Antoine Emaz : En-deça, Fourbis, 1990, non paginé, 65 F ;
Antoine Emaz : De l’air, Le Dé bleu, Eclats d'encre, 2006, 112 p, 13,50 €.
James Sacré : Figures qui bougent un peu et autres poèmes,
Poésie Gallimard, 288 p, 7,90 €.
Est-il possible, envisageable même, que la poésie se prive du secours du lyrisme ? Certes, elle a pu être épique, comique, objectiviste, donc rarement sans ce je ne sais quoi d’enthousiasme qui fait chanter l’objet du discours… Mais à se priver de ce doigté de chant sublime, de sentiment personnels soufflés sur le monde, les choses ou l’aimé(e), ne risque-t-elle pas de perdre l’essentiel de ce qui lui est consubstantiel, d’être enfin veuve d’elle-même ? Seul Antoine Emaz parait approcher cette frange du désaveu du lyrisme, sans tomber définitivement En-deça, dans la fosse où il ne trouverait plus que le cadavre sec du poème… Pourtant, avec lui, une force, une nécessité, une pierre taillée de la poésie résiste. Quant à James Sacré, c'est au paradoxal moyen de la maladresse poétique et en ses Figures qui bougent un peu qu'il parvient à approcher le lyrisme.
Au premier abord, la concision, l’épure règnent en maître. Il est clair que rien de superflu, de bavardage, ne doit être concédé à ce qui doit restersolide, à cette opiniâtreté d’une écriture, non pas de soi, mais de la seule présence amétaphysique de l’être corporel pensant : « Rien de lyrique / là / on est juste / sur une carie du temps / on fore ».
Peu de majuscule, rarement ou pas de ponctuation à ce qui ne parait plus un vers, qui n’est évidemment aucun souvenir du noble et souple alexandrin, voire du vers libre : les mots, les phrase brèves, sont jetés, posés avec peine et retenue, parmi un blanc qui n’est pas l’irradiation de la blancheur mallarméenne. Les piètres vers parfaits dans leur réticence et les semblants de strophes n’ont d’autre nécessité que celle d’un souffle d’homme accroché à la page. Pour quelle survie ? « Creuser », « extraire », « forer » sont des tâches récurrences pour l’avancée de la prosodie. Comme une taupe dans la terre où vivre un tiret de vie, la démarche intellectuelle d’Antoine Emaz est d’abord physique. Car, lors de rares épiphanies -« on plonge / dans le rouge du géranium / longtemps »- ne subsiste que « comme une tache / qui dit / quelque chose vraiment autre / que l’on ne comprend pas ». Le monde alors ne parait pas lisible pour le poète. La fonction de ce dernier n’est plus que celle du « constat de travail », comme si la parole poétique n’avait d’autre nécessité, raison et projection que celle d’un être là : « on peut encore poser les mots / comme un rebord de fenêtre / une rambarde qui n’enlève rien au vide ».
Il est clair que cette amie formidablement complice du lyrisme, la transcendance, n’a pas sa place chez Antoine Emaz. A l’au-delà, il oppose un « en-deça ».Sans cesse, l’homme, le poète, ce « sac d’os et de viande » parait-être à bout, laminé, privé d’assise et de justification dans l’univers et sur le sol. Pourtant il résiste ; et c’est cette résistance qui marque la page, comme après la déréliction irattrapable de Sisyphe, comme après la faillite du projet absurde de Camus. « Demeure seul » un « moulage » vide et solipsiste. Une continuité de métaphores minérales balise alors ce qui n’est pourtant pas l’étalage complaisant du désespoir. Parmi « pente brusque », « éboulis », où « une force déblaie », ne persistent rien : « statues pilées (…) du chirico démoli ». La vanité la plus totale, jusqu’à celle de l’art, mine la dignité humaine. Y compris devant les livres : « La bibliothèque, l’étouffement. Volumes rangés, verticaux, pierres, inertes ».
Le temps, la mémoire n’ont plus grand-chose d’élégiaque, sinon refusé : « cheveux blancs et pantoufles », « temps plat et lent », ou presque intimiste : « image de la mère / neurones coincés sur image / il faudrait une poubelle de tête »… La grise noirceur de cette « fête triste » qu’est la vie -où la mort est implicite- selon Antoine Emaz pourrait nous inciter à jeter ces recueils dans la poubelle la plus profonde de la bibliothèque. Nous n’en *faisons cependant rien. Car peut-être est-il un clinicien précieux de la mélancolie, un acharné tranquille et malheureux de la vie, si médiocre soit-elle, au travers du miroir révélateur et juste, sculptural, inassuré, et cependant solide sur la page, du texte soudain poétique devant le mental stupéfait du lecteur. Le « poème de la fatigue » est continu et cependant découpé avec netteté ; « et les poèmes deviennent comme des bulles / d’une souffrance insonore ». Quoique la sonorité d’Antoine Emaz soit indubitable, quelque part mémorable.
Le langage lui-même, et son souffle, qui n’est que celui des poumons, au détriment du souffle apollinien ou dionysiaque, est au bout du rouleau : « Peu de souffle restant / et un goût dans la bouche de mots mâchés trop longtemps. » Ou encore : « parler / interminable souffle / qui n’atteint ni ne cerne / ne résout ni ne transforme ». La vanité du langage touche la limite du néant. Pourtant (ce dernier adverbe parait alors résumer l’éthique émazienne), une vingtaine de recueils se complètent, se réfutent, s’annulent et rebondissent dans une quête qui n’a pas de but, sinon la scansion de l’acte de parole. Où le travail, qui permet un reste de respect de soi, se fixe une direction : « Il faudrait que chaque mot pèse autant qu’une pierre ». Provisoire est cependant le témoignage du vivant en un monde pire que terraqué : « un rien à voir / comme la sensation d’un sol mou sous le pied / homme de si peu de poids / dans l’incertitude / qui dure ».
Pouvons-nous imaginer que cette écriture ait une postérité, tant Antoine Emaz parait creuser, comme un laborieux travailleur, un orfèvre pauvre et circonspect des mots, le lit inaccueillant du langage, du temps, de la terre, ainsi que de notre condition humaine ? Probablement non, tant il paraît à bout de souffle, si l’on veut bien prendre cette image en sa meilleure part. Avoir laminé le lyrisme, raboté le poème, ne parait pas permettre autre chose après lui qu’un rebond d’un lyrisme, à redécouvrir, à ranimer… Qu’importe, restent, après les « stèles » esthétiques de Ségalen, celles, rugueuses, nées de la « force » d’Antoine Emaz.
La maladresse de la poésie. Un tel titre devrait paraître un blâme… Il n’en est rien. James Sacré en effet publie des poèmes intitulés « Quels mots pas possibles ? » ou « Si quelque chose d’affirmé ? », et des recueils ténus qui s’appellent Quelque chose de mal raconté, ou Des pronoms mal transparents, ici réunis sous le chapeau de Figures qui bougent un peu et autres poèmes. En première instance, James Sacré écrit mal. Mais au second regard cette maladresse est un délicat savoir écrire, est celle de la tendresse.
Souvenons-nous que Platon incrimine la poésie quant à son incapacité à exprimer le vrai[1]. Que la dichotomie foucaldienne entre « les mots et les choses » interdit l’étreinte du réel par les mots. De cette problématique le poète James Sacré a parfaitement conscience. Son incapacité à dire tient autant au lexique et à la syntaxe qu’à l’imparable altérité des choses et des êtres. Il n’en reste pas moins que son écriture poétique sait fixer dans le tremblement de l’émotion toutes les « figures qui bougent un peu » sous l’ombre de son regard.
Vers, versets, prose ? Le parler-écrit, un peu chanté (comme on dirait le Sprechgesang) de James Sacré oscille entre ces dénominations, sans vouloir se fixer une loi, somme toute en liberté de phrasé : « ça finit dans un poème pas trop construit ». La syntaxe et le vocabulaire, plus que courants, voire familiers, signent la vocation maladroite de la parole, non par misérabilisme, mais par une sorte d’enfantine formulation qui tremble d’émotion devant la difficulté à dire autant que devant le mystère et l’inaccessible sens du monde : « de quoi est-ce qu’on a peur vraiment d’arriver où ? » Ce qui laisse entendre qu’il y a bien une dimension métaphysique, philosophique, en cette poésie qui n’intimide pas son lecteur, car selon le jeu sur les mots du préfacier, lui-même poète, Antoine Emaz : « il est clair que Sacré refuse d’endosser les habits sacerdotaux du Poète ».
Reste que l’écriture, sans avoir l’air d’y toucher, ne néglige pas une réflexion sur son art : « La poésie, comment dire ? » Voilà qui pourrait paraître simplet, si l’on ne poursuivait : « Est-ce qu’un poème ressemble à la verte indifférence de l’herbe, / Ou s’il peut être aussi comme un geste pour voir ? ». Sans grand mots, la dimension orphique de la poésie est mise en question…
Ces Figures qui bougent un peu sont une suite de poèmes « en forme de figure », en même temps qu’un art poétique. On y croise l’automne, Bossuet, « un pneu noir de bicyclette ça fait longtemps », des promenades au dehors et des promenades intérieures, des grillages et des vitrines. « Des choses concrètes surtout pas le mot poème » ; pourtant ce dernier est partout, confiant la minuscule tragédie de l’écriture qui veut dire le monde sans pouvoir se passer d’elle-même, comme malhabile outil et filtre devant le réel. Parmi ces Figures qui bougent un peu (elles sont 46), la quarante-cinquième juxtapose problématiquement les mots et les choses. Ce sont des oiseaux « redevenus comme vivants dans le beau papier […] d’Eleazar Albin Histoire naturelle des oiseaux à La Haye / en mille sept cent cinquante aujourd’hui / un pigeon mort dans les feuilles sales d’un boulevard parisien / n’est plus rien pour ainsi dire sauf un motif ». Comme si était plus vivant l’oiseau des livres, de ses gravures anciennes, que celui dont la vie est éphémère et crevée, comme en une métaphore de la condition humaine.
Lyrique est évidemment James Sacré, mais sans la moindre emphase. Ni sentimentalisme ni désespérance romantique, malgré l’empreinte autobiographique, depuis « les cahiers d’écolier », ou « le sourire bonheur niaiserie de ma mère ». L’atome de nostalgie ne verse pas dans la mélancolie outrancière. Au contraire, un sentiment presqu’exalté du bonheur ne cesse de se déployer. Un apprentissage de la beauté du monde est ici à l’œuvre : « C’est comme le volume du mot bonheur »
Le paysage américain, de la campagne poitevine, de la Nouvelle-Angleterre, urbain et parisien, est un motif inépuisable : « ce paysage de campagne mal en ordre », le ravit autant que celui d’un « jardin bien fait qui sent l’ordre et le linge ». Mieux, il s’agit d’ « un passé comme un herbier soigné ». Ou d’un jardin d’enfance, car « le jardin c’est toujours comme une sorte de plaisir bien habillé ». Le voir, la mémoire et l’écrit au service des lieux visités et aimés s’agglomèrent et se renforcent avec la circonspection nécessaire, y compris là où « les trottoirs devenaient comme une espèce de jeu de l’oie défait ».
Bouleversante est cette grappe de poèmes dédiée à « Katia » : « Une petite fille silencieuse ». On n’ignore pas ici l’hôpital et la mort. Là « Quelqu’un dort dans le blanc des draps la couleur pas trop ». Là, où tout est respectueux, allusif, « Remuent des bouteilles contre un espèce de mât à roulettes ». Pas de pathos, « là où le cœur s’inquiète beaucoup », mais la petite corde nue de l’amour et de l’écoute :
« Pourquoi moi, demandait la voix, encore.
Ça a résonné jusqu’à on sait pas où dans le fond mal arrangé du monde.
[…] Je ne verrai plus assise à côté des iris sans fleurs
Une enfant qui regarde un animal familier. »
Amitié, amour, attention aux êtres et aux choses, « à la musique en allée de toi », tout se cristallise dans les mots de l’élégiaque poème. Pourtant :
« Au moment de penser à toi le poème
T’oublie en cet endroit des mots
Que c’est peut-être encore mourir ».
Le terrible est dit avec des moyens discrets, cependant d’autant efficaces : « l’espace insensé / Où l’expression de ton visage, avant que tu meures, / A disparu (comme le silence est véhément !) » On retrouve, plus modestement, quelque chose des Sonnets à Orphée de Rainer Maria Rilke, qui célébrait la disparition d’une jeune danseuse…
Nous aimons chez James Sacré, né en 1939 en Vendée, et qui vit à Montpellier, « la fesse intime de l’amour », pour reprendre l’un des premiers versets d’Ecrire pour t’aimer ; à S.B.[2] La délicatesse de l’érotisme y conflue avec les mouvements et le bric à brac du quotidien : « Non pas que je tienne à sauver des sentiments de la ruine / Mais parce que le grand bien-être et force dans le cœur, / A dire tout bonnement que je t’aime, ça ressemble vraiment / A l’ange qui galope dans tous mes poèmes : on le voit mal, mais j’écrirai toujours ».
Nous aimons ces Bocaux, bonbonnes, carafes et bouteilles (comme)[3], dans lesquelles « un mouvement du cœur fait bouger dedans un défaut du verre », quoique « on y trouve jamais rien bouteilles vides leur couleur toute partie en écriture »…
Nous aimons ces pages où le poème hésite entre « lavis » et « montagne », entre la peinture des paysages du Maroc et l’écriture des dessins de Guy Calamusa[4] : « Comme un allusif fond mouillé qui a / rendu vif un paysage ». Cette « sorte de raccommodage en peinturant » est à la fois une ekphrasis et une émotion frémissante des mots…
« Si la maladresse paraît, et presque rien / Dans ces poèmes, c’est tout de ma faute sans doute ». Mais aussi tout de ton mérite, James. Comme, malgré tout, nous aimons le rugueux terrassement des vers d'Antoine Emaz, nous aimons ta maladresse innée, feinte et assumée, ta maladresse assurée qui est le diapason de l’amour devant la beauté et le tragique du monde ; qu’il est si difficile d’appréhender sans les blesser, sans les affadir. Car :
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.