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7 décembre 2024 6 07 /12 /décembre /2024 17:06

 

Parador-Castillo de Cardona, Barcelona, Catalunya.

Photo : T. Guinhut.

 

 

Borges amoureux :

des Poèmes d’amour aux Textes retrouvés

en passant par Le labyrinthe de l’Infini ;

avec le concours de Christian Garcin,

Nicolas Castell & Oscar Pantoja.

 

 

 

Jorge Luis Borges : Poèmes d’amour,

traduit de l’espagnol (Argentine) par Silvia Baron-Supervielle, Gallimard, 2014, 144 p, 15,90 €.

 

Jorge Luis Borges : Textes retrouvés,

traduit par Silvia Baron-Supervielle et Gersande Camenen, Gallimard, 2024, 368 p, 23,50 €.

 

Christian Garcin : Borges, de loin, L’un et l’autre, Gallimard, 2014, 192 p, 20 €.

 

Nicolas Castell & Oscar Pantoja : Borges, le labyrinthe de l’infini,

traduit de l’espagnol par Benjamine des Courtils,

Nouveau Monde Graphic, 2017, 144 p, 20,99 €.

 

 

Il aimait et craignait à la fois les miroirs, ne serait-ce que dans ces deux contes : Le Miroir d’encre ou Le Miroir des énigmes[1], sans compter qu’ils multipliaient, à l’instar de la copulation, le nombre des hommes[2]. Il aimait également les tigres et les labyrinthes, explorant les repaires antiques du minotaure et des gauchos ses contemporains, mais aussi les anciennes littératures germaniques[3]. Cependant parmi toutes les créatures monstrueuses, tous les dieux et les mythologies qui fécondent l’œuvre du poète de Genève et Buenos Aires, Eros semble absent. Jamais Borges n’a écrit de recueil amoureux. Aucun des récits des Fictions ou de L’Aleph n’est, malgré leur complétude cosmique, réellement comblé par l’amour, qu’il soit tendresse spirituelle ou sexualité invasive. Ce manque cruel est-il rude pudeur ou chasteté, ou peur de souiller ses récits par une facilité ? Pourtant le chasseur sentimental, une chasseresse en l’occurrence, puisqu’il s’agit de Sylvia Baron-Supervielle, put avec patience et minutie, trouver les traces sensibles du sentiment d’Eros parmi les poèmes de l’Argentin qui règne sur les bibliothèques de l’éternité. D’où le prix de ces Poèmes d’amour, heureusement bilingues, quand ne le sont pas les volumes de la Pléiade qui fondent la borgésienne Babel. Ce sont des « textes retrouvés, comme ceux dont il fut prodigue dans la presse, parmi ses essais, portraits et conférences. La passion du maître pour la littérature a pour corollaire celle de ses lecteurs, comme celle de Christian Garcin qui lui voue un amour lointain. Avant d’être intronisé héros de roman graphic par Nicolas Castell et Oscar Pantoja, où le lecteur est invité à un labyrinthique jeu de piste de fécondes allusions.

Presque chaque recueil de Borges, de Ferveur de Buenos Aires en 1923, en passant par L’Or des tigres en 1972, jusqu’à Atlas en 1984, cache discrètement quelques vers amoureux. Souvent, de manière surprenante, à la fin, en une chute révélatrice, douloureuse, parfois heureuse : « un visage qui ne veut pas de mon souvenir »… Que ce soit dans des sonnets ou des poèmes en prose, surgit un « toi » inattendu, inexpliqué, cependant chargé d’émotion : « Être avec toi ou ne pas être avec toi est la mesure de mon temps ». Un « toi » élégiaque innomé, qui est la marque d’un manque fondamental : « Ton absence m’entoure / comme la corde autour de la gorge. » La solitude rôde autour de celui qui se peint en « spectateur de ta beauté ».

Qui est-elle ? Question vaine et grotesque. Changeante ou la même. Elle est cependant « définitive comme un marbre », son « front clair comme une fête » n’empêche pas qu’il reste au poète « le goût d’être triste ». Celui qui a « vieilli dans tant de miroirs » se confie : « Une voix attendue m’attendrait / Dans la dégradation de chaque jour / Et dans la paix de la nuit amoureuse ». Cependant seul il reste, dans « l’abus de la littérature », là où l’amour réciproque est fiction : il est « L’amour qui n’espère pas être aimé. » L’écriture s’élève alors aux plus hautes lueurs de la métaphore et de la pensée :

« Dans l’ombre de l’autre on cherche notre ombre ;

Dans le cristal de l’autre, notre réciproque cristal. »

Parmi tant de textes aux accents cosmiques ou épiques, le lyrisme amoureux, en sa brièveté, apparait comme une respiration humaine indispensable, trop souvent refusée, évidemment sans la moindre velléité de niaiserie : « C’est l’amour avec ses vaines mythologies, ses vaines petites magies ».

Le plus émouvant témoignage d’amour est peut-être, plutôt que de poursuivre grâce au souffle des vers de belles inaccessibles, de poser parmi ses grands recueils le nom de celle qui partagea la fin de sa vie : Maria Kodama, nommée à neuf reprises, à qui il dédicaça, en conclusion d’une de ces énumérations fabuleuses aux savoirs millénaires dont il a le secret, Histoire de la nuit, en 1977, puis Le Chiffre, en 1981. Car « la dédicace d’un livre est une opération magique ». Plus tard, en 1984, dans Atlas, elle est présente au point d’en avoir réalisé les photographies, souvent parmi la Grèce. Il s’agit là bien plus qu’une dédicace, le témoignage d’une création complice et partagée, d’une reconnaissance intellectuelle et affective : « Maria Kodama et moi nous avons partagé avec joie et surprise la trouvaille des sons, de langues, de crépuscules, de villes, de jardins et de personnes toujours distinctes et uniques. Ces pages voudraient être des monuments de cette longue aventure qui se poursuit. »

On connait la légataire universelle, la veuve intraitable et procédurière, réputée pour ses manipulations jalouses, en particulier lors de son conflit avec Jean-Pierre Bernès, méritant maître d’œuvre des deux volumes de La Pléiade, et dont le mariage tardif alarma le microcosme borgésien, Est-ce grâce à ce recueil qu’elle retrouvera la vérité de l’amour que vouait l’écrivain à sa dernière lectrice et secrétaire ? Au point qu’elle écrivît presque comme lui, dans l’épilogue d’Atlas. Hélas, l’ « Avant-propos » offert à cette anthologie n’est pas sans naïveté ni orgueil : « je me transforme en protagoniste et en amour de cette vie splendide et merveilleuse ».

Qui sait si Borges eût apprécié ce volume inquisiteur, en un florilège inédit qui exhibe ce qui était discrètement disséminé… Cette création d’un recueil artificiel que son auteur n’a jamais voulu, à moins qu’il l’eût médité en secret, nous est pourtant précieuse. Le génie tutélaire des labyrinthes et des bibliothèques millénaires avait cette humanité qui est profondément la nôtre : des Aphrodite fuyaient sa tendresse, quand l’une d’entre elles, Maria Kodama, consentit à s’égarer avec lui « dans le temps, cet autre labyrinthe ». Est-ce Eros indispensable qui parle lorsque le poète enseigne : « Celui qui lit mes mots les invente à mesure »…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’on soupçonne toujours que des « textes retrouvés » soient des fonds de tiroirs plus ou moins poussiéreux d’auteurs dont on veuille exploiter le précieux filon. Ce n’est pas le cas de Borges. La sécheresse du titre choisi par l’éditeur – à moins qu’il s’agisse de Maria Kodama – aurait mérité d’être remplacée par La Carte secrète & autres textes retrouvés, cette « carte secrète » n’étant qu’un discours prononcé à la mairie de la capitale argentine. C’est pourtant un fort beau texte qui est à la fois l’histoire du secret « en plein midi », des « mystères ouverts », et un portrait mental de la ville de Buenos Aires, « déformée dans des miroirs cauchemardesques ».

Cette brassée de brefs inédits a le mérite de partager nombre de versants de l’intelligence de l’auteur des Fictions. Critique littéraire gourmande, omnivore et attentive à l’égard  de l’Enfer de Dante, des cauchemars de Franz Kafka ou d’Allan Edgar Poe, ou encore de Ruben Dario ou Alfonso Reyes pour les Latino-Américains. L’on appréciera le baroque « Quevedo humoriste », sans oublier le récurrent Quichotte de Cervantès, œuvre séminale. Ce sont également des réflexions sur le genre policier, alors que les hasards de la chronologie rapprochent une « nostalgie du latin », le Questionnaire de Proust et un « Pourquoi je me sens européen ». Mais aussi examen philosophique, en particulier l’idéalisme, et lorsque qu’il ne peut accepter – avec raison – que l’on confonde Nietzsche avec l’antisémitisme.

Absolument spéculaire est « Une version de Borges », qui regardait sa mémoire comme « une archive hétérogène », se pensait « moins un auteur qu’un lecteur », tout juste un « bricoleur ». Nous savons combien il abusait de la modestie, en toute sincérité bien sûr. Un homme paisible en toute occurrence, qui eut « du mal à comprendre la haine », dont celle de « dictateurs dont je ne veux pas me rappeler le nom ». Ce qui ne peut que l’absoudre de dérisoires accusations selon lesquels il aurait pris fait et cause ôur quelque fascisme botté sud-américain.

En somme, et au moyen de soixante-dix textes écrits entre 1922 et 1985, nous trouvons entre nos mains attentives une excellente introduction à l’œuvre et à la fantaisie borgésiennes. Le sens de l’élégance n’est jamais gâché par l’érudition, chez lui pas instant de l’ordre du psittacisme. Comment, à l’occasion d’une confession intitulée « Norah », résister à une telle phrase inaugurale : « Je ne sais pas à quelle rive du grand fleuve boueux, qu’un écrivain baptisa fleuve Immobile, je peux attribuer mes premiers souvenirs de ma sœur ». Le temps et l’espace sont tout entier contenus en cette semence éternelle de la mémoire que devient la littérature…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Borges, de loin… Ce livre éloigné de son objet est à la fois l’échec et la réussite de Christian Garcin. Un échec au sens où il sait ne pas parvenir à la vérité ultime et vaste de son modèle, comme si l’on se piquait d’écrire un essai définitif, forcément piètre et lacunaire, sur celui qui est devenu le minotaure de nos bibliothèques. Une réussite en tant qu’itinéraire intellectuel et exercice d’admiration : « écrire un livre, non sur lui, mais autour de lui », dans la perspective de la collection « L’un et l’autre ».

Christian Garcin a suffisamment de conscience et de modestie pour assumer sa perplexité enthousiaste et prudente envers l’énigmatique et colossal argentin. En sorte d’autobiographie littéraire, il commence par peser les écrivains sur lesquels il aurait pu faire œuvre d’essayiste, laissant un projet sur les photographies de Kafka dans « les limbes », mais aussi une révérence pour Faulkner hors de portée d’ainsi aboutir. Ensuite, il confie sa progressive découverte, sa façon de « piétiner devant le labyrinthe ».

Hormis les allusions superflues – voire de mauvais goût – du type « Chirac succéda à Mitterrand », les biographèmes de Christian Garcin balisent la progression en instituant une sorte de complicité avec le lecteur, comme lorsque chez un bouquiniste il déniche la collection « La Croix du Sud », dans laquelle Caillois fit découvrir les auteurs du continent sud-américain, dont l’auteur du Livre de sable. Une mise en abyme s’insinue alors, comme dans les contes des Mille et une nuits, en écho avec les fictions de notre bibliothécaire suprême, qui se répartissent « inéquitablement entre textes métaphysiques, fantastiques ou réflexifs ». Ainsi la lecture permet au commentateur de livrer autant son itinéraire et ses anecdotes personnelles que ses prédilections borgésiennes, pensant sa « dette payée ». Mais aussi à son lecteur de s’offrir une goûteuse familiarité retrouvée, pour celui qui est déjà un amateur passionné, ou, à celui qui aurait la chance de ne pas connaître encore le maître et ainsi d’y plonger, une porte initiatique fidèle. Bientôt, la recherche des thèmes récurrents, comme celui d’énigmatiques « losanges de couleur », irrigue cet essai informé, attentif et émerveillé.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La coïncidence et l’emboitement des rêves, les démultiplications de l’infini, le temps circulaire et ses réécritures, les personnages de Dante et de Judas, les truands et les gauchos, le dessous d’une marche où brille « l’aleph », un mur rose… Ce sont pour Borges les pièces indéchiffrables de l’univers. Celui qui fut cruellement parodié, en pourtant réel hommage, dans le personnage de Jorge, le bibliothécaire aveugle du Nom de la rose d’Umberto Eco, est remarquable par le contraste entre sa vie paisible, studieuse, et sa prédilection pour le genre épique, de L’Iliade aux sagas nordiques en passant par les malfrats portègnes, mais aussi par le « peu d’effusions », le peu d’allusions à l’amour, quoique il fût amoureux toute sa vie. De surcroit justement anticommuniste et antipéroniste, il est, pour Christian Garcin et pour nous, une énigme insurmontable et délicieuse, une marelle d’allusions cultivées, la perfection lapidaire, à la fois du récit et de la somme philosophique[4].

Pourtant les Fictions de Borges sont un peu l’arbre qui cache la forêt. Certes ces récits sont indépassables, comme surgis tout armés de culture universelle en même temps que du génie solitaire du bibliothécaire marchant progressivement vers la cécité… Entre la monumentalité des contes, dont la concision égale celle de l’univers, et le foisonnement des essais, le lecteur, effrayé à bon droit, peut tenter d’entrer parmi les 99 poèmes de la belle anthologie La Proximité de la mer.[5] Mais aussi par la courtoise invitation que nous ouvre Christian Garcin. On ne peut que partager avec bonheur son sentiment littéraire, sa quête respectueuse et documentée d’un monde aussi évident que sibyllin. En effet, aucune bibliographie, aucune bibliothèque, aucun blog, ne pourraient tenter d’être savamment incomplet sans la présence en son sein de l’homme des miroirs, des tigres et des fictions, Jorge Luis Borges, « tel qu’en lui-même l’éternité le change », pour reprendre les mots de Stéphane Mallarmé. Peut-être aurait-il été amusé de ce que le commentateur d’un commentateur laisse espérer à son lecteur de trouver, sous la dix-neuvième ligne de son modeste article, la révélation de l’aleph…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

C’est également ainsi que le lecteur d’un roman graphic, genre qui s’attache de plus en plus à populariser – voire à rendre enfantin – les grandes œuvres et auteurs littéraires – ne pouvait éviter de vampiriser Jorge Luis Borges. Nicolas Castell et Oscar Pantoja, le premier pour le « scénario », le second pour le dessin et la couleur, dépassent l’un peu trop facile tentation strictement biographique, pour préférer un libre puzzle de la personnalité et de l’univers du maître argentin. Une promenade du jeune écrivain avec Norah, une réception littéraire, tout cela serait banal si les allers et retours dans le passé, dans l’enfance et parmi la bibliothèque, augmentés par la contemplation des tigres du zoo, ne confiaient au récit une part de fantastique. Le départ de Norah et une déception amoureuse, la cécité et la mère lectrice, tout fomente une œuvre poétique nombreuse, des contes de plus en plus stupéfiants. Bientôt, « La demeure d’Astérion », un poète grec aveugle où l’on devine Homère, la Divine comédie de Dante, deviennent les cercles de l’écrivain aveugle commandant la bibliothèque à la mesure de l’infini.

Les cases dessinées, d’abord très sages, prennent des dimensions nocturnes, psychiques, angéliques ; et bien entendu labyrinthiques. Sans se sentir dominé par une quelconque pesanteur didactique, le lecteur novice est initié au monde borgésien. Quant à celui qui le maîtrise déjà un tant soit peu, il aura plaisir à virevolter parmi les allusions thématiques et poétiques clefs s’ouvrant sur les œuvres majeures, de Fictions à L’Aleph.

Ainsi, Borges, sur-univers et langage à sa plus haute puissance d’expression et de mystère, est notre miroir, au sens le plus fantasmatiquement intellectuel. Entendons-le enfin en sa langue native :

« Que otros se jacten de las paginas que han escrito ;

a mi me enorgullecen las que he leido.[6] »

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie


[1] Jorge luis Borges : Œuvres complètes, La Pléiade, Gallimard, I, p. 355 & 761.

[2] Jorge luis Borges : « Tlön uqbar Orbis tertius », Fictions, Œuvres complètes, La Pléiade, Gallimard, I, p. 452.

[3] Jorge luis Borges : Essai sur les anciennes littératures germaniques, Christian Bourgois, 1966.

[5] Jorge Luis Borges : La Proximité de la mer, Gallimard, 2010.

[6] Jorge Luis Borges : « Un lector », Poesia completa, Lumen, 2011, p 331.  

 

Parador de Úbeda, Andalucia.

Photo : T. Guinhut.

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26 février 2023 7 26 /02 /février /2023 16:40

 

Costa de Jezkaibel, Hondarribia, Gipuzcoa.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

Deux roman-montres argentins.

Manuel Mujica Láinez : Bomarzo ;

Rodrigo Fresán : Melville.

 

 

Manuel Mujica Láinez : Bomarzo,

traduit de l’espagnol (Argentine) par Catherine Ballestero,

Le Cherche Midi, 2023, 928 p, 22,50 €.

 

Rodrigo Fresán : Melville,

traduit de l’espagnol (Argentine) par Isabelle Gugnon,

Seuil, 2023, 352 p, 23 €.

 

 

Roman-monstres, romans venus d’Argentine plongeant dans le passé, tous deux recèlent un séjour à Venise, tous deux sont fort réalistes mais avec une pointe de fantastique ; de surcroit chacun d’entre eux explore les mystères de la création artistique.  Cependant l’essentiel sépare ces ouvrages, pas le moins du monde jumeaux. Bomarzo, de Manuel Mujica Láinez, est un roman historique flamboyant au cœur de la Renaissance italienne ; Melville, de Rodrigo Fresán, va d’Allan Melvill à Herman Melville, l’auteur de Moby Dick, pour prendre en écharpe une vocation paternelle et littéraire dans les Etats-Unis du dix-neuvième siècle. Sculpturale ou littéraire, l’œuvre d’art partage ses origines entre la dimension biographique et les déploiements de l’imaginaire.

 

Météoriquement paru en 1962, Bomarzo fut interdit pendant dix ans en Argentine, sans doute parce que son personnage parut trop peu moral. En effet, lorsque son auteur en fit le livret d’un opéra, mis en musique par Alberto Ginastera, ce fut, aux bons soins du général Juan Carlos Onganía qui dirigeait alors le pays, « à cause de la référence obsessionnelle au sexe, à la violence et à l'hallucination ». Il est toutefois étonnant que le chef-d’œuvre de Manuel Mujica Láinez (1910-1984) soit chez nous ignoré, bien que d’abord traduit en 1987 et publié chez Séguier-Archimbaud. Et stupéfiant qu’un auteur argentin connaisse si intimement la Renaissance italienne pour y planter un irremplaçable héros.

Un fils bossu nait malencontreusement au château de Bomarzo, dans la prestigieuse famille Orsini, ornée de condottieres brutaux, de prétendants à la papauté. Nous sommes au XVI° siècle, où l’on croise le sac de Rome, le couronnement de Charles Quint à Bologne, le David de Michel-Ange et les pinceaux du Titien. Ce fier bossu, méprisé, parfois jeté dans un placard au squelette par son père, battu par ses frères, ne trouve consolation et conseil qu’auprès de sa grand-mère Diane, « déesse sans âge ». Comme en un roman de formation, son caractère doit être forgé par les avanies et les ambitions. Or sa destinée se veut empreinte de vengeance et de beauté.

Bien entendu il est question d’amours. Mais le beau visage au corps contrefait peut-il espérer ? Une Adriana digne de pétrarquistes poèmes, une Penthésilée courtisane luxueuse, un luxurieuse Nencia ne suffiront pas à apaiser celui qui devient duc par la grâce de la mort de son père et de son frère ainé, en de peut-être coupables circonstances. Le mariage avec Giulia de Farnèse le comblera-t-il ?

Sans fard, Francesco Pier Orsini narrateur n’omet ni ses frasques, ni ses vices, ni sa jalousie. Le brillant cynique, la « brindille dans le tourbillon des passions », l’« esprit aristocratique enivré de sophismes rhétoriques », n’a cure de paraître sympathique. En une ère où conflits politiques et religieux bouillonnent, où l’alchimie fascine, au travers de la rencontre du fameux Paracelse, il est à l’image de son temps, le crime côtoyant la splendeur de l’art. Ce n’est pas un hasard si la « Bouche d’Enfer » est le fleuron du légendaire parc de sculptures qu’il eut à cœur de construire. Voilà qui n’empêche pas la récurrente dimension morale : « Le souvenir de nos ridicules, de nos grotesques égarements a plus de pouvoir que celui de nos réussites ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Mais au contraire, il faut compter le parc aux monstres comme une réussite indubitable et mémorable. D’abord l’examen, la connaissance du terrain, ensuite la conception, sans symétrie logique, donc baroque. Ce « qui serait le reflet de ma vie, serait différent de tous les autres, inattendu et inquiétant ». Un temple en hommage à Giulia précède « l’exaltation de la pierre » et les excentricités sculptées. Car « chaque rocher enfermait une énigme dans sa structure ». L’un vient enfin représenter l’esclave aimé Abdul sur son éléphant, l’autre un Neptune barbu et chevelu, puis une tortue aux eaux sonores symbolisant les aspirations poétiques, une baleine colossale venue de l’Arioste, un sphinx pour Adriana, un squelette pour le harcèlement paternel, une « nymphe au giron généreux » pour la grand-mère Orsini, sans compter tritons, serpents et harpies. Probablement l’imagination de notre romancier supplée-t-elle, mais avec une rare pertinence, au défaut documentaire. En fait le roman intensément baroque se propose d’offrir les clefs du jardin de Bomarzo. Chaque sculpture, si étrange soit-elle, est une allégorie des vices et vertus du personnage, une figuration des protagonistes, des événements qui le firent mûrir, de l’art qui seul reste : « cette terre exigeait de moi l’expression allégorique de son secret [qui] se confondait avec ma propre vie ». Ainsi cette œuvre d’art sculpturale et jardinée se voit révélée par le prisme biographique de son créateur.

Paysage de fantasmes, « Luna Park de pierres », l’on comprend alors que le « Bois Sacré de Bomarzo », qui est plus l’enfant du bossu Orsini que ses propres enfants, est également une métaphore du livre de Manuel Mujica Láinez. Un tel domaine onirique n’a pu qu’ensuite fasciner les surréalistes, André Pierre de Mandiargues en tête, consacrant un livre à son admirative et méditative déambulation[1], dans le cadre d’une lecture freudienne de ce monumental espace.

Outre le ravissement encyclopédique, entraînante, somptueuse est sans cesse l’écriture, qui aspire son lecteur de page en page, jusqu’à la fin, sans coup férir. La richesse de la pensée côtoie la vivacité de l’action, le relief et la couleur des descriptions, telle que jaillies des tableaux de Lorenzo Lotto, qui fit le portrait de notre duc, et des fresques de Gentile Fabriano. En outre les modèles littéraires, du chevaleresque Roland furieux de l’Arioste au Courtisan de Castiglione, jusqu’au Prince de Machiavel, sans oublier son entreprise de traduction du De rerum natura de Lucrèce, ne sont pas en reste.

Tout cela parait obéir scrupuleusement aux attentes du roman historique. Toutefois, eu égard à l’horoscope établi lors de sa naissance, notre héros serait promis à l’immortalité. Ainsi, quoiqu’il meure empoisonné, notre duc d’Orsini parait dépasser le siècle qui est le sien, faisant mention de Sigmund Freud, citant Gérard de Nerval, et autres anachronismes, ce dans le cadre du réalisme magique sud-américain.

Une si brillante autobiographie fictive ne peut-elle pas être comparée aux Mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar, publiées peu d’années avant, en 1951 ? Certes l’époque, celle de l’Antiquité, n’est pas la même, et l’écriture diffère, mais l’ampleur du talent ne peut que les unir secrètement. Il n’en reste pas moins que Manuel Mujica Láinez, auteur d’une douzaine de romans à découvrir, prend pour nous soudain place parmi les plus grands écrivains argentins, Jorge Luis Borges[2], Julio Cortazar, Cesar Aira[3]… Ne reste qu’à espérer avec impatience la traduction d’El Laberinto[4], ou d’El Unicornio[5], dont les titres sont à seuls une invitation au voyage onirique.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Plutôt que de créer un parc aux sculptures, la paire de héros choisie par Rodrigo Fresán (né en 1963) va confluer dans l’écriture. Mais c’est par la filiation que la chose se met en place, lorsqu’Allan Melvill, né en 1782 et mort en 1832, se voit dépassé par son fils cadet, Hermann Melville, dont le « e » final est la signature de l’auteur de Moby Dick, son emblématique opus, publié en 1857. Cependant, un siècle et demi plus tard, c’est l’écrivain argentin qui prend la barre littéraire pour changer ses fantasmes en hallucinations tourmentant ses deux personnages.

Tous deux, père et fils, sont hantés par leurs échecs. Le premier dans les affaires commerciales. « Epique dans sa déroute », Allan Melvill fut un aristocrate, ne gardant de sa condition originelle que sa dilapidation. L’importateur d’articles de luxe fait faillite, croule sous les dettes, doit quitter sa maison, se reposer sur sa belle-famille, sans jamais remonter la pente. Le second lorsque le succès de ses romans d’aventures exotiques se change en indifférence et rejet à l’occasion de Moby Dick et, pire, de Pierre ou les ambigüités : il n’y a guère de monde pour vouloir de sa baleine blanche et de son capitaine Achab, de ses troubles personnages...

Une scène inaugurale et hautement symbolique sert de pivot au roman. Quittant New York qui le méprise pour rentrer en sa famille à Albany, il rencontre « un signe funeste adressé à lui seul : même les forces de la nature vont à son encontre ». Traversant à pied la glace du fleuve Hudson, en décembre 1831, le père subit une épreuve traumatique et initiatique, à la source, du moins selon notre romancier, de la fascination du fils pour la blancheur de son cétacé fétiche. Toute une partie de l’ouvrage se consacre d’ailleurs à une « glaciologie ». De là viennent sa fièvre, sa pneumonie, son dérangement mental, son « Délire Blanc », sa mort.

Lors de son agonie, le voilà ranimant avec force délires sa mémoire, revivant son existence de jeune galant, puis d’homme mûr semblable aux « harceleurs féroces et démoniaques de Brontë ». Ce sont surtout sa jeunesse et ses haut-faits, en particulier son « Grand tour » de l’Europe, entre Angleterre, France et Espagne. La neige de Venise, le Grand canal gelé, le « palazzo de Cosmo il Magnifico » sont l’occasion de rencontres stimulantes, en particulier celle d’un certain Nico qui s’intronise son cicerone et l’initie à la peinture. Avant de se prétendre un « fanpiro », mot-valise entre fantasma et vampiro, dans une acmé voisine du fantastique. Au point qu’Allan se sente un autre homme : « Et tout à coup il m’a semblé que l’histoire entière de la race humaine était tatouée sur mon visage et qu’elle était la mienne […] j’étais persuadé que les metteuses en scène dictatoriales que sont les Moires ou les Parques m’avaient jusqu’alors attribué un rôle mineur tandis que d’autres interprétaient des personnages sublimes dans des grandes tragédies […] j’avais l’impression qu’on m’avait catapulté d’un rôle secondaire à celui de héros flamboyant ». Là, en une sorte de théâtre cinématographique avant l’heure, lui apparaissent « le visage gigantesque d’un homme criblé de dettes au milieu d’un pont et sous la neige », ainsi qu’une « bête aquatique » démesurée ; toutes figures prémonitoires. Un télescope, la « Glace éternelle », le « Grand Art », un Nico à l’influence effrayante, Allan Melvill prend peur, s’enfuit. Nous voici parmi l’un des plus beaux passages de ce roman...

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Bien au-delà du père discourant follement sur son lit de mort à l’adresse de son fils censé coucher ses phrases sur le papier, Herman Melville poursuit son ascension et sa chute littéraires, au travers de ses romans, nouvelles[6] et poèmes[7]. Ainsi « Le fils du père », troisième et dernière partie, prétend que le legs de la glace de l’Hudson, « Gelum melvillium », serait la clef originaire de Moby Dick. Ainsi entend-on se confier le père de Bartelby : « Je viens de là pour me retrouver ici, grimper jusqu’au point le plus haut du navire qu’est ma vie ». Mais cette partie, peu narrative, risque de désarçonner son lecteur, entre plainte et nostalgie, par un écrivain dont les premiers romans d’aventures ont connu le succès alors que les suivants ont été incompris, vilipendés, pas même lus parfois, confronté à l’incompréhension de sa femme Lizzie, partie plus accoquinée aux genres de l’essai et de l’élégie distendus qu’à l’essence romanesque. Combien est pathétique cet homme : « Mon père est une baleine. Et moi son Jonas ». Et cet auteur qui n’a pas connu « le paradis des écrivains », hors de manière posthume.

En un jeu de miroir osé, le créateur de la monstrueuse baleine blanche et du capitaine Achab voit sa signature « taxée d'incompréhensible par les critiques, genre de plumitifs qui attaquent tout texte un tant soit peu talentueux, à cause du talent qu'ils n'auront jamais, raison pour laquelle ils finissent par devenir des critiques méprisant les dons d'autrui, car tel est leur seul talent ». Il n’est guère douteux que Rodrigo Fresán s’applique à lui-même ce sort peu amène, tout en prévenant par avance le modeste plumitif qui oserait se targuer d’être critique à son égard.

Bien plus que le genre biographique, c’est ici une mise en balance fantasmée de deux vies dans le cadre d’une double biofiction romanesque. Indubitablement, Rodrigo Fresán est un romancier postmoderne, tant son livre est un objet métalittéraire, truffé d’allusions bibliques et de clins d’œil au genre du roman gothique, de Frankenstein à Dracula, tant il abonde, surtout dans sa première partie, en prolixes notes de bas de page, prétendument de la main d’Herman. L’ensemble, quoiqu’empruntant indubitablement une thématique d’importance, soit celle de la filiation créatrice, paraît passablement « décousu », pour reprendre le mot de son second héros au sujet d’un livre posé sur sa poitrine, malgré une technique contrapuntique ingénieuse. Reste une sorte de morale : « L'œuvre est-elle le fils à qui on dit adieu sur un embarcadère ou devient-on le fils de son œuvre, qu'on laisse derrière soi en gagnant le large pour que d'autres, plus tard, la célèbrent ou la condamnent ? »

Peut-on dire qu’en quelque sorte Rodrigo Fresán se soit cherché un père littéraire ? Lui qui a pourtant à son actif de nombreux fils livresques, des romans comme Mantra[8] ou Le Fond du ciel[9]

 

Force est de constater que Melville n’a pas la fluidité narrative, la beauté plastique et intellectuelle de Bomarzo. Si la question de la filiation du génie est d’importance, le tout n’est pas de se saisir d’un grand sujet, y compris lorsque la perspective en est originale. Il y faut un sens du détail et du déploiement assuré pour que la pâte prenne et se change en art romanesque achevé. En ce sens Manuel Mujica Láinez a brillamment réussi, certes dans une forme un plus classique, mais avec la sûreté impeccable de ses moyens, son œuvre d’art, à laquelle, indubitablement, la langue de la traductrice ajoute une réelle aura.

Thierry Guinhut

La partie sur Bomarzo fut publiée dans Le Matricule des anges, janvier 2023.

Une vie d'écriture et de photographie


[1] André- Pierre de Mandiargues : Les Monstres de Bomarzo, Grasset, 1957.

[4] Manuel Mujica Láinez : El Laberinto, Editorial Sudamericana, 1974.

[5] Manuel Mujica Láinez : El Unicornio, Editorial Sudamericana, 1965.

[7] Herman Melville : Poésies, Unes, 2022.

[8] Rodrigo Fresán : Mantra, Le Passage du Nord-Ouest, 2006.

[9] Rodrigo Fresán : Le Fond du ciel, Seuil, 2010.

 

Ciudad Encantada, Cuence, Castilla La Mancha.

Photo : T. Guinhut.

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19 février 2023 7 19 /02 /février /2023 17:12

 

Guimarães, Portugal. Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

Mario Vargas Llosa reporter, penseur et lecteur :

 Journal de guerre, Le Tour du monde en 80 textes

& Un demi-siècle avec Borges.

 

 

Mario Vargas Llosa : Journal de guerre,

traduit de l’espagnol par Annie Vignal, La Martinière, 2022, 144 p, 18 €.

 

Mario Vargas Llosa : Le Tour du monde en 80 textes (ou presque),

traduit de l’espagnol par Albert Bensoussan,

Anne-Marie Casès & Bertllie Hausberg,

L’Herne, 2023, 256 p, 18 €.

 

Mario Vargas Llosa : Un demi-siècle avec Borges,

traduit de l’espagnol par Albert Bensoussan, L’Herne, 2010, 112 p, 9,50 €.

 

 

 

En compagnie de son cher Phileas Fogg, Jules Verne effectua un brillant Tour du monde en quatre-vingts jours, que Julio Cortazar subvertit en un Tour du jour en quatre-vingts mondes[1]; voici avec notre Mario Vargas Llosa un Tour du monde en 80 textes. Homme livresque ou homme de terrain ? Parcourant le globe, y compris sur ces terrains les plus brûlants, Mario Vargas Llosa se fait reporter engagé auprès des champs de bataille, en Irak, d’où il ramène in Journal de guerre, voyageur au regard affuté, des Andes à Berlin, d’Hawaï au Japon. En même temps que créateur d’épiques romans incontournables[2], tel La Guerre de la fin du monde, il n’oublie pas d’être un lecteur des fictions de ses pairs, en particulier, et non des moindres, Jorge Luis Borges, durant un demi-siècle.

 

Traditionnellement la plume parlait devant l’épée, le plus souvent en vain. Le clavier aujourd’hui tente de discourir face à la guerre. Le titre de ce Journal de guerre est plus explicite en l’original : Diario de Irak. De plus dans l’édition espagnole[3], il est accompagné des clichés pris par sa fille Morgana, photographe de guerre de son état. Il est dommage d’ailleurs que notre éditeur n’ait pas eu ce soin.

Nous sommes parmi les tout premiers temps de le Guerre du Golfe, en l’été 2003 ; alors que l’on ignore qu’elle allait perdurer huit ans. Mario Vargas Llosa va-t-il rester sur ses positions, condamnant l’intervention militaire américaine ?

De façon provocatrice, Mario Vargas Llosa lance dès l’introït : « L’Irak est le pays le plus libre du monde, mais comme la liberté sans ordre et sans lois n’est que chaos, c’est aussi le plus dangereux ». La fin du régime de Saddam Hussein coïncide avec « l’anarchie généralisé de ce pays sans Etat, sans services, sans police ni autorité ». Débauche de marchandises, d’argent liquide, de presse fantaisiste, d’internet et de paraboles sont de l’ordre d’une liberté nouvelle après la chute du tyran. Quand les « Ali Baba » du vol et de l’agression sont légion (ou plus exactement les quarante voleurs), « la masse hurlante des croyants » foisonne parmi le chaos terroriste. Les ordures voisinent avec les femmes couvertes de leurs noires abayas tandis que l’on psalmodie le nom d’Allah de manière hystérique. Alors que ce berceau de l’humanité, la Mésopotamie, fut aussi celui de l’écriture et des tablettes encyclopédiques…

Comment pouvoir prôner la paix et la démocratie libérale dans un tel contexte ? La gageure est de taille. Notre écrivain espère cependant que l’homme armé de raison saura évacuer dictature et fanatisme. Il n’est cependant pas certain que l’irruption d’une force étrangère puisse permettre une telle évolution, d’autant que se réveillent les monstres des tyrannies religieuses et nationalistes. Et notre romancier de se résigner au scepticisme : « C’est là le Moyen Âge pur et dur, et l’idée que ce pays puisse parvenir à une démocratie moderne et fonctionnelle en peu de temps est illusoire ». Quoique l’on puise lui faire remarquer que ce Moyen Âge n’a rien de celui de la chevalerie et de nos cathédrales…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Contrairement à ce que le titre laisserait penser, ce journal n’est pas organisé au jour le jour, à la façon du diariste, mais au moyen de huit chapitres, de « La liberté sauvage » à « Le vice-roi », en passant par « Les croyants ». Ce vice-roi étant Paul Bremer, chargé par le Président Bush d’organiser « la démocratisation et le reconstruction de l’Irak », au-delà du « socialisme étatique » de Saddam Hussein. « Ce rêve peut-il se concrétiser ? » Notre auteur « pense que oui ». Mais la passivité américaine face aux pillages pèse lourd dans la balance. De plus, un Conseil de gouvernement composé de chiites, Kurdes, sunnites, Turcoman, Chrétien, communiste peut-il imaginer de taire ses différents, ses casus belli permanents ? La suite hélas a fait de ce rêve un dépotoir oublié, grêlé de terrorisme…

Pourquoi ne traduire que vingt ans après cet opuscule ? Les esprits chagrins y verront du réchauffé. D’autres, plus perspicaces, sauront son intemporalité, lorsqu’il s’interroge sur le concept de guerre juste, dans la tradition philosophique, de Saint-Augustin, Saint-Thomas d’Aquin et Hugo Grotius. Selon ces derniers elle doit relever de l’auctoritas principis, la puissance publique et non privée, de la causa justa, la cause juste, de l’intentio recta sans intentions ni causes cachées mais uniquement dans le but de faire triompher le bien. L’on y ajoute la proportionnalité de la violence, la forte probabilité de succès, et enfin les accords de paix qui doivent être équitables pour toutes les parties. Or Mario Vargas Llosa s’interroge : était-ce « une idée juste ou une erreur de s’opposer à la guerre » menée par les Etats-Unis ? Avec notre écrivain d’abord dubitatif, l’auteur de ces modestes lignes pensait alors qu’il était toujours bon d’éradiquer un dictateur génocidaire, donc de soutenir cette intervention ; certes. C’était méconnaître l’islam inhérent à ces contrées, l’atavisme nationaliste et tyrannique, le mépris des femmes, tout ce qui n’a guère amélioré l’Irak, laissé aux détritus de l’Histoire. Pourtant, à l’issue de son voyage d’investigation, Mario Vargas Llosa se découvre favorable à l’intervention américaine. La capacité à faire évoluer son jugement n’est pas une des moindres qualités de l’auteur.

De surcroit, le plus étonnant peut-être de ce modeste journal - douze jours ne suffisant peut-être pas à comprendre et juger avec une expertise suffisante - est ce qui nous permet de retrouver des types humains tels que les romans avaient permis de les portraiturer. L’ayatollah Al-Hakim est un halluciné qui parle « avec la tranquille détermination de qui se sait en possession de la vérité », exactement comme, dans un autre contexte historique et géographique, le fou de dieu qui parcourt le Brésil, traînant l’enthousiasme de « trente mille sectateurs » à sa suite, dans La Guerre de la fin du monde. Le reporter et témoin ne va pas sans l’expertise du romancier et de la fiction.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Plus éclectique, plus cosmopolite est ce Tour du monde en 80 textes. « Ou presque », le mot étant à prendre avec humour et modestie, puisque l’on ne lit ici que vingt-neuf déambulations, en démarrant à partir de la « peur de l’avion », heureusement vaincue grâce la lecture de romans prenants, donc d’une « pharmacopée littéraire ». Jusqu’à « Stanley à terre », soit le Congo martyrisé, où l’on travaille dans des entreprises fantômes : « quand la réalité est insupportable, la fiction est un refuge ». Là-bas règne encore le souvenir délétère de Léopold II, roi des Belges, et où l’écrivain puisa l’inspiration du Rêve du Celte[4]. Comme à Saint-Domingue où se dessina La Fête au bouc, hallucinant portrait de dictateur sud-américain.

Heureux (ou presque) est le voyageur, puisque tous les continents sont visités, de New-York à Berlin, de Rome à Dublin, haut-lieux de culture, à Londres où hélas une bibliothèque ferme ses portes ; mais aussi parmi les « cauchemars andins » et les enfants palestiniens endoctrinés à lancer des pierres plutôt qu’à édifier la démocratie libérale. Les fractures politiques et fanatiquement religieuses,  font partie du monde comme il va et ne va pas. En 1997, et aujourd’hui encore, « les flammes de l’apocalypse menacent de nouveau à l’horizon du Moyen-Orient ». Les « vérités contradictoires » des Israéliens et de ceux que l’on appelle faussement les Palestiniens doivent coexister, à l’encontre des folies homicides.

Parfois, des personnages charismatiques ou loufoques marquent les lieux, tel cet illuminé sympathique qui se prend pour Jésus, à Port-au-Prince, en Haïti. Mais d’autres sont autrement marquants. Car le parcours en pointillé trouve sa dimension littéraire, dans la mesure où les écrivain-phares sont des prétextes pour découvrir une exposition Marcel Proust à la Bibliothèque Nationale de Paris, le Chili du poète Pablo Neruda, la Russie avec la maison de Dostoïevski, ou encore le peintre Gauguin parmi « les homme-femmes du Pacifique », à Tahiti, où l’on est pourtant fort homophobe, le théâtre Nô japonais, en autant de pèlerinages et d’initiations…

Ce puzzle de chroniques, publiés en divers journaux, dont El Pais, entre 1965 et 2008, aux agréables brièvetés, ne peut qu’enchanter le lecteur, voyageant ainsi en pensée, sans exotisme vain, encore moins celui « tapageur en carton-pâte » d’Hawaï. Car là rien n’est gratuit : une question cruciale surgit toujours. Avec un regard à chaque fois aigu sur les mœurs, le caractère des lieux et des temps, les fractures civilisationnelles ; et -d’autant plus s’il s’agit des lieux d’une gestation romanesque nouvelle pour l’écrivain - ce qui peut apparaître comme une solution : les ouvertures vers l’art et la littérature.

Tout semble séparer, mis à part leur qualité de latino-américains, l’un péruvien l’autre argentin, Mario Vargas Llosa et Jorge Luis Borges. Le premier, dont le maître est Flaubert, pratique les vastes fresques romanesques, nanties de thématiques politiques omniprésentes ; le second, amateur de Léon Bloy, d'Edward Gibbon et des Mille et une nuits, préfère les contes passablement brefs et les essais intemporels. Le premier se montre féru de réalisme et d’Histoire, le second goûte le fantastique et l’onirisme. Pourtant il le lit et relit avec ravissement. Une découverte, une admiration, une dégustation se consolident entre 1964 et 1999, tant le mystère de la perfection n’a jamais rien d’aussi haletant que chez l’amateur de miroirs, de labyrinthes et de tigres, sans oublier les bibliothèques babélienne[5].

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Bien qu’il dédaignât le genre romanesque, hors Henry James et le Cervantès de Don Quichotte, Mario Vargas Llosa le loue sans réserve : « Je n’ai jamais été déçu avec Borges », confie-t-il, et à cet égard il ne peut qu’avoir notre assentiment devant un art narratif si singulier, un gemme littéraire inoubliable. Aussi réitère-t-il les entretiens, les hommages, la visite du monacal appartement où les livres les plus nombreux sont dans la mémoire. Qu’il s’agisse de malfrats de Buenos Aires maniant le couteau, de controverses mythologiques ou théologiques, de ruines circulaires et mentales ou de fictives  bibliographies, les contes de Borges sont des « joyaux artistiques », dont la parfaite architecture saisit le lecteur. Et malgré la réputation extraordinaire de son œuvre, de ses Fictions et autres Aleph et Histoire universelle de l’infamie, il se révèle d’une stupéfiante modestie, approuvant les jurés Nobel de l’avoir délaissé.

La quasi absence d’engagement de l’aède aveugle ne rebute guère le libéral qui faillit être élu à la présidence du Pérou. À l’égard des positions politiques de Borges, il nuance avec justesse l’idée selon laquelle il aurait soutenu des dictatures militaires : « Le soulèvement militaire d’Aramburu a mis fin à l’odieuse tyrannie populiste et nationaliste de Perón qui, non contente de confisquer la démocratie argentine, s’était arrangé pour plonger dans la pauvreté et le sous-développement un des pays les plus modernes trente ans plus tôt et les plus prospères du monde ». Hélas il tarda à reconnaître que ce nouveau gouvernement se montrait tout aussi tyrannique ; et c’est seulement plus tard qu’il « a pris ses distances avec le régime militaire et l’a critiqué ». L’on ne sait expliquer ce passager aveuglement, sinon par le doute qu’il exprimait non sans justesse face à la capacité démocratique du continent latino-américain. Du moins en son temps, car depuis, le Chili, par exemple, au-delà d’Allende et de Pinochet a su s’élever à la démocratie libérale…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ne reste plus qu’à traduire in extenso ce Demi-siècle avec Borges, qui en cette édition française ne compte que six parties, puisque qu’une plus récente édition espagnole[6] en propose rien moins que onze. Alors que Mario Vargas Llosa ne nous a pas habitué à se montrer en poète, Borges en quelque sorte féconde son écriture, puisqu’il y propose, en ouverture, un poème intitulé « Borges dans la maison des jouets » : « Trop intelligent / pour écrire des nouvelles / il se démultiplie en contes insolites, / parfaits, / cérébraux […]  Il fait de l’espagnol / tumultueux / plein de bruit et de fureur / une langue concise, précise / puritaine / lucide et bien éduquée […] C’est un aristocrate / un peu anarchiste / et sans fortune, / un conservateur, / un agnostique / obsédé par la religion, un intellectuel érudit, / sophiste, / joueur[7] ». L’on peut considérer ces vers libres comme une synthèse de ce livre élogieux et séminal.

 

Romancier des libertés[8], romancier engagé en faveur du libéralisme[9], Prix Nobel de littérature 2010, Mario Vargas Llosa, qui préfère à la civilisation du spectacle celle de la culture[10], ne dédaigne jamais d’observer les réalités du monde, qu’elles soient politiques ou livresques, au bénéfice bien entendu de la fiction et de la littérature, en une démarche éthique. Avec Jorge Luis Borges, il représente l’une des deux faces de l’épanouissement littéraire latino-américain. Sans nul doute, son œuvre, malgré la dimension aporétique de cette fiction aux couloirs, escaliers, étagères et volumes presqu'infiniment nombreux et presque toujours illisibles, figure dans un recoin choyé de la Bibliothèque de Babel.

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

 

[1] Julio Cortazar : Le Tour du jour en quatre-vingts mondes Gallimard, 1980. 

[3] Mario Vargas Llosa : Diario de Irak, Aguilar, 2003.

[6] Mario Vargas Llosa : Medio siglo con Borges, Alfaguara, 2020.

[7] Traduit par mes soins.

[10] Voir : Mario Vargas Llosa : la civilisation de la littérature contre la civilisation du spectacle

 

Parador de Baiona, Pontevedra, Galicia.

Photo : T. Guinhut.

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8 mai 2022 7 08 /05 /mai /2022 07:45

 

Palacio de Soñanes, Villacarriedo, Cantabria.

Photo T. Guinhut.

 

 

 

 

La maison politique de Santiago Gamboa,

romancier baroque colombien :

Une Maison à Bogota ;

Prières nocturnes.

 

Santiago Gamboa : Une Maison à Bogota,

traduit de l’espagnol (Colombie) par François Gaudry,

Métailié, 2022, 192 p, 19 €.

 

Santiago Gamboa : Prières nocturnes,

traduit de l’espagnol (Colombie) par François Gaudry,

Métailié, 2014, 312 p, 20 €.

 

 

Une maison ne devrait-elle pas être un cerveau réalisé, une personnalité à l’égal de son propriétaire ? Il s’agit bien là de « la demeure idéale » du professeur de philologie qu’un prix a honoré, lui permettant cet achat depuis longtemps convoité. Avec sa vieille tante, gloire ancienne du combat contre l’extrême droite et admiratrice de Castro et de Mao, dont le handicap est peut-être la métaphore de la faillite des idéaux marxistes et communistes, il emménage avec « quatre cents caisses de livres » dans l’immense maison de Bogota pour une étendue de bonheur et de travail sans faille. Ainsi se déploient les cercles d’une vie et d’un monde autour d’Une maison à Bogota, sous le clavier du Colombien Santiago Gamboa. Plus éclatées encore sont ses Prières nocturnes entre les mondes vénéneux du sexe et de l’argent, peut-être de l’amour. La maison politique du romancier va-t-elle exploser sous les coups de boutoir de la réalité sud-américaine ?

 

Dans la maison du narrateur, le cercle s’élargit avec la cuisinière nommée Transito. Car partout le passé politique s’ensanglante de tragédies à cause des FARC (Forces Armées Révolutionnaire de Colombie). L’assassinat du frère de Transito par ses camarades est retranscrit grâce à sa voix bouleversée. Quant à la vie du chauffeur et son travail harassant à peine payé dans une mine d’émeraudes, cependant récompensé par un « caillou miraculeux », ils font l’objet d’un autre récit emboité. De même pour l’infirmière Elvira, maîtresse sensationnelle, dont le mari succombe aux ravages de la drogue. Les maux de l’Amérique latine étant ainsi concentrés dans cet « espace dominé par la mémoire ».

Et comme les personnages, chacune des pièces de la maison, en autant de chapitres, permet à d’autres histoires d’affleurer, à d’autres lieux d’être évoqués, comme à l’occasion de la salle de bain, des hammams et saunas sur d’autres continents. L’immense mansarde est musicale et enfantine, où sont rangés disques et illustrés pour adolescents. Plus loin, les quartiers pauvres pourrissent de délinquance et d’enfance maltraitée, de crack et de colle, alors que dans la « ville nyctalope » l’on trouve une « fête nazie » et autres orgies sexuelles que l’on épargnera au lecteur sensible…

Le narrateur - qui sait s’il s’agit de l’alter ego de l’auteur - développe ainsi des facettes de sa vie, depuis son enfance et ses parents cultivés hélas morts dans un incendie, jusqu’à son développement intellectuel. Comme en une spirale à la fois centrifuge et centripète, les événements, les convictions et les menaces se multiplient, ouvrant leurs portes aux aventures sexuelles, aux étudiants révolutionnaires et tyranniques, non sans un humour parfois mordant et un pessimisme peu amène : « les relations humaines sont condamnées au désastre ».

Le tout forme un autoportrait du narrateur en cynique, dézinguant au passage un écrivain plagiaire, déballant pêle-mêle la cuisine locale, l’Histoire du dernier siècle, car « la politique était la maladie vénérienne du pays ». Ou convoquant l’écrivain français Echenoz, qui entonne un hilarant éloge de la vulve ! Tout cela au risque de voir surgir d’anciens et nouveaux démons : la tante, aux journaux intimes scellés était-elle complice des FARC ?

Au-delà du roman de société, du tableau politique, l’apologue du Colombien Santiago Gamboa est le théâtre explosif de la confrontation entre l’idéal et le réel. Si la maison de Bogota est une sorte de paradis, les alentours peuvent ressembler aux cercles de l’Enfer de Dante. Sans temps mort, le récit s’élargit, bouillonne, sa prose est effervescente, l’intertextualité innerve un pandémonium de situations, de registres, lyrique, élégiaque, tragique, sans exclusive. La composition romanesque s’enrichit de l’intérieur, à l’image des pièces de la maison, « faite de plusieurs strates, avec des galeries adjacentes », destinée à aboutir à un éloge de la bibliothèque, de « l’air et les nuages », pour reprendre le titre du terrible et ultime chapitre, en une réelle ode à la littérature : « Constituer une bibliothèque est un acte de foi en l’avenir ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il n’y a pas de tourbillons de saints, d’anges ni de Saint-Esprit lumineux en ces Prières nocturnes ; pourtant leur composition est fondamentalement baroque. Cosmopolite est ce roman, entre Colombie, Inde et Thaïlande où le nœud de l’action se déroule. Santiago Gamboa, né en 1965, dont on a ici traduit une demi-douzaine de livres, joue avec brio des récits alternés. D’une part ceux, autobiographiques, de Manuel et de sa sœur Juana, d’autre part celui du Consul colombien à New Delhi qui se voit chargé d’une triste affaire : veiller au destin du premier héros qui, soupçonné à Bangkok d’un lourd trafic de drogue, risque la peine de mort, au mieux trente ans de prison. Mais au-delà de l’intrigue policière exotique, satire politique et poétique romanesque jouent un feu d’artifice troublant…

 Rien de religieux en ces Prières nocturnes. Tout y est profane ; y compris les « prières » adressées à une vie espérée meilleure par les protagonistes. Brossé avec allant, vigueur et réalisme sans apprêt, le portrait du jeune Manuel est éblouissant : de la tyrannie familiale aux esprits étriqués (« droite minable, mesquine et patriotarde ») de son enfance à la philosophie de Deleuze dont il devient un spécialiste, il se déploie entre les plaisirs précieux de la lecture, du cinéma d’auteur, la peinture de graffs sur des murs de béton, qui est son « art d’évasion » ; et l’amour protecteur de sa sœur Juana au point de travailler pour lui, par tous les moyens, à préparer son avenir, son évasion hors d’un pays dangereux et étriqué. C’est ainsi qu’en sa prison il confie son histoire au Consul écrivain et « chasseur d’histoires », lui promettant, non « un roman noir », mais « plutôt un roman d’amour ». Où la disparition de Juana est l’élément déclencheur. Disparition volontaire, dans le cadre d’une lucrative agence d’escort-girls, vers le Japon. C’est alors que Manuel se lance dans la piteuse aventure pour tenter de la retrouver, et convoyer une valise qui sera sa perte. Jusqu’à ce que le Consul et narrataire se lance à son tour dans la quête…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L'on trouve en ce roman existentiel et psychologique, quoiqu’à demi policier, des facettes parfois déjantées. Au choix, une autre narratrice, transsexuelle spirituelle, et bien des personnages hauts en couleur dont l’un se prend pour « un Rastignac créole ». Mais aussi, parmi cette composition transgenres littéraires, un colloque à Tokyo sur la littérature colombienne, un chapitre en forme d’éloge du gin et des alcools, parmi lesquels « le martini était la seule invention nord-américaine aussi parfaite que la forme du sonnet ». Plusieurs pays sont également portraiturés avec les dents de l’impitoyable satire : la Colombie déchirée entre dictatures nationalistes, crimes d’état, mafia friquée et sans la moindre dimension intellectuelle, préjugés réactionnaires, corruptions et guérilleros des FARC ; la Thaïlande, croupie de chaleur, de pollution et de prostitution. Plus indulgente est la radiographie du Japon, malgré le luxe sévère de son milieu prostitutionnel. Les tableaux de mœurs font mouche, même si le lecteur peut se sentir étourdi de la fureur et de la vanité de ces mondes où drogue et sexe tiennent lieu de vraie vie.

Santiago Gamboa mène son intrigue bien rocambolesque avec feu, maîtrisant les points de vue complémentaires des personnages qui livrent leurs versants de l’histoire. Parfois avec humour pour des sujets graves, comme lorsque Juana fait sa confession, s’adressant à sa « chère Inter-Nette ». Entre fuite à Téhéran auprès d’un mari jaloux, puis évasion par les soins du Consul, Juana, dont la beauté est une arme fatale, nous révèle les rouages de la prostitution internationale. Malgré sa détermination d’amasser une fortune pour pourvoir à l’éducation et au destin de son frère tant aimé, elle dit son « mal aux articulations et aux lobes de l’amour ». Avant de livrer au lecteur son corps aux tatouages venus de vagues et de naufrages célèbres, dont « La grande vague » d’Hokusai, corps devenu une œuvre d’art splendide et cruelle, figurant une mise en abîme du roman.

Le réalisme est vigoureux, oscillant entre vie contemporaine, tour à tour sordide et clinquante, et intrusion des allusions passionnées à la littérature, comme si l’on était autant en pays de roman que de métalittérature. L’écriture est évocatrice, rapide et sensuelle, aussi riche qu’efficace ; on y trouve des « glaçons comme rapportés de la caverne de Platon », des touches de roman-feuilleton et de haïku. De par et malgré les mondes traversés, paisibles, chaotiques, terribles, une certaine mélancolie, une inquiétude métaphysique sourdent inévitablement. De plus -et ce n’est pas une moindre qualité- les lieux communs familiaux et politiques sont pourfendus par les maximes du mentor de Juana, le vieux Monsieur Echenoz…: « Le pire pour une jeune fille c’est de se marier avec un jeune homme, c’est l’union de deux stupidités », ou « Sais-tu quel est le nom contemporain de la démocratie ? La perversité. Si un chimpanzé avec un tambour devenait populaire et amusant, il pourrait être élu président », ou encore : « Je déteste les écrivains qui défendent de nobles causes ». En ce sens, Prières nocturnes, ode à l’amour contrarié entre frère et sœur - mais sans rien d’incestueux - initiation à la richesse financière et intellectuelle, à l’effroi et à la sagesse vaut bien un vade-mecum, hélas bien douloureux. Comme un portrait-charge, un Colombian Psycho, jeté à la face de la Colombie, voire de l'Amérique latine...

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      Homme-orchestre dans le parc d’attraction de la littérature baroque latino-américaine, Santiago Gamboa n’écrit pas sans grave sérieux, entre roman d’initiation psychologique et politique, ni sans ironie envers les clichés de l’aventure et du policier. Si, comme pour un de ces personnages, « être écrivain était le maximum de ce que pouvait espérer un être humain », nul doute que Gamboa, et le Consul son double, atteignent ce maximum : celui d’un édifiant divertissement haut en couleurs, aux qualités sociologiques, poétiques et tragiques… Aussi tragique finalement que le sort réservé à sa maison, témoignant peut-être d’un certain goût mélancolique, voire nihiliste…

Journaliste, diplomate, Santiago Gamboa né en 1965 est un romancier nombreux, dont on a ici traduit une demi-douzaine de livres. Des Hommes en noir[1] révèle un roman policier fort noir. Le témoin n’est autre qu’un jeune garçon, du haut de son arbre. Les trois véhicules aux vitres teintées attaqués à l’arme lourde, les échanges de balles et les cadavres, un hélicoptère évacuant les passagers. Malgré les traces effacées, ses yeux et sa mémoire en gardent la trace. La chose pourrait rester inaperçue. Sauf pour le procureur  Edilson Jutsiñamuy, qui s’adjoint une journaliste d’investigation, Julieta, et son assistante Johana, une ex-guérillera des FARC, toutes plus incorruptibles les unes que les autres. L’enquête parcourt les réseaux de la Colombie, du Brésil et de la Guyane française, jusque parmi les Églises évangéliques. Voici à la fois un thriller violent et un documentaire sur la guerre civile. Le rôle du romancier restant celui de la dénonciation des tyrannies criminelles et politiques.

Plus excitant et fou est Retourner dans l’obscure vallée[2]. Ils ont fui la Colombie, vers l’Europe, et ne peuvent qu’y retourner. Manuela tente d’oublier les traumatismes de son enfance grâce à la lecture, la poésie, Tertuliano imagine une théologie de « l’harmonie des Maîtres anciens », empreinte de messianisme et de violence, le prêtre Palacios rêve d’être pardonné de son passé paramilitaire. Et parmi eux le consul et Juana, dont les amours sont en demi-teinte et cependant peut-être secrètement ardents. Et enfin le Consul et Juana, qui se poursuivent, se désirent, liés par des sentiments indéfinis. Parmi eux, l’ombre de Rimbaud, poète précoce et génial qui marche et se cherche dans des voyages sans répit. Qui sait si la solution est à Harar, au pays fantasmé d’un aventurier Rimbaud ? La narration polyphonique est vigoureuse, entre roman de société et enquête psychologique. Et si l’on veut découvrir comment un jeune écrivain latino-américain vient à Paris pour être au plus près de la littérature, mais auprès de la pluie froide, de la pauvreté des immigrés mais aussi des aventures érotiques, lisons Le Syndrome d’Ulysse[3], pour savoir comment retrouver son Ithaque…

 

La « maison » politique de Santiago Gamboa est à la mesure de sa psyché, mais aussi de son pays. Rêve-t-il d’une parfaite et paisible demeure où l’art et la littérature vivraient en toute sérénité, alors que les tempêtes révolutionnaires et criminelles le cernent ? Probablement sait-il sa tour d'ivoire impossible. À l’image de la condition humaine…

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

La partie sur Une Maison à Bogota fut publiée

dans Le Matricule des anges, mars 2022


[1] Santiago Gamboa : Des Hommes en noir, Métailié, 2019.

[2] Santiago Gamboa : Retourner dans l’obscure vallée, Métailié, 2017.

[3] Santiago Gamboa : Le Syndrome d’Ulysse, Métailié, 2007.

 

Palacio de Soñanes, Villacarriedo, Cantabria.

Photo T. Guinhut.

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22 décembre 2021 3 22 /12 /décembre /2021 14:51

 

Almagro, Ciudad Real, Castilla la Mancha. Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

Les fresques épiques de Mario Vargas Llosa :

Le Rêve du Celte, Temps sauvages.

 

Mario Vargas Llosa : Le Rêve du Celte,

traduit de l’espagnol (Pérou) par Albert Bensoussan et Anne-Marie Casès,

Gallimard, 2011, 528 p, 22,90 € ; Folio, 2013, 9,70 €.

 

Mario Vargas Llosa : Temps sauvages,

traduit de l’espagnol par Albert Bensoussan et Daniel Lefort,

Gallimard, 2021, 400 p, 23 €.

 

 

 

Comme les utopies aux parfums délicieux, les rêves distillés par une colonisation idéale finissent en trop humaines pourritures. C’est hélas ce que vit Roger Casement, le héros malheureux de Mario Vargas Llosa, ce romancier spécialiste en rêves pourvoyeurs de cauchemars, en utopies bâties à coups de sabres ravageurs : sous la peau du rêve, la torture du cauchemar. En ce sens Le Rêve du Celte est une de ces immenses fresques épiques, dont les autres volets furent La Fête au bouc et Temps sauvages, deux sommets romanesques des lettres latino-américaines et hispaniques aux vertus aiguisées, dont le lien est à trouver dans la figure du dictateur dominicain Trujillo. Ainsi l’écrivain aux convictions profondément libérales pourfend-il les tyrannies du colonialisme, du nationalisme, du communisme et de l’impérialisme.

L’écrivain utilise dans Le Rêve du Celte un procédé chez lui récurrent. L’alternance des chapitres consacrés à l’emprisonnement final et ceux généreusement attachés aux pérégrinations entre Afrique, Amazonie et Irlande de Roger Casement rend justice à cet idéaliste né en Irlande en 1864 et mort en 1916, qui resta célèbre pour son « Rapport Casement », dénonçant les sadiques exactions des colons dans le Congo belge, propriété du roi Léopold II. Plus tard, ce diplomate anglais, furetant parmi les zones de production du caoutchouc, rejoignit l’Amazonie, avant de devenir un révolutionnaire très engagé pour la cause irlandaise, ce qui lui valut en Angleterre un emprisonnement infamant. En effet, ayant convaincu les Allemands de fournir des armes à l’Irlande en pleine première guerre mondiale, il fut accusé de haute trahison, puis pendu.

Au-delà du récit de vie épique et édifiant, le roman est évidemment un apologue, dans lequel une morale humaine et politique est explicite. En effet, dans la plupart des cas l’utopie la plus exaltante contient in nucleo le ver dans le fruit, la tyrannie qui l’invalidera. Thomas More, au XVI° siècle, planifie tant son île du bon gouvernement de L’utopie[1] que l’on conçoit très vite sa douce dimension carcérale. Au XIX° siècle le Manifeste du parti communiste de Karl Marx se termine sur des admonestations liberticides et totalitaires[2]. La suite ne se fera pas attendre, le XX° siècle sera celui de la vérité des anti-utopies, aryennes ou communistes, pourvoyeuses de camps de concentration…

Entretemps, le colonialisme du XIX° siècle, tel que le voit d’abord le jeune Casement, s’honore de ses bonnes volontés : « œuvrer, par le biais du commerce, du christianisme et des institutions sociales et politiques de l’Occident, à l’émancipation des Africains et en finir avec leur retard, leurs maladies et leur ignorance ». Hélas, si le colonialisme anglais ou français peut parfois se montrer fidèle à ces préceptes, la cupidité, l’impunité en des forêts lointaines peuvent engendrer des monstres et libérer le mal originel dans la nature humaine. Plus particulièrement au Congo belge : « Comment se pouvait-il que la colonisation soit devenue cet horrible pillage, cette inhumanité vertigineuse où des gens qui se disaient chrétiens torturaient, mutilaient, tuaient des êtres sans défenses et les soumettaient à des cruautés aussi atroces, enfants et vieillards compris ? N’étions-nous pas venus ici, nous Européens, mettre un point final à la traite et apporter la religion de justice et de charité ? Parce que ce qui se passait ici était encore pire que la traite des esclaves, n’est-ce pas ? ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Est-ce à dire que le colonialisme est aussi infect dans son principe que les idéologies communistes et aryennes ? Probablement pas tout à fait[3]. Le communisme et le nazisme partent de principes dès l’origine délétères, communauté des hommes sans liberté ou communauté raciale, quand le colonialisme peut être plus généreux. Quoique la cruauté et l’impéritie humaine, la cupidité et le racisme le polluent très vite. A moins que dès l’irrespect de la souveraineté des peuples, le ver soit dans le fruit… Et, dans ce cas, le dévoiement des bonnes intentions par ceux qui exercent le pouvoir politique, militaire et entrepreneurial, fût-ce au plus bas niveau, est patent.

Seuls, sur les rives du Congo, les religieux sont souvent épargnés par le mal, charitables, au contraire de cette acmé atavique de l’horreur indigène et européenne qui inspira Joseph Conrad : c’est d’ailleurs en conversant avec Roger Casement que ce dernier put échafauder la violence de son roman emblématique : Au cœur des ténèbres[4].

La seconde partie, dans les forêts péruviennes, montre combien « le Congo et l’Amazonie étaient unis par un cordon ombilical ». Les responsables locaux d’une compagnie anglaise d’exploitations des hévéas sont des tortionnaires et des esclavagistes, soumettant la population indienne à un réel génocide. Roger Casement s’épuise à inspecter, interroger, noter pour rédiger un second rapport, presque le miroir du premier. Son esprit n’en reste pas indemne, au point que pour lui « l’Irlande, comme les Indiens du Putamayo, si elle voulait être libre devait se battre pour y parvenir ». A-t-il confondu la condition amazonienne avec celle des Irlandais qui ne sont privés que de souveraineté ?

Nous laisserons le lecteur découvrir dans la troisième partie combien le nationalisme, fût-il venu des meilleures intentions, animé par le compréhensible désir de développement d’une culture propre et de la libération gaélique de l’impérialisme britannique, peut conduire à l’explosion irraisonnée des armes : « Le patriotisme est une religion, il est fâché avec la lucidité. C’est de l’obscurantisme pur, un acte de foi. », assène l’écrivain George Bernard Shaw à ce converti au service d’une nouvelle sauvegarde des peuples. La culture irlandaise ramenée à sa pureté nationale mérite-t-elle que lui soit sacrifiés des militants, que le sang soit abondamment versé, que l’inflexible Roger Casement aille jusqu’à trahir l’Angleterre qui avait auparavant reconnu son combat humaniste ? Le pionnier de l’anticolonialisme s’est-il fourvoyé dans les perversions du nationalisme ?

Si l’on est convaincu par la nécessité de cette stèle biographique élevée à Roger Casement, l’on peut aussi s’interroger : sommes-nous réellement à la hauteur du roman ? Ou, plus modestement, à celle du reportage, du document d’historien ? La narration reste trop souvent monocorde, voire répétitive, déflorant trop tôt et sans surprise, dans les scènes carcérales, le mystère de la haute trahison anti britannique. Certes il est indubitable qu’au-delà de ses recherches sur le personnage, Mario Vargas Llosa a tenté d’infiltrer ce qui manquait de fiction pour donner de l’épaisseur psychologique au personnage, à ses interrogations politiques et existentielles. Mais, restant au service d’une figure un peu trop oubliée - ainsi justement réévaluée -, d’une figure symbolique du destin colonial de l’humanité, Mario Vargas Llosa n’a-t-il pas perdu quelque chose de la liberté et du souffle de la fiction romanesque ? De même, malgré l’ampleur et la maîtrise incontestable de la documentation exploitée, ne manque-t-il pas de quoi nourrir une empathie du lecteur qui a du mal à s’identifier au héros trop granitique et réservé, malgré quelques émotions homosexuelles dont le contre-espionnage anglais sait se servir. Toutes ces victimes, à la chaîne massacrées, quoique avérées, restent également un peu abstraites. Le Rêve du Celte (qui tire son titre d’un poème de Roger Casement) reste une œuvre documentaire indispensable, à la lisière de la biographie et de l’essai, mais un récit qui peine à nous faire vibrer.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Certainement faut-il replacer en perspective ce roman avec ceux consacrés au fasciste d’Amérique centrale Trujillo et à l’activiste Flora Tristan, formant ainsi une  trilogie de la lutte contre les oppressions. Il y avait dans La Fête au bouc[5] un personnage féminin qui cachait un lourd secret dans son passé de Saint-Domingue, ainsi que des hommes préparant l’assassinat du dictateur Trujillo. Ceux-là avaient su nous toucher, nous faire frémir avec le récit de leurs douleurs et de leurs espérances, quand la figure du caudillo exotique devenait aussi démentielle que fragile. De même, la pasionaria des ouvriers et des femmes, qui au XIX° voulut les libérer d’un capitalisme barbare et d’un machisme tribal, pouvait, dans Le Paradis un peu plus loin[6], nous prendre par la main dans la justesse de sa cause. L’on se rappelle aussi le grand souffle épique qui balayait La Guerre de la fin du monde[7] en radiographiant la révolte d’une communauté chrétienne hallucinée en quête d’utopie dans le nord-est brésilien…  Mais pour ce Celte dévoyé, à qui sont réservés les dévoiements des idéaux et du militantisme, une sorte de froideur mécanique empêche une suffisante dynamique romanesque…

Dénoncer les tyrannies, mais aussi les utopies qui sont consubstantielles aux espoirs de libération, jusqu’à leurs aboutissants mortifères est bien le principe vital auquel obéit le libéral Mario Vargas Llosa, dont les essais reflètent cette éthique politique, qu’ils soient De sabres et d’utopies[8] ou parmi Les Enjeux de la liberté.[9] Ce fut grâce à la lecture de La Route de la servitude de Friedrich A.Hayek[10] et de La Société ouverte et ses ennemis de Karl Popper[11], qu’il comprit que les libertés ne pourraient s’exprimer dans le chaudron empoisonné des révolutions de gauche, que Cuba devenait un cloaque communiste. Le libéralisme économique et des mœurs est alors enfin pour lui et pour nous la voie du développement des sociétés et des individus. Flora Tristan, quoique précurseur du socialisme marxiste, Roger Casement quoique thuriféraire du nationalisme, étaient des libérateurs encore à parfaire…

Trop sage et attendue, quoiqu’élégante, est la couverture choisie par Gallimard. Celle de l’édition espagnole, chez Alfaguara, est rouge rubis : l’entremêlement du visage et de la carte sanglante est le reflet de la personnalité du héros, comme problématisant de la plus heureuse manière plastique qui soit le destin meurtrier du colonialisme et celui meurtri de l’idéaliste égaré que devient peu à peu le foudre de guerre pro-irlandais. C’est alors que le roman n’est pas à la hauteur de sa couverture. Consolons-nous, il y a bien des bonheurs à revenir aux réussites indépassables que sont Les Carnets de Don Rigoberto[12], La Fête au bouc ou La Guerre de la fin du monde. Avec de tels chefs d’œuvre, il faut admettre que nos attentes sont placées bien haut. Trop haut peut-être…

 

Photo : T. Guinhut.

De toute évidence, avec Temps sauvages, Mario Vargas Llosa retrouve tout son brio. Après un prologue documentaire rappelant l’irrésistible ascension de l’entreprise exportatrice de bananes, « United Fruit Company », qui usait de son monopole en exploitant les populations guatémaltèques et de ses réseaux d’influences aux Etats-Unis, le romancier fait entrer en scène ses personnages.

D’abord Marita, surnommée « Miss Guatemala », jeune fille intelligente, qui devient enceinte de son mentor, le docteur Efrén Garcia Ardiles, qui prône le « socialisme spirituel ». Ô scandale ! Ceci pour planter le décor idéologique du pays. Mais bientôt c’est le militaire Jacobo Arbenz qui occupe le devant de la scène, dont l’épouse Maria  lui fait découvrir « un monde méconnu d’injustices séculaires, de préjugés et d’aveuglement ». Aussi fomente-t-il des coups d’Etat pour écarter les dictatures, devenant ministre de la Défense, puis Président élu en 1951. Selon ses détracteurs, dont le colonel Carlos Castillo Armas, surnommé « Face de hache », il s’agit d’un « régime communiste ». Aussi l’intrigue repose-t-elle sur l'organisation d'un coup d'État qui va conduire, à la démission du Président Jacobo Arbenz, en 1954. Ce dernier avait mis sur les rails une vaste réforme agraire, heurtant les intérêts de l'United Fruit Company. La firme se goinfrait de son monopole de la culture et de la distribution des bananes dans nombre de pays de l'Amérique latine, abusant de la corruption, impulsant les lois économiques, fiscales et forcément sociales, au détriment du développement. L’on se rappellera que l’expression « république bananière » vient de telles pratiques.

Si Arbenz est le fil conducteur de l’intrigue, bien des personnages hauts en couleurs méritent le détour. Le « grossier Sam Zemurray », patron d’United fruits, bénéficie d’un efficace bras droit, un diplomate américain, l’élégant Bernaus, introduit dans la presse et les sphères du pouvoir américain, qui parvint à persuader de l’imminence d’une colonie communiste à la solde de Moscou, donc le Département d'Etat et la CIA de dépêcher au Guatemala de réels moyens humains et logistiques afin d’installer au pouvoir une oligarchie à leur solde.  Quant à Carlos Castillo Armas, s’il remplace Arbenz à la tête du pays, il ne profite pas longtemps de sa forfaiture : au bout de trois ans il est abattu. Reste le cas plein d’enseignements de l'ambassadeur américain Peurifoy, parfait exécutant sans état d'âme ni éthique, obéissant aveuglément à son administration, quels que soient les tours et détours des ordres venus d’en haut, réplique de « la banalité du mal » selon Hannah Arendt[13]. Sans oublier l’influence délétère d’un voisin compromettant, Trujillo, dictateur de la République dominicaine, mégalomane de haut-vol, séducteur brutal, et de son âme damnée Jonnhy Abes Garcia, qui font ici une déterminante incursion, depuis les pages de La Fête au bouc, avant l’assassinat du premier. Sans compter une louche pléiade de clients de l’alcool et du bordel, de mercenaires sanguinaires, de brutes secondaires, comme ce Dominicain qui assène : « Je bois aux tortures qui délient les langues »… Il ne manque pas une femme considérable à ce roman où brille le choc des influences et des armes : Marita, ou « Miss Guatemala », soit Marta Borrero Parra, aussi intelligente que séductrice, voire dangereuse.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Car Marta Borrero Parra joue un rôle de premier plan auprès de bien des protagonistes, y compris les plus opposés. Quelle est la part de l’éthique politique ou de l’attrait des hommes de pouvoir, en dépit de leurs actes, chez cette trouble égérie ? Le Colonel Président Carlos Castilo Armas n’est-il qu’un « guignol amoureux », est-elle « le vrai pouvoir derrière le trône ? L’ultime partie du livre, simplement intitulée « Après », relate une visite que fit l’écrivain chez cette vieille dame de quatre-vingt ans, portant encore beau. Elle habite à Washington, dans une maison entourée de végétation et remplie d’oiseaux, en une étonnante « horreur du vide », où des statues religieuses alternent avec des « hommages à des dictateurs latino-américains, comme le généralissime Trujillo ou Carlos Castillo Armas. Ce dernier fut « le grand amour de sa vie », m’avouera-t-elle un peu plus tard ». Ainsi lui voue-t-elle un véritable autel, cette « femme inquiétante, avec un regard vert-gris qui semblait trépaner ses interlocuteurs ». Ce qui ne l’empêcha pas d’avoir dix maris « qu’elle a tous enterrés ».

Ce sont là peut-être, comme une sorte de coda, les plus belles pages de ce roman, dans laquelle elle apparait comme une allégorie anticommuniste des destinées latino-américaines, mais un anticommunisme dévoyé dans le fascisme.

Parmi les nœuds géopolitiques brûlants du XX° siècle, ce roman politique est échevelé comme un thriller, dont les séquences historiques et dramatiques alternent, même si les premières sont moins dynamiques. Temps sauvages emporte, passionne et laisse le lecteur abasourdi face à ces convulsions. C’est avec un sens aiguisé de la satire que Mario Vargas Llosa oppose les lourds militaires corrompus et les socialistes. Qu’ils soient de droite ou de gauche, les démagogues populistes ne bénéficient pas de l’indulgence du romancier, ce en conformité avec son éthique politique adossée au libéralisme. Il n’a pas plus de complicité pour le rôle tenu par les États-Unis en Amérique centrale, dont les conséquences contrevinrent aux objectifs annoncés, tant les guérillas communistes parcoururent le continent et conduisirent à l’assomption du castrisme à Cuba. « Tout compte fait, l’intervention américaine au Guatemala a retardé la démocratisation du continent pour des dizaines d’années et a provoqué des milliers de morts en contribuant à populariser le mythe de la révolution armée et le socialisme dans toute l’Amérique latine. Les jeunes d’au moins trois générations tuèrent et se firent tuer pour un autre rêve impossible plus radical et tragique encore que celui de Jacopo Arbenz. En ce sens le roman, avec cette conclusion morale, a quelque chose d’un apologue politique.

 Fresquiste d’une Histoire tragique, le romancier orne la période de la Guerre froide et du maccarthysme de conflits secondaires et cependant vitaux par leur répercussions encore sensibles dans l’Amérique latine d’aujourd’hui.

L’on devine qu’en ses Temps sauvages, s’appuyant sur une rigoureuse documentation, l’écrivain a ajouté la vie bruissante de la fiction, imaginant des péripéties vigoureuses, pénétrant de l’intérieur la psyché parfois monstrueuse des protagonistes. Comme une apostille à La Fête au bouc, ce roman très réussi ne dépassera peut-être pas les plus grandes et aériennes réussites de Mario Vargas Llosa, soit cette Fiesta del Chivo, et parmi les plus anciens, La Guerre de la fin du monde. Notre romancier a su s’emparer de vastes fresques historiques, telles qu’en auraient pu rêver des écrivains de gauche, voire complaisamment communistes, comme Jean-Paul Sartre, mais à la réussite stylistique il sait, lui, associer une éthique politique libérale méritoire.

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

Voir également : Mario Vargas Llosa, romancier des libertés

 


[4] Joseph Conrad : Au cœur des ténèbres et autre écrits, La Pléiade, Gallimard, 2017.

[5] Mario Vargas Llosa : La Fête au bouc, Gallimard, 2002.

[6] Mario Vargas Llosa : Le Paradis un peu plus loin, Gallimard, 2005.

[7] Mario Vargas Llosa : La Guerre de la fin du monde, Gallimard, 1987

[8] Mario Vargas Llosa : De sabres et d’utopies, Arcades, Gallimard, 2011.

[9] Mario Vargas Llosa : Les Enjeux de la liberté, Gallimard, 1997.

[10] Friedrich A. Hayek : La Route de la servitude, PUF, 2013.

[11] Karl Popper : La Société ouverte et ses ennemis, Seuil, 2018.

[12] Mario Vargas Llosa : Les Carnets de Don Rigoberto, Gallimard, 1998.

[13] Voir : Hannah Arendt, de la banalité du mal à la banalité de la culture

 

Peñaranda de Duero, Burgos. Photo : T. Guinhut.

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1 juillet 2021 4 01 /07 /juillet /2021 14:07

 

Monasterio de San Millan de la Cogolla, La Rioja.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

 

César Aira, fantaisiste

 

des congrès de littérature et de magie ;

 

suivi de Prins et autres artistes paradoxaux,

 

Esquisses musicales & Le Tilleul.

 

 

César Aira : Le Congrès de littérature,

traduit de l’espagnol (Argentine) par Marta Martinèz Valls,

Christian Bourgois, 2016, 112 p, 14 €.

 

César Aira : Le Magicien,

traduit de l’espagnol (Argentine) par Marta Michel Lafon,

Christian Bourgois, 2016, 154 p, 15 €.

 

César Aira : Prins,

traduits de l’espagnol (Argentine) par Christilla Vasserot,

Christian Bourgois, 2019, 176 p, 15 €.

 

César Aira : Esquisses musicales, Le Tilleul,

traduits de l’espagnol (Argentine) par Christilla Vasserot,

Christian Bourgois, 2021, 120 p, 15 € chacun.

 

 

      Grâce baroque et virtuosité postmoderne sont les jouets favoris de César Aira. Quel adolescent n’a pas rêvé de ramener un trésor introuvable du fond des mers ? De dissoudre les pires créatures qui menacent l’humanité ? Retrouvons alors l’imaginaire bondissant de nos treize ans, mais pour l’associer à notre esprit critique d’âge mûr, en liant les derniers romans d’un Argentin facétieux. Car fantômes et super-héros, magicien et petite filles, s’amusent à nous piéger parmi l’œuvre de César Aira, qui est tout entière un Congrès de littérature, aussi fantaisiste que sérieux. Depuis Les Fantômes, jusqu’à son Anniversaire, écrit à l’occasion de son demi-siècle, alors qu’il dépasse aujourd'hui les quatre-vingts ans, l’écrivain austral est sans conteste un Magicien de la littérature, un burlesque grave, voire un parodiste patenté du postmodernisme. N'aime-t-il pas les artistes paradoxaux de Prins et des Esquisses musicales, mais aussi les nostalgies autobiographiques ?

 

      Un écrivain argentin, certainement un double de son auteur, est invité au Venezuela à un « congrès de littérature ». Ce qui n’intéressera guère cette sorte de potache un rien flemmard. Tout juste consent-il à assister à la création d’une de ces pièces, « une saleté » autour du mythe d’Adam et Eve, ce qui ressortit à une sorte de mise en abyme de l’œuvre, non seulement de l’écrivain, mais du héros, bien plus passionné par son premier exploit (résoudre l’énigme du « fil de Macuto » et retirer de la mer un trésor fabuleux) et son entreprise scientifique science-fictionnelle et loufoque. Il s’agit pour lui de jouer au « savant fou », d’utiliser son invention, une « guêpe génétiquement bricolée » pour aller prélever l’ADN d’un « génie », rien moins que l’écrivain mexicain Carlos Fuentes[1], ce qui devrait permettre de générer nombre de clones de ce dernier. Las, l’entreprise, déjà parodique, tourne au burlesque à grand spectacle : c’est la cravate de l’auteur de Terra nostra qui fait l’objet d’un prélèvement et génère des larves de soie « titanesques » qui s’écroulent en avalanche sur la ville et la menacent d’apocalypse. Bien sûr, notre héros saura, grâce à son « « Exoscope », parer au pire et susciter une fois de plus l’admiration générale, y compris d’une jeune étudiante…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      L’utilisation des lieux communs des comics (larves géantes et superpouvoirs) ne va pas sans une constante ironie, qui est celle du postmodernisme. L’on sait combien l’anti-héros qu’est au fond de lui le narrateur se projette dans le fantasme consolateur. Au-delà de sa propre invitation à ce « congrès de littérature », apparaissent nombre de lieux communs caressés par un personnage, voire un écrivain, de surcroit encore petit garçon dans l’âme, qui rêve de résoudre les plus grandes énigmes des romans d’aventure et de science-fiction. Fantasmes également de l’écrivain d’âge bien mûr qui se voit adulé par la foule et embrassé par une jeune étudiante pulpeuse. Les ficelles de la littérature fantasmatique et consolatrice sont alors exhibées à plaisir : « Ceci n’arriverait jamais dans la vie réelle ; c’est l’émanation d’une imagination fébrile, dans ce cas la mienne, et revient vers elle comme la métaphore de ma vie intime ». Au point que commentant son entreprise de clonage d’un « homme supérieur », il précise son esthétique littéraire : « Sous ma loupe intérieure, dans son anamorphose rhétorique, chaque pensée prend la forme d’un clone, une identité surdéterminée ». Il faut en effet lire César Aira en deux étages -au moins-, celui d’une narration aux divertissantes péripéties à ne pas prendre trop au sérieux, et celui d’une méta-littérature qui a plus que conscience d’emprunter à divers codes du roman, du feuilleton populaire, et des œuvres savantes, tout en jouant sur les deux tableaux pour le plus grand plaisir du lecteur lambada autant que du spécialiste gourmand. Ainsi le mythe populaire entre tous du jardin d’Eden est révélateur d’une telle lecture : « Au fond, les noces d’Adam et Eve étaient le mythe de la contiguïté absolue, le sexe précédé et rendu possible par le clonage ». De même, écrire pour César Aira, c’est un peu cloner, avec la part de risque et d’improbable nécessaire : « rien d’autre que de la duplication de cellules de style ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      Décidément, César Aira aime beaucoup les congrès. Pour s’y sentir au mieux parmi ses confrères, ou pour s’en moquer, s’en distancier pour le moins. Après Le Congrès de littérature, c’est à un « symposium d’illusionnistes » qu’est invité le héros autant qu’anti-héros dont le seul nom est Le Magicien. N’en doutons pas dailleurs, littérature et déballage d'illusions, c’est du pareil au même.

      Hélas notre Magicien, bien que le plus réellement du monde doté de pouvoirs surnaturels, car il peut « annuler à sa guise les lois du monde physique », a le plus grand mal avec le quotidien : la preuve, trouver ne serait-ce que le programme du congrès est une gageure ! Pire, il ne sait et ne saura jamais quand est programmé son « numéro », en une sorte de redite kafkaïenne infinie. L’inquiétude « pousse comme une plante transparente, jusqu’au moindre recoin de son esprit ». Pourtant notre Magicien se « méfie des écrivains qui embellissent les choses. Pour [lui] le réalisme est une condition sine qua non ». On admirera l’auto-ironie de César Aira en écrivain distancié et moqué par sa propre œuvre. Sans négliger la satire, lorsque l’on apprend que ce congrès est organisé par l’Etat et divers sponsors, capables de « faire entrer la magie dans le domaine de la Culture », selon l’aveu du Ministre qui avoue que « tout le monde vole » et que « la vraie magie, on la trouve dans les finances, pas au fond des chapeaux hauts-de-forme » ! Mieux encore, les imprimeurs du programme qui n’arrive jamais sont également éditeurs, mais « pirates ». Ils ne visent que la « quantité » et proposent à notre pauvre égaré d’écrire un livre : « Il vous vient une idée pour écrire un livre, vous dites « abracadabra », et le livre est écrit ». Vertige existentiel, satire de notre temps et rires ne sont jamais loin l’un de l’autre.

      La métaphore du congrès n’est pas inopérante dans le cas du roman Les Fantômes[2]. Un immeuble en construction réunit en effet les copropriétaires en visite d’inspection des travaux et en veine de projets - sinon de fantasmes - en termes de décoration. Le réalisme bouillonnant se fendille bientôt, grâce à « la légère absurdité de toute chose ». Il ne devient plus qu’une « touche de réalisme puéril et familial ». En effet, la famille Vinas, en cet immeuble en devenir, voit des fantômes, et tout particulièrement la fille, Patri, qui s’acoquine avec eux. Etranges fantômes en vérité, qui sont peut-être « un fiasco total en matière de virilité ». Leur sourire mystérieux est « une espèce de fatalité qui surgissait du fond d’elle-même, de son scepticisme ». En fait, cet immeuble est « la ville mentale, comme celle de Dublin pour Joyce ». Ce qui montre bien que, aussi aimable, rusée, prête à basculer dans le fantastique qu’elle soit, l’écriture de César Aira n’est jamais au service d’une narration innocente, mais sans cesse animée d’une dimension métalittéraire…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      Bien qu’Argentin, bien que situant la plupart de ses récits en Argentine, entre Coronel Pringels dont il est natif et le quartier de Fores à Buenos Aires, hors quelques exception au Venezuela et au Panama pour Le Congrès de littérature et Le Magicien, l’œuvre de César Aira n’a rien du provincialisme. Il s’agit plutôt de détecter et de mettre en scène des fantaisies troublantes, des fantasmes universels, pour jouer sur son titre Los Fantasmas, traduit en français par Les Fantômes.

      Œuvre argentine encore, lorsqu’Un Episode dans la vie du peintre voyageur[3] vient du XIXème siècle. Ce dernier, en quelque sorte un roman historique, conte la quête d’un peintre, Johan Moritz Rugendas, portraitiste de la nature, qui parvient à acquérir « l’aspect de ses choses qu’on ne voit jamais, comme les organes de la reproduction vus de l’intérieur ». Il s’agit ici d’un art, l’écriture, qui joue à approcher un autre art : « On se fracasse contre les mots, et sans le savoir, on est passé de l’autre côté, dans le corps à corps avec la pensée d’autrui. Il arrive la même chose à un peintre, mutatis mutandis, avec le monde visible. Elle arrivait au peintre voyageur. Ce que disait le monde était le monde ».

      L’art divertissant et spéculatif de César Aira, n’aimant rien tant que jouer et surjouer avec des arts plus populaires, comme la magie, la telenovela, les arcanes des sous-littératures, que ce soient les comics, les romans d’aventure désuets, la science-fiction puérile, décorative aux effets spectaculaires, les récits d’horreur grandiloquents, le conte et la fantasy (dont J’étais une petite fille de sept ans[4] est le plus engagé dans le merveilleux) fait preuve d’une qualité éminemment postmoderne. Son mépris de la logique rationnelle a volontairement quelque chose d’aimablement puéril, son goût pour un fantastique échevelé n’est pas sans parenté avec le surréalisme. Une synthèse encyclopédique et parodique des littératures, non sans la toute personnelle touche d’humour, est bien la réalisation du vœu formulé dans ce qui est à la lisière fantomatique du récit et de l’essai : Anniversaire[5], cet objet qui est peut-être le centre caché de l’œuvre de l’argentin, lui qui, plus léger que Borges, en est néanmoins une sorte de neveu spirituel…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Qu’est-ce que Prins ? Le patronyme du narrateur-personnage, probablement. De toute évidence le titre d’un roman époustouflant, plein de tiroirs, chausse-trappes et miroirs, tour à tours sombres et chatoyants. Une construction baroque préside à la demeure du narrateur, « devenue un long roman crypté », mais aussi celle du romancier et de la structure polyédrique du récit.

Quoique le romancier gothique, double ironique de l’auteur, ait fait fortune, du moins si, au-dessus de ces assistants zélés, il est le véritable auteur de ses livres, il décide soudain de cesser d’écrire, lassé par la mécanique convenue de ce qui est devenu un « sous-genre ». À quel projet essentiel se consacrer ? Pourquoi pas l’opium ? Il faut aller le quérir dans un quartier malfamé, « Hong-Kong », dans une boutique obscure appelée « L’Antiquité », le payer une fortune en liquide pour un bloc énorme, dont la consommation ultime permettrait au gérant, nommé « L’Huissier », de recouvrer la clef de son local. Là seulement, notre ambigu héros peut échanger « le noir gothique contre le blanc de l’opium », s’évader « dans les mondes nébuleux de la transcendance » et s’isoler « dans un œuf de prétendu taoïsme, transformé en lama de pierre ».

Outre Estella, l’épouse richissime du narrateur, deux Alicia radicalement différentes s’opposent. L’une est une jeune étudiante timide, ingénieure passionnée, que le narrateur emmène dans les greniers gothiques de l’université où il cache ses ateliers vides et les cadavres de ses parents, ce au prix de la terreur de la malheureuse. L’autre est une femme mûre plus fruste qui, « nue comme un cobra », est sa sexuelle amante. L’on ne sait laquelle est fantasme, laquelle est réalité, si toutefois cette dernière a droit d’exercer son empire.

Bientôt désœuvrés, les scribes » fomentent dans les rues une terreur gothique et délinquante ; par concaténation, tous les personnages sont « prisonniers d’une fantasmagorie ». Le mal glisse de la panoplie romanesque manipulée par le narrateur vers les pouvoirs de l’opium, ses images mentales et ses « torrents de mondes », puis se déverse sur « les rails de bronze de la réalité », en un pandémonium du fantastique.

Le tourbillon d’images et de situations que manigance le narrateur prend une nouvelle dimension lorsque l’on apprend qu’il est l’auteur du Château d’Otrante de Walpole, des Mystères d’Udolphe d’Ann Radcliffe, du Moine de Lewis… En d’autres termes les classiques de ce roman gothique[6] qui sut éclore à la charnière des XVIII° et XIX° siècles. Comme le Pierre Ménard réécrivant Don Quichotte sous la plume de Jorge Luis Borges, il s’inscrit dans une réfraction postmoderne. Entre réalisme de façade, vite craquelé, et « terreur littéraire » en expansion, il est un virtuose du réalisme magique.

Mais en épilogue à ce roman sans fin réelle, sinon ouverte, une apostille donne la clef du titre : Arturo Prins est l’architecte de style gothique d’un bâtiment inachevé de la faculté d’ingénierie de Buenos Aires. Reste au lecteur à parachever l’étonnante création romanesque selon les guides laissés par le romancier, les prestiges du fantasme, de la drogue, de la peur… Plus que jamais, l’écriture de l’Argentin César Aira est translucide et riche, intelligente et d’une fantaisie vertigineuse, non sans faire penser un peu à celle de l’Espagnol Vila-Matas[7].

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il est bien curieux qu’Esquisses musicales démente son titre en nous parlant d’abord d’un peintre, que l’on n’a jamais vu peindre, et qui semble n’avoir aucun tableau à son actif. Ce qui n’empêche pas que l’on lui commande la décoration de la salle de réception de l’hôtel de ville de Coronel Pringles, « gigantesque piano démembré en ciment ». La vanité de l’art officiel ne peut être mieux exposée.

Faute d’être un réel peintre, l’homme est un artiste de la vie, qui vit « pour la beauté ». Dilettante après une carrière commerciale, solitaire après la mort de son épouse avec qui il aimait danser au « Mélody », où brillaient chaque samedi soir « Les esquisses musicales », il collectionne des sensations, comme les « traits jaunes » du soleil dans le ruisseau. Finalement il a choisi, « au lieu de perdre sa liberté en cherchant la perfection dans l’art, [de] chercher la liberté et laisser l’art se débrouiller tout seul ». En une démarche platonicienne, il prétend que « les objets qui peuplent ce monde ont d’abord été dans le ciel des idées ». En ce sens « l’Idée du péronisme » qui préside à la commande qui lui est faite, ne peut se réaliser que dans l’idéalité du possible, ce qui induit une subtile satire politique.

Rêveur impénitent, le peintre potentiel mène une vie philosophique d’anachorète, se construisant une commode cabane auprès du ruisseau, recevant quelque amicale visite, observant le ballet des poissons, comme un moine zen. Même le bombardement qui signale la fin du péronisme et soulève quelques arbres, ne l’affecte guère.

Laissant planer la possibilité d’une œuvre plus conceptuelle que réelle, une « peinture en blanc », et « les absolus couvés par l’art », le personnage choyé par César Aira ménage un clin d’œil à la fois tendre et parodique à tout un pan de l’art contemporain, qui préfère la disparition de l’art à son accomplissement.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Lorsque tout un petit monde d’ennui vacille dans le village de Coronel Pringles, une vieille dame poète publie dans un journal l’éloge d’un arbre consolateur, ce qui entraîne quelques lecteurs à se promener en quête de son feuillage ignoré. Voici en quelque sorte le fil qui relie Esquisses musicales et Le Tilleul, cette fois plus précisément autobiographique. Car l’enfant que fut César Aira est fasciné par ce « Tilleul monstre », hélas « abattu lors d’un acte irrationnel de haine politique » entre péronistes et antipéronistes.

Faut-il faire totalement confiance à la vérité de la démarche autobiographique -loin des Confessions de Jean-Jacques Rousseau - de César Aira ? Il s’appuie en effet sur les « souvenirs douteux de [sa] prime enfance ». Et ce « grand arbre thérapeutique », dont son irascible père, électricien, « punaise de sacristie », puis péroniste, tirait des infusions, permet de « sublimer le manque de vie réelle ». Les souvenirs s’entremêlent de digressions, comme lorsqu’une machine à écrire entraîne des questions sur l’espace entre les mots. Une vie pauvre, une seule pièce dans un immense hôtel désaffecté, une « énorme cuisinière Volcan », une mère bavarde, voilà tout l’univers étroit du petit César, cependant environné par les aléas de la vie politique argentine, entre populisme péroniste et révolution. Mais lorsque l’on écoute à la radio une pièce de Federico Garcia Lorca, le père ose proférer : « L’écrivain a besoin de vivre à l’envers ». Est-ce le déclencheur de la carrière d’écrivain de notre César Aira ? C’est à cet égard que le passé devient rempli de possibilités : « coffre-fort inviolable où tous mes secrets étaient à l’abri ». Ne reste qu’à espérer lire comment la chrysalide enfantine est devenue l’’écrivain adulte. Ce qui ne saurait tarder, tant les éditions Christian Bourgois ont pour projet de publier toute l’œuvre, si pléthorique soit-elle…

Maniant les mots en illusionniste, doué d’une capacité évocatoire fabuleuse, César Aira joue avec les labyrinthes de la littérature, en poète qui réussit le paradoxe d’unir la clarté de l’écriture avec les prestiges du réalisme magique.

 
 

        Né en 1949, ce narrateur fantaisiste, voire frivole, cependant nanti de plus de tiroirs secrets qu’un illusionniste prodige, sait aussi le langage de la critique et de l’analyse, à l’occasion de la poésie d’Alejandra Pizarnik[8], ou de son Diccionario de los autores latinoamericanos[9]. Avec plus de 110 volumes publiés, souvent assez brefs - accordons-lui cette élégance - mais surtout un sens de l’étrangeté prodigieux et malicieux hors du commun, César Aira est un grand oublié de ce côté-ci de l’Atlantique, malgré bien des traductions. Arturo Bolano le reconnaissait comme un excentrique d’exception : ne nous en étonnons pas si nous comparons leurs écritures, apparemment d’une limpide simplicité, quoique ouvrant soudain sur des abîmes de perplexité, des vertiges de l’imagination. Voilà bien en César Aira un « congrès de littérature » à soi seul, un « magicien » du récit, qui se demande, lors de l’Anniversaire de ses cinquante ans, comment prendre un nouveau départ, et imagine d’écrire en une seule nuit son œuvre entière, voire son « Encyclopédie générale qui contiendrait tout ». Moins par immodestie, que par jeu, et en réponse humoristique à l’angoisse d’exister pour ne bientôt plus exister. Sauf dans le paradis de nos bibliothèques, dont Prins - l'on pardonnera le facile jeu de mot - est un Prince parmi les plus singuliers…

 

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

 

[2] César Aira : Les Fantômes, traduit par Serge Mestre, Christian Bourgois, 2013.

[3] César Aira : Un Episode dans la vie du peintre voyageur, traduit par Michel Lafon, André Dimanche, 2001. 

[4] César Aira : J’étais une petite fille de sept ans, traduit par Michel Lafon, Christian Bourgois, 2008.

[5] César Aira : Anniversaire, traduit par Serge Mestre, Christian Bourgois, 2011.

[6] Voir : Frankenstein et autres romans gothiques : un pléiade horrifiant

[9] César Aira : Diccionario de los autores latinoamericanos, Emece, 2001.

 

Claustro gotico, Monasterio de San Millan de la Cogolla, La Rioja.

Photo : T. Guinhut.

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21 mars 2021 7 21 /03 /mars /2021 13:24

 

Graus, Huesca, Alto Aragon. Photo : T. Guinhut.

 

 

 

Mario Vargas Llosa, romancier engagé

en faveur de la démocratie libérale :

Aux cinq rues, Lima ;

Coffret Pléiade ;

L’Appel de la tribu.

 

 

Mario Vargas Llosa : Aux cinq rues, Lima,

traduit de l’espagnol (Pérou) par Albert Bensoussan et Daniel Lefort,

Gallimard, 2017, 304 p, 22 €.

 

Mario Vargas Llosa : Œuvres romanesques,

sous la direction de Stéphane Michaud,

La Pléiade, coffret deux volumes, 2016, 1936 p et 1904 p, 145 €.

 

Mario Vargas Llosa : L’Appel de la tribu,

traduit de l’espagnol (Pérou) par Albert Bensoussan et Daniel Lefort,

Gallimard, 2021, 334 p, 22 €.

 

Claidio Magris & Mario Vargas Llosa : La Littérature est ma vengeance,

Traduit de l’italien par Jean et Marie-Noëlle Pastureau &

de l’espagnol (Pérou) par Albert Bensoussan et Daniel Lefort,

Arcade, Gallimard, 2021, 96 p, 22 €.

 

 

 

Probablement sommes-nous à la recherche d’une ville idéale. Si ce n’est Lima pour le Péruvien Mario Vargas Llosa, c’est celle des libertés des philosophes et économistes du libéralisme contre « l’appel de la tribu ». Mais aux « cinq rues » de Lima, au travers des fenêtres de la vie privée, la presse à scandale ouvre les draps, qu’ils soient propres ou sales, des personnalités en vue, hommes ou femmes. Semblablement, mais avec une autre hauteur de vue, le romancier ouvre ses pages aux vies intimes, solaires, sombres et scabreuses, mais aussi aux secrets pourris des vies publiques et des vices des dictatures. À cet égard, commencer un roman aux visées politiques par une lumineuse page coquine - en l’occurrence une scène lesbienne - sans risque de se voir pourfendu par le romanesquement correct est l’apanage des plus grands. Ainsi Mario Vargas Llosa, fort de ses dizaines de livres, de son prix Nobel de littérature, et de son apparition dans un somptueux coffret de la Pléiade, ne risque guère de perdre l’estime qui lui est due si la suite d’Aux cinq rues, Lima est aussi savoureuse que d’importance. Ce que sans peine l’on vérifiera tant l’action, enlevée, pleine d’effrois, de surprises et de plaisirs, est au service de la liberté, sexuelle, journalistique, politique enfin…

Que vaut cet instant de liberté saphique dans un pays, le Pérou, en proie aux attentats et aux enlèvements perpétrés par les terroristes maoïstes du « Sentier lumineux » ? Pire, si possible, le pays, autour des « Cinq Rues, nombril des Hauts Quartiers » délinquants de Lima, est livré aux crocs des journaux à scandales les plus graveleux et haineux…

Avec la maîtrise qui lui est coutumière, le romancier alterne en ses chapitres un couple de jeunes femmes qui se découvrent amoureuses et s’en vont batifoler à Miami, un couple d’amis (leurs maris), puis un journaliste dont la profession consiste à racler les cabinets d’aisance de ses contemporains péruviens pour en dévoiler les fesses cachées, et ainsi faire baver ses lecteurs, d’envie et d’hypocrite dégoût. Rolando Garro, tyrannique rédacteur en chef de Strip-tease, n’a que haine pour toute l’humanité qu’il s’attache à salir et vilipender en son magazine, sans reculer devant le chantage, le tout avec une « perverse génialité ». Car « le voyeurisme est le vice le plus universel qui soit ». Avec un cynisme outrecuidant - et cependant salutaire en sa qualité de révélateur - Garro prétend satisfaire tout le Pérou en « sa curiosité morbide, son appétit des ragots, ce plaisir immense dispensé aux médiocres ».

Enrique Cardenas, riche ingénieur de Lima, « dieu de l’Olympe industriel du Pérou », confie à son ami Luciano, avocat de son état, un dossier de photos compromettantes que lui a remis l’infâme Garro : « Une orgie […] au milieu de ces grosses putes peinturlurées comme des perroquets ». N’est-ce qu’un sordide chantage, qui le forcerait à investir dans l’entreprise éditoriale titrée sans ambages Strip-tease, qui ne se gênera pas pour exhiber en couverture le pauvre Enrique effectuant un « 69 », ou une manipulation venue du « Docteur », le « propre conseiller de Fujimori » (le Président d’alors) et chef du Service de Renseignement ? Alors qu’il « finance une bonne partie de ces immondes feuilles de chou, pleines de gros mots et de filles à poil, qui roulent dans le caca ceux qui critiquent le gouvernement ». On devine qu’ici se pose le problème de la collusion de la liberté de la presse, du respect de la vie privée et de la diffamation, que toute société empreinte de démocratie libérale se doit de résoudre.

Un drôle de personnage, « la Riquiqui », apparente anti-héroïne, journaliste de modeste extraction et d’une ruse incomparable, paraît être d’abord l’âme servile de Garro et de Strip-tease. L’on saura cependant bientôt comment cette héroïne fait sa conversion à la dignité du journalisme, au nom du courage, de la vérité, de la liberté et de la justice : ainsi elle viendra contrecarrer les machinations de l’oligarchie dictatoriale. Jusqu’à ce que, aussi bien en matières conjugales que politiques, intervienne un « happy end »…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Personnages hauts et bas en couleurs, sensualité tour à tour délicieusement torride et grassement sordide, sûreté psychologique et palpitant suspense, bassesse du scandale et de la foule, meurtre abject, rebondissements, arrestation expéditive, réalité sociale misérable et enfin acuité de la conscience politique, font d’Aux cinq rues, Lima, indépendamment de sa modeste taille, une œuvre morale et politique, capitale enfin, indispensable addenda à l’œuvre prolifique de Vargas Llosa. Qui est le personnage le plus représentatif, voire symbolique du roman ? Peut-être Juan Peineta, récitant de poèmes, qui prostitue son art, qui commet « un crime contre la poésie », moqué, giflé, dans l’émission télévisée « Les Trois Guignols » ; et qui ferait un coupable idéal tant il détestait et dénonçait la cause de sa ruine : ce Garro que l’on a trouvé assassiné d’affreuse manière. Car le public est méprisable, mais bien moins que la police politique. A moins qu’il s’agisse des femmes, au choix la « blondinette » ou « La Riquiqui »…

La satire de la presse de caniveau, des tabloïds à scandale et de la marécageuse sous-culture du divertissement et du spectacle[1], mise en relief par Mario Vargas Llosa pourrait être un second volet ajouté à celui d’Umberto Eco dans Numéro zéro[2]. Plus largement, le roman engagé embrasse, outre cette satire, celle des délires terroristes des maoïstes du Sentier lumineux, celle du Pérou tout entier, à l’occasion du gouvernement corrompu de Fujimori, élu alors que notre romancier s’était présenté aux élections présidentielles en tant que libéral. Est-ce à dire Mario Vargas Llosa règle ses comptes personnels, remâchant sa déception ? D’autant qu’il fut lui-même la proie des journaux à scandale à l’occasion de son divorce d’avec la femme avec qui il avait partagé un demi-siècle de vie… Sa hauteur de vue, son universalisme, sont au-dessus de cette petitesse. Il règle plutôt ceux du Pérou, vérolé par la tyrannie, la corruption, les trafics de drogue. Ce en prise directe avec l’Histoire, puisque le « Docteur » est bien Montesinos en personne et sans fard, l’âme damnée du Président Fujimori (qui assit son pouvoir sur un coup d’Etat) d’ailleurs tous deux jetés depuis en prison à vie pour crimes contre l’humanité. Notons au passage que la fille du dit Fujimori perdit les élections de 2016 en faveur de Kuckzinski... En passant par le détour romanesque et ses personnages fictionnels, le réalisme de l’écrivain dresse un tableau acide et néanmoins plein d’espérance d’un pays qu’il aurait aimé voir devenir une véritable démocratie libérale, animée par le libéralisme économique et politique[3].

L’impressionnante Œuvre romanesque de Mario Vargas Llosa est prise en écharpe parmi le coffret Pléiade aux deux volumes, qui va de La Ville et les chiens, paru en 1962, aux Tours et détours de la vilaine fille, en 2006, soit huit romans, sur un total d’une vingtaine, sans compter les essais et le théâtre. Certes il fallait faire des choix dans une œuvre profuse, autour de ses deux plus magistraux opus, La Guerre de la fin du monde et La Fête au bouc, qui sont l’apogée de ce coffret. Faut-il avouer cependant que nous regrettons l’absence (il y eût fallu un troisième volume) du diptyque formé par l’Eloge de la marâtre[4] et Les Cahiers de Don Rigoberto[5], qui mettent en scène l’éducation érotique du jeune Alfonsito, et ne sont pas sans rappeler l’espiègle bonheur des deux couples d’Aux cinq rues, Lima. Voilà qui permet au romancier de contribuer à la liberté sexuelle et féminine. De même l’héroïne aux multiples facettes et identités de Tours et détours de la vilaine fille, s’attache à faire un pied de nez aux conventions, y compris machistes. Car misère et répression sexuelle sont également les cibles du délicieux libertin qu’est notre écrivain. Cependant, que ce soient l’autoritarisme de droite ou le dogmatisme de gauche, entre Conversation a La Catedral et Histoire de Mayta, tous deux sont conspués pour leur pruderie et leur hypocrisie. Le satirique sommet est atteint avec Pantaleon et les visiteuses, dont le lieutenant éponyme établit un bordel militaire, flottant en Amazonie, et régi par des règlements cruels et ubuesques.

Dans chacun de ses romans - et si seulement quelques-uns sont pléiadisés, c’est implicitement qu’ils le sont tous - « le réalisme n’est pas incompatible avec la rigueur esthétique la plus stricte », comme il le professe dans son « Avant-propos », non sans s’émerveiller avec reconnaissance et modestie de se voir investi dans cette collection qui l’a longtemps nourri. L’on retrouve cette profession de foi, dans un article de 1967, lors de laquelle il s’agit de « faire du récit un objet verbal qui reflète le monde tel qu’il est : multiple et océanique[6] ». Ces derniers adjectifs nous éloignent d’un réalisme servile et plat, comme en témoigne le chapitre « Tourbillon » d’Aux cinq rues, Lima, animé par une polyphonie qui brasse toutes les voix du roman.

Dernier feu du « boom latino-américain », après Jorge Luis Borges et Julio Cortazar, Gabriel Garcia Marquez et Juan Carlo Onetti, Carlos Fuentes et Octavio Paz, mais à l’écart du réalisme magique, notre romancier est de plus le fils spirituel de Flaubert, de Faulkner et de Cervantès. Ses premières œuvres romanesques, comme La Ville et les chiens, roman d’apprentissage situé dans une école militaire, et Conversation à La Catedral, du nom d’un bar sordide de Lima, sondent les reins d’un pays fourvoyé dans la corruption et dominé par une dictature militaire ; qui n’hésita pas à opprimer les Indigènes d’Amazonie, comme le confie La Maison verte. Engagé, le romancier l’est à plus d’un titre, dénonçant les tyrannies bourgeoises et familiales dans La Tante Julia et le scribouillard, les théocraties au travers du personnage du prophétique fanatique religieux appelé « le Conseiller » dans La Guerre de la fin du monde, les dictatures, comme celle de Trujillo à Saint-Domingue, dans la magistrale Fête au bouc, ou encore le colonialisme dans Le Rêve du Celte[7] (non retenu en Pléiade). En une opposition signifiante, Le Paradis - un peu plus loin, confronte la permanence de l’utopie aux contraintes du réel, au travers de Fora Tristan et de son petit-fils, le peintre Gauguin, en un subtil contrepoint. Ne manquent plus, mais peut-être sera-ce dans une autre vie, que les mises en œuvre littéraire du castrisme cubain, du chavisme vénézuélien, ce socialisme fomenteur de pauvreté, et de l’Islam, pour tenter d’échapper à la virulence des doctrinaires…

Travailleur acharné, Mario Vargas Llosa n’a pas mésestimé de faire profiter autrui de son expérience et de son art de conteur. En écho aux Lettres à un jeune poète de Rilke[8], les Lettres à un jeune romancier montrent que non seulement « la description de tout objet, même le plus insignifiant, élargie dans un sens totalisateur, conduit purement et simplement à cette prétention utopique : la description de l’univers ». Mais encore que « cette inquiétude face au monde réel qu’alimente la bonne littérature peut, dans certains cas, se traduire aussi par une attitude de révolte contre l’autorité, les institutions et les croyances établies[9] ». La passion pour la littérature de l’écrivain péruvien, évidemment communicative, est bien, et irrépressiblement, au service des libertés, de vision, de pensée et d’action, qu’il s’agisse de la vie privée ou de la vie politique.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Au-delà du Poisson dans l’eau [10]qui était une chronique autobiographique relatant l’épopée de la campagne présidentielle de Mario Vargas Llosa, voici une autobiographie intellectuelle intégrant les penseurs du libéralisme[11], dont Adam Smith, José Ortaga y Gasset, Karl Popper, Raymond Aron, Jean-François Revel… Pourtant le titre, peut-être maladroit, peut induire en erreur : il ne s’agit pas d’intégrer quelque tribu que ce soit, régresser en un collectivisme tribal, bien au contraire. Cet essai eût gagné à s’intituler Le Libéralisme contre l’appel de la tribu. Mais il est à craindre qu’en France hélas le premier mot soit peu vendeur…

L’Ecossais Adam Smith (1723-1790) s’appuie sur la propriété et le commerce pour assoir ses Recherches sur la nature et les causes de la richesse des Nations, essai paru en 1776. L’on y trouve cette fameuse « main invisible » faisant de l’égoïsme le moteur de la coopération de la société et du marché, concept haï avec violence par les constructivistes, socialistes et marxistes et autres anticapitalistes. Un « mécanisme que personne n’avait inventé » unit libre marché et division du travail au service des échanges et surtout de la prospérité générale. Ainsi « la liberté économique nourrit et dynamise toutes les autres » et contribue à l’éradication de la pauvreté, tout cela dans le cadre d’un Etat réduit et fonctionnel. Pas seulement expert économique, Adam Smith est également l’auteur de la Théorie des sentiments moraux, dont le titre dit assez les qualités d’humanité (il était contre l’esclavage), d’autant qu’il pensait que l’éducation devait être financé par la société civile.

Moins connu en France, l’Espagnol Ortega y Gasset (1883-1955) sut ne pas choisir entre le fascisme et le communisme de son temps, gardant sa fidélité à la démocratie libérale. Son essai La Révolte des masses est un avertisseur publié en 1930. La primauté des élites s’achevant, la foule abdique son individualité face aux collectivismes de droite et de gauche, ces hypertrophies de l’Etat que sont le nationalisme et le communisme. Il s’agit en fait un retour au primitivisme : l’appel grégaire de la tribu conduit à la barbarie, comme le proche avenir allait le montrer. À cette décadence répond celle de La Déshumanisation de l’art, c’est-à-dire « la vulgarisation, la remplacement du produit artistique authentique par sa caricature, ou sa version stéréotypée et mécanique, et par une vague de mauvais goût, de grossièreté et de stupidité ». Cet essai de 1928 reste plus pertinent encore avec la déferlante d’un certain art contemporain… Même si le sagace critique esthétique Ortega y Gasset ignora la nécessité du libéralisme économique, il reste un authentique libéral politique.

Les œuvres de Friedrich August von Hayek (1899-1992) sont fondamentales pour aborder la philosophie du libéralisme. Dans La Route de la servitude, il pointa en 1942 la parenté, l’homogénéité du fascisme et du socialisme, dont les planifications économiques entraînent le totalitarisme, quoiqu’il tût le nationalisme de l’un face à l’internationalisme du second. L’on devine combien son dialogue avec le dirigisme économique de Keynes sut invalider ce dernier. L’auteur de Droit, législation et liberté, qui dépeçait de son aura le « mythe de la justice sociale », eut le bonheur de voir sa pensée reprise par Ronald Reagan et Margaret Thatcher, qui délivrèrent en grande partie l’économie de la tutelle étatique et en particulier de la paralysie de la doctrine de l’Etat-providence. Hayek préfère justement au monstre étatique, un « ordre légal rigoureux et efficace qui garantisse la propriété privée, le respect des contrats et un pouvoir judiciaire honnête ». Dénonçant avec rigueur le constructivisme, il montre que seul le capitalisme réellement libéral, respectant la libre concurrence, permet l’accès aux libertés et prospérités.

De Karl Popper (1902-1994), La Société ouverte et ses ennemis dresse en 1945 la généalogie de l’Etatisme absolutiste, depuis La République de Platon jusqu’à Karl Marx, en passant par Hegel. Là sont les fondements de l’Etat totalitaire collectiviste. « L’esprit de l’Etat », cher à Hegel, s’incarne dans les dictateurs, et se dresser contre lui est un crime que paie fort cher l’individu libre. N’oublions pas que Karl Popper, par ailleurs philosophe avisé de la connaissance et de La Logique de la découverte scientifique, ne dédaigne pas des « initiatives d’ordre social », pour « protéger l’économiquement faible de l’économiquement fort », et privilégie l’éducation au service de tous, en une sorte d’égalité des chances, dans la perspective du chèque éducation préconisé par Milton Friedmann.

À une époque où les intellectuels se pavanaient dans le gauchisme, l’on disait qu’il valait mieux avoir « tort avec Sartre que raison avec Aron ». Nous aurons donc la sagesse de penser avec Raymond Aron (1905-1983). « Libéral incorrigible, il fut très tôt favorable à l’indépendance de l’Algérie, donc conspué par la droite et la gauche. Sans trêve, il dénonça le marxisme et ses affidés, en particulier dans L’Opium des intellectuels. Cet ouvrage traque les soumissions des intellectuels face aux pouvoirs depuis le Moyen Âge, et appelle « la venue des sceptiques s’ils doivent éteindre le fanatisme ». Le communisme est bien une « religion séculière ». C’est à cet égard que Mario Vargas Llosa balaie la figure de « l’illisible Sartre » de son mépris bien mérité, alors que « presque personne n’est séduit par la figure d’un Raymond Aron, sensé et convaincant ».

« Philosophe discret », Sir Isaiah Berlin (1909-1997) est peu accessible en français, malgré À Contre-courant. Essais sur l’histoire des idées. Or son œuvre, fort critique de Marx, est autant une analyse qu’un éloge de la liberté, de la part d’un penseur qui avait « horreur du totalitarisme ». Pour lui, « il n’y a pas de justice qui aurait résulté d’une politique injuste ou de liberté qui soit née de l’oppression ». En conséquence, la tolérance est, plus qu’un impératif moral, une nécessité pratique.

Ce n’est pas par hasard que Jean-François Revel dirigea la collection « Liberté », chez Jean-Jacques Pauvert. Ce pamphlétaire de haut-vol, qui publia Pourquoi des philosophes ? en abattant les baudruches Heidegger, Lacan, Barthes, Derrida et Foucault, même si dans le cas de ce dernier il fut excessif, brocarda avec brio La Tentation totalitaire de ses contemporains. L’auteur de Ni Marx ni Jésus, œuvra sans relâche en faveur des libertés individuelles et d’une social-démocratie qui les respectât et contre la censure. Avec Quand  les démocraties finissent, il est un avertisseur de la fragilité de ces dernières, avec La Connaissance inutile, un polémiste dénonçant l’aveuglement et le mensonge de qui ne veut pas voir les réalités carnassières de l’espérance communiste, de qui obère les faits sous le parti-pris idéologique.

Avec clarté, Mario Vargas Llosa s’acquitte de son devoir didactique. Gageons que cet essai animé d’autant de pénétration politique et économique que de verve personnelle, de la part de celui qui fut d’abord communiste et partisan du castrisme en une jeunesse aveuglément idéaliste, et se mit à comprendre que le libéralisme (y compris en ce qu’il se doit de refuser l’Islam) est la meilleure voie de libération et de prospérité pour l’humanité, ne fera guère sourciller les vieux yeux pochés de marxisme de la non-intelligentsia française, puisqu’il en existe encore tant. Le romancier et essayiste déplore que la rigueur et la sagacité de Jean-François Revel soient des qualités que « de nombreux intellectuels de notre temps semblent avoir perdues ». Même si la thèse selon laquelle le communisme allait gagner le monde libre fût invalidée par l’écroulement de l’Union soviétique, la rémanence du marxisme et de ses avatars constructivistes et anticapitalistes reste une menace crédible.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

C’est en dialoguant, à l’occasion de l’an 2009, avec l’écrivain italien Claudio Magris[12] que Mario Vargas Llosa anime La littérature est ma vengeance. Les secrets de la créativité romanesque, les rapports du roman avec le monde, voire la capacité du premier à changer le second, sont au moyeu de cette réflexion complice et croisée.

Si le réel n’est pas rationnel, ni forcément compréhensible, un récit construit avec les moyens de la fiction peut permettre de l’ordonner : « Le roman nous permet de comprendre une réalité qui, sans lui et d’autres institutions culturelles - la religion, les idéologies -, serait pour nous des plus chaotiques. Nous n’avons pas de perspectives face à ce chaos qu’est la vie où nous sommes plongés, et c’est pour cela qu’existe la culture : pour nous donner des instruments qui permettent de trouver un ordre, de donner une cohérence à notre vie, parce que sans ces institutions, nous vivrions dans la confusion et les ténèbres. » Mario Vargas Llosa ne nie pas pour autant la dimension fantasmatique et les pulsions irrationnelles qui agitent l’être humain - Claudio Magris les nomme « ses démons » - ; qui ainsi font « vivre des contradictions » et nourrissent le tissu romanesque. Conjointement avec l’auteur de Danube, il affirme la nécessité d’une éthique au cœur de cet engagement, ce qu’on déjà confirmés les essais libéraux de L’Appel de la tribu. Qu’il s’agisse de l’Odyssée ou de Don Quichotte, et jusqu’à notre contemporain, nos deux compères font montre d’une nécessité de transformer le monde au moyen de l’art ; et, cela va sans dire, pas au regard d’une perspective politique utopique et constructiviste, mais plus simplement pragmatique et humaniste.

Pour nos deux auteurs, le roman ne peut être platement à thèse, soumis à un diktat idéologique, il est au travers de ses personnages, un mélange « d’aspiration à la vérité et d’égarement dans l’erreur », même si de grands écrivains, comme Céline ont persisté et signé dans l’erreur et l’horreur antisémite, et communiste pour d’autres. Car, rapporte Claudio Magris, le roman est aujourd’hui confronté à « l’impossibilité de représenter une totalité harmonieuse et rationnelle du monde », mais aussi, selon Mario Vargas Llosa, à « l’infirmité incurable ». Pourtant, en cette fiction, qui nous arrache à la  petitesse de notre vie, nous découvrons un univers « où même l’imperfection et la laideur sont parfaites », ce qui nous incite à critiquer le monde qui nous entoure et doit permettre de contribuer à une civilisation meilleure. Voilà pourquoi les régimes dictatoriaux, religieux et politiques, se méfient du roman et aiment à le censurer. Et pourquoi il faut préférer les valeurs universelles aux valeurs nationales et confessionnelles. Et si nous partageons le goût du « dialogue entre des cultures différentes », nous n’aurons pas la naïveté de voir en l’Islam une culture capable de pluralisme et de tolérance, ce dont est bien averti Mario Vargas Llosa, qui estime juste, devant ses assauts contre les libertés, d’« imposer une limite »…

De la plus haute volée, et cependant ni jargonnante ni pontifiante, cette « conversation » redonne foi, s’il en était besoin, en l’intelligence humaine.

Infatigable, outre son palais romanesque pléiadisé et les innombrables articles d’un journalisme élevé qui emplissent à craquer trois volumes pour un total de 4500 pages[13], Mario Vargas Llosa, toujours vivifié par son jeune esprit, prépare un essai sur le journalisme, qu’il soit fouilleur de scandales ou tourné vers la dénonciation des pouvoirs corrompus et abusifs. Certainement il a dans la boite à malices de son intelligence politique et romanesque d’autres feuilletons de l’humanité vivante à nous offrir encore. Ses fresques romanesques autant que ses essais forment une irremplaçable initiation aux potentialités dangereuses autant que revigorantes de l’humanité, alors que son Appel de la tribu, offre à la liberté intellectuelle un guide philosophique propre à l’initiation politique du lecteur de bonne volonté.

 

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie


[4] Mario Vargas Llosa : Eloge de la marâtre, Gallimard, 1990.

[5] Mario Vargas Llosa : Les Cahiers de Don Rigoberto, Gallimard, 1998.

[6] Mario Vargas Llosa : Piedra de toque I, Galaxia Gutenberg, 2012, p 392.

[8] Rainer Maria Rilke : Lettres à un jeune poète, Grasset, 1937.

[9] Mario Vargas Llosa : Lettres à un jeune romancier, Gallimard, p 130, p 15.

[10] Mario Vargas Llosa : Le Poisson dans l’eau, Gallimard, 1995.

[13] Mario Vargas Llosa : Piedra de toque I, II, III, Galaxia Gutenberg, 2012.

 

Becerril de Campos, Palencia, Castilla y Léon.

Photo : T. Guinhut.

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9 novembre 2020 1 09 /11 /novembre /2020 15:58

 

Catedral de Tudela, Navarra.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

 

La science au risque de la guerre et de la mort.

Benjamin Labatut : Lumières aveugles & Maniac ;

Jorge Volpi : À la recherche de Klingsor.

 

Benjamin Labatut : Lumières aveugles,

traduit de l’espagnol (Chili) par Robert Amutio, Seuil, 2020, 224 p, 20 €.

 

Benjamin Labatut : Maniac,

traduit de l’anglais (Chili) par David Fauquenberg, Grasset, 2024, 448 p, 25 €.

 

Jorge Volpi : À la recherche de Klingsor,

traduit de l’espagnol (Mexique) par Gabriel Iaculli,

Plon, 2001, 444 p. 21,19 €, Points, 8,10 €.

 

 

 

Le progrès a ses détracteurs, qui, au lieu de voir l’espérance de vie accrue, la prospérité galopante et l’éducation propagée, ne jurent que par le perfectionnement des armes de guerres, jusqu’à plus meurtrière de l’Histoire : la bombe atomique. Génie scientifique et folie mortelle confluent alors pour le malheur de l’humanité. Après Thomas Pynchon et son Arc-en-ciel de la gravité, en 1973, deux romanciers latino-américains prennent à bras-le-corps cette question brûlante pour nous heurter à deux romans ambitieux, mais guère optimistes. Ainsi, le romancier chilien Benjamin Labatut confronte chimie et physique des particules à la folie, à la guerre et à la mort dans ses Lumières aveugles, mais aussi mécanique quantique et théorie des jeux dans Maniac. Et quand Jorge Volpi, avec À la recherche de Klingsor postule un Faust allemand qui rêve de mener à bien une apocalypse nucléaire nazie, le procès d’une science faustienne tentée par le démon du mal semble définitivement perdu.

 

L'intelligence de grands scientifiques est-elle celle de savants fous, au point de fomenter de terribles armes de guerre ? La réponse risque d’être aux dépens des plus imaginatifs physiciens du XX° siècle. Si l’on consent à ne pas être aveuglé par une laide et dissuasive couverture jaune et noire, une surprise de taille attend le lecteur de Lumières aveugles de Benjamin Labatut. D’abord une historique de ce poison violent qui eut la préférence d’Hitler, le cyanure. L’agent mortel avait été inventé en 1782 à partir du premier pigment synthétique moderne : le « Bleu de Prusse », couleur qui fit la splendeur de l’art de Van Gogh ou Hokusaï. La même ambivalence préside aux travaux de Fritz Haber, inventant à la fois le gaz qui dévasta les tranchées et extrayant l’azote à partir de l’air, ce qui eut l’heureuse conséquence de nourrir l’agriculture et l’explosion démographique. Le même chimiste fut le père du zyklon B qui dévasta les Juifs. Loin d’être un froid exposé historique et scientifique, le récit de Benjamin Labatut sait utiliser l’art du suspense, plongeant dans les affres des conflits et des suicides nazis.

Alors qu’il faut lire ce récit comme un prologue, nous voici brusquement jeté parmi les recherches et controverses qui agitent le microcosme des physiciens les plus inventifs : Alfred Einstein, Louis de Broglie, Werner Heisenberg, Erwin Schrödinger… Astronome et mathématicien, Schwarzschild donna son nom à une « singularité » cosmologique et au « rayon » qui est une limite de l’univers. Mais il dut « calculer la trajectoire de vingt-cinq mille obus chargés de gaz moutarde, qui tombèrent en pluie sur les troupes françaises ». Aussi ne peut-il que constater : « Nous sommes parvenus au point le plus haut de la civilisation. Il ne nous reste plus que la chute ». Une prédiction de 1915 heureusement démentie ; mais qui sait…

De plus en plus tourmentés, parfois autistes ou tuberculeux, les héros du savoir et de l’infiniment petit se tournent vers l’énigme des quanta, les plus petites énergies subatomiques. Werner Heisenberg est percé à jour : « On voit que vous êtes possédé. Dominé par votre intellect comme un dégénéré par la chatte des femmes ». Grothendieck, mathématicien génial, s’enfouit avec ses travaux dans un village isolé de l’Ariège. Dans quelle mesure contribuent-ils à des progrès mal intentionnés ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Roman, essai, recueil de nouvelles, vulgarisation scientifique ? La classification générique est délicate, tant tout ceci s’emmêle sans bannir un instant le plaisir du lecteur. L’écrivain dit bien qu’il n’a guère qu’un « paragraphe fictif » dans la première partie, alors qu’ensuite « la quantité de fiction augmente au fur et à mesure que le récit avance ». L’on peut en conséquence subodorer que l’épisode consacré à Mlle Herwig et aux fantasmes érotiques d’Erwin Schrödinger à son égard, dans leur sanatorium, appartient à la liberté de l’auteur.

La science devient littérature, la physique quantique est terriblement romanesque. La pensée la plus rationnelle, soit le raisonnement mathématique, glisse vers la folie. Comme les particules sont à la fois onde et corpuscule, sans pouvoir être fixée dans un état unique. Là où naquit le désarroi des scientifiques, là où naissent les prémices de la bombe atomique, puis de l’informatique et d’internet, gît l’instable et trouble bonheur du lecteur.

Sans avoir pourtant sous les yeux l’original espagnol, il est manifeste que l’écriture torrentielle, somptueuse, de Benjamin Labatut (né en 1980) est ici efficacement rendue, d’autant que le titre espagnol, Un Verdor terrible, eût été peu explicite en français. Cerise sur le gâteau, le traducteur n’est rien d’autre que Robert Amutio, qui a œuvré avec constance et soin au service d’un autre Chilien, l’auteur de 2666, Roberto Bolaño[1]. De là à prétendre, comme la quatrième de couverture, que Benjamin Labatut est le digne héritier de cette « étoile distante » et disparue, c’est aller vite en besogne. Cependant il n’est pas impossible que celui qui écrivit Le Secret du mal et la Littérature nazie en Amérique latine inspire un brin ce plus jeune écrivain, attentif aux relations secrètes de la science et du mal.

Ne reste plus à souhaiter que notre traducteur préféré fasse un sort aux autres opus de Benjamin Labatut, inédits en français. Depuis la lumière croise un ensemble de notes scientifiques, religieuses et ésotériques, s’agrégeant dans l’esprit d’un homme tourmenté par la création continue de faux mondes.  L’Antarctique commence ici conte l’histoire d’un journaliste qui se lance sur les traces de militaires chiliens disparus dans le continent blanc, celle d’une femme qui tente de s’échapper d’un corps déformé par la maladie, celle d’un jazzman qui prédit les tremblements de terre depuis son lit de mort…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Nous connaissions Benjamin Labatut, habitant du Chili et romancier de langue anglaise, né en 1980, pour un érudit des sciences du XX° siècle. Après Lumières aveugles (Seuil, 2020), qui confrontait chimie et physique des particules à la folie, ce nouveau roman touffu et généreux n’échappe pas à ce tropisme. À partir du pionnier de la mécanique quantique et concepteur de la Théorie des jeux mort en 1957, Joseph von Neuman, il met en œuvre une fiction embrassant les révolutions de la physique jusqu’aux prémices de l’intelligence artificielle, en passant par le Projet Manhattan à l’origine de la bombe atomique. De plus le héros – génie entre tous – est le concepteur du premier ordinateur, qui devient une sorte de personnage éponyme : « Maniac ». Ainsi vont et progressent « les rêves fous de la raison ». L’on se doute que ce « mathématicien juif » né en Hongrie, « flamboyant garçon » comparé à la comète de Haley, se trouve au cœur des rivalités géopolitiques exacerbées du temps.

L’aventure exceptionnelle est contée par des narrateurs alternés, dont le protagoniste. L’incipit voit Paul – ami d’Einstein et précurseur du héros – tuer son « enfant déficient » et se suicider. L’excipit lui répond lorsque, comme sur la couverture au visage de jetons de go,  « Le dieu du go », n’est plus un être humain mais une machine. Où trouver « la conscience de la physique » ? Magnifique victoire scientifique faustienne ou fin de l’homme ? Un tel fil conducteur didactique n’empêche en rien le dramatisme du récit, qui mêle suspense et problématiques autant scientifiques qu’éthiques. De surcroit, cet ouvrage est bien représentatif de la tendance à élire des personnalités historiques pour leur attribuer une épaisseur romanesque, ce en quoi Benjamin Labatut réussit avec brio à surmonter le défi.

Et si l’apocalypse nucléaire avait été nazie ? C’est l’hypothèse que met en scène un écrivain mexicain un rien démiurge : « Jorge Volpi sera l’une des étoiles de la littérature en langue espagnole du siècle qui vient »… Ainsi Carlos Fuentes salua A la recherche de Klingsor. De quarante ans son cadet, Jorge Volpi, né en 1968, est le chef de file de cette  « Génération du Crack » qui publia un manifeste. Avec Ignacio Padilla, Pedro Angel Palon, Ricardo Chavez Castaneda, Eloy Hurroz et Vicente Herrasti, rencontrés en 1989 grâce à des thématiques communes, dont la fin du monde, il rejette les « lectures éphémères », le nationalisme, l’engagement politique et le réalisme magique, ces mamelles sacrées de la littérature hispano-américaine qui, n’en déplaise aux imitateurs de Gabriel Garcia Marquez, sont devenues de scolaires poncifs. Cinq romans, dont Jours de colère, sur le démon et le mal, Le Temps des cendres[2], qui est celui de la catastrophe de Tchernobyl, et El temperamento melancolico, dans lequel un réalisateur allemand tourne avant de mourir d’un cancer son dernier film à Mexico : neuf acteurs novices, choisis pour leurs types psychologiques, incarnent le microcosme des derniers hommes et leur démesure criminelle, lors d’un jugement dernier. Et un essai : La Imaginacion y el poder. Una historia intelectual de 1968, qui exalte l’imagination créatrice de ce 1968 mexicain qui culmina lors du massacre de la place des Trois Cultures. Titres alléchants dont nous espérons la traduction… C’est à la suite du prestigieux prix Biblioteca Breve de 1999, avant lui attribué à Carlos Fuentes et Mario Vargas Llosa, que nous sommes pris dans un ambitieux « roman-fusion » : A la recherche de Klingsor.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 Hors le méchant magicien du Parsifal de Wagner, qui est Klingsor ? Cette éminence grise de la science nazie existe-t-elle ? Il aurait eu l’oreille d’Hitler et des connaissances en mathématiques et physique au point d’imaginer achever ce siècle - qui commença en 1905 avec la relativité d’Einstein - dans une apothéose nucléaire allemande. Le procès de Nuremberg, qui juge les criminels nazis, ne peut que constater l’absence du responsable secret du projet atomique du III° Reich. C’est alors que le jeune Américain Francis Bacon, moqué pour son homonymie avec le philosophe qui pensait pouvoir décrire toute la nature, aura pour mission, après un scandale amoureux qui lui ferme les portes d’une chaire de physique, de sillonner l’Allemagne vaincue à la recherche de cet homme, de ce « Faust » du XX° siècle, de ce mythe peut-être. A moins qu’il soit « l’un d’entre nous », suggère-t-on parmi les physiciens plus ou moins nazis de l’après-guerre. Enquêtant entre Einstein et Schrödinger, entre Gödel et Heisenberg, le théorème de l’indécidabilité et le principe d’incertitude sèment des mines de doute sous les pas d’un Bacon assisté d’une sensuelle maîtresse gagnée aux Soviétiques. Le narrateur est-il fiable ? Si c’était lui ? Les soupçons se portent longtemps sur Werner Heisenberg qui use du patriotisme pour masquer son adhésion à une science qui sauverait le « Reich de mille ans ». Au lecteur appartient une décision finale peut-être décevante : « Grâce à Gödel, la vérité était devenue plus fuyante et capricieuse que jamais ».

Ce pourrait être un simple polar au décor historico-scientifique. Mais une vraie jubilation conceptuelle emporte le lecteur. N’est-ce pas la Théorie des jeux qui mène l’enquête, plus que Bacon? Comme pour le célèbre chat de Schrödinger, enfermé sans que l’on sache s’il est mort ou vivant, le lecteur doit sans cesse émettre des hypothèses.  Klingsor est-il une onde dans le milieu scientifique ou une corpuscule dans le vivier nazi ? Ou les deux? La structure romanesque, son avancée dans la connaissance, mime l’expansion de la science. Physique, mathématiques, Histoire, suspense, biographie subjective et passionnelle concourent à faire de ce questionnement sur la vérité une œuvre totale, qu’aucune Théorie du Tout ne fermera. Ce que Guillermo Cabrera Infante appelle « science-fusion ». Le roman d’investigation se double alors d’une volonté encyclopédique.

Pour qui possède un vernis de culture scientifique et humaniste, ce livre est un régal. Il suffit de penser à la dernière phrase de Goethe mourant après le Siècle des Lumières (« Plus de lumière ! ») pour lire l’incipit, « Eteignez moi ces lumières », prononcé par Hitler, comme une métaphore d’un crépuscule des dieux qui obscurcit la civilisation européenne. Quant au 1989 qui conclut le trouble devoir de mémoire du narrateur confiné dans un asile psychiatrique en R.D.A., c’est la seconde chute de Berlin : du mur et de l’utopie communiste. Deux totalitarismes auxquels il a heureusement manqué d’être les premiers à avoir la bombe atomique ; quoique la démocratie américaine ne puisse être indemne de la culpabilité d’Hiroshima et de Nagasaki. La science dans ses rapports avec le mal est donc le véritable et terrible sujet de Volpi. Le créateur, dans un tel roman, joue aux dés, et l’un d’eux, électron libre de l’incertitude, est une bombe nucléaire nazie. La conviction  d’Einstein (« Dieu ne joue pas aux dés ») est ici saccagée, alors que « la naissance de la physique quantique et de l’incomplétude des mathématiques coïncide avec cette époque de terrible incertitude politique, sociale et morale qu’est le début du XX° siècle ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


      C’est ainsi que dans son flux romanesque, Jorge Volpi fait se répondre les « Lois de la mécanique narrative », celles « de la physique quantique » et celles « de la mécanique criminelle ». Il va jusqu’à oser une analyse non sans fondement « de la théorie des ensembles au totalitarisme ». S’agitait-il d’un indigeste salmigondis dans lequel les dialogues concourent aux développements scientifiques ? Ou plutôt d’une heureuse prise de risque intellectuel ? Nous répondrons par la seconde hypothèse, alors que « le cercle de l’uranium » est l’un des « univers parallèles » à cette « quête du Graal » de la physique atomique. Où l’on croise l’écho des personnages du Parsifal de Wagner : la séductrice Kundry et le personnage éponyme, ce dangereux Klinsor, dont la vengeance est annoncée. Mythe, histoire et enjeux de la physique moderne confluent dans les bras d’une somme ambitieuse, entre roman policier et roman philosophique. Ce pourquoi on n’hésita pas à comparer ce livre au Nom de la rose[3], d’Umberto Eco, qui, avec le talent et le succès que l’on sait, appliqua le talent d’investigation policière de Sherlock Holmes à la philosophie médiévale…

Rares sont les écrivains qui convoquent la science et la physique à la barre du roman. Il faut alors penser au monstrueux et polymorphe L’Arc en ciel de la gravité[4] de Thomas Pynchon, qui vacille autour des V2 allemands et du « casino Hermann Goering ». Et, si l’on reste dans le cadre de l’archétype de la quête historique, plus modestement, au Chien galeux[5] , de Don de Lillo, où l'on chasse un film pornographique représentant Hitler... Le vieux narrateur d'À la Recherche de Klingsor Links, dont le nom fait allusion aux liens du web, rappelle celui du Docteur Faustus[6] de Thomas Mann, qui écrit sous les bombes alliées pour dresser l'histoire d'un double pacte faustien, celui d’Adrian Leverkun le musicien avec le diable et celui du peuple du peuple allemand avec le nazisme. Le roman d’éducation (ce bildungsroman de Goethe à Thomas Mann) fournit à Bacon un alibi. Ces romans inscrivent Jorge Volpi dans une famille littéraire plus allemande et américaine que mexicaine, en un mot : cosmopolite. Parler de littératures nationales n’a plus grand sens. Un peu complaisant lorsqu’il commente son propre roman, parfois plat quand son ainé Carlos Fuentes[7] est un styliste plus fabuleux, et suivant de plus près le schéma du best-seller anglo-saxon que son maître, Jorge Volpi a cependant gagné son pari : entrelacer avec brio science physique, Histoire nazie et quête romanesque. Au-delà du Temps des cendres, qui respire un peu le roman à thèse, À la recherche de Klingsor reste le roman le plus impressionnant de Jorge Volpi. Aurait-il trouvé son double dans le personnage conçu par Richard Wagner ? Ce terrible magicien Klingsor qui se sert des Filles-Fleurs de la séduction romanesque…

 

Revenons à l’auteur de Contre-jour[8]. À Thomas Pynchon, et à son Arc-en-ciel de la gravité, dans lequel l’Histoire « n’est somme toute qu’une conspiration, et pas toujours entre gens de qualité ». Entre beuveries et orgies nazies, les V2, ces splendeurs de la science, partent des rives du Reich pour embraser Londres et l’Angleterre. Là où le lieutenant Slothrop ressent autant d’érections prémonitoires que d’explosions ainsi précisément localisées. La « gravité » qui, après avoir été vaincue par la science, les entraîne vers leur cible est celle de la guerre. Or l’ascension est « soumise aux lois de la gravitation. Mais le moteur de la Fusée, avec son cri qui déchire l’âme est une promesse d’évasion ». Ainsi, plutôt que de mourir pour Dieu, le romancier démiurge en théorise « une version séculière », soit : « Mourir pour aider l’Histoire à suivre son corps prédestiné[9] ».

Thierry Guinhut

La partie sur Labatut a été publiée dans Le Matricule des anges, septembre 2020

Une vie d'écriture et de photographie

 

[3] Umberto Eco : Le nom de la rose, Grasset, 1982.

[4] Thomas Pynchon : L’Arc-en-ciel de la gravité, Seuil, 1988.

[5] Don de Lillo : Chien galeux, Actes Sud, 1991.

[6] Thomas Mann : Le Docteur Faustus, Albin Michel, 1956.

[9] Thomas Pynchon : L’Arc-en-ciel de la gravité, ibidem, p 168, 760,700.

 

Sierra de San Juan de la Pena, Alto Aragon. Photo : T. Guinhut.

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9 mai 2020 6 09 /05 /mai /2020 15:44

 

Lewis Carroll : Alice's Adventures in Wonderland, John Lane the Bodley Head LTD.

Lewis Carroll : Les Aventures d'Alice au pays des merveilles, Fernand Nathan, 1981.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

Alberto Manguel lecteur des aventures d’Alice

& collectionneur de folie, de monstres.

 

 

 

 

Alberto Manguel : Nouvel éloge de la folie,

traduit de l’espagnol (Argentine) par Alexandra Carrasco et par Christine Le Bœuf,

Actes Sud, 2011, 400 p, 24 €.

 

Alberto Manguel : Monstres fabuleux,

traduit de l’anglais (Canada) par Christine Le Bœuf, Actes Sud, 2020, 288 p, 22,50 €.

 

Alberto Manguel : Un Retour,

traduit de l’espagnol (Argentine) par Alexandra Carrasco et par Christine Le Bœuf,

Actes Sud, 2005, 80 p, 12 €.

 

      Bibliomania, folie des livres et gourmandise du lettré sont de délicieux virus qui n’ont pas manqué d’insuffler une seconde vie, sinon la seule vraie, à l’écrivain argentin Alberto Manguel. Ainsi goûte-t-il le bonheur de se portraiturer en incurable et boulimique papivore. Son identité, entre Argentine natale, Canada d’élection, Londres des hippies et sérénité poitevine, entre quatre langues, le souvenir d’ancêtres juifs et l’intérêt pour la littérature gay, est avant tout celle d’un noble lecteur, mais aussi d’un essayiste et conteur. Ce serait assez d’éloges à lui faire s’il n’avait aussi le goût du partage. Il confie en effet à ses aficionados ses choix, ses analyses, toujours séduisants, souvent aussi fantasques que son Alice préférée… L’encyclopédiste protéiforme, quoique toujours animé par la courtoisie de la discrétion, n’en est pas à son coup d’essai. L’impressionnant Une Histoire de la lecture[1] balayait nos civilisations pour interroger ce silence ému de l’intellect devant le papier ouvert, mais aussi les cris brûlants des censeurs lors des autodafés[2]. Quant à La Bibliothèque, la nuit[3], cet essai, toujours curieux, enlevé, explorait les architectures et les mœurs de ces temples de la connaissance intemporels autant qu’à l’abri, du moins espérons-le, de la volatilité numérique. Une fois, deux fois de plus, voici Alberto Manguel courtisant en diable les bibliothèques dans son Nouvel éloge de la folie et collectionnant Les Monstres fabuleux de la littérature.

       L’arrivée torrentielle du numérique ne menace pas tant que l’on voudrait nous le faire croire. C’est du moins la conviction de Manguel dans son Nouvel éloge de la folie. Dans la continuité de l’humanisme d’Erasme et de son Eloge de la folie[4], du papyrus en passant par Gutenberg et au-delà des Ebooks, le livre en son objet reste une ferveur entre les mains, car « Dans ces bibliothèques fantomatiques, l’incarnation concrète du texte est abandonnée et la chair du verbe est privée d’existence. » La volatilité du texte sur écran, le picorage et le copié-collé d’un document électronique ne sont que « collecte d’informations », et ce n’est pas là « lire avec compétence (…) dans le labyrinthe des mots ». Vision passéiste, nostalgique, trop alarmiste ? Procès de ces pages de blog ? Ou sagesse devant un écran trompeusement disponible qui ne devient pas bibliothèque aux volumes vivants, aux pages caressées et comprises ?

      Comme en un jeu de piste, Alberto Manguel prend pour guide Alice « dans la forêt du miroir » (ce qui est un autre de ses titres [5]) pour tisser cet essai pluriel aux yeux plein de curiosités. Parmi « édits et inédits », il fait précéder chacun de ses trente-neuf petits bijoux d’une citation de Lewis Carroll : Alice au pays des merveilles étant pour lui, depuis l’enfance, un livre séminal. De « Qui suis-je ? » à la « Bibliothèque universelle », de l’enfance à la maturité, c’est à une autobiographie en lecteur que nous somme conviés. Depuis la gouvernante qui lui lisait ses premiers contes jusqu’à l’immense prieuré poitevin du grand âge qui abrita ses milliers de livres venus de garde-meubles de plusieurs continents[6], jusqu’aux « Notes pour une définition de la bibliothèque idéale », le parcours est vertigineux. Sans oublier, à tout seigneur tout honneur, des portraits du maître semi-aveugle dont il fut un des lecteurs : Borges lui-même, dont il relate les amours souvent malheureuses, sa passion pour Dante qui peut-être n’écrivit La Divine comédie que pour y placer sa Béatrice, réhabilitant enfin sa dernière épouse, parfois jalousée par les critiques et universitaires : Maria Kodama[7].

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      Seul bémol peut-être à pointer en ce retour sur ses vies et en ces pages profuses, en ces « Memoranda » : l’évocation du mythe Che Guevara, « héros romantique », « qui a assumé pour nous notre besoin d’agir contre l’injustice, notre encombrante mauvaise conscience ». Certes ; mais c’est trop vite oublier la carrière criminelle de celui qui contribua au régime communiste et donc liberticide de Fidel Castro et ne rêvait que d’en fonder d’autres… Reste qu’Alberto Manguel, qui se définit comme un « anarchiste modéré », est lui bien attaché à l’exercice souverain des libertés : il ne manquerait pas d’être révolté par les récents autodafés hongrois contre les livres du Juif Imre Kertész, qui connut en son enfance l’enfer des camps nazis[8], ou par les Frères Musulmans décidés à interdire l’un des chefs-d’œuvre préférés de Borges : ces merveilleuses Mille et une nuits. De cette éthique nécessaire témoigne, entre des évocations de la cécité d’Homère et des explorations parmi « Le commerce des livres », sa réflexion sur le rôle des journalistes et des écrivains - ces Don Quichotte - dans la « Persévérance de la vérité » face aux tyrannies et aux mensonges de l’Histoire, mais aussi en confrontant « Le sida et le poète ». Même face à une telle pandémie, un poème peut-il être une « lueur de bonheur […] une possibilité de sagesse » ?

      Ainsi, en ces « essais édits & inédits », va l’éloge de qui est atteint de la folie de la lecture, qui stocke des milliers de livres en une bibliothèque au lieu de les engouffrer dans une puce électronique ou dans un cloud internet, jusqu’à leur disparition programmée. Car l’art de lire, l’éthique de la lecture, se conjuguent avec la certitude de n’être « jamais seul » dans sa bibliothèque aux murs couverts d « amis littéraires ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      Ils caressent et secouent nos nuits et nos jours, enrichissent de nouvelles excroissances nos mythologies, se dupliquent sur nos écrans, ces Monstres fabuleux de la littérature ! Ce sont « Dracula, Alice, Superman et autres amis littéraires » d’Alberto Manguel et, toutes affaires cessantes, du lecteur complice en amitié. Trente-huit petits croquis facétieux de la main de notre Alberto préféré illustrent autant de figures étonnantes et détonantes, qui boursouflent les pages, crevassent et fleurissent les oreillers du songe. Plus modestement, une quinzaine d'entre elles avaient déjà été publiées dans une version traduite de l'espagnol[9], ce qui permet de deviner les capacités presque babéliennes de notre essayiste, puisqu'il les a réécrits, amplifiés et multipliés dans la langue anglaise, alors qu'il maîtrise parfaitement le français.

      Il s’agit de lister ces obsédants et symboliques personnages autant que de considérer quels enseignements ils sont en mesure de nous délivrer. S’ils sont « monstres fabuleux », c’est presque un oxymore, autant la peur induite côtoie l’émerveillement, mais c’est souligner leur dimension totalement fictionnelle, tant ces créatures sont à l’image d’un « Adam verbal ». Si preuve en était besoin, ils témoignent le nécessité des amis  - ou ennemis - imaginaires, avec qui nous entretenons une « relation dyadique normale », pour emprunter l’expression d’Edmund Husserl. Ils sont pour Alberto Manguel une façon d’assurer son autobiographie : « J’ai toujours considéré ma vie comme  un composé des pages de nombreux livres ». D’autant que, fils de diplomate voyageur, toute chambre ne devenait la sienne qu’avec le concours de sa petite bibliothèque.

      Etrangement, l’essayiste commence avec un personnage inattendu, un médiocre à l’ombre d’une héroïne malheureuse : Monsieur Bovary, « le plus prosaïque ». Quoiqu’il ne fasse en rien rêver, il est proprement indispensable à l’intelligence du roman de Flaubert, mais également en terme d’élément contrastant au seuil de cette énumération d’héroïnes et héros féériques et légendaires. « Dépourvu d’imagination », il est l’antithèse des préférés de notre collectionneur.

      Plus colorés sont le Petit chaperon rouge et Dracula[10] : si éloignés soient-ils, le sang de l’innocence les désigne. Le loup du conte est un émule du marquis de Sade, celle qui finit dans le lit du loup annonce la destinée de la Lolita de Nabokov. Si la première est « emblématique de la liberté individuelle », vite châtiée par le loup, le second, prince sanguinaire de Valachie, va jusqu’à mordre à la gorge les jeunes gens de l’Angleterre en raillant le sang du Christ, et en recherchant ardemment la fontaine de la jeunesse. Jeunesse autrement « miraculeuse » que celle d’Alice, née de la rencontre d’Alice Liddell et du révérend Dodgson, alias Lewis Carroll. L’entrée dans le trou de lapin, puis la chute en spirale, le royaume labyrinthique de la Reine rouge et l’autre côté du miroir firent dès lors partie de « la littérature universelle ». Cette métaphore du voyage au travers du non-sens et de la folie humaine est à la fois enfantine et voisine de celui de Dante parmi l’Enfer souterrain, ce qui apparaît bien vite archétypal. La Reine de cœur est un « despote », ce « pays des merveilles » n’est pas loin de Kafka ; cependant face à un tel désordre, Alice conserve et logique et raison. Plus loin, répondent à ces enfants une jeune fille telle que la Belle au bois dormant, dont le sommeil ressemble à la mort, qui a l’art de « ne pas vieillir avec grâce », en son trouble érotisme.

      Faust est une sorte d’opposé de Superman. L’un, vieux, cherche la connaissance, la jeunesse, l’amour, et signe un pacte avec le Malin ; l’autre, toujours jeune, combat avec succès les forces du mal, tout en étant touchant par sa fragilité : « Je me sentais proche de Superman. Non pas, bien sûr, en raison de ses super-pouvoirs, mais à cause de la solitude forcée et de son impression d’être exclu ». Alberto Manguel souligne là cette identification qui fait de nos héros des doubles fantasmatiques. Superman, qui n’est pas le « surhomme » nietzschéen, est l’image du désir d’impossible qui éreinte l’homme, comme Don Juan cherche l’impossible de l’amour. Collectionneur et « tireur d’élite », ce dernier est semblable aux « conquistadors espagnols pillant les royaumes du Nouveau Monde ».

      Lilith, qui précéda Eve, aimait converser avec le serpent et concevoir des démons. Le Juif errant, qui repoussa Jésus, est condamné à voyager pour l’éternité. Ils viennent tous deux de mythes juifs et ensemencent la littérature de leurs maléfices, malheurs et errances, non sans hélas concourir à l’antisémitisme.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

      Après avoir écrit son De la curiosité[11], Alberto Manguel reste fidèle à cette vertu. Ce ne sont pas seulement les « amis littéraires » les plus connus qui le sollicitent, mais aussi Phoebé venue de L’Attrape-cœurs de Salinger, Hsing-Cheng dans La Conférence des oiseaux d’Attar[12], Jim l’un des noirs esclaves dans les Aventures d’Huckleberry Finn de Mark Twain. Ce dernier nous parle encore tant que le racisme sévira aux Etats-Unis et ailleurs… L’on ne s’étonnera cependant pas que Robinson Crusoé croise Queequeg, l’indien tatoué de Melville, ou le voyageur Sindbad, que le fascinant et effrayant Capitaine Nemo voisine avec le monstre de Frankenstein, que Jonas et Job jaillissent de la Bible ; et si nous attendions Don Quichotte, ô surprise, c’est Cid Hamet Ben Engeli, son auteur fictif imaginé par Cervantès, qui le détrône ici, en ambigu témoin de la culture morisque. Plus étonnant encore est ici la présence d’Emile, le jeune homme qu’éduque par la nature Jean-Jacques Rousseau, et qui serait aujourd’hui tout autre : « Plutôt que par une éducation rationnelle, l’apprentissage quotidien d’Emile s’effectue au moyen d’annonces publicitaires et de jeux électroniques qui lui disent que le bonheur, on peut l’acheter, que la violence est sans conséquences et que les anciennes règles patriarcales sont encore en vigueur ». La satire de celui qui manque d’éducation, est rude, amère, hélas passablement réaliste…

      Monstrueux au sens propre est la chimère, mythologique et rêveuse en sa polysémie, ce qui entraîne notre essayiste à énumérer les « monstres d’aujourd’hui » : Hitler, Staline ou « les tueurs en séries, les violeurs ». Alors que pauvre monstre humain reste Quasimodo, qui « demande seulement qu’on l’autorise à être », même si c’est l’idéaliser. Il y a ceux qui font peur, comme Satan, « l’implacable ennemi de l’humanité », ou le « Wendigo » cannibale qui hante les forêts du nord du Québec. Ceux qui font rêver comme l’hippogriffre, merveilleux cheval volant au service du héros, parmi le poème de l’Arioste, Roland furieux, où règne « une logique poétique sauvage ». Ainsi demeure la dichotomie entre le bien et le mal.

      Une fois de plus, autant les plus anciens « amis littéraires » que les plus récents (l’on aurait pu ajouter Harry Potter) entraînent l’écrivain et moraliste à réfléchir sur notre temps, voire à d’étonnantes extrapolations, comme lorsque le biblique Jonas le conduit au statut des artistes de Ninive qui pourrait être le nôtre. Pourtant, le rappelle Alberto Manguel, « la fiction n’est ni comptabilité ni dogme et ne délivre ni message ni catéchisme ». Ce voyage parmi les héros littéraires de l’imaginaire est aussi érudit que joliment hétéroclite, animé par un aimable talent de vulgarisateur, goûteux à souhait, revitalisé de rapprochements imprévus, qui donnent à chaque fois une irrésistible envie de se plonger, ou replonger, dans les romans - voire les comics pour Superman - qui leur donnent vie. Ce recueil de Monstres fabuleux se déploie comme une galerie de peintures, éminemment intelligente et stimulante.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      Notre auteur a parfois commis des romans plus vastes[13], des récits plus ténus, voire, diront les détracteurs, plus maigres, quoiqu’associant l’érotisme du voyeur et l’art photographique[14]… Mais s’il faut choisir un texte narratif emblématique, son Retour, quoique mince en pagination, est d’une réelle intensité. Intensité de la dynamique narrative d’abord et de la déflagration produite par le souvenir ensuite.

      Nestor, antiquaire romain, reçoit une invitation à un mariage. C’est l’occasion de retrouver une Argentine oubliée, ou occultée. Dès l’aéroport, les rues bondées, il fait la première rencontre d’un fantôme de son passé… Quitte-t-il le sol de la réalité, des coïncidences perturbées par la fatigue du décalage horaire ? S’agit-il de fantasmes excités par le retour du refoulé de sa jeunesse estudiantine, des manifestations, des interventions policières, de l’exil précipité ? Peut-être est-il entré dans le royaume des ombres, si l’on imagine que ses anciens amis, étrangement inchangés, ont été tués par la répression fascisante… Peu à peu, les apparitions et disparitions, au détour d’une rue, dans un café soudain introuvable, emportent Nestor dans une spirale d’inquiétude et de culpabilité : pendant que ses amis étaient dévorés par les geôles de la police, il profitait d’un exil aussi rapide que facile. Un autobus apparemment réaliste finit par l’emporter sur le terrain d’un Luna Park qui fleure bon les retrouvailles autant que la danse macabre aux Enfers…

      Si l’on se demandait comment unir réflexion sur les années noires du fascisme argentin et bacchanale fantastique, comment l’éthique de l’essayiste rejoint celle du raconteur d’histoires, nul doute qu’Alberto Manguel nous ait offert une réponse magistrale grâce à ces fantômes argentins.

      Notre essayiste lit comme Alice parcourt le pays des merveilles. Pour interroger et comprendre un monde parfois absurde, armé des lampes des livres dans la nuit des rayonnages. Il serait évidemment injuste de ne voir en lui qu’un disciple et lecteur officiel de Borges[15] au paradis des bibliothèques et des contes ; assurément sa voix, quoique prudente, est aussi universelle, de par son cosmopolitisme, de par l’acuité de sa pensée, que singulière. Si le « point final » est pour nous tous un « memento mori », souhaitons à notre cher Alberto Manguel bien d’autres points à démêler de la clarté de sa langue. Non sans lui assurer la suprême consolation future : ses livres ont une place irréfragable dans nos bibliothèques.

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie


[1] Alberto Manguel : Une Histoire de la lecture, Actes Sud, 1998.

[3] Manguel : La Bibliothèque, la nuit, Actes Sud, 2006.

[4] Voir : Eloge de vos folies contemporaines, à l'occasion d'Erasme et Jean-Francois Braunstein

[5] Alberto Manguel : Dans la forêt du miroir. Essai sur les mots et le monde, Actes Sud, 2000.

[8] Voir : Généalogie et encyclopédie de Dracula et autres vampires

[9] Alberto Manguel : M. Bovary & autres personnages, L'Escampette éditions, 2013.

[10] Voir : Alberto Manguel, le cheminement dantesque de la curiosité

[12] Alberto Manguel : Dernières nouvelles d’une terre abandonnée, Seuil, 1999.

[13] Alberto Manguel : Un Amant très vétilleux, Actes Sud, 2005.

[14] Alberto Manguel : Chez Borges, Acte Sud, 2003.

 

Lewis Carroll : Alice's Adventures in Wonderland, John Lane the Bodley Head LTD.

Photo : T. Guinhut.

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