlos Fuentes salua A la recherche de Klingsor. De quarante ans son cadet, Jorge Volpi, né en 1968, est le chef de file de cette « Génération du Crack » qui publia un manifeste. Avec Ignacio Padilla, Pedro Angel Palon, Ricardo Chavez Castaneda, Eloy Hurroz et Vicente Herrasti, rencontrés en 1989 grâce à des thématiques communes, dont la fin du monde, il rejette les « lectures éphémères », le nationalisme, l’engagement politique et le réalisme magique, ces mamelles sacrées de la littérature hispano-américaine qui, n’en déplaise aux imitateurs de Gabriel Garcia Marquez, sont devenues de scolaires poncifs. Cinq romans, dont Jours de colère, sur le démon et le mal, Le Temps des cendres[2], qui est celui de la catastrophe de Tchernobyl, et El temperamento melancolico, dans lequel un réalisateur allemand tourne avant de mourir d’un cancer son dernier film à Mexico : neuf acteurs novices, choisis pour leurs types psychologiques, incarnent le microcosme des derniers hommes et leur démesure criminelle, lors d’un jugement dernier. Et un essai : La Imaginacion y el poder.Una historia intelectual de 1968, qui exalte l’imagination créatrice de ce 1968 mexicain qui culmina lors du massacre de la place des Trois Cultures. Titres alléchants dont nous espérons la traduction… C’est à la suite du prestigieux prix Biblioteca Breve de 1999, avant lui attribué à Carlos Fuentes et Mario Vargas Llosa, que nous sommes pris dans un ambitieux « roman-fusion » : A la recherche de Klingsor.
Hors le méchant magicien du Parsifal de Wagner, qui est Klingsor ? Cette éminence grise de la science nazie existe-t-elle ? Il aurait eu l’oreille d’Hitler et des connaissances en mathématiques et physique au point d’imaginer achever ce siècle - qui commença en 1905 avec la relativité d’Einstein - dans une apothéose nucléaire allemande. Le procès de Nuremberg, qui juge les criminels nazis, ne peut que constater l’absence du responsable secret du projet atomique du III° Reich. C’est alors que le jeune Américain Francis Bacon, moqué pour son homonymie avec le philosophe qui pensait pouvoir décrire toute la nature, aura pour mission, après un scandale amoureux qui lui ferme les portes d’une chaire de physique, de sillonner l’Allemagne vaincue à la recherche de cet homme, de ce « Faust » du XX° siècle, de ce mythe peut-être. A moins qu’il soit « l’un d’entre nous », suggère-t-on parmi les physiciens plus ou moins nazis de l’après-guerre. Enquêtant entre Einstein et Schrödinger, entre Gödel et Heisenberg, le théorème de l’indécidabilité et le principe d’incertitude sèment des mines de doute sous les pas d’un Bacon assisté d’une sensuelle maîtresse gagnée aux Soviétiques. Le narrateur est-il fiable ? Si c’était lui ? Les soupçons se portent longtemps sur Werner Heisenberg qui use du patriotisme pour masquer son adhésion à une science qui sauverait le « Reich de mille ans ». Au lecteur appartient une décision finale peut-être décevante : « Grâce à Gödel, la vérité était devenue plus fuyante et capricieuse que jamais ».
Ce pourrait être un simple polar au décor historico-scientifique. Mais une vraie jubilation conceptuelle emporte le lecteur. N’est-ce pas la Théorie des jeux qui mène l’enquête, plus que Bacon? Comme pour le célèbre chat de Schrödinger, enfermé sans que l’on sache s’il est mort ou vivant, le lecteur doit sans cesse émettre des hypothèses. Klingsor est-il une onde dans le milieu scientifique ou une corpuscule dans le vivier nazi ? Ou les deux? La structure romanesque, son avancée dans la connaissance, mime l’expansion de la science. Physique, mathématiques, Histoire, suspense, biographie subjective et passionnelle concourent à faire de ce questionnement sur la vérité une œuvre totale, qu’aucune Théorie du Tout ne fermera. Ce que Guillermo Cabrera Infante appelle « science-fusion ». Le roman d’investigation se double alors d’une volonté encyclopédique.
Pour qui possède un vernis de culture scientifique et humaniste, ce livre est un régal. Il suffit de penser à la dernière phrase de Goethe mourant après le Siècle des Lumières (« Plus de lumière ! ») pour lire l’incipit, « Eteignez moi ces lumières », prononcé par Hitler, comme une métaphore d’un crépuscule des dieux qui obscurcit la civilisation européenne. Quant au 1989 qui conclut le trouble devoir de mémoire du narrateur confiné dans un asile psychiatrique en R.D.A., c’est la seconde chute de Berlin : du mur et de l’utopie communiste. Deux totalitarismes auxquels il a heureusement manqué d’être les premiers à avoir la bombe atomique ; quoique la démocratie américaine ne puisse être indemne de la culpabilité d’Hiroshima et de Nagasaki. La science dans ses rapports avec le mal est donc le véritable et terrible sujet de Volpi. Le créateur, dans un tel roman, joue aux dés, et l’un d’eux, électron libre de l’incertitude, est une bombe nucléaire nazie. La conviction d’Einstein (« Dieu ne joue pas aux dés ») est ici saccagée, alors que « la naissance de la physique quantique et de l’incomplétude des mathématiques coïncide avec cette époque de terrible incertitude politique, sociale et morale qu’est le début du XX° siècle ».
C’est ainsi que dans son flux romanesque, Jorge Volpi fait se répondre les « Lois de la mécanique narrative », celles « de la physique quantique » et celles « de la mécanique criminelle ». Il va jusqu’à oser une analyse non sans fondement « de la théorie des ensembles au totalitarisme ». S’agitait-il d’un indigeste salmigondis dans lequel les dialogues concourent aux développements scientifiques ? Ou plutôt d’une heureuse prise de risque intellectuel ? Nous répondrons par la seconde hypothèse, alors que « le cercle de l’uranium » est l’un des « univers parallèles » à cette « quête du Graal » de la physique atomique. Où l’on croise l’écho des personnages du Parsifal de Wagner : la séductrice Kundry et le personnage éponyme, ce dangereux Klinsor, dont la vengeance est annoncée. Mythe, histoire et enjeux de la physique moderne confluent dans les bras d’une somme ambitieuse, entre roman policier et roman philosophique. Ce pourquoi on n’hésita pas à comparer ce livre au Nom de la rose[3], d’Umberto Eco, qui, avec le talent et le succès que l’on sait, appliqua le talent d’investigation policière de Sherlock Holmes à la philosophie médiévale…
Rares sont les écrivains qui convoquent la science et la physique à la barre du roman. Il faut alors penser au monstrueux et polymorphe L’Arc en ciel de la gravité[4]de Thomas Pynchon, qui vacille autour des V2 allemands et du « casino Hermann Goering ». Et, si l’on reste dans le cadre de l’archétype de la quête historique, plus modestement, auChien galeux[5], de Don de Lillo, où l'on chasse un film pornographique représentant Hitler... Le vieux narrateur d'À la Recherche de Klingsor Links, dont le nom fait allusion aux liens du web, rappelle celui duDocteur Faustus[6] de Thomas Mann, qui écrit sous les bombes alliées pour dresser l'histoire d'un double pacte faustien, celui d’Adrian Leverkun le musicien avec le diable et celuidu peuple du peuple allemand avec le nazisme. Le roman d’éducation (ce bildungsroman de Goethe à Thomas Mann) fournit à Bacon un alibi. Ces romans inscrivent Jorge Volpi dans une famille littéraire plus allemande et américaine que mexicaine, en un mot : cosmopolite. Parler de littératures nationales n’a plus grand sens. Un peu complaisant lorsqu’il commente son propre roman, parfois plat quand son ainé Carlos Fuentes[7] est un styliste plus fabuleux, et suivant de plus près le schéma du best-seller anglo-saxon que son maître, Jorge Volpi a cependant gagné son pari : entrelacer avec brio science physique, Histoire nazie et quête romanesque. Au-delà du Temps des cendres, qui respire un peu le roman à thèse, À la recherche de Klingsor reste le roman le plus impressionnant de Jorge Volpi. Aurait-il trouvé son double dans le personnage conçu par Richard Wagner ? Ce terrible magicien Klingsor qui se sert des Filles-Fleurs de la séduction romanesque…
Revenons à l’auteur de Contre-jour[8]. À Thomas Pynchon, et à son Arc-en-ciel de la gravité, dans lequel l’Histoire « n’est somme toute qu’une conspiration, et pas toujours entre gens de qualité ». Entre beuveries et orgies nazies, les V2, ces splendeurs de la science, partent des rives du Reich pour embraser Londres et l’Angleterre. Là où le lieutenant Slothrop ressent autant d’érections prémonitoires que d’explosions ainsi précisément localisées. La « gravité » qui, après avoir été vaincue par la science, les entraîne vers leur cible est celle de la guerre. Or l’ascension est « soumise aux lois de la gravitation. Mais le moteur de la Fusée, avec son cri qui déchire l’âme est une promesse d’évasion ». Ainsi, plutôt que de mourir pour Dieu, le romancier démiurge en théorise « une version séculière », soit : « Mourir pour aider l’Histoire à suivre son corps prédestiné[9]».
Thierry Guinhut
La partie sur Labatut a été publiée dans Le Matricule des anges, septembre 2020
traduit de l’espagnol (Argentine) par Alexandra Carrasco et par Christine Le Bœuf,
Actes Sud, 2011, 400 p, 24 €.
Alberto Manguel : Monstres fabuleux,
traduit de l’anglais (Canada) par Christine Le Bœuf, Actes Sud, 2020, 288 p, 22,50 €.
Alberto Manguel : Un Retour,
traduit de l’espagnol (Argentine) par Alexandra Carrasco et par Christine Le Bœuf,
Actes Sud, 2005, 80 p, 12 €.
Bibliomania, folie des livres et gourmandise du lettré sont de délicieux virus qui n’ont pas manqué d’insuffler une seconde vie, sinon la seule vraie, à l’écrivain argentin Alberto Manguel. Ainsi goûte-t-il le bonheur de se portraiturer en incurable et boulimique papivore. Son identité, entre Argentine natale, Canada d’élection, Londres des hippies et sérénité poitevine, entre quatre langues, le souvenir d’ancêtres juifs et l’intérêt pour la littérature gay, est avant tout celle d’un noble lecteur, mais aussi d’un essayiste et conteur. Ce serait assez d’éloges à lui faire s’il n’avait aussi le goût du partage. Il confie en effet à ses aficionados ses choix, ses analyses, toujours séduisants, souvent aussi fantasques que son Alice préférée… L’encyclopédiste protéiforme, quoique toujours animé par la courtoisie de la discrétion, n’en est pas à son coup d’essai. L’impressionnant Une Histoire de la lecture[1] balayait nos civilisations pour interroger ce silence ému de l’intellect devant le papier ouvert, mais aussi les cris brûlants des censeurs lors des autodafés[2]. Quant à La Bibliothèque, la nuit[3], cet essai, toujours curieux, enlevé, explorait les architectures et les mœurs de ces temples de la connaissance intemporels autant qu’à l’abri, du moins espérons-le, de la volatilité numérique. Une fois, deux fois de plus, voici Alberto Manguel courtisant en diable les bibliothèques dans son Nouvel éloge de la folie et collectionnant Les Monstres fabuleux de la littérature.
L’arrivée torrentielle du numérique ne menace pas tant que l’on voudrait nous le faire croire. C’est du moins la conviction de Manguel dans son Nouvel éloge de la folie. Dans la continuité de l’humanisme d’Erasme et de son Eloge de la folie[4], du papyrus en passant par Gutenberg et au-delà des Ebooks, le livre en son objet reste une ferveur entre les mains, car « Dans ces bibliothèques fantomatiques, l’incarnation concrète du texte est abandonnée et la chair du verbe est privée d’existence. » La volatilité du texte sur écran, le picorage et le copié-collé d’un document électronique ne sont que « collecte d’informations », et ce n’est pas là « lire avec compétence (…) dans le labyrinthe des mots ». Vision passéiste, nostalgique, trop alarmiste ? Procès de ces pages de blog ? Ou sagesse devant un écran trompeusement disponible qui ne devient pas bibliothèque aux volumes vivants, aux pages caressées et comprises ?
Comme en un jeu de piste, Alberto Manguel prend pour guide Alice « dans la forêt du miroir » (ce qui est un autre de ses titres [5]) pour tissercet essai pluriel aux yeux plein de curiosités. Parmi « édits et inédits », il fait précéder chacun de ses trente-neuf petits bijoux d’une citation de Lewis Carroll : Alice au pays des merveilles étant pour lui, depuis l’enfance, un livre séminal. De « Qui suis-je ? » à la « Bibliothèque universelle », de l’enfance à la maturité, c’est à une autobiographie en lecteur que nous somme conviés. Depuis la gouvernante qui lui lisait ses premiers contes jusqu’à l’immense prieuré poitevin du grand âge qui abrita ses milliers de livres venus de garde-meubles de plusieurs continents[6], jusqu’aux « Notes pour une définition de la bibliothèque idéale », le parcours est vertigineux. Sans oublier, à tout seigneur tout honneur, des portraits du maître semi-aveugle dont il fut un des lecteurs : Borges lui-même, dont il relate les amours souvent malheureuses, sa passion pour Dante qui peut-être n’écrivit La Divine comédie que pour y placer sa Béatrice, réhabilitant enfin sa dernière épouse, parfois jalousée par les critiques et universitaires : Maria Kodama[7].
Seul bémol peut-être à pointer en ce retour sur ses vies et en ces pages profuses, en ces « Memoranda » : l’évocation du mythe Che Guevara, « héros romantique », « qui a assumé pour nous notre besoin d’agir contre l’injustice, notre encombrante mauvaise conscience ». Certes ; mais c’est trop vite oublier la carrière criminelle de celui qui contribua au régime communiste et donc liberticide de Fidel Castro et ne rêvait que d’en fonder d’autres… Reste qu’Alberto Manguel, qui se définit comme un « anarchiste modéré », est lui bien attaché à l’exercice souverain des libertés : il ne manquerait pas d’être révolté par les récents autodafés hongrois contre les livres du Juif Imre Kertész, qui connut en son enfance l’enfer des camps nazis[8], ou par les Frères Musulmans décidés à interdire l’un des chefs-d’œuvre préférés de Borges : ces merveilleuses Mille et une nuits. De cette éthique nécessaire témoigne, entre des évocations de la cécité d’Homère et des explorations parmi « Le commerce des livres », sa réflexion sur le rôle des journalistes et des écrivains - ces Don Quichotte - dans la « Persévérance de la vérité » face aux tyrannies et aux mensonges de l’Histoire, mais aussi en confrontant « Le sida et le poète ». Même face à une telle pandémie, un poème peut-il être une « lueur de bonheur […] une possibilité de sagesse » ?
Ainsi, en ces « essais édits & inédits », va l’éloge de qui est atteint de la folie de la lecture, qui stocke des milliers de livres en une bibliothèque au lieu de les engouffrer dans une puce électronique ou dans un cloud internet, jusqu’à leur disparition programmée. Car l’art de lire, l’éthique de la lecture, se conjuguent avec la certitude de n’être « jamais seul » dans sa bibliothèque aux murs couverts d « amis littéraires ».
Ils caressent et secouent nos nuits et nos jours, enrichissent de nouvelles excroissances nos mythologies, se dupliquent sur nos écrans, ces Monstres fabuleux de la littérature ! Ce sont « Dracula, Alice, Superman et autres amis littéraires » d’Alberto Manguel et, toutes affaires cessantes, du lecteur complice en amitié. Trente-huit petits croquis facétieux de la main de notre Alberto préféré illustrent autant de figures étonnantes et détonantes, qui boursouflent les pages, crevassent et fleurissent les oreillers du songe. Plus modestement, une quinzaine d'entre elles avaient déjà été publiées dans une version traduite de l'espagnol[9], ce qui permet de deviner les capacités presque babéliennes de notre essayiste, puisqu'il les a réécrits, amplifiés et multipliés dans la langue anglaise, alors qu'il maîtrise parfaitement le français.
Il s’agit de lister ces obsédants et symboliques personnages autant que de considérer quels enseignements ils sont en mesure de nous délivrer. S’ils sont « monstres fabuleux », c’est presque un oxymore, autant la peur induite côtoie l’émerveillement, mais c’est souligner leur dimension totalement fictionnelle, tant ces créatures sont à l’image d’un « Adam verbal ». Si preuve en était besoin, ils témoignent le nécessité des amis - ou ennemis - imaginaires, avec qui nous entretenons une « relation dyadique normale », pour emprunter l’expression d’Edmund Husserl. Ils sont pour Alberto Manguel une façon d’assurer son autobiographie : « J’ai toujours considéré ma vie comme un composé des pages de nombreux livres ». D’autant que, fils de diplomate voyageur, toute chambre ne devenait la sienne qu’avec le concours de sa petite bibliothèque.
Etrangement, l’essayiste commence avec un personnage inattendu, un médiocre à l’ombre d’une héroïne malheureuse : Monsieur Bovary, « le plus prosaïque ». Quoiqu’il ne fasse en rien rêver, il est proprement indispensable à l’intelligence du roman de Flaubert, mais également en terme d’élément contrastant au seuil de cette énumération d’héroïnes et héros féériques et légendaires. « Dépourvu d’imagination », il est l’antithèse des préférés de notre collectionneur.
Plus colorés sont le Petit chaperon rouge et Dracula[10] : si éloignés soient-ils, le sang de l’innocence les désigne. Le loup du conte est un émule du marquis de Sade, celle qui finit dans le lit du loup annonce la destinée de la Lolita de Nabokov. Si la première est « emblématique de la liberté individuelle », vite châtiée par le loup, le second, prince sanguinaire de Valachie, va jusqu’à mordre à la gorge les jeunes gens de l’Angleterre en raillant le sang du Christ, et en recherchant ardemment la fontaine de la jeunesse. Jeunesse autrement « miraculeuse » que celle d’Alice, née de la rencontre d’Alice Liddell et du révérend Dodgson, alias Lewis Carroll. L’entrée dans le trou de lapin, puis la chute en spirale, le royaume labyrinthique de la Reine rouge et l’autre côté du miroir firent dès lors partie de « la littérature universelle ». Cette métaphore du voyage au travers du non-sens et de la folie humaine est à la fois enfantine et voisine de celui de Dante parmi l’Enfer souterrain, ce qui apparaît bien vite archétypal. La Reine de cœur est un « despote », ce « pays des merveilles » n’est pas loin de Kafka ; cependant face à un tel désordre, Alice conserve et logique et raison. Plus loin, répondent à ces enfants une jeune fille telle que la Belle au bois dormant, dont le sommeil ressemble à la mort, qui a l’art de « ne pas vieillir avec grâce », en son trouble érotisme.
Faust est une sorte d’opposé de Superman. L’un, vieux, cherche la connaissance, la jeunesse, l’amour, et signe un pacte avec le Malin ; l’autre, toujours jeune, combat avec succès les forces du mal, tout en étant touchant par sa fragilité : « Je me sentais proche de Superman. Non pas, bien sûr, en raison de ses super-pouvoirs, mais à cause de la solitude forcée et de son impression d’être exclu ». Alberto Manguel souligne là cette identification qui fait de nos héros des doubles fantasmatiques. Superman, qui n’est pas le « surhomme » nietzschéen, est l’image du désir d’impossible qui éreinte l’homme, comme Don Juan cherche l’impossible de l’amour. Collectionneur et « tireur d’élite », ce dernier est semblable aux « conquistadors espagnols pillant les royaumes du Nouveau Monde ».
Lilith, qui précéda Eve, aimait converser avec le serpent et concevoir des démons. Le Juif errant, qui repoussa Jésus, est condamné à voyager pour l’éternité. Ils viennent tous deux de mythes juifs et ensemencent la littérature de leurs maléfices, malheurs et errances, non sans hélas concourir à l’antisémitisme.
Après avoir écrit son De la curiosité[11], Alberto Manguel reste fidèle à cette vertu. Ce ne sont pas seulement les « amis littéraires » les plus connus qui le sollicitent, mais aussi Phoebé venue de L’Attrape-cœurs de Salinger, Hsing-Cheng dans La Conférence des oiseaux d’Attar[12], Jim l’un des noirs esclaves dans les Aventures d’Huckleberry Finn de Mark Twain. Ce dernier nous parle encore tant que le racisme sévira aux Etats-Unis et ailleurs… L’on ne s’étonnera cependant pas que Robinson Crusoé croise Queequeg, l’indien tatoué de Melville, ou le voyageur Sindbad, que le fascinant et effrayant Capitaine Nemo voisine avec le monstre de Frankenstein, que Jonas et Job jaillissent de la Bible ; et si nous attendions Don Quichotte, ô surprise, c’est Cid Hamet Ben Engeli, son auteur fictif imaginé par Cervantès, qui le détrône ici, en ambigu témoin de la culture morisque. Plus étonnant encore est ici la présence d’Emile, le jeune homme qu’éduque par la nature Jean-Jacques Rousseau, et qui serait aujourd’hui tout autre : « Plutôt que par une éducation rationnelle, l’apprentissage quotidien d’Emile s’effectue au moyen d’annonces publicitaires et de jeux électroniques qui lui disent que le bonheur, on peut l’acheter, que la violence est sans conséquences et que les anciennes règles patriarcales sont encore en vigueur ». La satire de celui qui manque d’éducation, est rude, amère, hélas passablement réaliste…
Monstrueux au sens propre est la chimère, mythologique et rêveuse en sa polysémie, ce qui entraîne notre essayiste à énumérer les « monstres d’aujourd’hui » : Hitler, Staline ou « les tueurs en séries, les violeurs ». Alors que pauvre monstre humain reste Quasimodo, qui « demande seulement qu’on l’autorise à être », même si c’est l’idéaliser. Il y a ceux qui font peur, comme Satan, « l’implacable ennemi de l’humanité », ou le « Wendigo » cannibale qui hante les forêts du nord du Québec. Ceux qui font rêver comme l’hippogriffre, merveilleux cheval volant au service du héros, parmi le poème de l’Arioste, Roland furieux, où règne « une logique poétique sauvage ». Ainsi demeure la dichotomie entre le bien et le mal.
Une fois de plus, autant les plus anciens « amis littéraires » que les plus récents (l’on aurait pu ajouter Harry Potter) entraînent l’écrivain et moraliste à réfléchir sur notre temps, voire à d’étonnantes extrapolations, comme lorsque le biblique Jonas le conduit au statut des artistes de Ninive qui pourrait être le nôtre. Pourtant, le rappelle Alberto Manguel, « la fiction n’est ni comptabilité ni dogme et ne délivre ni message ni catéchisme ». Ce voyage parmi les héros littéraires de l’imaginaire est aussi érudit que joliment hétéroclite, animé par un aimable talent de vulgarisateur, goûteux à souhait, revitalisé de rapprochements imprévus, qui donnent à chaque fois une irrésistible envie de se plonger, ou replonger, dans les romans - voire les comics pour Superman - qui leur donnent vie. Ce recueil de Monstres fabuleux se déploie comme une galerie de peintures, éminemment intelligente et stimulante.
Notre auteur a parfois commis des romans plus vastes[13], des récits plus ténus, voire, diront les détracteurs, plus maigres, quoiqu’associant l’érotisme du voyeur et l’art photographique[14]… Mais s’il faut choisir un texte narratif emblématique, son Retour, quoique mince en pagination, est d’une réelle intensité. Intensité de la dynamique narrative d’abord et de la déflagration produite par le souvenir ensuite.
Nestor, antiquaire romain, reçoit une invitation à un mariage. C’est l’occasion de retrouver une Argentine oubliée, ou occultée. Dès l’aéroport, les rues bondées, il fait la première rencontre d’un fantôme de son passé… Quitte-t-il le sol de la réalité, des coïncidences perturbées par la fatigue du décalage horaire ? S’agit-il de fantasmes excités par le retour du refoulé de sa jeunesse estudiantine, des manifestations, des interventions policières, de l’exil précipité ? Peut-être est-il entré dans le royaume des ombres, si l’on imagine que ses anciens amis, étrangement inchangés, ont été tués par la répression fascisante… Peu à peu, les apparitions et disparitions, au détour d’une rue, dans un café soudain introuvable, emportent Nestor dans une spirale d’inquiétude et de culpabilité : pendant que ses amis étaient dévorés par les geôles de la police, il profitait d’un exil aussi rapide que facile. Un autobus apparemment réaliste finit par l’emporter sur le terrain d’un Luna Park qui fleure bon les retrouvailles autant que la danse macabre aux Enfers…
Si l’on se demandait comment unir réflexion sur les années noires du fascisme argentin et bacchanale fantastique, comment l’éthique de l’essayiste rejoint celle du raconteur d’histoires, nul doute qu’Alberto Manguel nous ait offert une réponse magistrale grâce à ces fantômes argentins.
Notre essayiste lit comme Alice parcourt le pays des merveilles. Pour interroger et comprendre un monde parfois absurde, armé des lampes des livres dans la nuit des rayonnages. Il serait évidemment injuste de ne voir en lui qu’un disciple et lecteur officiel de Borges[15] au paradis des bibliothèques et des contes ; assurément sa voix, quoique prudente, est aussi universelle, de par son cosmopolitisme, de par l’acuité de sa pensée, que singulière. Si le « point final » est pour nous tous un « memento mori », souhaitons à notre cher Alberto Manguel bien d’autres points à démêler de la clarté de sa langue. Non sans lui assurer la suprême consolation future : ses livres ont une place irréfragable dans nos bibliothèques.
Le « secret du mal », est probablement autant métaphysique que politique. Même si une esquisse de Roberto Bolaño portant ce titre[1], se révèle aussi décevante que vide, rien de tel que ce météorique écrivain chilien, qui trouva son impressionnante acmé avec 2666[2]. Le sens de son être au monde lui échappa longtemps. Seule d’abord la poésie sut le questionner, avant que ses romans, de plus en plus aiguisés et monstrueux, viennent le conforter, ainsi que son épouse et ses enfants aimés qu’il ne put voir grandir et auxquels il dédia ses derniers chefs-d’œuvre. Son espérance politique crut trouver son idéalisme dans le régime socialiste d’Allende, quoiqu’en son lucide esprit elle fut plus tard désenchantée. Car elle fut bientôt soufflée par une « tempête de merde », selon les derniers mots de Nocturne du Chili. Celle du fascisme de Pinochet. Entre des amis disparus dans la conflagration, trois jours de prison pour sa petite personne délivrée par d’anciens camarades de collège devenus policiers, l’expérience fut pour le moins traumatisante ; et formatrice. L’exil, des rivages pacifiques aux rivages méditerranéens, mexicain, puis espagnol, le laissera sans cesse nostalgique de cette période édénique explosée. Sa vie d’écrivain (1953-2003) sera consacrée à fouiller autant les épiphanies poétiques et amoureuses que les tumeurs de la révolution châtrée. Or c’est dès le gigantesque volume premier de ses Œuvres complètes, qu’explosent les trois directions génériques de la créativité bolañienne, soit les poèmes, puis les récits d’Appels téléphoniques, enfin les roman titrés Amuleto et Etoile distante.Ainsila dimension éthique et esthétique de l’univers de l’écrivain chilien ne peut être sous-estimée.
Ce monstrueux et tout autant séduisant volume premier des Œuvres complètes de notre cher et indispensable Roberto Bolaño nous emporte d’abord au sein d’une Université inconnue : celle de la poésie. Lui qui fut « élevé auprès de puritains révolutionnaires », prétend écrire « Une poésie qui peut-être plaidera pour mon ombre dans des jours futurs ». N’en doutons pas : il a, devant l’éternité, gagné sa cause.
Une sorte de mouvement parodique incite le jeune poète à jouer avec les codes du fin’amor et des troubadours, dans son cycle anachronique consacré à « Guiraut de Bornelh : « Ils plagieront mes vers pendant que je travaille seul en Europe ». Cependant les vers libres se répandent dans la cataracte une poésie réaliste, inquiète, violente parfois, parfois fort noire : « j’attends ma fin du monde personnelle ».
Dans Proses de l’automne à Gérone, des proses poétiques autobiographiques parcourent d’abord comme un « kaléidoscope » la ville catalane. Le poète est inquiet de son droit de séjour, suite à son exil du Chili, puis du Mexique, et de « l’argent comme cordon ombilical qui te relie aux jeunes femmes et au paysage »… Cinquante-sept « rêves » font « Un tour dans la littérature », où Kafka « voyait brûler le monde », où Pérec « avait trois ans et pleurait, inconsolable ». Le panneau central du triptyque est un fabuleux poème mi-épique, mi-lyrique, au souffle sombre et heurté, qui raconte un voyage vers un « Pérou légendaire » par quelques Chiliens. De leur « bouche ouverte […] sortent / Les rêves : des empreintes / Fossiles / Colorées avec la palette / De l’apocalypse. »
Tout aussi fulgurants sont les poèmes de ces Chiens romantiques[3]qui, auprès du mal, aboient à la lune de la liberté, de l’amour et de la poésie… Parfois cette dernière a, chez notre malheureux chien littéraire pistant les énigmes du monde, la rapidité omnivore de Ginsberg, parfois elle a l’émotion bouleversante du poème presque testamentaire et néo-classique dédié à sa « Muse » : tour à tour à « seize ans », tour à tour dans la maturité, elle est « l’ange gardien » qui le protège « lors des jours terribles de l’aventure incessante […] dans les ruelles / des tueurs », quand il est son « sillage radieux ». Parmi des vers libres que l’on pourra juger inégaux, se détache un trio dédié aux « détectives », qui sont la mise en abyme d’un plus immense roman : Les Détectives sauvages[4], parmi lequel il voit « les livres de questions que personne ne résout / Les archives ignominieuses ».
En une réelle lucidité, et non sans amertume, il prend ses distances avec le mythe révolutionnaire : « La révolution s’appelle Atlantide / Et elle est féroce et infinie / Mais elle ne sert à rien ». Le pathétique, y compris en faisant l’amour à des femmes plus inquiètes encore que le poète, côtoie le morbide : « J’avais vu la mort copuler avec le rêve ». On a la sensation terreuse d’entrer « Dans la salle de lecture de l’Enfer » où feuilleter « un recueil de poèmes de terreur », recueil explosif, enfin en tous les volets du retable poétique, que l’on regrette d’ailleurs de ne pas être bilingue.
Nombreux sont ici les inédits poétiques, comme ces « Poèmes perdus », parmi lesquels l’on ne peut que s’émouvoir devant « La beauté. Sujet de composition. » Cette dernière n’est pas avare : « Dans la cour il y a de l’herbe de la rosée et des ordures », alors qu’une jeune fille vient prendre son thé. Elle regarde « le squelette / d’une bicyclette […] qui est la Beauté, et pas la mort. / Pas l’amante sauvage / - la mort - / qui court dans les rues / du sommeil […] La jeune fille boit du thé […] Comme une sainte / elle franchit la clôture / et commence à se diluer / dans les chardons et l’herbe haute. / Tel est le sujet de la composition : / La Beauté apparait, se perd, / Réapparaît, se perd »…
Loin d’être idéaliste, notre poète est parfois plus polémique, plus cru, en ses « Manifestes et positions » : les poètes latino-américains, directeurs de revues et lecteurs d’édition, sont « Accrochés à leur parcelle de pouvoir […] décidés à défendre / Leurs châteaux contre l’assaut du Néant / Ou des jeunes […] à faire disparaître / Des anthologies les éléments subversifs ». Ce sont « les Neruda / Et les Octavio Paz de poche/ Dindons farcis de pets prêts à parler de la mort ». Ainsi le spectre poétique de Roberto Bolaño ratisse large, entre lyrisme et engagement.
Parmi les quatorze récits ponctuant les Appels téléphoniques, où se glissent assez souvent des éléments autobiographiques, trois sections organisent ces appels à la terreur et à la pitié, comme dans la tragédie vue par Aristote : la première obéit titre du recueil, la seconde s’appelle « Enquêteurs », la dernière « Vie d’Anne Moore ». Au moyen d’une limpide écriture, et percutante par éclats, les personnages émrrgent de la banalité. Comme ce vieil écrivain qui échange des lettres avec le narrateur, alter ego de notre auteur, des tuyaux sur des concours de nouvelles, des photographies sur laquelle Miranda, la jeune fille du premier, fait fantasmer le second qui écrit un long poème où elle rencontre Gregor Samsa (de La Métamorphose de Kafka) « au fond d’un couloir de brouillard dans lequel se mouvaient imperceptiblement les masses sombres de la terreur latino-américaine ». C’est aussi une ancienne star du porno, un drôle de type que le narrateur appelle « le ver » et qui postule « l’explosion de la réalité », alors qu’Anne Moore voit « le visage maculé de terre de la réalité ». Un auteur, « B », écrit un livre qui contient le portrait masqué de « A », un auteur à succès, médiocre et pontifiant. C dernier s’est-il reconnu, alors qu’il en a fait une élogieuse critique ? Jusqu’à l’angoisse, « A » le harcèle d’appels pour connaître un fin mot qu’il ne connaîtra pas, jusqu’à l’absurde. Les écrivains se bousculent dans ces nouvelles, ceux du groupe français de la revue Tel Quel, autour de Philippe Sollers[5], mais aussi un hétéronyme, « Arturo Belano ». Et peut-être le plus ironique, le plus profond de ces récits est-il « Un autre conte russe », dans lequel un conscrit Espagnol engagé du côté des Allemands sur le front russe et torturé par les partisans, découvre le pouvoir salvateur de l’art, car en criant « con », un interprète comprend « Kunst » ! L’on devine que la méprise invalide la grâce métaphysique, à moins que le hasard venu de la personnalité du tourmenteur permette de valider l’essentialité de l’art, soit, en toute occurrence bolañienne, de l’écriture.
Quelle secrète amulette protège Auxilio Lacouture ? Amuleto raconte en effet l’aventure insolite et terrifiante de « la mère de la poésie mexicaine ». L’autonomie de l’Université mexicaine ayant été en 1968 violée par la police, la jeune fille se réfugie dans les toilettes des femmes du quatrième étage, où elle restera cloîtrée pendant treize jours sans manger. C’est pour elle l’occasion de ranimer son passé, de réciter des vers, de ressasser ses inquiétudes, sa solitude devant la menace. Politique et onirique, le texte se développe en évocations prenantes, malaxant ses amours troublées, ses rencontres, où l’on retrouve Arturo Belano qui a failli disparaître dans les tourmentes révolutionnaires. Mais aussi en cauchemars et en visions : comme lorsqu’elle passe la tête dans un miroir et voit « une énorme vallée inhabitée », peut-être « la préfiguration de la vallée de la mort, car la mort est le bâton de l’Amérique latine ». Comme lorsque les dernier mots évoquent « notre amulette » : un chant de guerre, de « hauts faits héroïques d’une génération entière de jeune Latino-Américains sacrifiés, j’ai su que par-dessus tout ce chant parlait de la bravoure et des miroirs, du désir et du plaisir ».
Le présent volume se referme sur la conflagration des artistes et du fascisme, au travers des exactions de Pinochet et de ses sbires, qui animent le maelström d’Etoile distante ; et c’est là un des plus grands romans de Roberto Bolaño, avec Nocturne du Chili[6] et 2666, au chiffre diabolique, que nous avions analysés dans un précédent essai[7]. Mais une relecture n’est pas de trop.
Les jeunes poètes contemporains de Salvador Allende rêvent avant 1973 de « temps nouveaux », sachant « confusément que souvent les rêves se muent en cauchemars ». En ce sens il s’agit là d’Etoile distante. L’insolite dandy Ruiz-Tagle attire les regards des ateliers de poésie, autant que les splendides sœurs jumelles Garmendia. Quelque chose « palpitait dans l’ombre » de l’homme distant qui, dit-on allait « révolutionner la poésie chilienne », mais qui n’est peut-être pas de gauche… Le coup d’Etat militaire, « finale du championnat du monde de laideur et de violence », vient bouleverser un paradis originel. Pire, Ruiz-Tagle, alias le lieutenant Carlos Wieder, est un meurtrier à la solde du fascisme, qui, au-dessus de la prison où séjourne le narrateur, écrit des poèmes dans le ciel avec son avion : « les poèmes d’un nouvel âge de fer pour la race chilienne » ! C’est à cet égard que Bibiano annonce vouloir écrire « un livre, une anthologie de la littérature nazie américaine », évidente mise en abyme du livre de Roberto Bolañolui-même[8].
Les comparses de cette épopée poétique disparaissent dans la répression fasciste, ou écument quelques temps les luttes révolutionnaires en Amérique centrale, avant de mourir à leur tour, ou encore s’exilent, deviennent traducteurs. Et là, « plus de la moitié des histoires sont falsifiées ou ne sont que l’ombre de l’Histoire réelle ». Les destins ne sont pas brillants, comme dans le cas de Soto, pour lequel « entre Tel Quel et l’Oulipo, la vie a décidé et choisi la page des faits divers ». Quant à Carlos Wieder, après une exhibition aérienne et poétique à peine lisible dans l’orage, il ouvre une exposition de photographies de corps torturés par le régime qui fait vomir ses spectateurs, publie dans des revues comme « Le Quatrième Reich argentin » et conçoit un « wargame ». De plus en plus, il s’efface, devenant une légende fantasmagorique et irrattrapable : « Carlos Wieder voyait le monde comme un volcan ». Son histoire « se coule dans un poème héroïque » ; n’en reste que, selon l’employée mapuche des sœurs Garmendia, « La rage pure, monsieur, l’inutilité pure ». Peut-être a-t-il fait partie des « Ecrivains Barbares », qui défèquent sur les plus grands livres de façon à parvenir à « l’assimilation réelle des classiques ». Enfin la quête aboutit, vingt ans plus tard, en Catalogne : « il ne ressemblait pas à un assassin de légende »… La capacité borgésienne de créer un auteur aux pseudonymes invraisemblables et à l’incroyable œuvre putative est ici à son comble. L’univers bolañien prolifère comme une hydre à cent têtes, dont celle d’un collectionneur américain qui voit dans le hasard le « mal absolu », celle d’un policier payé pour retrouver Carlos Wieder et qui pense qu’un Jean Valjean est « trouvable dans le creuset des villes latino-américaines ».
Finalement, malgré son apparente promesse éthique et métaphysique, la poésie n’est pas une assurance de l’individu contre le mal, au contraire. Des personnages attachants, énigmatiques ou abominables, un réel suspense, un mystère prégnant, une tendresse désabusée, une mélancolie décapante, une hauteur de vue incalculable, une déréliction métaphysique et politique, tout est réuni pour faire d’Etoile distante un diamant littéraire de la plus trouble eau.
Ce premier opus de ces Œuvres complètes, qui en compteront six pour s’achever en 2022 avec la sommitale édition du roman 2666, malgré sa richesse indubitable et ses inédits poétiques, ne manque pas de laisser le lecteur perplexe. L’éditeur prétend ne choisir ni une publication chronologique, ni thématique, ni générique, mais une voie transversale ; qu’est-ce à dire ? Pourtant la première solution eût été plus logique, plus claire… Il n’en reste pas moins qu’à chaque volume, toujours nanti d'inédits, un large panorama des enquêtes creusant l’âme humaine, ses déboires, ses joies et ses abîmes, autant que les voies impénétrables de l’Histoire, est ouvert. À chaque parution, les facettes de l’écrivain s’opposeront, se répondront, bien au-delà du réalisme magique latino-américain, marqué par Carlos Fuentes et Gabriel Garcia Marquez, dans une perspective que dans sa jeunesse poétique, Roberto Bolañoappela l’infraréalisme.
Quant au second volume, inénarrable, il offre des beautés déjà connues à redécouvrir, comme Monsieur Pain, avec un malade d'un incompréhensible hoquet, roman presque kafkaïen, et les portraits et biographies hallucinants de La Littérature nazie en Amérique latine, ou encore Des putains meurtrières, qui est presque un oxymore. Sauf que deux romanesques inédits - et non des moindres - ponctuent ce opus. Entre L'Esprit de la science-fiction et Les Déboires du vrai policier, nul doute que les circonvolutions bolañiennes entre les genres raviront l'inquiétude du lecteur...
Mort en Catalogne en 2003 à cinquante ans, son foie n’ayant vécu qu’un demi-siècle, attendant une transplantation qui ne vint pas, nostalgique d’une jeunesse chilienne poétique à jamais perdue, confronté cette évidence du mal métaphysique qui nous atteint tous et du mal politique qui l’a brutalement frôlé sans l’annihiler, mais pour sublimer son prolixe travail littéraire, Roberto Bolaño n’a cédé qu’au mal biologique, celui de son corps. Cette première stèle, parmi les cinq autres à venir de ses Œuvres complètes, est à la fois un hommage funèbre et les premiers tableaux d’un polyptique sans autre dieu que la brutale et poétique réalité d’un chaos qu’ordonne la beauté de l’art. Car, comme dit ce poème talismanique tiré d’Une fin heureuse, la « Muse » peut-être « vue dans les hôpitaux / et dans la file / des prisonniers politiques ».
traduit de l’espagnol (Argentine) par Antonio Werli,
Quidam, 220 p, 20 €.
Fantasmes proliférants, postulations de l’imaginaire, intrications du cosmos, des corps et des psychés aux fascinants et dangereux développements, voici les ressorts de la littérature fantastique, sans oublier l’effroi d’une transgression des forces de la nature qui ne reste pas impunie, a fortiori au moyen du châtiment eschatologique. Les puissances inconnues que recèle la matière, mais aussi l’esprit humain, voire animal, sinon celle du Dieu de l’Ancien testament, permettent aux Forces étranges de l’inoubliable Leopoldo Lugones de réaliser le grand écart entre les mythes anciens et les frontières les plus inatteignables de la science. Ainsi des mystères d’un passé antédiluvien aux hypothèses scientifiques les plus hardies, le scalpel verbal de Lugones découpe un portrait de l’humanité trouble et stupéfiant. Jorge Luis Borges ne put que s’incliner devant ces Forces étranges, recueil de contes paru en 1906 en Argentine, dont nous accueillons - non sans frémir - et avec bonheur la première traduction intégrale française.
Est-ce la seule chronologie de l’écriture, ou une savante alternance thématique, qui ont guidé Lugones dans l’ordre de ses récits ? Qui sait. En tout état de cause pas le critère générique, puisque la première nouvelle, qui pourrait décourager un impatient lecteur par son initial exposé didactique sur les propriétés des ondes sonores, imagine la création d’un appareil, précisément, voire infiniment, destructeur, au moyen d’un son inouï. Ce ne serait qu’une anticipation scientifique si la désintégration du cerveau du génie méconnu ne pouvait être attribuée qu’à un accident. Ou à la malignité de sa créature, à moins qu’il s’agisse d’un suicide ingénieux, sinon d’un châtiment auto-infligé digne de la « Force Oméga » mise en œuvre. Laconique in fine, le narrateur laisse le lecteur en proie à des spéculations sans nombre… Autre récit sur les propriétés du son, « La métamusique », dans lequel un ingénieux savant conçoit un piano qui permet de voir les couleurs de la musique, jusqu’à ce que « l’octave du soleil » détruise ses yeux. Indubitablement, quoiqu’il soit le sixième du recueil, il faut le lire comme un écho du premier, laissant libre cours à une réflexion sur les connivences de la science avec le mal…
Spécialiste de « la conductibilité des neurones », le Docteur Paulin invente quant à lui « le psychon », autrement dit un nouveau corps : soit « la pensée volatilisée ». Une fois cette dernière liquéfiée, il est possible « de réaliser son inclusion dans un métal », plus exactement des « médailles psychiques. Médailles de génie, de poésie, d’audace de tristesse ». Devinons que l’expérience n’est pas sans risques, d’extravagances, de folie… Qui sait s’il s’agit d’autre chose que du grand n’importe quoi. Nous n’aurons pas la naïveté de croire à de telles affabulations venues du spiritisme, qui restent pour le moins divertissantes, au mieux dignes d’illustrer les circonvolutions des projections de l’intellect. Cependant la science d’aujourd’hui n’approche-t-elle pas la pensée numérisée, l’intelligence artificielle et autonome[1]?
Autre science, la botanique, avec « Viola acherontia ». Un jardinier cherche « à suggestionner les violettes », de façon à ce qu’elles émettent un toxique mortel et parfait. Ces « violettes noires », en respirant les « poisons cadavériques » de plantes voisines, en observant des « scènes cruelles », en viennent à pleurer et « produire une pullulation de petits aïe très semblables à ceux d’un enfant ». Un tel maudit personnage deviendrait-il un criminel, serait-il digne d’entre au panthéon de L’Assassinat considéré comme un des beaux-arts de Thomas de Quincey ?
La dimension scientifique perd peu à peu du terrain devant les forces du surnaturel. « Un phénomène inexplicable » commence comme en pays d’anticipation avec une conversation sur l’homéopathie, puis sur le choléra qui sévit dans les plaines argentines. Mais il bifurque bientôt sur les « sujets sensitifs » et l’hallucination. Le protagoniste, qui vécut aux Inde et voulut connaître le Tibet, se met à expérimenter les pouvoirs des yogis, au point de se dissocier « au cours d’un rêve extatique » : un singe ne le quittant plus, il a « perdu le concept d’unité », au point que le narrateur n’ait plus qu’à constater avec horreur que l’ombre de l’homme qu’il a dessinée est bien celle du singe. La dissociation de la personnalité, inscrite sur le mur et le papier est bien de l’ordre du fantastique. Autre singe, nommé « Yzur, dont l’espèce aurait perdu le langage. Toute une éducation, une « gymnastique des lèvres », viendront, qui sait, à bout du problème, à l’orée de la mort. Plus modeste, et plus brève, cependant également animalière, est « L’escuerzo », du nom d’un crapaud qui saura assurer sa vengeance contre son tueur.
Pour rester dans l’animalité étrange, rejoignons une Antiquité fantasmatique. « Les chevaux d’Abdère », en Thrace, deviennent par la vertu de l’élevage et de l’éducation, des parangons de « l’humanisation de la race équine ». Mais bientôt leur révolte devient une guerre sanguinaire contre l’humanité ; seul un providentiel sauveur dont nous tairons le nom viendra clore le carnage. Il est assez évident que nous pensons à une réécriture réussie de l’épisode du pays des chevaux, dans Les Voyages de Gulliver de Swift.
Loin de Buenos Aires et des pampas argentines, un temps reculé, voire mythique, s’éloigne dans un Proche-Orient rêvé avec une précision suffocante. En ces récits, l’écriture est riche et sensuelle, luxueusement descriptive, comme en écho à celle de Flaubert dans Salammbô. Envoûtant est le second conte, peut-être le plus fascinant du recueil : « La pluie de feu. Evocation d’un désincarné de Gomorrhe ». En une cité à l’antiquité imprécisée, un homme vit parmi le luxe, les plaisirs, les esclaves et la luxure, et surtout « deux occupations majeures : lire et manger ». La cité libertine « savait jouir et vivre ». Pourtant, le soupçon de la superficialité hérisse le dos du lecteur, la tragédie ne saurait tarder : « une pluie de cuivre incandescent » s’abat violemment, se calme, reprend ; parmi les ruines embrasées il n’y a plus à se réfugier… Bien qu’aucun dieu ne paraisse responsable du phénomène - seuls les fauves pleurent « à je ne sais quelle divinité obscure » - aucune explication scientifique n’étant envisagée, la plaie eschatologique parait indubitable, la fin du monde sacramentelle… Le titre lui-même faisant allusion à Gomorrhe, donc à l’homosexualité féminine, l’on n’en voit guère trace dans le récit conduit avec une maestria, une beauté qui restera longtemps entêtante.
Mais, non loin de « pommiers de Sodome », en un désert où « crépuscule et aurore se confondent dans une tristesse égale », un pèlerin raconte l’histoire du moine Sosistrate, cénobite qui « était devenu presque transparent » et « avait atteint la sainteté ». Hélas, quoiqu’il l’ignore, c’est Satan qui lui suggère d’aller libérer « la statue de sel », cette femme de Loth qui fut châtiée par la colère de Yahvé. Il saura ainsi ce que coûte une sacrilège curiosité… Près de Jérusalem, en l’an 1099, la main du chevalier Wilfrid, restée clouée sur la croix, saisit le chef arabe au cou et l’étrangle, avant de devenir une relique…
Plus avant encore, « L’origine du déluge » emprunte le vocabulaire de la chimie, de la géologie et de la zoologie pour décrire un phénomène mythique. L’intrusion cosmique de l’élément aqueux, entraîne l’apparition de créatures improbables. L’une d’entre elle jaillit littéralement de l’évocation d’une medium qui dépeint cette diluvienne révélation : « Au fond de l’évier, gisait, pas plus grande qu’un rat, mais parfaitement formée et magnifique, irradiant mortellement sa blancheur, une petite sirène, morte ».
Peu à peu, l’on voit se tisser des thèmes récurrents, des répons au sens musical du terme, explorant les propriétés du son, les analogies entre l’homme, le singe et le cheval, les expériences paranormales, alors que notre écrivain goûtait le spiritisme, et les explorations fantasmatiques d’un passé légendaire. Mais aussi le fil rouge qui relie les allusions bibliques et chrétiennes, voire mythologiques, qui relèvent du châtiment divin, même en l’absence du dieu.
Rien n’interdit de lire le dernier texte, titré Essai de cosmogonie en dix leçons, comme un récapitulatif des précédents contes, sur le mode du théoricien et conférencier, depuis l’origine de l’univers, en passant par les atomes, jusqu’à « l’intelligence de l’univers » et la « réincarnation humaine ». Bien que l’on se doute que notre conteur ait considéré ces dix exposés fait par un mystérieux discoureur nocturne comme le couronnement de l’édifice, n’est-on pas en droit de penser qu’il s’agit de la partie la plus faible du recueil, en tant qu’il n’a plus la « force étrange » des contes qui le précèdent ?
Ces douze nouvelles, et une novella, car l’Essai de cosmogonie en dix leçons est un peu plus ample, avec une cinquantaine pages à la lisière de l’essai, sont au croisement de l’univers scientifique d’un Jules Verne ou d’un George Herbert Wells et de celui fantastique du Docteur Jekyll et Mister Hyde de Robert Louis Stevenson. La splendeur de la langue (il faut là remercier le traducteur), la puissance de suggestion, le scrupule scientifique et les hardiesses de la spéculation font du nouvelliste un virtuose.
L’Argentin Leopoldo Lugones, aux moustaches piquantes et aux lunettes incisives, fut un drôle de bonhomme. Né en 1874, mort en 1938, il devint très vite une figure-phare de la poésie moderniste, dans le sillage de Ruben Dario, avec son recueil Las Montanas de oro, qui bouillonne de l’exaltation de la passion amoureuse. Il amplifia bientôt ses perspectives en commentant le vaste et célèbre poème épique El Gaucho Martin Fierro, de José Hernandez, pour reprendre ce même registre épique avec La Guerre gaucha, un recueil de récits, qui usa de la langue gauchesque. Cependant l’homme oscilla de l’anarchisme au fascisme, du ni dieu ni maître à la foi en un homme politique providentiel, en un nationalisme étatique, militariste et belliciste. Ses discours à la gloire du fascisme, ses textes antiféministes sont tristement remarquables, d’autant que, comme nous le confie le traducteur et préfacier, Antonio Werli, son fils Polo devint chef de la police et tortionnaire du régime d’Uriburu. En 1938, profondément déçu de ses engagements politiques, il se supprima, selon le mot de Borges, en mêlant le cyanure au whisky.
De son père spirituel Ruben Dario (1867-1916), il tenait cette propension à parler, « comme une chose usuelle, d’apparitions diaboliques, de fantasmes et de duende[2] », y compris en vivant au cœur de temps scientifiques. Et malgré l’incontestable talent de Leopoldo Lugones, il faudra attendre la génération suivante, celle de Bioy Casares et de Borges, pour que cette littérature, jugée alors à peu près indigne, soit dans le monde hispanique, réhabilitée. Il est probable que son roman, El Angel de la sombra, puisse mériter d’être chez nous traduit. Roman ésotérique et théosophique, il narre une histoire d’amour entre un poète pauvre à la cinquantaine appuyée et une jeune fille de bonne famille (ce qui a une dimension autobiographique). Le sentimentalisme voisine avec un érotisme passablement décadent, encore une fois des éléments scientifiques voisinent avec ceux fantastiques…
Il n’est pas étonnant que son art du récit fantastique soit l’objet de l’admiration de son compatriote et en quelque sorte descendant, Jorge Luis Borges[3], au point que ce dernier lui dédia son essai intitulé L’Auteur. Et qu’il le qualifie de « maître de tous les mots », capable d’« illustres édifices verbaux[4] ». Il est pour lui le plus prestigieux homme de lettres de son temps et il n’est pas douteux qu’il puisse admirer son art impeccable de la narration, sa capacité de conduire le récit à l’aboutissement de son imparable logique, du réalisme le plus solide au fantastique le plus vacillant sur la pente du surnaturel, en l’inéluctable direction de sa chute surprenante autant qu’effrayante. Sans compter que la lisière s’effaçant entre les genres du récit dramatique et de l’essai didactique et spéculatif, il puisse avoir contribué à la genèse des fictions borgésiennes.
Tout semble banal, en un espace et une vie de voyageur de commerce parfaitement réalistes, lorsqu’une métamorphose animale saisit Grégoire Samsa : le pitoyable anti-héros de Franz Kafka est irrémédiablement changé en vermine. En la préface de son Anthologie du fantastique, Roger Caillois prétend à juste titre que le fantastique « manifeste un scandale, une déchirure, une irruption insolite, presque insupportable dans le monde réel[5] » On ne le confondra pas avec le merveilleux, dont sa petite sœur la fantasy, où règne sans ambages le surnaturel, avec le concours de génies, dragons, sorciers, enchanteurs et autres animaux parlants. « Est-ce possible ? » se demandent tous les auteurs et lecteurs de ces récits et romans inquiétants. C'est ainsi qu’à son tour Todorov définit le genre : « Le fantastique, c'est l'hésitation éprouvée par une être qui ne connaît que les lois naturelles, face à un événement en apparence surnaturel[6] ». Entre rationnel et irrationnel, il s'agit plus de donner une forme à nos interrogations scientifiques irrésolues, à nos questionnements métaphysiques, plus de figurer nos peurs, que de représenter le seul réel. Sans compter le plaisir de s'adonner aux spéculations de l'imaginaire, aux fantasmes de la psyché. Voilà qui convient tout à fait pour qualifier les nouvelles de Leopoldo Lugones, quoiqu’une poignée d’entre elles ressortissent plus exactement de l’anticipation, qu’en 1905 l’on n’appelait pas encore science-fiction. Si l’on n’a guère d’idée de ce qui a pu être à l’origine de la kafkaïenne métamorphose, hors peut-être une psyché désastreuse, les désastres individuels et de l’humanité entière, sont chez Leopoldo Lugones causés par des Forces étranges, en d’autres termes les mystères de la nature humaine et par-dessus tout d’un univers qui la dépasse.
[4] Jorge Luis Borges : Essai sur Lugones, 1955, cité par Jean-Pierre Bernes, dans Borges, Œuvres complètes II, La Pléiade, Gallimard, 2016, note page 4, p. 1136)
[5] Roger Caillois : Anthologie du fantastique, Le Club Français du Livre, 1958, p 3.
[6] Tzvetan Todorov : Introduction à la littérature fantastique, Seuil, 1970, p 29.
Biblioteca de Corias, Cangas de Narcea, Asturias. Photo : T. Guinhut.
Gladiateur mourant, Museo Correr, Venezia, Italia. Photo : T. Guinhut.
Des cendres du XX° siècle aux cendres du père
par Jorge Volpi,
romancier, historien et autobiographe.
Jorge Volpi : Le Temps des cendres,
traduit de l’espagnol (Mexique) par Gabriel Iaculli,
Seuil, 544 p, 22,80 € ; Points, 608 p, 8,80 €.
Jorge Volpi : Examen de mon père,
traduit de l’espagnol (Mexique) par Gabriel Iaculli, Seuil, 272, p, 21,50 €.
Après la génération du Boum latino-américain, voici celle du Crack. La première était celle de Mario Vargas Llosa, Carlos Fuentes, Gabriel Garcia Marquez et autres incontournables qui firent de ce continent un nouveau pôle de la littérature mondiale. Depuis les années quatre-vingt-dix, de plus jeunes auteurs contestent les thèmes obligés des anciens : nationalisme, mythes et histoire locale, engagement politique, et se proposent de dépasser le cercle étroit des frontières… Ces sept plumes de la génération du Crack (parmi lesquels Ignacio Padilla et Eloy Urroz) comptent un chef de file : Jorge Volpi, né en 1968. Posant qu’il ne peut y avoir de grands écrivains sans grands sujets (certes un point de vue discutable) il récidive avec plus d’ambition que jamais et dans un esprit empreint d’un cosmopolitisme sans faille en prenant à bras le corps la guerre froide, l’Union soviétique et les Etats-Unis, puis la sortie du communisme. Après À la recherche de Klingsor[1], il en résulte une impressionnante fresque romanesque traquant Le Temps des cendres, celui de l’immense et terrible XX° siècle. Mais le nouveau colosse des lettres mexicaines sait aussi se découvrir une plume plus intimiste, mêlant dans Examen de mon père anatomie et autobiographie, en une construction réellement originale.
C’est avec une catastrophe symbolique qu’explose le cheminement romanesque du Temps des cendres : celle de Tchernobyl. La faillite de l’industrie nucléaire soviétique est celle de son régime à l’économie planifiée, aux cerveaux mis au pas, aux concurrences balayées, aux individualismes souffletés. Après ce prologue, on assiste à la présentation de personnages apparemment divers qui pour la plupart sont des femmes. Leur rôle mésestimé dans l’Histoire paraît ici magnifié. Une biologiste russe nommée Irina s’est marié avec un parfait « homo sovieticus » devenu dissident, Arkadi Granine. Au-delà de l’Atlantique, Jennifer Moore, Américaine, travaille au FMI, tandis qu’Eva Halasz, une Hongroise immigrée devient un génie de l’informatique. Sans compter Alison, militante antimondialisation, écologiste terroriste et sœur de Jennifer, et la fille d’Irina, Oksanna, adolescente dérangée, chanteuse suicidaire, qui s’évade parmi les poèmes d’Akhmatova[2] avant d’être assassinée. Tout ce petit monde anime et reflète les tensions et les évolutions de notre planète pendant la fin du XX° siècle. La surenchère militaire effrénée entre les deux grandes puissances, la mondialisation capitaliste, les soubresauts d’un tiers-monde corrompu (du Zaïre au Mexique), les découvertes scientifiques, de l’industrie pharmaceutique au génome humain, tout est brossé à la faveur de ces femmes allégoriques.
Selon une recette éprouvée, le narrateur alterne le récit des destinées individuelles pour faire le portrait d’une vaste époque de transition. Elles sont à New-York, Moscou, en Palestine ; partout, comme dans un show trépidant d’informations, où bouge le sang de l’Histoire, qu’il s’agisse de la vie, du progrès scientifique et économique, et de la mort. Volpi ne semble pas regretter la faillite des utopies communistes, mais peut-être son inquiétude, à la limite du catastrophisme, est-elle excessive lorsqu’il dépeint tant de démons : tyrannies diverses, course aux profits, manipulations génétiques et bactériologiques. Certes, le romancier peut être un avertisseur, mais à la condition de garder conscience du fait qu’il est plus facile de faire frémir ses lecteurs avec les spectres de la peur qu’avec la lucidité éclairée de la raison. L’avenir n’est pas que « cendres », n’oublions pas l’amélioration des conditions de vie et de démocratie d’une bonne partie du monde…
Même si, décantant une documentation impressionnante, Volpi est d’un didactisme un peu froid, on lui accordera une grande puissance d’évocation historique. A moins de regretter que lui et sa génération du Crack, en refusant le réalisme magique de leurs aînés, aient perdu un élan qui aurait pu donner à ce beau et sérieux roman à la construction un brin artificielle une autre dimension : celle de la liberté romanesque, de la fantaisie poétique.
Nombre de biographies et d’autobiographies, comme il se doit, commencent par la naissance. Lors de l’Examen de mon père, Jorge Volpi, lui, commence par la mort, quoique ce soit également la naissance d’un livre. Décès, cendres et « urne d’albâtre » précèdent le récit des derniers mois et jours de déchéance du père au cours du premier chapitre ou « Leçon 1 » : « Le corps ou Des obsèques ». Car ce sont, selon le sous-titre, « dix leçons d’anatomies comparées », en un livre dont la structure est à elle-seule une réussite. Elle nous conduit d’organe en organe, depuis « le cerveau », jusqu’au « foie » ; mais à chaque nouvelle anatomie, en un rappel de l’ancienne théorie des humeurs et de ses quatre tempéraments, le voyage est également temporel et psychologique, de « la vie intérieure » à « la mélancolie ». Cette dernière est non seulement celle terminale du père, mais enfin de la mère, heureusement passagère et due à une hépatite, qui est une infection du foie. Notons à cet égard que l’écrivain a commis un ouvrage intitulé El Temperamento melancolico[3].
Il y a quelque chose d’encyclopédique dans cet ouvrage : ce micro Décaméron est l’encyclopédie d’un homme, autant père que chirurgien, mais aussi des savoirs qui l’entourent, comme, à tout seigneur tout honneur, la chirurgie, dont les maîtres historiques furent au XVI° siècle Ambroise Paré (auquel il consacra une sourcilleuse et enthousiaste étude) et Vésale. Les cadavres sont disséqués, écorchés, dessinés à la Renaissance, puis, en passant par « La leçon d’anatomie » de Rembrandt, soumis en 1995, à la « plastinisation » et exposés, à la lisière de l’art contemporain et de l’éducation médicale. Ainsi l’art paternel s’inscrit dans l’histoire des sciences et des arts.
Il faut alors plonger dans ce cerveau, « cette gélatine de neurones », pour trouver « cette vie intérieure qui se dissipe après la mort ». Le moi est-il une « illusion » du cerveau ? L’intellectuel est un brillant chirurgien, quand son fils, « un cérébral », est d’abord, et pour cette raison même, chahuté, vilipendé par ses camarades : « l’intelligence est toujours seule ». En conséquence, l’introspection règne ici en maîtresse, mais toujours en s’appuyant sur les avancées de la science, concluant par exemple que la mémoire est sans cesse retravaillée, recomposée, ainsi que le fait l’écrivain pour projeter ses fictions. D’où la difficulté de la démarche autobiographique : « Comment écrire cet Examen de mon père alors que j’arrive tout juste à le saisir, que son image glisse comme du sable entre mes doigts, si je biaise mes souvenirs de lui pour les ajuster à mon actuel dessein ? »
La main est celle « Du pouvoir ». Elle est l’occasion de la dextérité chirurgicale paternelle, mais aussi de la direction éducative, et, nonobstant, de la désobéissance des fils : « je suis devenu un athée et un gauchiste », d’où son étude de « ces braises toujours incandescentes du pouvoir analysés par Foucault ». Et l’on n’est pas sûr qu’il s’agisse là de réel libre-arbitre. Il n’en reste pas moins que devenu secrétaire du Procureur général de la ville de Mexico lui permit « d’observer la tension qui régnait au cœur du parti au pouvoir ». On se doute qu’il y a peu de plus belles écoles pour un apprenti romancier. Qui reste persuadé de la nocivité de « l’idéologie néoconservatrice ou néolibérale », thèse que l’auteur de ces modestes lignes critiques ne partage guère, quoiqu’il partage cette profession de foi : « je crois que nous ne pouvons agir autrement qu’en nous opposant à l’idéologie qui nous jugule ».
D’une manière convenue, le cœur est associé aux passions. Notre auteur dresse une histoire de la représentation de cet organe sanglant, palpitant et aimant. Il se sait touché par la nécessaire empathie humaine, au point de devoir répéter une antienne politique qui a fait long feu, quoiqu’avec une légère prudence : « Pour aussi gnangnan que cela puisse paraître, je redirai que le cœur est à gauche. Mais il se pourrait que je me trompe ».
Et même si Jorge Volpi nous parle avec toujours autant de talent de « L’œil ou Des vigilants », des « jambes ou Des marcheurs », de « L’oreille ou De l’harmonie », ou de « La « peau ou des autres », c’est au pied du mur que l’on attend le maçon biographique et autobiographique : là se dressent « Les parties génitales ou Du secret ». Que le lecteur est donc voyeur ! Bien que d’une pudeur victorienne, le père cachait Justine de Sade et Histoire d’O. Pendant ce temps, une autorité religieuse bien intentionnée apprenait à l’enfant que se masturber était tuer « une vie en naissance » ; ce qui lui permit, plus tard, en un juste retournement des choses, de quitter toute religion. Voilà un chapitre qui donne l’occasion à son auteur de défendre le mariage pour tous, contre tous ceux qui font profession d’« exiger que l’on prive de droits d’autres citoyens ». Et de dénoncer les harcèlements et viols commis par des religieux mexicains dont l’influence voguait jusqu’au Vatican, dans un Mexique « sous une double dépendance : la drogue et l’abus sexuel de jeunes garçons et d’adolescents »… C’est avec ténacité qu’il se scandalise des interdits qui tendent à faire « croire que la contemplation de la nudité puisse être pernicieuse ». Loin d’enfoncer des portes ouvertes, l’écrivain moraliste reste d’une pertinente actualité, si l’on pense aux ridicules censures de Facebook et, sur un autre versant des religions, aux voiles jetés sur la féminité, auxquels il ne manque pas de faire, quoique brièvement, allusion.
Ainsi de nombreuses strates culturelles et sociales occupent la mémoire et l’action, du chirurgien, depuis les praticiens et les artistes de la dissection, comme de l’écrivain, dont le travail de dissection s’intéresse à ce qu’en d’autres temps l’on aurait appelé l’âme, cet immatériel conglomérat qui fait notre personnalité propre. De plus, cet essai autobiographique et d’histoire des sciences, voire d’histoire littéraire et philosophique tant les allusions aux lectures de l’écrivain sont nombreuses, d’un genre heureusement hybride, est judicieusement illustré de gravures anatomiques anciennes en noir et blanc.
L’autopsie physique et mentale de Jorge Volpi peut se lire en trois niveaux : le père, le fils et le Mexique en son entier, « inépuisable exhibition de cadavres », « corps et morceaux de corps exposés dans les rues ». Car le corps du pays est en voie d’agonie politique, dévoré par le socialisme, et criminelle, achevé par les conflits liés à la drogue, tel que le voient d’une manière plus dangereusement romanesque Carlos Fuentes dans La Volonté et la fortune[4] ou Roberto Bolano dans 2666[5]. En effet la vie d’adulte de son père « s’est déroulée entre le massacre de Tlatelolco - celui des étudiants abattus par les forces armées, en 1968, en plein Mexico, sur la Plaza de las Tres Culturas - et les désastres de la guerre contre les narcotraficants qui tourmentèrent sa vieillesse, en passant par la succession ininterrompue des crises politiques et économiques ». Prenant une indubitable ampleur, l’écriture devient une « autopsie de cette nation de menaces et de cadavres ».
Outre que ce triptyque, père, fils et Mexique, est une variante sécularisé de la Sainte Trinité, il montre combien nous sommes faits, autant que d’une machinerie organique et neuronale, d’un univers historique, scientifique et culturel. Reste à se désolidariser, comme il le réclame, d’une culture étroitement nationaliste, venin qui n’affecte pas que le Mexique.
« Ce livre est la continuation de mon combat contre mon père », confie Jorge Volpi, pointant « son intransigeance morale ; son catholicisme ; son conservatisme ». Le memento mori se double d’un règlement de compte, voire du meurtre symbolique du père, au service d’une accession à la liberté de son moi, même s’il est bien entendu déterminé par sa biochimie. Néanmoins, l’hommage filial, non sans tendresse, reste sans cesse palpable : « « je suppose que j’écris des livres parce que j’aspire à prolonger son engouement pour la narration »…
Le cosmopolite Jorge Volpi se fit remarquer par un vaste roman qui aurait pu être écrit par un américain ou un allemand érudit tant en histoire contemporaine qu’en physique : A la recherche de Klingsor[6]. Il y brassait l’épopée nazie à l’occasion d’une quête acharnée du responsable secret du projet atomique hitlérien par les alliés. On pense à d’autres fresques romanesques voisines comme celle de l’américain Vollmann dans Central Europe[7]. Fidèle à son tropisme géopolitique, Le Temps des cendres ne dément pas cette ambition romanesque grimpée sur l’escabeau de l’histoire et de la philosophie politique, où s’acharnent et tombent héros et anti-héros. Essayiste et romancier abondant, Jorge Volpi céda aux moutons de Panurge en écrivant un Contre Trump[8]. Sans nul doute, il y a quelque chose de plus authentique dans la démarche inaugurée par Examen de mon père. La littérature n’étant pas faite pour seulement briller comme un nouveau Tolstoï au sommet de la guerre et de la paix, il convient également de lire et de projeter vers son lecteur un cerveau réalisé, tant sous forme de corps que de livre. Ainsi faut-il souhaiter que soit bientôt traduit son essai Leer la mente[9], sous-titré « le cerveau et l’art de la fiction ».
Benjamin Péret : Les Arts primitifs et populaires du Brésil,
Editions du Sandre, 216 p, 35 €.
La Poésie du Brésil, Anthologie du XVI° au XX° siècle,
par Max de Carvalho, Chandeigne, 1512 p, 42 €
À la fois européen et profondément exotique, amazonien, le Brésil fascine. Ses multiples strates culturelles vont des plus secrètes tribus de l’enfer vert intérieur au raffinement de la langue portugaise, en passant par les contrées les plus étonnantes, des fleuves colossaux au Sertao semi-aride, sans compter un développement économique insolent, parfois fort inégal. Trois identités, indienne, africaine et européenne, forcément multiples, s’y croisent. Entre les arts primitifs et ceux populaires collectionnés dans l’ouvrage de Benjamin Péret, une inventivité polymorphe témoigne des personnalités diverses des populations, quand l’écriture poétique, du XVI° au XX° siècle, au service de laquelle Max de Carvalho nous offre une anthologie généreuse, emprunte des voies profondes et pétillantes.
Une fois de plus, après son magnifique Petrus Borel[1], c’est un livre rare que nous offrent les éditions du Sandre. Hélas, son auteur n’eut pas le bonheur de le voir publié. La carrière de Benjamin Péret (1899-1959) fut celle d’un poète surréaliste, fidèle à l’auteur du Poisson soluble, André Breton. Amateur goulu d’écriture automatique, d’érotisme et de rêves échevelés, humoriste fieffé ne dédaignant pas de s’attaquer aux plus sacrés fétiches, virtuose des images baroques, Benjamin Péret fomenta un titre en forme de contrepèterie, Les Rouilles encagées, qui eut bien du mal à être publié parmi les foudres de la censure. Volontiers pamphlétaire avec Le Déshonneur des poètes, il crut longtemps s’honorer d’être trotskiste et communisme, et partit se battre en Espagne contre le Franquisme. Plus loin, en épousant une cantatrice brésilienne, il découvrit -outre plus tard le Mexique- le Brésil d’où naquit un projet pourtant achevé qui faillit à jamais disparaitre.
Car à la poésie et ses nombreux recueils s’ajoute chez Benjamin Péret une passion toute exotique, dans le meilleur sens du terme : l’ethnographie, soutenue par la photographie, non loin de la démarche de Michel Leiris, dans L’Afrique fantôme. Il aimait s’aventurer par-delà la beauté classique, explorer les merveilleux et l’étrange, le caractère primitif et naïf des artistes villageois et oubliés. Ce pourquoi il fomentait ce livre, Les Arts primitifs et populaires du Brésil, qui était resté dans des cartons et partiellement publié dans quelques revues. Dommage qu’en son temps, car réalisé en 1955 et 1956, il n’ait pu paraître, car il eût pu se faire une modeste place auprès des Tristes tropiques de Claude Lévi-Strauss[2], paru, rappelons-le, en 1955, et qui s’attache principalement aux naturels brésiliens.
Aujourd’hui le politiquement correct nous imposerait de dire « Arts premiers », comme au magnifique musée parisien du Quai Branly ; or l’éditeur a eu la décence de conserver le titre originel du poète, qui n’entendait évidemment pas mépriser les indigènes des forêts et des plateaux brésiliens. Au contraire, puisqu’il s’agit ici d’un impressionnant corpus photographique engrangé par Benjamin Péret, de façon à collectionner, comprendre et goûter des productions précolombiennes, indiennes et populaires, aussi bien urbaines que rurales. Sous la houlette de Jérôme Duwa et Leonor Lourenço de Abreu, ce soigneux et généreux cahier photographique est précédé de trois articles illustrés paru dans les revues d’art Marco Polo et L’œil, ici intelligemment reproduites en fac-simile.
« Des êtres d’une autre planète, en général d’une gaieté tout à fait enfantine » ; ce sont pour Péret ces premiers Brésiliens sans le savoir, dont il observe les productions dans une démarche plus poétique que scientifique. Ce sont évidemment des photographies noir et blanc, sauf lorsqu’il s’agit « d’art plumaire ». À cet égard la couverture de ce beau livre ne rend peut-être pas justice à la revigorante beauté des œuvres présentées. Voici d’abord, d’étranges figurines et vases aux décors animaliers, simiesques et schématiques, venus du Haut-Amazone, aux pieds des Andes, qui ressortissent de l’art précolombien. Puis des vestiges des « arts de fête et de cérémonie », c’est-à-dire des masques, bijoux et pendentifs, ornés de plumes aux intenses couleurs miroitantes, venus des Indiens des plaines et des forêts, qui sont à la fois festifs et sacrés.
Bien différents sont les objets de l’art populaire, métissés d’Indiens, de Blancs et de Noirs. La superstition anime les ex-voto et autres amulettes, l’humour colore les figurines humaines naïves, les jouets et les poupées, comme lorsque l’on voit un homme en blanc et casque colonial manier un appareil photo sur pieds devant un paysan ou un policier arrêter un ivrogne, en une amusante satire des mœurs et du quotidien. Et, bien sûr, maintes scènes agraires, avec du bétail et des chevaux montés, ou encore des animaux sauvages, des forêts et des eaux, jusqu’à une désopilante sirène. Et si l’on peut penser que certaines productions sont plus négligeables que d’autres, qu’importe, tout un monde lointain, dans le temps et l’espace, s’éveille, sans prétention au grand art académique, comme une métaphore poétique inattendue et cependant riche du sens des cultures.
Il n’est pas interdit de se demander si Benjamin Péret voyait tous ces objets comme des talismans surréalistes, tels que ceux que collectionnait compulsivement André Breton. Pensée mythique et magique, poésie ludique, tribale et anonyme, sont au rendez-vous des cultures. Ils restent également des témoignages des trois voyages de l’ethnologue qui enlacent presque le Brésil entier. Et en connaissance de cause un hommage à ces créateurs qui n’avaient pas conscience de faire œuvre d’art, à la lisière de ce que l’on appelle sur un autre continent l’Art brut[3], mais dont Benjamin Péret reconnait l’intention esthétique indéniable.
S’il faut signifier l’origine de la poésie, qui est universelle, elle vient, comme l’Eros platonicien, de Poros et Penia, l’abondance et le manque, qui sont constitutifs de notre humanité et de notre faculté créatrice. Or au Brésil elle ne parait commencer qu'au XVI° siècle, alors que les éditions Chandeigne en propose une anthologie profuse, jusqu'à nos jours. Ainsi, à l’égal des beautés immenses de la nature et des luxuriants jardins brésiliens, le Dialogue des splendeurs du Brésil, une prose poétique de la fin du XVI°, fait-il l’éloge d’ « un je-ne-sais-quoi de vert et de rafraîchissant qui font les grands paysages ». Le traditionnel éloge poétique de la nature répond à un autre suave cliché quand José Bonifacio chante au XVIII° le manque amoureux : « Et t’oubliant, je cherche à t’aimer davantage », cultivant le paradoxe… Les constantes, les réalismes et les folies et de la poésie s’épanouissent à mesure que le continent brésilien se peuple et se développe : voyage des sens, exubérance de l’intellect, interrogation métaphysique devant l’inconnu et indispensable déclaration d’indépendance esthétique. Comme sous la plume de Ronald de Carvalho (1893-1935), s’adressant à « L’Amérique toute entière » : « Tes poètes ne sont pas de cette race de serfs qui dansent aux cadences des Grecs et des Latins, / Tes poètes doivent avoir les mains sales de terre, de sève et de limon, les mains de la création ! »
C’est en quelque sorte à ces derniers versets que répond l’un des plus grands poètes brésiliens, Carlos Drummond de Andrade (1902-1987) :
« Je ne suis qu’un homme.
Un petit homme au bord d’un fleuve.
Je vois les eaux qui coulent et je ne les comprends pas.
Je vois seulement qu’il fait nuit parce qu’on m’appelle de la maison.
J’ai vu que le jour se lève puisque les coqs ont chanté.
Comment pourrais-je te comprendre, Amérique ? »
Une grande béance se révèle à nous, feuilletant cet élégant volume : comment-avions-nous pu jusque-là ignorer une telle poésie d’outre-Atlantique ? Qui respecte d’abord les modèles portugais (avec une belle « Glose à un sonnet de Camoens », l’auteur des Lusiades, en quatorze strophes), tout en s’en émancipant jusqu’aux plus folles libertés de la modernité, jusqu’aux abîmes de l’identité. Ainsi Orides Fontela interroge son reflet : « le miroir dévore / la face » ; ou, cassant les dés du vers, l’inquiétante étrangeté de l’univers : « Voir / l’envers du soleil les / entrailles / du chaos les / os. / Voir. Se voir. / Ne rien dire. » Et pendant que Mario de Andrade propose dans son « Nocturne de Belo Horizonte » une ode au Brésil entier, Luis Aranha compose un délire autobiographique en vers libres intitulé « Poème giratoire »…
Une telle somme, sans compter préface et notices biographiques, heureusement bilingue, est continentale, à l’échelle de l’immensité du Brésil : cent-trente auteurs, mille cinq cents pages, cinq siècles et plus de mythes, de métaphores et de rimes, embrassant le récit des origines par les chamans indiens autant que l’importation du sonnet ou du poème en prose. L’arcadisme cultive les beautés naturelles, le romantisme s’exalte en son lyrisme, où « La poitrine aspire goulûment l’air de la vie » (Gonçalves Dias) parmi les grands espaces… Parnassiens et symbolistes précèdent les modernistes, parmi lesquels Ribeiro Couto est « ce révélateur tropical des tendances nouvelles ». L’amplitude des registres est en effet confondante : depuis le volontiers satiriste et sonnettiste baroque Gregorio de Matos qui se moque de Bahia en constatant que « La misère est le lot de quiconque ne vole pas », jusqu’à l’amateur de « bananes tachées de mort », l’auteur du vaste « Poème sale », Ferreira Gullar.
Si l’on peut conseiller des découvertes étonnantes, on ira à la recherche de « La psychanalyse du sucre » et de « La parole à hauteur d’homme du Sertao » confiées par Joao Cabral de Melo Neto. Ou à la rencontre de « L’Océan viril et ses testicules d’or », par Haroldo de Campos, et de « la douceamère plainte des sereines ». De même, on succombera à la beauté énigmatique d’Agbar Renault : « Vous, poètes, vous ne connaissez pas l’amertume d’être ou de n’être pas poète / lorsque le monde scintille en douleur et se concentre en eau pour scintiller ». Mais aussi au testament de Mario Quintana :
« Qu’on me laisse avec quelques poèmes tordus
que j’aurais cherché en vain à redresser…
Quelle belle chose que l’Eternité, mes chers morts,
pour les lentes tortures de l’Expression !... »
Plus loin, parmi les « deux millions d’habitants » de Rio, Carlos Drummond de Andrade conte sa solitude qui est la nôtre, et si aucune femme ne « reçoit cette tendresse », seul le poème « sauve de l’anéantissement / l’instant et la tendresse folle / que je brûle d’offrir ».
Offerts au détour de ces pages savantes et affectueuses, les poètes sont les « bucoliques arcadiens de la Pléiade ultramarine », en passant par les gongoristes, « l’Académie des Oubliés », les odes whitmaniennes, le métissage ethnique et l’école bahianaise, jusqu’au modernisme d’Haroldo de Campos, parfois hermétique et mallarméen, déroulant ses images et ses créations linguistiques inédites. Ainsi, la richesse de ces écritures poétiques est proprement stupéfiante, comme lorsqu’Adelia Prado qui est « un ténia dans l’épigastre de Dieu », annonce : « Je n’aurai pas cette sérénité des portraits ». Voilà de quoi inviter le lecteur à l’humilité : qui sait si, entre des pages encore infeuilletées au parfum d’exotisme tenace, ne réside pas le Génie du poème…
Peut-être est-il parmi les vers de Nauro Machado (né en 1935), en son lyrisme oraculaire et sombre :
« Après le coït de l’aurore et de la nuit,
après l’inceste de l’ange avec les ténèbres
pourquoi, mère, avoir engendré un visage humain,
lui donnant cette conscience d’être un loup
qui dévore les pâturages du silence ? »
C’est à un véritable sauvetage que ce sont livré nos deux éditeurs. D’œuvres menacées de disparition, qu’il s’agisse du travail de Benjamin Péret ou des productions de dizaines d’artistes anonymes, qui ne prétendaient pas faire art. Ces figurines, ces plumages sont des portes ouvertes sur tout l’univers des ethnies qui ont précédé la poésie venue d’Occident. Cependant n’avaient-elles pas leur poésie orale ? En effet l’anthologie, également ethnologue, et menée de main de maître par Max de Carvalho, commence par « Trois mythes des Indien du Xingu », par des « Chants et charmes d’amour indiens », avant que le XVI° siècle ne connaisse au Brésil la poésie écrite et imprimée en portugais. Même si Cecilia Meireles se demande « quels clairvoyants avertissements pourraient / donc bien lancer des voix mortelles », la clairvoyance de l’anthologiste, toujours susceptible d’oublier et de méconnaître, parait ici suffisamment généreuse. Au point que l’on imagine d’accoquiner ce volume, soudain devenu indispensable, avec les anthologies bilingues de poésie de la Pléiade…
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.