Grand'Rue, Poitiers, Vienne. Photo : T. Guinhut.
Les Métamorphoses de Vivant,
roman.
Synopsis, sommaire et prologue.
Bonae Artis Cultorem Habeas
Soudain, Vivant d’Iseye, écrivain cloîtré dans son modeste incognito, se voit propulsé dans l’excitation des médias. Comment cet homme secret va-t-il affronter son rendez-vous inespéré avec la fascinante Arielle Hawks ? A quelle sauce, bouillon de poule ou piment, la prêtresse des télénoctambules va-t-elle le servir à ses showsectateurs affamés de situations médiatiques extrêmes ?
A travers une nouvelle série d’entretiens, à mi-chemin de la télé-ordure et du dialogue philosophique, des spots de communication de masse et des performances de l’art-punch, Vivant se verra infliger sept métamorphoses traumatiques et initiatiques. S’agit-il seulement d’un prélude à sa propre mise sur le grill par la douce et perverse Arielle ? A moins que les figures de son imaginaire soient stripteasées par la caméra scalpel de la célèbre vivisectrice des folies et des mœurs contemporaines…
Fantastique et critique sociale, satire et provocation s’unissent pour animer un récit à plusieurs voix où chaque métamorphose, chaque « massacrentretien », nous expose aux démons de nos sociétés. Une vivacité parfois démente électrise les déclarations de la Princesse de Monthluc-Parme, de l’écoterroriste Greenbomber, du délinquant Franck-Abdel Bloqué, du protofasciste Francastel, de Lou-Hyde Motion, de Clarissa Virago, jusqu’à l’ultime et éclairante métamorphose…
I Synopsis, sommaire et prologue : La Grande Galerie de l'Evolution
II Rendez-vous au Royal Monceau
III Pré-entretien avec Arielle Hawks, prêtresse des médias
IV Première métamorphose : Vivant en Princesse de Monthluc-Parme
V Seconde métamorphose : Vivant en Greenbomber, écoterroriste
VI Troisième métamorphose : Vivant en Frank-Abdel Medinaceli, racaille.
VII Quatrième métamorphose : Vivant en Francastel, frontnationaliste
VIII Cinquième métamorphose : Vivant en Lou-Hyde Motion, Jésus-Bouddha-Star
IX Sixième métamorphose : Vivant en Démona Virago, cruella du postféminisme
X Le réveil
XI Entretien Vivant Arielle Hawks.
Thierry Guinhut
Une vie d'écriture et de photographie
Sestiere Cannaregio, Venezia. Photo : T. Guinhut.
Les Métamorphoses de Vivant.
Roman
I
La Grande Galerie de l’Evolution.
C’est en montant l’escalier du Jardin des Plantes que je butai sur une métamorphose insolite. En lourds champignons concentriques - vert-moutarde à l’estragon dans la nuit - la mousse vomissait sur les marches. Je ne pouvais espérer quitter ces lieux où la chute du jour avait surpris mes rêveries sentimentales et mes cauchemars géologiques sans piétiner une aussi précieuse, effroyable et vivante matière. Etait-ce l’effet d’un thé vert prétendument anti-cancérigène et particulièrement corsé, de la vision monstrueuse du cuir gris des rhinocéros, des muqueuses immenses, gluantes et roses, d’un hippopotame toute gueule ouverte ? Je me sentais patraque, déconnecté. Quatre heures du souffle du Train Grande Vitesse sur l’oreille interne, ce rendez-vous proprement inespéré, impossible, déphasé, délirant, à tout prendre effrayant, avec une journaliste furieusement à la mode… Je devais, avec cette créature surhumaine, souper à l’hôtel Royal Monceau et j’étais en retard. Victime du syndrome de l’imposteur, le fragile écrivain que je suis à mon corps défendant allait-il subir les foudres de la grande Arielle Hawks…
Pourquoi m’étais-je attardé dans la Grande Galerie de l’Evolution ? Comme sur la touche tachée de sang d’un clavier d’ordinateur… Pour poser mon squelette peu charnu à côté de ceux du règne animal ? Entre l’ibis blanc et l’éléphant gris, le rorqual bleu et le cachalot géant, j’étais l’animal néant, le sommet humain du scepticisme. Être à peine plus être que le rat, l’iguane et le bouc… Me menacer d’extinction sous les os aux tiges de fer des êtres paléontologiques, dont l’homme écorché dominait la file des ossements pourtant bien plus immenses que lui : parmi trois-cent-seize squelette complets, diplodocus interminable et allosaure aux pattes dangereusement griffues… Et ce thé vert hallucinatoire que j’avais voulu boire à pleines amphores pour me garder l’esprit au vif et l’uriner à deux reprises dans les buissons déjà noirs… J’étais resté comme un niais à méditer de la minuscule supériorité de l’espèce humaine, du tremblement devant une femme inaperçue, laissant passer l’heure raisonnable de quitter cette confortable terrasse dominant le jardin, me prenant pour la copie en mousse d’un laid Balzac en forme de sac non loin d’un autre jardin parisien… Parfait acte manqué. Sans compter mes égarements voluptueux et romantiques parmi les courbes des allées, les creux des bosquets. En fait, je le reconnais, la réputation et l’image d’Arielle Hawks, journaliste vedette, lolitesque et carnassière, me donnait la chair de poule. Bref, je finis par me retrouver enfermé dans le Jardin des Plantes avec l’écrasement du jour sur la terre urbaine. Aux plus hautes grilles, j’agrippai mes mains inutiles. Après avoir couru, haletant l’air comme un chien par la langue, je finis par trouver une grille qui me parut moins acérée, moins élevée. Avec les contorsions grotesques du grimpeur inexpert, je parvins à franchir, sans dommage pour mes génitoires crispés, l’obstacle hérissé. Non sans laisser le misérable trophée de la poche droite de ma veste accroché aux pointes de métal vert. Je tombai rue Cuvier.
L’heure de mon prestigieux rendez-vous - vingt heures - s’affichait à ma montre-gousset, et j’étais rue Cuvier ! Je me souvins soudain que c’était jour de grève des taxis. L’un d’eux s’était fait agresser l’avant-veille par un groupe de crânes roses armés de dogues. Ils réclamaient la liberté du port d’armes. Et j’allais devoir prendre le métro, faute de connaître la complexité du réseau de bus, d’ailleurs paralysé par les barrages filtrants de ces mêmes taxis encolérés.
Je ferai grâce au lecteur du parcours somnambulique que je dus m’imposer. La rue Geoffroy Saint-Hilaire, où, une fois de plus, me narguèrent du haut de leur resserre vitrée, bizarrement encore éclairée, les files torses et épineuses de vertèbres des hauts dinosaures disparus… La descente dans l’enfer puant des escaliers et couloirs métropolitains… L’épreuve de la promiscuité collante, tropicale, étouffante, transpiration et bousculade, orteils écrasés, trépidation et panne fugitive d’électricité, arrêt noir de quelques dizaines de secondes dans les wagons matelassés d’humains plus ou moins usagés. Moi, Vivant d’Iseye, si éloigné de la foule, secret jusqu’à l’auto-séquestration bucolique… J’aurais voulu pouvoir courir au travers des marches pour dépasser l’exaspérante lenteur des escaliers roulants. Mais, outre que mes performances sportives n’ont jamais rien eu d’olympique, sinon pour le dégingandé blafard, toutes les issues étaient marrons de monde, pardessus, blousons, vestes, imperméables et chaussures me coinçant le pied gauche. Comment tant de gens peuvent-ils ne pas être des individualités pour nous ? C’est le flux lourd de l’humain et malodorant troupeau qui me poussa soudain vers la gifle soudaine de l’air libre. Glacial.
Pourtant, la nuit d’hiver pinçait moins que ma fatigue, que mon stress, ma crainte de paraître ridicule, grossier, plouc précieux, et moins que rien devant « l’Hawks » ; Arielle Hawks, jeune prêtresse des médias nocturnes. Par quel caprice voulait-elle une interview de ma personne ? Alors qu’il lui aurait suffi de filmer les pages silencieuses de mes livres. Elle avait faux sur toute la ligne avec moi. À moins qu’elle veuille me faire concourir pour le titre de l’auteur le moins vivant, le moins télégénique, avec ma tête de céleri-branche, mon visage aux traits effacés par la pudeur…
Qu’est-ce que j’avais fait de mes gants de peau ? La sueur qui m’avait imbibé alors que je ne pouvais penser à retirer mon manteau dans le bestial coude à coude, parut me saisir d’une nouvelle glaciation quaternaire, des omoplates au coccyx. Il me sembla que lorsque j’allais paraître en veston à la poche pendante devant l’égérie des télénoctambules, devant la dompteuse des situations extrêmes, j’allais dégager un parfum entêtant d’aisselles avariées. Alors que j’aurais voulu lui apparaître vêtu d’un pur et anonyme smoking au-dessus de la plus immatérielle chair. Sur une telle viande en voie de putréfaction, l’Hawks allait sûrement se jeter bec et ongles, actionnant les serres cruelles de son ironie, digérant rapidement mon peu de créature pour assurer la perfection post-adolescente de ses traits à l’angélisme calculé.
Vingt et une heures. Cela signifiait pour le moins une heure de retard. Peut-être serait-elle déjà partie, définitivement furieuse, vers des sujets autrement plus passionnants que moi. Après tout, tant mieux. N’était-ce pas ce que j’avais secrètement voulu ? Venir et la rater à mon corps défendant. Me et lui prouver mon peu de valeur. Moi, Vivant d’Iseye, si peu de choses, la discrétion, la sensibilité classique en personne, en quoi allait-elle me changer ? Je dus demander le célèbre hôtel à un passant qui leva une main lasse vers les lumières du bâtiment qui me clouait la vue. Décidemment j’allais être obligé d’entrer. J’imaginai la belle Arielle, créature ectoplasmique bombée par l’écran, inspectant les dix reflets de son vernis à ongle et leur trouvant à cause de moi une écaille à la fine extrémité de l’annulaire. Horreur ! Voilà bien le motif de se venger sans faillir d’un auteur qui avait rêvé les sentiments démodés de l’amour dans son dernier livre, de peu d’épaisseur.
M. Boitard : Le Jardin des plantes, Dubochet, 1845.
Photo : T. Guinhut.
II
Rendez-vous au Royal Monceau.
Contre toute espérance, l’homme en livrée qui présidait à l’entrée du Royal Monceau ne me plaqua pas sur le trottoir, malgré la dégaine lamentable de ma poche de veste dépassant du manteau, comme il l’aurait fait d’un de ces fades délinquants clochardesques qui tentent régulièrement d’ébrécher le monde des hommes et des femmes que le luxe avait abonné au bonheur. Dans la porte à tambour, je crus un instant ne pouvoir échapper au grotesque tournis continu des Charlie Chaplin et autres Marx Brothers. Débouchant dans le hall, je ne pus m’empêcher de sourire du prix que je tenais ainsi à remporter pendant mon concours de complexes. De toutes façons ce rendez-vous avec Arielle Hawks était sans importance ni conséquence sur mon réel travail, même si bien des demi-stars de la mode, du rock et de l’argent - ne parlons pas de l’écriture - me l’enviaient comme elles respiraient.
Je ne sus d’abord où me diriger. Puis je pris un pas de cow-boy de banlieue à raser les murs pour entrer à droite dans un grand salon qu’un tunnel d’exotique verdure encadrait. Mon manteau recommença à me donner chaud. Je me sentais des hanches étroites de chimpanzé en traversant les tablées, fauteuils et canapés ouverts comme autant de cabinets particuliers. Où était-elle, celle dont on ne pouvait manquer de reconnaître enfin la silhouette, le visage ? Bien des femmes que mon imaginaire et ma petitesse auraient parées de toutes les grâces qu’elles avaient déjà, ne me renvoyèrent que le dédain de leur paupière, l’absence de leur regard pour lequel j’étais plus transparent qu’un hippopotame dans son glauque marais à nénuphars géants. Je suppose que, si le cœur de l’hippopotame en question eût battu comme le mien en cherchant Arielle Hawks, une marée du siècle aussi spasmodique que les plus terribles tsunamis eût ravagé les régions avoisinantes du marais et de l’hôtel. Il fallut bien me rendre à l’évidence du vide. Arielle Hawks, qui m’avait brièvement décrit ce salon sur un élégant bristol, n’était pas, ou n’était plus là. Un froid frisson me sabota la colonne vertébrale malgré mon tropical manteau. Stupide animal ! Une chance pareille ne se reproduirait pas.
Penaud, agacé contre moi-même, j’allais quitter le champ des hostilités, lorsque je me ravisai. Je fonçai sur la réception. Au moins consommer ma défaite. Plus inexistant que la bassesse de mon humilité, tu désolidarises tes atomes aux yeux du goitre d’iguane de l’homme de la réception. Aussitôt que j’eus prononcé le sésame de mon nom, et plus exactement de celle par qui, pour qui et en qui j’existais ici, il appela un jeune chasseur.
- William, veuillez décharger Monsieur Vivant d’Iseye du poids de son manteau et de sa sacoche.
Apparemment satisfait de mon plus d’aisance empruntée, il reprit, d’une voix de boa constrictor au moment de l’affut, penchant sa professionnelle discrétion vers l’orifice pleutrement complice de mon ouïe impatiente :
- Mademoiselle Hawks a fait téléphoner de Londres où elle recueille les entretiens de Lady Golem et de son basketteur noir de fiancé, vous savez, le fameux Margar Jordansonn, avant qu’ils ne quittent le monde accessible aux médias pour leur suite privée… Bref, je ne vous ferai, Monsieur d’Iseye, pas languir plus avant… Elle n’est donc pas dans nos murs. Quoique la vidéothèque de l’hôtel conserve, si vous souhaitez les consulter, toutes les copies de ses célèbres entretiens nocturnes. Elle m’a prié de l’excuser auprès de vous. Mais rassurez-vous, Monsieur d’Iseye, nous ferons tout notre possible pour rendre votre attente agréable. Il n’y a pas de fantôme de l’hôtel. Sauf la délicate empreinte toujours ici présente de Mademoiselle Hawks qui espère que vous aurez la patience de lui pardonner deux heures de retard. Elle sera parmi nous à vingt-trois heures. Vous n’avez pas à vous soucier d’un retard qui n’en est plus un et qu’ici personne n’ébruitera. Vous aurez la joie d’entendre la vraie voix vous parler à vous et à nul autre dans une heure trois quarts. William, donnez une veste convenable à Monsieur d’Iseye et conduisez le à sa chambre-suite. Il désirera indubitablement se rafraîchir et croquer un délicat en-cas. La cuisine péruvo-japonaise du Matsuhisa Paris signée Nobu lui conviendra, la générosité italienne du restaurant étoilé Il Carpaccio le ravira. Puis vous lui montrerez notre Librairie des Arts, notre Galerie d’Art contemporain. Et enfin le petit boudoir vert.
En effet, après de nécessaires et rapides ablutions, j’avais faim. Le dénommé Wiliam me conduisit dans le restaurant aux lustres surabondants, aux nappes démesurées d’une intimidante blancheur, me livrant aux bons soins d’un homme un rien gourmé qu’il me présenta comme le maître d’hôtel Savarin.
- Une table centrale et fleurie pour Monsieur d’Iseye ? À moins qu’il préfère la position d’observateur, en cette encoignure aux trois fenêtres, où la lumière sera son auréole.
Je préférai ; sans barguigner. Certainement l’on me verrait à peine, en contrejour, alors que je bénéficiais d’une vue générale sur de discrets convives dont l’identité ne me serait pas révélée, et suffisamment éloignés de mes maladresses probables.
- Monsieur a-t-il choisi ?
- Je prendrais volontiers la salade d’avocats.
- Oui, un accord de verts délicat. Avec pissenlit dents de lion, tendre mâche, quartiers de lune de mandarine confite, perles d’œufs de cailles, huile d’olives de Jaen et balsamique d’Orient.
- Voilà qui semble parfait, trop parfait pour moi...
- Avec l’accord parfait d’un verre de Puligny-Montrachet ?
- Qu’est-ce ?
- Mais Monsieur, c’est un Bourgogne blanc ! Le plus grand vin blanc du monde… Sans compter le Château d’Yquem, qui, Bordelais, est, lui, sucré.
- Ainsi soit-il. Je me contenterai ensuite d’un dessert.
- Saurais-je vous suggérer le millefeuille au sang de fruits rouges ? C’est la gourmandise préférée de Mademoiselle Hawks. Elle m’a expressément demandé de vous le conseiller.
- Si telle est la volonté de Mademoiselle Hawks… Merci.
Ce fut délicieux. Sans omettre un pain aux noix qui sut me ravir. Ainsi je retrouvai mon équilibre. Presqu’une confiance, certes infiniment irraisonnée, à l’égard de ma prédatrice des médias.
(...)
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Thierry Guinhut
Une vie d'écriture et de photographie
Hotel-Monasterio, Boltaña, Huesca, Aragon. Photo : T. Guinhut.