Catedral de Sigüenza, Guadalajara, Castilla la Mancha.
Photo : T. Guinhut.
Salman Rushdie : de Joseph Anton au Couteau,
en passant par La Cité de la victoire :
plaidoyers pour les libertés entravées
& les utopies politiques.
Salman Rushdie : Joseph Anton, une autobiographie,
traduit de l’anglais par Gérard Meudal, Plon, 2012, 736 p, 24 €.
Salman Rushdie : Le Couteau, traduit de l’anglais par Gérard Meudal,
Gallimard, 2024, 272 p, 23 €.
Salman Rushdie : Essais 1981-2002,
traduit de l’anglais par Aline Chatelin et Philippe Delamare, Folio, 2024, 1088 p, 14,30 €.
Salman Rushdie : La Cité de la victoire, traduit de l’anglais par Gérard Meudal,
Actes Sud, 2023, 336 p, 23 €.
En 1644, le poète anglais Milton plaida « la liberté d’imprimer sans autorisation ni censure » dans son Areopagitica[1]; en 1632, Galilée dut abjurer son héliocentrisme devant l’inquisition du Saint-Office ; en 1766, Voltaire défendit la mémoire du chevalier de la Barre qui, pour n’avoir pas ôté son chapeau devant une procession et autres incivilités, fut torturé, décapité et brûlé avec le Dictionnaire philosophique[2]. Depuis, en terres d’Occident et des Lumières, nous croyions être débarrassés de ces entraves à la liberté d’expression. Douce illusion, quand en 1989, le fanatisme que Voltaire appelait « l’Infâme », jeta sa griffe fétide, venue d’Islam, sur un livre et son auteur, sous le coup d’une iranienne fatwa, menacé d’être à chaque instant, traqué, assassiné. Etait-il possible à Salman Rushdie de s’en libérer en écrivant Joseph Anton. Une autobiographie ? Trente-trois ans plus tard, en 2022, un Musulman zélé parvenait à le frapper quinze fois, sectionnant les tendons d’une main, l’éborgnant. Miraculeusement, non seulement il survit, mais il écrit Le Couteau, répondant à la virulence par l’art. Cet art du roman et du mythe animant en outre les pages heurtées de La Cité de la victoire, utopie politique s’il en est.
En 1989, soudain menacé par la fatwa de l’ayatollah Khomeyni, l’écrivain Salman Rushdie est protégé par une branche spécialisée de la police britannique (dont il louera les qualités professionnelles et humaines), alors qu’aucun membre du gouvernement ne le reçoit ni ne le visite, que certains écrivains (John Le Carré, John Berger) lui reprochent de l’avoir bien cherché, que des Anglais s’émeuvent du coût de cette protection. Pire encore, des Musulmans anglais relaient publiquement l’appel au meurtre de l’auteur des Versets sataniques, de l’écrivain apostat et blasphémateur. Depuis quand ceux qu’accueille une démocratie libérale tolérante (trop tolérante ?) peuvent-il se permettre de trahir les principes d’humanité, de respect d’autrui qui sont les nôtres, sans parler de pardon…
Ainsi, se sentir offensé pour un croyant en une religion, a fortiori aussi brutale et rétrograde qu’un Islam obscurantiste, est devenu une sorte de sport, une soupape de colère. Alors que cette absurdité est absolument attentatoire à la liberté d’expression. Un livre nous déplait : il suffit de ne pas l’acheter. Une pensée heurte les préjugés, les dogmes et la crispation des lecteurs d’un livre prétendu saint, et la haine fuse comme d’un lance-flamme. « Depuis quand les histoires fantaisistes des superstitieux étaient-elles hors d’atteinte de la critique, de la satire ? », s’indigne Rushdie, pointant une seconde ignominie : « Un nouveau mot avait été inventé pour permettre aux aveugles de rester aveugles : l’islamophobie. » Voilà comment il plaide sa cause, celle de l’art et de la liberté dans son Joseph Anton. Une autobiographie.
Seules lueurs dans la solitude de ses villas prisons et parmi « l’ornithologie de la terreur », entre le rejet de sa femme et l’intransigeance des haineux professionnels que sont les fatwa-dépendants, son fils Zafar, pour qui il écrit un conte fabuleux, Haroun et la mer des histoires, les encouragements d’amis écrivains (Martin Amis, Nadine Gordimer, Mario Vargas Llosa, Thomas Pynchon), le devoir enfin de fatiguer sa machine à écrire, puis son ordinateur, pour des essais, de nouveaux romans, raisons d’être et de vivre libre… Malgré l’assassinat de son traducteur japonais, il n’a pas cédé à la peur, seulement à la tentation « d’être aimé », en imaginant pouvoir être excusé par les croyants en la violence. De même, il céda un moment à la même faiblesse envers son épouse Marianne qui se détachait de lui. Heureusement, à l’occasion de la parution de l’édition de poche de Patries imaginaires, l’intégrité est redevenue sienne : face à « la persécution religieuse (…) la liberté de parole est la vie même », ajoutant : « Il était incroyant et fier de l’être ». Les Versets sataniques sont bien un livre libre, il n’y a pas à le regretter, même si, « Cassandre de son époque », il n’est probablement que le prélude d’une longue série d’occasions tyranniques pour l’Islam d’opprimer la dhimmitude de l’Occident : « une ère dans laquelle des éditeurs occidentaux parlaient ouvertement de ne publier aucun texte qui pourrait paraître crique envers l’Islam ».
Quoique la presque infinité de ses détracteurs vengeurs ne l’aie pas lu, l’on peut penser qu’un passage incriminé des Versets sataniques soit le suivant : « La condition humaine, mais quelle est la condition des anges ? À mi-chemin entre Allahbonne et homo sapiens, ont-ils jamais douté ? Oui : défiant la volonté de Dieu un jour ils se sont caché sous le trône, osant poser des questions interdites : des antiquestions. Est-ce juste. Ne pourrait-on pas en discuter. La liberté, la vieille antiquête[3] ».
Le titre lui-même est suffisamment explicite, faisant allusion aux versets 19 à 23 de la sourate 53 – « L’étoile » – du Coran, dans lesquels Satan aurait fait prononcer à Mahomet des paroles empreintes de conciliation avec les idées polythéistes. L'expression inventée par l’orientaliste William Muir vers 1850 reste cependant inusitée dans la tradition arabo-musulmane. « Versets sataniques » apparaitrait en effet comme un insupportable oxymore.
Baptisée « Inferno » en cours d’écriture, cette autobiographie intitulée Joseph Anton, menée jusqu’au trop fameux 11 septembre américain, était deux fois nécessaire : pour son auteur, en une sorte de catharsis qui le libèrerait du poids de l’angoisse, au moyen de cette distanciation qu’est le choix de la troisième personne pour se raconter, se disculper ; et pour ses lecteurs de bonne volonté. Quant à ceux qui seraient de mauvaise volonté, il leur est réservé une leçon de courage et de juste insoumission, si l’on se souvient qu’Islam signifie soumission. C’est également un hommage continu à l’amitié, à tous ceux qui lui ont prêté leur maison, qui ont continué à éditer ses livres, qui l’ont invité à des rencontres publiques. Mais aussi à Margaret Thatcher ou Bill Clinton qui ont fini par le soutenir, ou encore à l’enthousiasme de Bono, le chanteur de U2. Sans compter l’amour profond d’Elizabeth, quoique éphémère, ou celui magique, quoique cyclothymique, de la belle Padma qui défraya la presse, instillant pour le lecteur le soupçon terrible de la vanité des mariages : « il se demanda si lui aussi allait être toute sa vie poursuivi par les Furies, les trois Furies du fanatisme islamiste, des critiques de la presse et de la colère d’une femme abandonnée, ou bien si, à l’instar d’Oreste, il allait réussir à briser la malédiction qui pesait sur lui, à être acquitté par une sorte de version moderne de la justice athénienne, et à être autorisé à vivre en paix. »
Certes, il ne faut guère attendre en ce récit un festival d’inventions rhétoriques, comme « privé des richesses du langage », alors que « la beauté ouvre des portes à l’intérieur de l’esprit ». Au contraire de ses romans empreints des feux d’artifice du réalisme magique et des saveurs épicées du conte oriental, la neutralité de la confession et du témoignage, hors l’indignation, reste de mise. Si l’on excepte un sentiment diffus de longueurs et de répétitions, le mélange des genres, entre thriller et chronique familiale, fonctionne comme une fresque où la vastitude de la perspective politique et morale côtoie l’accumulation des détails quotidiens. Pourtant, quelques pages flamboyantes sur la création littéraire jaillissent aux côtés de ce camion et de sa « cargaison de fumier » qui faillirent le tuer : « Tomber dans la page, guettant l’extase qui se produisait trop rarement. (…) Il se laissa tomber avec délice vers ce lieu profond où les livres non écrits attendent d’être découverts ». Ou : « Nous sommes citoyens de nombreux pays : la région finie et délimité de la réalité observable et de la vie quotidienne, les Etats-Unis de l’esprit, les nations célestes et infernales du désir et la république libre de la langue ». Ou encore : « La littérature s’efforçait d’ouvrir l’univers, d’augmenter, ne serait-ce que légèrement, la somme de ce que les êtres humains étaient capables de percevoir, de comprendre, et donc, en définitive, d’être. »
Photo : T. Guinhut.
L’écrivain poursuivi et balloté de cache en cache aurait pu être Grégoire K, pour reprendre les personnages de La Métamorphose et du Procès de Kafka ; il fut Joseph Anton par nécessité d’anonymat, quoique y cachant deux de ses auteurs préférés : Conrad et Tchékhov. Il reste l’héritier d’ « Ibn Rushd, l’Averroès de l’Occident (…) le commentateur et traducteur très fameux des œuvres d’Aristote (…) au premier plan de l’interprétation rationaliste de l’Islam contre la tradition littérale. » D’où le père de Salman tira son nom. Ce qui est d’ailleurs une erreur tant Averroès prône la possibilité de la compréhension de Dieu par la raison, mais en rien un rationalisme des Lumières, ni a fortiori la liberté de pensée et d’apostasie…
Aujourd’hui, toujours sous le coup de la fatwa nantie de millions de dollars supplémentaires à l’intention de l’éventuel meurtrier, il est notre nouveau Voltaire, dont le chemin de croix sans pardon emprunte un orbe planétaire.
De ce pitoyable feuilleton de la bassesse de l’humanité, de ce roman d’aventures secrètes et diplomatiques nourri de suspense que fut la vie traquée de Salman Rushdie, de cette renaissance et reprise en main de soi par le combat des idées, l’écriture romanesque et autobiographique, nous retiendrons la vigueur nécessaire du réquisitoire contre le totalitarisme fondamentaliste, et le plaidoyer en faveur de la dignité humaine. La liberté d’écrire, de publier, d’inventer, de parodier, de blasphémer[4] (si tant est que ce mot ait un sens), de penser enfin, n’est pas un instant négociable. Pourtant l’Etat français lui-même, en la personne de Jacques Chirac, alors maire de Paris, n’a-t-il pas franchi les bornes de l’abjection en affirmant en 1989 qu’il n’avait « aucune estime pour lui ni pour les gens qui utilisent le blasphème pour se faire de l’argent » !
La mémoire têtue de l’islam arme en 2022 la main d’un assassin, alors qu’au nord de New-York, à Chautauqua, il vient, ironie du sort, disserter dans un amphithéâtre de la « sécurité des écrivains » et de leurs « villes refuges ». Mais au grand dam du jeune fanatique abruti – qu’il appelle « A. » comme Assassin – il peut, après coups, rédiger, à la lisière de l’essai et, encore une fois, de l’autobiographie, Le Couteau, qui se déplie, comme les deux volets d’un diptyque : « L’ange de la mort », puis « L’ange de la vie ». Respectivement l’attentat et les séjours à l’hôpital, en rééducation, puis le retour à la maison.
Brusquement, vêtu de noir, « un fantôme meurtrier surgi du passé » assaille l’écrivain. Le couteau contre la plume. Si notre romancier fut à plusieurs reprises la proie de cauchemars, attaqué par un gladiateur dans un amphithéâtre romain, voici le cauchemar incarné : « À Chautauqua, j’ai connu à la fois le pire et le meilleur de la nature humaine ». Il n’est que le reflet, le point nodal d’une crise de nos sociétés : « la liberté est attaquée de toutes parts autant par la gauche bienpensante que par les conservateurs épris de censure », allusion à la Cancel culture des wokistes[5] et à l’offensive de l’islam, sans exclusive.
Lors de son douloureux séjour à l’hôpital d’Hamot, mutilé, recousu, les opiacés lui procurent des visions : « Je m’étais habitué à ces palais d’alphabet et à ces lettres d’or flottant dans l’air ». Ensuite la rééducation courageuse, physique et spirituelle, permet enfin de repenser à son parcours romanesque, depuis Les Enfants de Minuit[6].
Un dialogue imaginaire s’instaure entre la victime et A. Comme attendu, le jeunot, qui prétend trouver la liberté dans la soumission, est inculte et buté, pétri de ressentiment, usant d’ « âneries dogmatiques en noir et blanc ». Ce face à la richesse argumentaire de l’écrivain rigoureusement athée. Mais au final l’emporte un livre émouvant, pétri autant d’humanité que d’éthique politique, au moyen de son « désir de protéger les libertés – celle de Thomas Paine, des Lumières, de John Stuart Mill ».
Même si l’on se doit de regretter quelque abjection, à l’occasion d’une reductio ad hitlerum, lorsqu’il met dans le même sac « Donald Trump, Boris Johnson, Adolf Eichmann ». Ou parlant du premier, cette contre-vérité : « S’il est réélu, ce pays pourrait bien devenir impossible à vivre ». Comme quoi la clairvoyance politique n’est pas toujours notre fort…
De plus, ne commet-il pas une grave erreur d’appréciation, en prétendant à « la transformation de l’islam en arme un peu partout dans le monde » ? En prétendant que « le totalitarisme religieux a provoqué une mutation mortelle au cœur de l’islam » ? Nous avons assez lu le Coran et étudié l’histoire de l’islam pour constater que ce dernier est ab ovo[7] une arme de génocide, d’esclavage et de soumission[8].
Enfin, malgré la mort frôlée – comme celle entre temps accomplie d’amis écrivains, dont Martin Amis[9] – il prend la décision d’écrire ce que nous lisons : « J’allais répondre à la violence par l’art », quand ce dernier, toujours, « défie l’orthodoxie ». Hélas, « un poème ne peut arrêter une balle », conclue-t-il, non sans amertume.
Certes, « l’ange de la vie » peut être l’énergie vitale, et tous ceux, public, médecins, qui l’ont sauvé. Mais n’est-ce pas également Rachel Eliza Griffiths, rencontrée peu d’années plus tôt, alors qu’il heurtait une porte de verre, qu’elle lui porta secours, avec laquelle il s’unit d’amour, lui rendant en ces pages hommage ? Car lors de cette reconstruction après le couteau, elle « passa en mode super-héros ». Il l’appelle Eliza, en une romance réciproque étonnante qui fait rêver. Sans omettre qu’elle est une auteure de talent dont la détermination contribua fort à la résurrection de son écrivain d’époux. Les livres de Rachel Eliza Griffiths sont celle d’une romancière, avec Promise[10], d’une poétesse, avec l’élégiaque Seeing the Body[11], illustré par ses propres photographies, tant elle est « photographe et vidéaste accomplie ». Et si nous ne pouvons pas encore lire ses livres en traduction française, nous ne pouvons qu’éprouver une profonde admiration et curiosité pour elle, pour son actif dévouement à l’égard de celui qui, grâce au génie profondément humain de sa Muse, écrit ce qui est également un livre d’amour. Ainsi se présente-t-elle :
« Je suis une hors-la-loi
Une femme dansant dans l’ombre.
Qui vit trop vite pour être blessée.
Comment nommer ceux qui reçoivent la beauté. »
En conséquence, notre prosateur en tire une judicieuse éthique littéraire en forme d’énigme : « Le voyage qui permet de franchir la frontière entre Poesiland et Proseville semble souvent passer par le Mémoiristan. »
Prolifique, Salman Rushdie aligne plus de mille pages d’article de presse, publiés au Royaume-Uni et aux Etats-Unis, puis chez nous sous les titres de Patries imaginaires et de Franchissez la ligne. Ce sont des critiques littéraires consacrées à des collègues d’élection, en un large spectre, qui va de l’Inde à l’Amérique en passant par l’Europe, d’Ania Desai ou V.S. Naipaul, à Umberto Eco, Mario Vargas Llosa ou Gunther Grass… Mais aussi des textes de politique internationale sur le Kosovo ou le Pakistan. L’on peut lire des témoignages plus personnels et métalittéraires sur la conception des Versets sataniques, ou sur l’angoisse de la fatwa.
Celui qui est né à Bombay en 1947 s’inquiète également du nationalisme hindou, lorsque « le militantisme religieux menace les fondements de l’Etat laïque ». Et si la globalisation américaine, et sa conception de la pax americana ne sont pas la panacée absolue, il craint contre elle à juste titre « une alliance improbable qui rassemble tout le monde, des libéraux culturo-relativistes aux intégristes inconditionnels ».
Quittons la terre obligée par les circonstances de l’autobiographie et de la presse pour nous élever vers ce qui originellement et finalement la raison d’être de l’auteur d’un nouveau Quichotte[12]: la fiction. Conjointement au réalisme scrupuleux du Couteau, voici de nouveau l’art en « rêve éveillé », le « réalisme magique », tels qu’il définit son écriture parmi les pages du Couteau. Voici La Cité de la victoire, qui présente une université mystérieuse et énigmatique, lorsque la déesse emprunte la bouche d’une petite orpheline, Pampa Kampana, qui vivra deux cent quarante-sept années. Dans cet immense conte flamboyant, elle est à l’origine de la ville de Bisnaga, soit la « cité de la victoire » du titre, brillante civilisation où les femmes sont les égales des hommes. Elle pense moins à sa gloire qu’au confort des habitants, faisant par exemple construire, un barrage, un aqueduc : « L’eau crée plus facilement l’amour que la victoire ». Cependant le destin d’une telle cité n’échappe pas aux fluctuations des empires, aux guerres perdues, à l’hubris du pouvoir. Ainsi « Naissance », « Exil », « Gloire » et « Chute », selon les parties du quadriptyque, ponctuent les âges de la vie et du monde : sic transit gloria mundi.
Bien des romanciers ont présenté leur création comme un manuscrit qu’ils auraient découvert. Salman Rushdie prétend offrir la traduction d’une antique épopée. Un « poème narratif », aussi long que le Ramayana et conclu à la fin de sa vie par la poétesse aveugle, comme Homère, et comme Salman Rushdie faillit le devenir. Certes, réfugiée dans le mythe, comme le Mahabharata, cette création littéraire peut paraître hors d’âge ; mais intemporelle, elle parle à notre temps, enchante notre mémoire, nos lendemains, nos destinées, tout en délivrant une juste morale : « La voix dans sa tête lui disait d’oublier la guerre et l’intolérance ». En ce sens il s’agit d’une heureuse, quoique provisoire, utopie : « Une vision qui n’était plus opposée à l’art ou aux femmes, qui n’était pas hostile à la diversité sexuelle mais qui englobait la poésie, la liberté, les femmes et la joie, et ne retenait du manifeste originel que la Première Protestation contre l’implication de la sphère religieuse dans les affaires du gouvernement »…
Les derniers vers de ce roman haut en couleurs et bourré de péripéties dramatiques ne sont-ils pas bellement programmatiques, quoiqu’élégiaques ? Lorsque le personnage central, conseillère du roi et gouvernante éclairée, la poétesse Pampa Kampana elle-même, célèbre le pouvoir du langage capable de survivre aux empires : « Les seuls vainqueurs, ce sont les mots. / Seule subsiste la cité des mots ».
Il n’en reste pas moins qu’en tant que civilisation occidentale issue de la source grecque[13], du christianisme et des Lumières, qu’en tant que démocraties libérales (même amochées) nous sommes tous des Salman Rushdie in nucleo, nous sommes tous sous le couteau de Damoclès : celui d’une fatwa universelle – ce dont témoigne l’assassinat du professeur d’histoire-géographie Samuel Paty – qui n’attend que les moindres rébellions contre une soumission programmée…
:
Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.