traduit de l’espagnol (Argentine) par Antonio Werli,
Quidam, 220 p, 20 €.
Fantasmes proliférants, postulations de l’imaginaire, intrications du cosmos, des corps et des psychés aux fascinants et dangereux développements, voici les ressorts de la littérature fantastique, sans oublier l’effroi d’une transgression des forces de la nature qui ne reste pas impunie, a fortiori au moyen du châtiment eschatologique. Les puissances inconnues que recèle la matière, mais aussi l’esprit humain, voire animal, sinon celle du Dieu de l’Ancien testament, permettent aux Forces étranges de l’inoubliable Leopoldo Lugones de réaliser le grand écart entre les mythes anciens et les frontières les plus inatteignables de la science. Ainsi des mystères d’un passé antédiluvien aux hypothèses scientifiques les plus hardies, le scalpel verbal de Lugones découpe un portrait de l’humanité trouble et stupéfiant. Jorge Luis Borges ne put que s’incliner devant ces Forces étranges, recueil de contes paru en 1906 en Argentine, dont nous accueillons - non sans frémir - et avec bonheur la première traduction intégrale française.
Est-ce la seule chronologie de l’écriture, ou une savante alternance thématique, qui ont guidé Lugones dans l’ordre de ses récits ? Qui sait. En tout état de cause pas le critère générique, puisque la première nouvelle, qui pourrait décourager un impatient lecteur par son initial exposé didactique sur les propriétés des ondes sonores, imagine la création d’un appareil, précisément, voire infiniment, destructeur, au moyen d’un son inouï. Ce ne serait qu’une anticipation scientifique si la désintégration du cerveau du génie méconnu ne pouvait être attribuée qu’à un accident. Ou à la malignité de sa créature, à moins qu’il s’agisse d’un suicide ingénieux, sinon d’un châtiment auto-infligé digne de la « Force Oméga » mise en œuvre. Laconique in fine, le narrateur laisse le lecteur en proie à des spéculations sans nombre… Autre récit sur les propriétés du son, « La métamusique », dans lequel un ingénieux savant conçoit un piano qui permet de voir les couleurs de la musique, jusqu’à ce que « l’octave du soleil » détruise ses yeux. Indubitablement, quoiqu’il soit le sixième du recueil, il faut le lire comme un écho du premier, laissant libre cours à une réflexion sur les connivences de la science avec le mal…
Spécialiste de « la conductibilité des neurones », le Docteur Paulin invente quant à lui « le psychon », autrement dit un nouveau corps : soit « la pensée volatilisée ». Une fois cette dernière liquéfiée, il est possible « de réaliser son inclusion dans un métal », plus exactement des « médailles psychiques. Médailles de génie, de poésie, d’audace de tristesse ». Devinons que l’expérience n’est pas sans risques, d’extravagances, de folie… Qui sait s’il s’agit d’autre chose que du grand n’importe quoi. Nous n’aurons pas la naïveté de croire à de telles affabulations venues du spiritisme, qui restent pour le moins divertissantes, au mieux dignes d’illustrer les circonvolutions des projections de l’intellect. Cependant la science d’aujourd’hui n’approche-t-elle pas la pensée numérisée, l’intelligence artificielle et autonome[1]?
Autre science, la botanique, avec « Viola acherontia ». Un jardinier cherche « à suggestionner les violettes », de façon à ce qu’elles émettent un toxique mortel et parfait. Ces « violettes noires », en respirant les « poisons cadavériques » de plantes voisines, en observant des « scènes cruelles », en viennent à pleurer et « produire une pullulation de petits aïe très semblables à ceux d’un enfant ». Un tel maudit personnage deviendrait-il un criminel, serait-il digne d’entre au panthéon de L’Assassinat considéré comme un des beaux-arts de Thomas de Quincey ?
La dimension scientifique perd peu à peu du terrain devant les forces du surnaturel. « Un phénomène inexplicable » commence comme en pays d’anticipation avec une conversation sur l’homéopathie, puis sur le choléra qui sévit dans les plaines argentines. Mais il bifurque bientôt sur les « sujets sensitifs » et l’hallucination. Le protagoniste, qui vécut aux Inde et voulut connaître le Tibet, se met à expérimenter les pouvoirs des yogis, au point de se dissocier « au cours d’un rêve extatique » : un singe ne le quittant plus, il a « perdu le concept d’unité », au point que le narrateur n’ait plus qu’à constater avec horreur que l’ombre de l’homme qu’il a dessinée est bien celle du singe. La dissociation de la personnalité, inscrite sur le mur et le papier est bien de l’ordre du fantastique. Autre singe, nommé « Yzur, dont l’espèce aurait perdu le langage. Toute une éducation, une « gymnastique des lèvres », viendront, qui sait, à bout du problème, à l’orée de la mort. Plus modeste, et plus brève, cependant également animalière, est « L’escuerzo », du nom d’un crapaud qui saura assurer sa vengeance contre son tueur.
Pour rester dans l’animalité étrange, rejoignons une Antiquité fantasmatique. « Les chevaux d’Abdère », en Thrace, deviennent par la vertu de l’élevage et de l’éducation, des parangons de « l’humanisation de la race équine ». Mais bientôt leur révolte devient une guerre sanguinaire contre l’humanité ; seul un providentiel sauveur dont nous tairons le nom viendra clore le carnage. Il est assez évident que nous pensons à une réécriture réussie de l’épisode du pays des chevaux, dans Les Voyages de Gulliver de Swift.
Loin de Buenos Aires et des pampas argentines, un temps reculé, voire mythique, s’éloigne dans un Proche-Orient rêvé avec une précision suffocante. En ces récits, l’écriture est riche et sensuelle, luxueusement descriptive, comme en écho à celle de Flaubert dans Salammbô. Envoûtant est le second conte, peut-être le plus fascinant du recueil : « La pluie de feu. Evocation d’un désincarné de Gomorrhe ». En une cité à l’antiquité imprécisée, un homme vit parmi le luxe, les plaisirs, les esclaves et la luxure, et surtout « deux occupations majeures : lire et manger ». La cité libertine « savait jouir et vivre ». Pourtant, le soupçon de la superficialité hérisse le dos du lecteur, la tragédie ne saurait tarder : « une pluie de cuivre incandescent » s’abat violemment, se calme, reprend ; parmi les ruines embrasées il n’y a plus à se réfugier… Bien qu’aucun dieu ne paraisse responsable du phénomène - seuls les fauves pleurent « à je ne sais quelle divinité obscure » - aucune explication scientifique n’étant envisagée, la plaie eschatologique parait indubitable, la fin du monde sacramentelle… Le titre lui-même faisant allusion à Gomorrhe, donc à l’homosexualité féminine, l’on n’en voit guère trace dans le récit conduit avec une maestria, une beauté qui restera longtemps entêtante.
Mais, non loin de « pommiers de Sodome », en un désert où « crépuscule et aurore se confondent dans une tristesse égale », un pèlerin raconte l’histoire du moine Sosistrate, cénobite qui « était devenu presque transparent » et « avait atteint la sainteté ». Hélas, quoiqu’il l’ignore, c’est Satan qui lui suggère d’aller libérer « la statue de sel », cette femme de Loth qui fut châtiée par la colère de Yahvé. Il saura ainsi ce que coûte une sacrilège curiosité… Près de Jérusalem, en l’an 1099, la main du chevalier Wilfrid, restée clouée sur la croix, saisit le chef arabe au cou et l’étrangle, avant de devenir une relique…
Plus avant encore, « L’origine du déluge » emprunte le vocabulaire de la chimie, de la géologie et de la zoologie pour décrire un phénomène mythique. L’intrusion cosmique de l’élément aqueux, entraîne l’apparition de créatures improbables. L’une d’entre elle jaillit littéralement de l’évocation d’une medium qui dépeint cette diluvienne révélation : « Au fond de l’évier, gisait, pas plus grande qu’un rat, mais parfaitement formée et magnifique, irradiant mortellement sa blancheur, une petite sirène, morte ».
Peu à peu, l’on voit se tisser des thèmes récurrents, des répons au sens musical du terme, explorant les propriétés du son, les analogies entre l’homme, le singe et le cheval, les expériences paranormales, alors que notre écrivain goûtait le spiritisme, et les explorations fantasmatiques d’un passé légendaire. Mais aussi le fil rouge qui relie les allusions bibliques et chrétiennes, voire mythologiques, qui relèvent du châtiment divin, même en l’absence du dieu.
Rien n’interdit de lire le dernier texte, titré Essai de cosmogonie en dix leçons, comme un récapitulatif des précédents contes, sur le mode du théoricien et conférencier, depuis l’origine de l’univers, en passant par les atomes, jusqu’à « l’intelligence de l’univers » et la « réincarnation humaine ». Bien que l’on se doute que notre conteur ait considéré ces dix exposés fait par un mystérieux discoureur nocturne comme le couronnement de l’édifice, n’est-on pas en droit de penser qu’il s’agit de la partie la plus faible du recueil, en tant qu’il n’a plus la « force étrange » des contes qui le précèdent ?
Ces douze nouvelles, et une novella, car l’Essai de cosmogonie en dix leçons est un peu plus ample, avec une cinquantaine pages à la lisière de l’essai, sont au croisement de l’univers scientifique d’un Jules Verne ou d’un George Herbert Wells et de celui fantastique du Docteur Jekyll et Mister Hyde de Robert Louis Stevenson. La splendeur de la langue (il faut là remercier le traducteur), la puissance de suggestion, le scrupule scientifique et les hardiesses de la spéculation font du nouvelliste un virtuose.
L’Argentin Leopoldo Lugones, aux moustaches piquantes et aux lunettes incisives, fut un drôle de bonhomme. Né en 1874, mort en 1938, il devint très vite une figure-phare de la poésie moderniste, dans le sillage de Ruben Dario, avec son recueil Las Montanas de oro, qui bouillonne de l’exaltation de la passion amoureuse. Il amplifia bientôt ses perspectives en commentant le vaste et célèbre poème épique El Gaucho Martin Fierro, de José Hernandez, pour reprendre ce même registre épique avec La Guerre gaucha, un recueil de récits, qui usa de la langue gauchesque. Cependant l’homme oscilla de l’anarchisme au fascisme, du ni dieu ni maître à la foi en un homme politique providentiel, en un nationalisme étatique, militariste et belliciste. Ses discours à la gloire du fascisme, ses textes antiféministes sont tristement remarquables, d’autant que, comme nous le confie le traducteur et préfacier, Antonio Werli, son fils Polo devint chef de la police et tortionnaire du régime d’Uriburu. En 1938, profondément déçu de ses engagements politiques, il se supprima, selon le mot de Borges, en mêlant le cyanure au whisky.
De son père spirituel Ruben Dario (1867-1916), il tenait cette propension à parler, « comme une chose usuelle, d’apparitions diaboliques, de fantasmes et de duende[2] », y compris en vivant au cœur de temps scientifiques. Et malgré l’incontestable talent de Leopoldo Lugones, il faudra attendre la génération suivante, celle de Bioy Casares et de Borges, pour que cette littérature, jugée alors à peu près indigne, soit dans le monde hispanique, réhabilitée. Il est probable que son roman, El Angel de la sombra, puisse mériter d’être chez nous traduit. Roman ésotérique et théosophique, il narre une histoire d’amour entre un poète pauvre à la cinquantaine appuyée et une jeune fille de bonne famille (ce qui a une dimension autobiographique). Le sentimentalisme voisine avec un érotisme passablement décadent, encore une fois des éléments scientifiques voisinent avec ceux fantastiques…
Il n’est pas étonnant que son art du récit fantastique soit l’objet de l’admiration de son compatriote et en quelque sorte descendant, Jorge Luis Borges[3], au point que ce dernier lui dédia son essai intitulé L’Auteur. Et qu’il le qualifie de « maître de tous les mots », capable d’« illustres édifices verbaux[4] ». Il est pour lui le plus prestigieux homme de lettres de son temps et il n’est pas douteux qu’il puisse admirer son art impeccable de la narration, sa capacité de conduire le récit à l’aboutissement de son imparable logique, du réalisme le plus solide au fantastique le plus vacillant sur la pente du surnaturel, en l’inéluctable direction de sa chute surprenante autant qu’effrayante. Sans compter que la lisière s’effaçant entre les genres du récit dramatique et de l’essai didactique et spéculatif, il puisse avoir contribué à la genèse des fictions borgésiennes.
Tout semble banal, en un espace et une vie de voyageur de commerce parfaitement réalistes, lorsqu’une métamorphose animale saisit Grégoire Samsa : le pitoyable anti-héros de Franz Kafka est irrémédiablement changé en vermine. En la préface de son Anthologie du fantastique, Roger Caillois prétend à juste titre que le fantastique « manifeste un scandale, une déchirure, une irruption insolite, presque insupportable dans le monde réel[5] » On ne le confondra pas avec le merveilleux, dont sa petite sœur la fantasy, où règne sans ambages le surnaturel, avec le concours de génies, dragons, sorciers, enchanteurs et autres animaux parlants. « Est-ce possible ? » se demandent tous les auteurs et lecteurs de ces récits et romans inquiétants. C'est ainsi qu’à son tour Todorov définit le genre : « Le fantastique, c'est l'hésitation éprouvée par une être qui ne connaît que les lois naturelles, face à un événement en apparence surnaturel[6] ». Entre rationnel et irrationnel, il s'agit plus de donner une forme à nos interrogations scientifiques irrésolues, à nos questionnements métaphysiques, plus de figurer nos peurs, que de représenter le seul réel. Sans compter le plaisir de s'adonner aux spéculations de l'imaginaire, aux fantasmes de la psyché. Voilà qui convient tout à fait pour qualifier les nouvelles de Leopoldo Lugones, quoiqu’une poignée d’entre elles ressortissent plus exactement de l’anticipation, qu’en 1905 l’on n’appelait pas encore science-fiction. Si l’on n’a guère d’idée de ce qui a pu être à l’origine de la kafkaïenne métamorphose, hors peut-être une psyché désastreuse, les désastres individuels et de l’humanité entière, sont chez Leopoldo Lugones causés par des Forces étranges, en d’autres termes les mystères de la nature humaine et par-dessus tout d’un univers qui la dépasse.
[4] Jorge Luis Borges : Essai sur Lugones, 1955, cité par Jean-Pierre Bernes, dans Borges, Œuvres complètes II, La Pléiade, Gallimard, 2016, note page 4, p. 1136)
[5] Roger Caillois : Anthologie du fantastique, Le Club Français du Livre, 1958, p 3.
[6] Tzvetan Todorov : Introduction à la littérature fantastique, Seuil, 1970, p 29.
Biblioteca de Corias, Cangas de Narcea, Asturias. Photo : T. Guinhut.
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.