Karen Shanor & Jagmeet Kanwall : Les Souris gloussent et les chauve-souris chantent,
traduit de l’anglais par Bertrand Fillaudeau, Biophilia, José Corti, 328 p, 21 €.
Gary Francione : Introduction aux droits des animaux,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Laure Gall,
L’Âge d’Homme, 392 p, 19 €.
Après ces deux essais nous ne regarderons plus des mêmes yeux, ni n’entendrons des mêmes oreilles, les animaux. Car ils sont des êtres sensibles et doués d’intelligence ; la preuve : Les Souris gloussent et les chauve-souris chantent. Au point qu’il faille se demander avec Gary Francione si les animaux doivent avoir des droits. Ce à quoi il répond, par une affirmation, quoiqu'argumentée, sans détours.
Si « les souris gloussent et les chauve-souris chantent », ce ne sont là que deux modestes exemples parmi tant d’autres, stupéfiants. Le lecteur du duo formé par Karen Shanor & Jagmeet Kanwall pourra s’engager dans une lecture studieuse de cet essai nombreux, ou picorer parmi une bonne centaine de micro-parties, agréablement écrit, à mi-chemin de l’anecdote et de la meilleure vulgarisation scientifique. À moins de se confier à l’index qui va de l’araignée poilue au zèbre, en passant par le corbeau calédonien, « capable d’utiliser trois outils successivement pour se procurer de la nourriture ». Néanmoins, une réelle progression s’impose : « Percevoir », ensuite « Survivre », enfin « Les fréquentations ». Comme parmi l’humanité, entre présence au monde et interaction avec ses congénères et les autres espèces.
Pêle-mêle, on apprend que « les babouins qui supportent mieux le stress sont ceux qui ont établi des relations sociales stables », que bien des animaux, dont les rêves sont avérés, ont, avantage considérable sur l’homme, « la faculté d’utiliser les champs électriques et magnétiques », qu’il existe un « téléphone pour taupes ». Qui croirait que les mésanges à tête noire ont des cris désignant « une quinzaine de types de prédateurs différents » ? Singes et gorilles dansent et rient, « possèdent leur personnalité propre », savent se mettre « en grève » dans un laboratoire, quand les bonobos pacifiques adoptent des comportements ludiques et sexuels pour lutter contre le stress. « Ainsi des grenouilles qui hibernent en gelant jusqu’aux états de rêve, nivaux d’hibernations, sommeil et songes ne sont que quelques-uns des secrets du monde animal que les humains commencent à démontrer ». Même les mouches ont des émotions… Outre les sonars biologiques des chauve-souris qui intriguent les scientifiques, la préperception animale des tremblements de terre intéresse les sismologues. Mieux encore, Washoe, une chimpanzée, employait « de manière fiable plus de 250 signes ». Koko, une gorille, comprend « plus de 1000 signes dans la langue des signes et plus de 2000 mots d’anglais parlé ». Certains animaux non-humains ont sans nul doute un « sens du moi authentique ».
Jusqu’aux poissons, ils sont sensibles à Mozart ; un perroquet ne se calmait qu’avec les concertos pour violoncelle d’Haydn. Peut-on dire que le règne animal a parfois meilleur goût que l’humanité ?
Quand les animaux ont tant de sensibilité, voire de pensée, ne faut-il pas, avec Gary Francione, se demander s’il est moralement justifiable de les traiter comme des marchandises corvéables et sacrifiables à merci ? En 1789 déjà, le philosophe anglais Jeremy Bentham arguait : « Les Français ont déjà découvert que la noirceur de la peau n'est nullement une raison pour laquelle un être humain devrait être abandonné sans recours au caprice d'un tourmenteur. Il est possible qu’on reconnaisse un jour que le nombre de jambes, la pilosité de la peau, ou la terminaison de l’os sacrum, sont des raisons tout aussi insuffisantes d’abandonner un être sensible au même destin. Quel autre [critère] devrait tracer la ligne infranchissable ? Est-ce la faculté de raisonner, ou peut-être la faculté de discourir ? Mais un cheval ou un chien adulte est, au-delà de toute comparaison, un animal plus raisonnable, mais aussi plus susceptible de relations sociales, qu’un nourrisson d’un jour ou d’une semaine, ou même d'un mois. Mais supposons que la situation ait été différente, qu’en résulterait-il ? La question n'est pas “peuvent-ils raisonner ?”, ni “peuvent-ils parler ?”, mais “peuvent-ils souffrir ? ”.[1] » S’appuyant alors sur la théorie de la « sentience » venue de Jeremy Bentham, le philosophe américain d’aujourd’hui milite pour un nouvel abolitionnisme : celui de la souffrance animale.
Car l’humanité tue l’animalité en série. Rien qu’aux Etats-Unis, l’on sacrifie « plus de 8 milliards d’animaux par an pour l’alimentation ». Ce qui amène Gary Francione à dénoncer notre « schizophrénie morale », entre notre amitié pour chiens et chats, chevaux, dauphins et baleines, et notre carnage à l’encontre des porcs, des poules et des bovins. De même, nous négligeons allègrement la souffrance infligée par ces loisirs que sont la pêche et la chasse. Ils sont nos jouets dans les cirques, les rodéos, les arènes, ils sont au mieux étourdis électriquement dans nos abattoirs modernes, au pire égorgés en mode brutal et halal, ils sont nos manteaux, nos chaussures, nos essais de laboratoire… Sensiblerie ? Réalisme ? « Les animaux ont un intérêt moralement significatif à ne pas souffrir », reconnait Francione ; il nous reste alors à devoir « justifier le caractère nécessaire de toute souffrance qui leur serait infligée ». Reconnaissons également que l’argument qui consiste à dire qu’il faut d’abord éradiquer guerres et souffrances humaines ne tient guère.
Les douleurs animales ont, dit-on, un sens si elles contribuent à alléger et effacer celles des hommes. Pourtant « il existe de considérables éléments empiriques remettant en question l’idée d’une nécessité de l’expérimentation animale pour la santé humaine et qui indiquent que, dans de nombreux cas, l’utilisation des animaux s’est révélé contre-productive ». Exemples à l’appui, notre essayiste montre que l’usage de cellules humaines est bien plus fiable.
Faut-il alors accorder aux primates et dauphins par exemple, sensément plus proches de l’intellect humain, des droits que vaches, rats de laboratoires et coléoptères n’auraient pas ? Ces derniers peuvent-ils encore être des « biens » détenus par l’homme ou des quantités destructibles pour cause d’absence de lecture anthropocentriste de leur personnalité ?
L’ouvrage de Gary Francione (paru en 1995), fort documenté, fort clair, est un réquisitoire qui fait froid dans le dos. Ce professeur de droit à l’Université Rutgers, aux Etats-Unis, né en 1954, se présente comme un abolitionniste de l’exploitation animale. Véganiste, il refuse l’utilisation de tout produit venu de ces derniers. Quel droit naturel peut justifier la propriété des animaux aux mains de l’homme ? se demande-t-il. Quelle dignité morale peut protéger celui qui se livre à des actes de cruauté gratuite, de maltraitance injustifiée ? Si le chat joue avec sa petite proie en lui infligeant une affreuse agonie, il le fait en cohérence avec sa nature féline, son instinct. Où réside la cohérence de l’agonie infligée avec la nature intellectuelle, raisonnable et sensible du meilleur de l’homme ? « Il est dès lors immoral de manger de la viande », conclut notre philosophe.
S’il faut à l’homme, à moins de devenir strictement végétarien, au risque de carences graves, assumer sa condition omnivore, voire carnassière, dans la perspective anthropologique du chasseur-cueilleur, à l’égal de nombreux autres animaux dont la nature impose qu’ils se nourrissent de leurs presque congénères, il n’est pas douteux qu’il doive moralement assurer un minimum d’humanité à cet autre qu’est l’animal lorsqu’il doit - s’il le doit - rejoindre nos assiettes et nos estomacs. Ne devrions-nous pas, ne serait-ce que pour des raisons diététiques, quoique le régime cétogène (viande, graines et fruits) soit anthropologiquement celui qui convienne le mieux à l’être humain, manger un peu moins de viande, et nous abstenir de consommer des jeunes animaux (veaux, agneaux et porcelets) de façon à les laisser jouir d’une bonne part de vie ? Sauf que ces derniers deviendraient une charge pour les agriculteurs et que l’irénisme animalier est une grande fiction, face à la prédation dévoratrice du monde animal. Il est cependant impératif de compter avec une amélioration nécessaire des conditions de détention des animaux d’élevage, plus exactement de bien être, ce qui n’est peut-être pas contradictoire avec une économie de la qualité. Restons cependant bien conscients que cette façon de voir les choses relève d’une préoccupation afférente au bien-être animal (welfarism) et non de la thèse abolitionniste de Gary Francione, qui n’est pas sans prétendre trouver son précédent dans l’abolition américaine de l’esclavage.
Au-delà de la tradition naturaliste de Buffon et de Linné, Karen Shanor & Jagmeet Kanwall volent au secours de la sensibilité des animaux. Car « n’y a-t-il pas aussi des signes d’affection même chez les serpents, le genre le plus malveillant[2] », disait dès l'Antiquité Pline l’Ancien. De ce même argument, Gary Francione, désireux de fonder un nouveau droit fondamental, fait la prémisse de son projet d’amitié totale avec les boules de poils, de plumes, de carapace et d’écailles… Sagesse ou irénisme excessif ? La prochaine fois que nous porterons à notre bouche le fondant d’un magret de canard aux airelles, ne faudrait-il pas avoir aux lèvres au moins une pensée venue de nos brillants auteurs dévoués à la cause animale ?
Thierry Guinhut
La partie sur Les Souris gloussent a été publiée dans Le Matricule des anges, avril 2015
Pensées animales<br />
Respecter le monde dans son intégralité ou le soumettre à nos exigences ? Que savons nous de l'animal que nous ne projetons sur lui ? S'émerveiller qu'il puisse communiquer, souffrir, ... mais en doutions nous vraiment ? Que nous soyons effrayés par notre capacité de destruction et que nous devions légiférer pour nous en prémunir, garde-fou ou hypocrisie morale ?<br />
Dans le "plus de" inassouvi, frustration sans cesse réactivée par notre choix de société, la solution est simple et à la portée de tous, refuser de s'y conformer.
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.