traduit de l’espagnol (Argentine) par Catherine Ballestero,
Le Cherche Midi, 2023, 928 p, 22,50 €.
Rodrigo Fresán : Melville,
traduit de l’espagnol (Argentine) par Isabelle Gugnon,
Seuil, 2023, 352 p, 23 €.
Roman-monstres, romans venus d’Argentine plongeant dans le passé, tous deux recèlent un séjour à Venise, tous deux sont fort réalistes mais avec une pointe de fantastique ; de surcroit chacun d’entre eux explore les mystères de la création artistique. Cependant l’essentiel sépare ces ouvrages, pas le moins du monde jumeaux. Bomarzo, de Manuel Mujica Láinez, est un roman historique flamboyant au cœur de la Renaissance italienne ; Melville, de Rodrigo Fresán, va d’Allan Melvill à Herman Melville, l’auteur de Moby Dick, pour prendre en écharpe une vocation paternelle et littéraire dans les Etats-Unis du dix-neuvième siècle. Sculpturale ou littéraire, l’œuvre d’art partage ses origines entre la dimension biographique et les déploiements de l’imaginaire.
Météoriquement paru en 1962, Bomarzo fut interdit pendant dix ans en Argentine, sans doute parce que son personnage parut trop peu moral. En effet, lorsque son auteur en fit le livret d’un opéra, mis en musique par Alberto Ginastera, ce fut, aux bons soins du général Juan Carlos Onganía qui dirigeait alors le pays, « à cause de la référence obsessionnelle au sexe, à la violence et à l'hallucination ». Il est toutefois étonnant que le chef-d’œuvre de Manuel Mujica Láinez (1910-1984) soit chez nous ignoré, bien que d’abord traduit en 1987 et publié chez Séguier-Archimbaud. Et stupéfiant qu’un auteur argentin connaisse si intimement la Renaissance italienne pour y planter un irremplaçable héros.
Un fils bossu nait malencontreusement au château de Bomarzo, dans la prestigieuse famille Orsini, ornée de condottieres brutaux, de prétendants à la papauté. Nous sommes au XVI° siècle, où l’on croise le sac de Rome, le couronnement de Charles Quint à Bologne, le David de Michel-Ange et les pinceaux du Titien. Ce fier bossu, méprisé, parfois jeté dans un placard au squelette par son père, battu par ses frères, ne trouve consolation et conseil qu’auprès de sa grand-mère Diane, « déesse sans âge ». Comme en un roman de formation, son caractère doit être forgé par les avanies et les ambitions. Or sa destinée se veut empreinte de vengeance et de beauté.
Bien entendu il est question d’amours. Mais le beau visage au corps contrefait peut-il espérer ? Une Adriana digne de pétrarquistes poèmes, une Penthésilée courtisane luxueuse, un luxurieuse Nencia ne suffiront pas à apaiser celui qui devient duc par la grâce de la mort de son père et de son frère ainé, en de peut-être coupables circonstances. Le mariage avec Giulia de Farnèse le comblera-t-il ?
Sans fard, Francesco Pier Orsini narrateur n’omet ni ses frasques, ni ses vices, ni sa jalousie. Le brillant cynique, la « brindille dans le tourbillon des passions », l’« esprit aristocratique enivré de sophismes rhétoriques », n’a cure de paraître sympathique. En une ère où conflits politiques et religieux bouillonnent, où l’alchimie fascine, au travers de la rencontre du fameux Paracelse, il est à l’image de son temps, le crime côtoyant la splendeur de l’art. Ce n’est pas un hasard si la « Bouche d’Enfer » est le fleuron du légendaire parc de sculptures qu’il eut à cœur de construire. Voilà qui n’empêche pas la récurrente dimension morale : « Le souvenir de nos ridicules, de nos grotesques égarements a plus de pouvoir que celui de nos réussites ».
Mais au contraire, il faut compter le parc aux monstres comme une réussite indubitable et mémorable. D’abord l’examen, la connaissance du terrain, ensuite la conception, sans symétrie logique, donc baroque. Ce « qui serait le reflet de ma vie, serait différent de tous les autres, inattendu et inquiétant ». Un temple en hommage à Giulia précède « l’exaltation de la pierre » et les excentricités sculptées. Car « chaque rocher enfermait une énigme dans sa structure ». L’un vient enfin représenter l’esclave aimé Abdul sur son éléphant, l’autre un Neptune barbu et chevelu, puis une tortue aux eaux sonores symbolisant les aspirations poétiques, une baleine colossale venue de l’Arioste, un sphinx pour Adriana, un squelette pour le harcèlement paternel, une « nymphe au giron généreux » pour la grand-mère Orsini, sans compter tritons, serpents et harpies. Probablement l’imagination de notre romancier supplée-t-elle, mais avec une rare pertinence, au défaut documentaire. En fait le roman intensément baroque se propose d’offrir les clefs du jardin de Bomarzo. Chaque sculpture, si étrange soit-elle, est une allégorie des vices et vertus du personnage, une figuration des protagonistes, des événements qui le firent mûrir, de l’art qui seul reste : « cette terre exigeait de moi l’expression allégorique de son secret [qui] se confondait avec ma propre vie ». Ainsi cette œuvre d’art sculpturale et jardinée se voit révélée par le prisme biographique de son créateur.
Paysage de fantasmes, « Luna Park de pierres », l’on comprend alors que le « Bois Sacré de Bomarzo », qui est plus l’enfant du bossu Orsini que ses propres enfants, est également une métaphore du livre de Manuel Mujica Láinez. Un tel domaine onirique n’a pu qu’ensuite fasciner les surréalistes, André Pierre de Mandiargues en tête, consacrant un livre à son admirative et méditative déambulation[1], dans le cadre d’une lecture freudienne de ce monumental espace.
Outre le ravissement encyclopédique, entraînante, somptueuse est sans cesse l’écriture, qui aspire son lecteur de page en page, jusqu’à la fin, sans coup férir. La richesse de la pensée côtoie la vivacité de l’action, le relief et la couleur des descriptions, telle que jaillies des tableaux de Lorenzo Lotto, qui fit le portrait de notre duc, et des fresques de Gentile Fabriano. En outre les modèles littéraires, du chevaleresque Roland furieux de l’Arioste au Courtisan de Castiglione, jusqu’au Prince de Machiavel, sans oublier son entreprise de traduction du De rerum natura de Lucrèce, ne sont pas en reste.
Tout cela parait obéir scrupuleusement aux attentes du roman historique. Toutefois, eu égard à l’horoscope établi lors de sa naissance, notre héros serait promis à l’immortalité. Ainsi, quoiqu’il meure empoisonné, notre duc d’Orsini parait dépasser le siècle qui est le sien, faisant mention de Sigmund Freud, citant Gérard de Nerval, et autres anachronismes, ce dans le cadre du réalisme magique sud-américain.
Une si brillante autobiographie fictive ne peut-elle pas être comparée aux Mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar, publiées peu d’années avant, en 1951 ? Certes l’époque, celle de l’Antiquité, n’est pas la même, et l’écriture diffère, mais l’ampleur du talent ne peut que les unir secrètement. Il n’en reste pas moins que Manuel Mujica Láinez, auteur d’une douzaine de romans à découvrir, prend pour nous soudain place parmi les plus grands écrivains argentins, Jorge Luis Borges[2], Julio Cortazar, Cesar Aira[3]… Ne reste qu’à espérer avec impatience la traduction d’El Laberinto[4], ou d’El Unicornio[5], dont les titres sont à seuls une invitation au voyage onirique.
Plutôt que de créer un parc aux sculptures, la paire de héros choisie par Rodrigo Fresán (né en 1963) va confluer dans l’écriture. Mais c’est par la filiation que la chose se met en place, lorsqu’Allan Melvill, né en 1782 et mort en 1832, se voit dépassé par son fils cadet, Hermann Melville, dont le « e » final est la signature de l’auteur de Moby Dick, son emblématique opus, publié en 1857. Cependant, un siècle et demi plus tard, c’est l’écrivain argentin qui prend la barre littéraire pour changer ses fantasmes en hallucinations tourmentant ses deux personnages.
Tous deux, père et fils, sont hantés par leurs échecs. Le premier dans les affaires commerciales. « Epique dans sa déroute », Allan Melvill fut un aristocrate, ne gardant de sa condition originelle que sa dilapidation. L’importateur d’articles de luxe fait faillite, croule sous les dettes, doit quitter sa maison, se reposer sur sa belle-famille, sans jamais remonter la pente. Le second lorsque le succès de ses romans d’aventures exotiques se change en indifférence et rejet à l’occasion de Moby Dick et, pire, de Pierre ou les ambigüités : il n’y a guère de monde pour vouloir de sa baleine blanche et de son capitaine Achab, de ses troubles personnages...
Une scène inaugurale et hautement symbolique sert de pivot au roman. Quittant New York qui le méprise pour rentrer en sa famille à Albany, il rencontre « un signe funeste adressé à lui seul : même les forces de la nature vont à son encontre ». Traversant à pied la glace du fleuve Hudson, en décembre 1831, le père subit une épreuve traumatique et initiatique, à la source, du moins selon notre romancier, de la fascination du fils pour la blancheur de son cétacé fétiche. Toute une partie de l’ouvrage se consacre d’ailleurs à une « glaciologie ». De là viennent sa fièvre, sa pneumonie, son dérangement mental, son « Délire Blanc », sa mort.
Lors de son agonie, le voilà ranimant avec force délires sa mémoire, revivant son existence de jeune galant, puis d’homme mûr semblable aux « harceleurs féroces et démoniaques de Brontë ». Ce sont surtout sa jeunesse et ses haut-faits, en particulier son « Grand tour » de l’Europe, entre Angleterre, France et Espagne. La neige de Venise, le Grand canal gelé, le « palazzo de Cosmo il Magnifico » sont l’occasion de rencontres stimulantes, en particulier celle d’un certain Nico qui s’intronise son cicerone et l’initie à la peinture. Avant de se prétendre un « fanpiro », mot-valise entre fantasma et vampiro, dans une acmé voisine du fantastique. Au point qu’Allan se sente un autre homme : « Et tout à coup il m’a semblé que l’histoire entière de la race humaine était tatouée sur mon visage et qu’elle était la mienne […] j’étais persuadé que les metteuses en scène dictatoriales que sont les Moires ou les Parques m’avaient jusqu’alors attribué un rôle mineur tandis que d’autres interprétaient des personnages sublimes dans des grandes tragédies […] j’avais l’impression qu’on m’avait catapulté d’un rôle secondaire à celui de héros flamboyant ». Là, en une sorte de théâtre cinématographique avant l’heure, lui apparaissent « le visage gigantesque d’un homme criblé de dettes au milieu d’un pont et sous la neige », ainsi qu’une « bête aquatique » démesurée ; toutes figures prémonitoires. Un télescope, la « Glace éternelle », le « Grand Art », un Nico à l’influence effrayante, Allan Melvill prend peur, s’enfuit. Nous voici parmi l’un des plus beaux passages de ce roman...
Bien au-delà du père discourant follement sur son lit de mort à l’adresse de son fils censé coucher ses phrases sur le papier, Herman Melville poursuit son ascension et sa chute littéraires, au travers de ses romans, nouvelles[6] et poèmes[7]. Ainsi « Le fils du père », troisième et dernière partie, prétend que le legs de la glace de l’Hudson, « Gelum melvillium », serait la clef originaire de Moby Dick. Ainsi entend-on se confier le père de Bartelby : « Je viens de là pour me retrouver ici, grimper jusqu’au point le plus haut du navire qu’est ma vie ». Mais cette partie, peu narrative, risque de désarçonner son lecteur, entre plainte et nostalgie, par un écrivain dont les premiers romans d’aventures ont connu le succès alors que les suivants ont été incompris, vilipendés, pas même lus parfois, confronté à l’incompréhension de sa femme Lizzie, partie plus accoquinée aux genres de l’essai et de l’élégie distendus qu’à l’essence romanesque. Combien est pathétique cet homme : « Mon père est une baleine. Et moi son Jonas ». Et cet auteur qui n’a pas connu « le paradis des écrivains », hors de manière posthume.
En un jeu de miroir osé, le créateur de la monstrueuse baleine blanche et du capitaine Achab voit sa signature « taxée d'incompréhensible par les critiques, genre de plumitifs qui attaquent tout texte un tant soit peu talentueux, à cause du talent qu'ils n'auront jamais, raison pour laquelle ils finissent par devenir des critiques méprisant les dons d'autrui, car tel est leur seul talent ». Il n’est guère douteux que Rodrigo Fresán s’applique à lui-même ce sort peu amène, tout en prévenant par avance le modeste plumitif qui oserait se targuer d’être critique à son égard.
Bien plus que le genre biographique, c’est ici une mise en balance fantasmée de deux vies dans le cadre d’une double biofiction romanesque. Indubitablement, Rodrigo Fresán est un romancier postmoderne, tant son livre est un objet métalittéraire, truffé d’allusions bibliques et de clins d’œil au genre du roman gothique, de Frankenstein à Dracula, tant il abonde, surtout dans sa première partie, en prolixes notes de bas de page, prétendument de la main d’Herman. L’ensemble, quoiqu’empruntant indubitablement une thématique d’importance, soit celle de la filiation créatrice, paraît passablement « décousu », pour reprendre le mot de son second héros au sujet d’un livre posé sur sa poitrine, malgré une technique contrapuntique ingénieuse. Reste une sorte de morale : « L'œuvre est-elle le fils à qui on dit adieu sur un embarcadère ou devient-on le fils de son œuvre, qu'on laisse derrière soi en gagnant le large pour que d'autres, plus tard, la célèbrent ou la condamnent ? »
Peut-on dire qu’en quelque sorte Rodrigo Fresán se soit cherché un père littéraire ? Lui qui a pourtant à son actif de nombreux fils livresques, des romans comme Mantra[8]ou Le Fond du ciel[9]…
Force est de constater que Melville n’a pas la fluidité narrative, la beauté plastique et intellectuelle de Bomarzo. Si la question de la filiation du génie est d’importance, le tout n’est pas de se saisir d’un grand sujet, y compris lorsque la perspective en est originale. Il y faut un sens du détail et du déploiement assuré pour que la pâte prenne et se change en art romanesque achevé. En ce sens Manuel Mujica Láinez a brillamment réussi, certes dans une forme un plus classique, mais avec la sûreté impeccable de ses moyens, son œuvre d’art, à laquelle, indubitablement, la langue de la traductrice ajoute une réelle aura.
Thierry Guinhut
La partie sur Bomarzo fut publiée dans Le Matricule des anges, janvier 2023.
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.