Parador-Castillo de Cardona, Barcelona, Catalunya.
Photo : T. Guinhut.
Borges amoureux :
des Poèmes d’amour aux Textes retrouvés
en passant par Le labyrinthe de l’Infini ;
avec le concours de Christian Garcin,
Nicolas Castell & Oscar Pantoja.
Jorge Luis Borges : Poèmes d’amour,
traduit de l’espagnol (Argentine) par Silvia Baron-Supervielle, Gallimard, 2014, 144 p, 15,90 €.
Jorge Luis Borges : Textes retrouvés,
traduit par Silvia Baron-Supervielle et Gersande Camenen, Gallimard, 2024, 368 p, 23,50 €.
Christian Garcin : Borges, de loin, L’un et l’autre, Gallimard, 2014, 192 p, 20 €.
Nicolas Castell & Oscar Pantoja : Borges, le labyrinthe de l’infini,
traduit de l’espagnol par Benjamine des Courtils,
Nouveau Monde Graphic, 2017, 144 p, 20,99 €.
Il aimait et craignait à la fois les miroirs, ne serait-ce que dans ces deux contes : Le Miroir d’encre ou Le Miroir des énigmes[1], sans compter qu’ils multipliaient, à l’instar de la copulation, le nombre des hommes[2]. Il aimait également les tigres et les labyrinthes, explorant les repaires antiques du minotaure et des gauchos ses contemporains, mais aussi les anciennes littératures germaniques[3]. Cependant parmi toutes les créatures monstrueuses, tous les dieux et les mythologies qui fécondent l’œuvre du poète de Genève et Buenos Aires, Eros semble absent. Jamais Borges n’a écrit de recueil amoureux. Aucun des récits des Fictions ou de L’Aleph n’est, malgré leur complétude cosmique, réellement comblé par l’amour, qu’il soit tendresse spirituelle ou sexualité invasive. Ce manque cruel est-il rude pudeur ou chasteté, ou peur de souiller ses récits par une facilité ? Pourtant le chasseur sentimental, une chasseresse en l’occurrence, puisqu’il s’agit de Sylvia Baron-Supervielle, put avec patience et minutie, trouver les traces sensibles du sentiment d’Eros parmi les poèmes de l’Argentin qui règne sur les bibliothèques de l’éternité. D’où le prix de ces Poèmes d’amour, heureusement bilingues, quand ne le sont pas les volumes de la Pléiade qui fondent la borgésienne Babel. Ce sont des « textes retrouvés, comme ceux dont il fut prodigue dans la presse, parmi ses essais, portraits et conférences. La passion du maître pour la littérature a pour corollaire celle de ses lecteurs, comme celle de Christian Garcin qui lui voue un amour lointain. Avant d’être intronisé héros de roman graphic par Nicolas Castell et Oscar Pantoja, où le lecteur est invité à un labyrinthique jeu de piste de fécondes allusions.
Presque chaque recueil de Borges, de Ferveur de Buenos Aires en 1923, en passant par L’Or des tigres en 1972, jusqu’à Atlas en 1984, cache discrètement quelques vers amoureux. Souvent, de manière surprenante, à la fin, en une chute révélatrice, douloureuse, parfois heureuse : « un visage qui ne veut pas de mon souvenir »… Que ce soit dans des sonnets ou des poèmes en prose, surgit un « toi » inattendu, inexpliqué, cependant chargé d’émotion : « Être avec toi ou ne pas être avec toi est la mesure de mon temps ». Un « toi » élégiaque innomé, qui est la marque d’un manque fondamental : « Ton absence m’entoure / comme la corde autour de la gorge. » La solitude rôde autour de celui qui se peint en « spectateur de ta beauté ».
Qui est-elle ? Question vaine et grotesque. Changeante ou la même. Elle est cependant « définitive comme un marbre », son « front clair comme une fête » n’empêche pas qu’il reste au poète « le goût d’être triste ». Celui qui a « vieilli dans tant de miroirs » se confie : « Une voix attendue m’attendrait / Dans la dégradation de chaque jour / Et dans la paix de la nuit amoureuse ». Cependant seul il reste, dans « l’abus de la littérature », là où l’amour réciproque est fiction : il est « L’amour qui n’espère pas être aimé. » L’écriture s’élève alors aux plus hautes lueurs de la métaphore et de la pensée :
« Dans l’ombre de l’autre on cherche notre ombre ;
Dans le cristal de l’autre, notre réciproque cristal. »
Parmi tant de textes aux accents cosmiques ou épiques, le lyrisme amoureux, en sa brièveté, apparait comme une respiration humaine indispensable, trop souvent refusée, évidemment sans la moindre velléité de niaiserie : « C’est l’amour avec ses vaines mythologies, ses vaines petites magies ».
Le plus émouvant témoignage d’amour est peut-être, plutôt que de poursuivre grâce au souffle des vers de belles inaccessibles, de poser parmi ses grands recueils le nom de celle qui partagea la fin de sa vie : Maria Kodama, nommée à neuf reprises, à qui il dédicaça, en conclusion d’une de ces énumérations fabuleuses aux savoirs millénaires dont il a le secret, Histoire de la nuit, en 1977, puis Le Chiffre, en 1981. Car « la dédicace d’un livre est une opération magique ». Plus tard, en 1984, dans Atlas, elle est présente au point d’en avoir réalisé les photographies, souvent parmi la Grèce. Il s’agit là bien plus qu’une dédicace, le témoignage d’une création complice et partagée, d’une reconnaissance intellectuelle et affective : « Maria Kodama et moi nous avons partagé avec joie et surprise la trouvaille des sons, de langues, de crépuscules, de villes, de jardins et de personnes toujours distinctes et uniques. Ces pages voudraient être des monuments de cette longue aventure qui se poursuit. »
On connait la légataire universelle, la veuve intraitable et procédurière, réputée pour ses manipulations jalouses, en particulier lors de son conflit avec Jean-Pierre Bernès, méritant maître d’œuvre des deux volumes de La Pléiade, et dont le mariage tardif alarma le microcosme borgésien, Est-ce grâce à ce recueil qu’elle retrouvera la vérité de l’amour que vouait l’écrivain à sa dernière lectrice et secrétaire ? Au point qu’elle écrivît presque comme lui, dans l’épilogue d’Atlas. Hélas, l’ « Avant-propos » offert à cette anthologie n’est pas sans naïveté ni orgueil : « je me transforme en protagoniste et en amour de cette vie splendide et merveilleuse ».
Qui sait si Borges eût apprécié ce volume inquisiteur, en un florilège inédit qui exhibe ce qui était discrètement disséminé… Cette création d’un recueil artificiel que son auteur n’a jamais voulu, à moins qu’il l’eût médité en secret, nous est pourtant précieuse. Le génie tutélaire des labyrinthes et des bibliothèques millénaires avait cette humanité qui est profondément la nôtre : des Aphrodite fuyaient sa tendresse, quand l’une d’entre elles, Maria Kodama, consentit à s’égarer avec lui « dans le temps, cet autre labyrinthe ». Est-ce Eros indispensable qui parle lorsque le poète enseigne : « Celui qui lit mes mots les invente à mesure »…
L’on soupçonne toujours que des « textes retrouvés » soient des fonds de tiroirs plus ou moins poussiéreux d’auteurs dont on veuille exploiter le précieux filon. Ce n’est pas le cas de Borges. La sécheresse du titre choisi par l’éditeur – à moins qu’il s’agisse de Maria Kodama – aurait mérité d’être remplacée par La Carte secrète & autres textes retrouvés, cette « carte secrète » n’étant qu’un discours prononcé à la mairie de la capitale argentine. C’est pourtant un fort beau texte qui est à la fois l’histoire du secret « en plein midi », des « mystères ouverts », et un portrait mental de la ville de Buenos Aires, « déformée dans des miroirs cauchemardesques ».
Cette brassée de brefs inédits a le mérite de partager nombre de versants de l’intelligence de l’auteur des Fictions. Critique littéraire gourmande, omnivore et attentive à l’égard de l’Enfer de Dante, des cauchemars de Franz Kafka ou d’Allan Edgar Poe, ou encore de Ruben Dario ou Alfonso Reyes pour les Latino-Américains. L’on appréciera le baroque « Quevedo humoriste », sans oublier le récurrent Quichotte de Cervantès, œuvre séminale. Ce sont également des réflexions sur le genre policier, alors que les hasards de la chronologie rapprochent une « nostalgie du latin », le Questionnaire de Proust et un « Pourquoi je me sens européen ». Mais aussi examen philosophique, en particulier l’idéalisme, et lorsque qu’il ne peut accepter – avec raison – que l’on confonde Nietzsche avec l’antisémitisme.
Absolument spéculaire est « Une version de Borges », qui regardait sa mémoire comme « une archive hétérogène », se pensait « moins un auteur qu’un lecteur », tout juste un « bricoleur ». Nous savons combien il abusait de la modestie, en toute sincérité bien sûr. Un homme paisible en toute occurrence, qui eut « du mal à comprendre la haine », dont celle de « dictateurs dont je ne veux pas me rappeler le nom ». Ce qui ne peut que l’absoudre de dérisoires accusations selon lesquels il aurait pris fait et cause ôur quelque fascisme botté sud-américain.
En somme, et au moyen de soixante-dix textes écrits entre 1922 et 1985, nous trouvons entre nos mains attentives une excellente introduction à l’œuvre et à la fantaisie borgésiennes. Le sens de l’élégance n’est jamais gâché par l’érudition, chez lui pas instant de l’ordre du psittacisme. Comment, à l’occasion d’une confession intitulée « Norah », résister à une telle phrase inaugurale : « Je ne sais pas à quelle rive du grand fleuve boueux, qu’un écrivain baptisa fleuve Immobile, je peux attribuer mes premiers souvenirs de ma sœur ». Le temps et l’espace sont tout entier contenus en cette semence éternelle de la mémoire que devient la littérature…
Borges, de loin… Ce livre éloigné de son objet est à la fois l’échec et la réussite de Christian Garcin. Un échec au sens où il sait ne pas parvenir à la vérité ultime et vaste de son modèle, comme si l’on se piquait d’écrire un essai définitif, forcément piètre et lacunaire, sur celui qui est devenu le minotaure de nos bibliothèques. Une réussite en tant qu’itinéraire intellectuel et exercice d’admiration : « écrire un livre, non sur lui, mais autour de lui », dans la perspective de la collection « L’un et l’autre ».
Christian Garcin a suffisamment de conscience et de modestie pour assumer sa perplexité enthousiaste et prudente envers l’énigmatique et colossal argentin. En sorte d’autobiographie littéraire, il commence par peser les écrivains sur lesquels il aurait pu faire œuvre d’essayiste, laissant un projet sur les photographies de Kafka dans « les limbes », mais aussi une révérence pour Faulkner hors de portée d’ainsi aboutir. Ensuite, il confie sa progressive découverte, sa façon de « piétiner devant le labyrinthe ».
Hormis les allusions superflues – voire de mauvais goût – du type « Chirac succéda à Mitterrand », les biographèmes de Christian Garcin balisent la progression en instituant une sorte de complicité avec le lecteur, comme lorsque chez un bouquiniste il déniche la collection « La Croix du Sud », dans laquelle Caillois fit découvrir les auteurs du continent sud-américain, dont l’auteur du Livre de sable. Une mise en abyme s’insinue alors, comme dans les contes des Mille et une nuits, en écho avec les fictions de notre bibliothécaire suprême, qui se répartissent « inéquitablement entre textes métaphysiques, fantastiques ou réflexifs ». Ainsi la lecture permet au commentateur de livrer autant son itinéraire et ses anecdotes personnelles que ses prédilections borgésiennes, pensant sa « dette payée ». Mais aussi à son lecteur de s’offrir une goûteuse familiarité retrouvée, pour celui qui est déjà un amateur passionné, ou, à celui qui aurait la chance de ne pas connaître encore le maître et ainsi d’y plonger, une porte initiatique fidèle. Bientôt, la recherche des thèmes récurrents, comme celui d’énigmatiques « losanges de couleur », irrigue cet essai informé, attentif et émerveillé.
La coïncidence et l’emboitement des rêves, les démultiplications de l’infini, le temps circulaire et ses réécritures, les personnages de Dante et de Judas, les truands et les gauchos, le dessous d’une marche où brille « l’aleph », un mur rose… Ce sont pour Borges les pièces indéchiffrables de l’univers. Celui qui fut cruellement parodié, en pourtant réel hommage, dans le personnage de Jorge, le bibliothécaire aveugle du Nom de la rose d’Umberto Eco, est remarquable par le contraste entre sa vie paisible, studieuse, et sa prédilection pour le genre épique, de L’Iliade aux sagas nordiques en passant par les malfrats portègnes, mais aussi par le « peu d’effusions », le peu d’allusions à l’amour, quoique il fût amoureux toute sa vie. De surcroit justement anticommuniste et antipéroniste, il est, pour Christian Garcin et pour nous, une énigme insurmontable et délicieuse, une marelle d’allusions cultivées, la perfection lapidaire, à la fois du récit et de la somme philosophique[4].
Pourtant les Fictions de Borges sont un peu l’arbre qui cache la forêt. Certes ces récits sont indépassables, comme surgis tout armés de culture universelle en même temps que du génie solitaire du bibliothécaire marchant progressivement vers la cécité… Entre la monumentalité des contes, dont la concision égale celle de l’univers, et le foisonnement des essais, le lecteur, effrayé à bon droit, peut tenter d’entrer parmi les 99 poèmes de la belle anthologie La Proximité de la mer.[5] Mais aussi par la courtoise invitation que nous ouvre Christian Garcin. On ne peut que partager avec bonheur son sentiment littéraire, sa quête respectueuse et documentée d’un monde aussi évident que sibyllin. En effet, aucune bibliographie, aucune bibliothèque, aucun blog, ne pourraient tenter d’être savamment incomplet sans la présence en son sein de l’homme des miroirs, des tigres et des fictions, Jorge Luis Borges, « tel qu’en lui-même l’éternité le change », pour reprendre les mots de Stéphane Mallarmé. Peut-être aurait-il été amusé de ce que le commentateur d’un commentateur laisse espérer à son lecteur de trouver, sous la dix-neuvième ligne de son modeste article, la révélation de l’aleph…
C’est également ainsi que le lecteur d’un roman graphic, genre qui s’attache de plus en plus à populariser – voire à rendre enfantin – les grandes œuvres et auteurs littéraires – ne pouvait éviter de vampiriser Jorge Luis Borges. Nicolas Castell et Oscar Pantoja, le premier pour le « scénario », le second pour le dessin et la couleur, dépassent l’un peu trop facile tentation strictement biographique, pour préférer un libre puzzle de la personnalité et de l’univers du maître argentin. Une promenade du jeune écrivain avec Norah, une réception littéraire, tout cela serait banal si les allers et retours dans le passé, dans l’enfance et parmi la bibliothèque, augmentés par la contemplation des tigres du zoo, ne confiaient au récit une part de fantastique. Le départ de Norah et une déception amoureuse, la cécité et la mère lectrice, tout fomente une œuvre poétique nombreuse, des contes de plus en plus stupéfiants. Bientôt, « La demeure d’Astérion », un poète grec aveugle où l’on devine Homère, la Divine comédie de Dante, deviennent les cercles de l’écrivain aveugle commandant la bibliothèque à la mesure de l’infini.
Les cases dessinées, d’abord très sages, prennent des dimensions nocturnes, psychiques, angéliques ; et bien entendu labyrinthiques. Sans se sentir dominé par une quelconque pesanteur didactique, le lecteur novice est initié au monde borgésien. Quant à celui qui le maîtrise déjà un tant soit peu, il aura plaisir à virevolter parmi les allusions thématiques et poétiques clefs s’ouvrant sur les œuvres majeures, de Fictions à L’Aleph.
Ainsi, Borges, sur-univers et langage à sa plus haute puissance d’expression et de mystère, est notre miroir, au sens le plus fantasmatiquement intellectuel. Entendons-le enfin en sa langue native :
« Que otros se jacten de las paginas que han escrito ;
a mi me enorgullecen las que he leido.[6] »
Thierry Guinhut
Une vie d'écriture et de photographie
[1] Jorge luis Borges : Œuvres complètes, La Pléiade, Gallimard, I, p. 355 & 761.
[2] Jorge luis Borges : « Tlön uqbar Orbis tertius », Fictions, Œuvres complètes, La Pléiade, Gallimard, I, p. 452.
[3] Jorge luis Borges : Essai sur les anciennes littératures germaniques, Christian Bourgois, 1966.
[5] Jorge Luis Borges : La Proximité de la mer, Gallimard, 2010.
[6] Jorge Luis Borges : « Un lector », Poesia completa, Lumen, 2011, p 331.
Parador de Úbeda, Andalucia.
Photo : T. Guinhut.