Catedral de Santo Domingo de la Calzada, La Rioja.
Photo : T. Guinhut.
Les spectaculaires funérailles de Julien
ou la page dernière
du Rouge et le Noir de Stendhal.
Lecture analytique linéaire.
Nature morte et vanité par excellence, le crâne orne les tombeaux et les tableaux allégoriques, comme la tête coupée de Julien Sorel orne l’excipit du roman de Stendhal. Marie-Henri Beyle, né à Grenoble en 1783 et mort à Paris en 1842, emprunta son pseudonyme poétique à la ville allemande de Stendhal, grâce auquel fut consacrée sa réputation littéraire. Après une carrière de sous-lieutenant en Italie, devenu intendant dans l’armée napoléonienne, il suit la trace de son impérial héros, de Vienne à Moscou. Le dandy mélomane aux nombreuses amours se réfugie à Milan à la chute de l’Empire, avant de résider entre Paris et l’Italie. Mélomane passionné, il publie sous le pseudonyme de Bombet Les Vies de Haydn, Mozart et Métastase, en 1814 ; puis Rome, Naples et Florence en 1817, cette fois sous le nom de Stendhal. En 1822, son essai De l’Amour, reflet de sa passion pour Métilde, présente sa célèbre théorie de la « cristallisation » amoureuse. Après le manifeste romantique de Racine et Shakespeare, son premier roman s’intitule Armance. En 1839 paraît La Chartreuse de Parme, avant que seules des publications posthumes assurent l’importance de ses œuvres autobiographiques, telles que La Vie d’Henry Brulard, au titre transparent. Mais en 1830 avait été publié Le Rouge et le noir, qui s’appela d’abord Julien, du prénom de ce jeune précepteur d’origine modeste qui s’élève jusqu’aux sphères de l’aristocratie. Après avoir séduit deux femmes, Madame de Rênal et Mathilde de la Mole, il meurt sur l’échafaud pour avoir tenté d’assassiner sa première maîtresse qui avait dénoncé sa duplicité, son « hypocrisie » et sa « séduction ». Penchons-nous sur l’excipit du roman, soit la dernière page. Comment le cérémonial funèbre contribue-t-il à l’esthétique romantique de ce roman ? Etudions, en une lecture analytique linéaire, la loyauté de Fouqué, puis les mises en scènes macabres de Mathilde et enfin la mort discrète de Madame de Rênal.
Séparé par une ellipse, où l’on devine l’exécution de Julien, notre passage voit Fouqué seul, d’abord loué par le narrateur, en un registre épidictique : « Fouqué réussit dans cette triste négociation », ce qui est une conséquence des paroles testamentaires recueillies auprès du condamné. L’habileté et la fidélité de l’ami sont soulignées par le verbe au passé simple et l’oxymore associant une personnification pathétique à l’art de la diplomatie. Le personnage est mis en valeur à la façon d’un religieux priant auprès d’un mort, quoique la scène soit désacralisée. Sa solitude est aiguisée par la chronographie nocturne, par l’austère topographie de « la chambre » et par le champ lexical funèbre de la veillée mortuaire. « Le corps de son ami », souligne la dichotomie entre l’âme disparue, autrefois capable d’amitié, et ce qui reste, en un euphémisme : « le corps ». Ce que l’on comprend être une longue et amère méditation est brusquement interrompu par une entrée perturbatrice et théâtrale, marquée par le passage de l’imparfait au passé simple : « Il passait la nuit seul dans sa chambre, auprès du corps de son ami, lorsqu'à sa grande surprise, il vit entrer Mathilde ». Son émotion est à l’antithèse de la précédente, comme les deux personnages sont opposés, ami et amante, homme et femme, abattu et surexcitée. Suit une brève analepse et une topographie régionale, la lieue faisant environ quatre kilomètres : « Peu d'heures auparavant, il l'avait laissée à dix lieues de Besançon ».
Le champ lexical de la vue, celle de Fouqué, balaie le personnage de Mathilde avec une personnification et une synecdoque, accusant son exaltation à la limite de la folie : « Elle avait le regard et les yeux égarés ». Le portrait moral, ou éthopée, la montre décidée, autoritaire, exprimant une exigence, un ordre, qui ne souffre pas de retard, grâce à un bref registre délibératif au discours direct : « Je veux le voir, lui dit-elle ». Fouqué représentant l’émotion vraie sans théâtralité, mais aussi la faiblesse, l’antithèse se poursuit : « Fouqué n'eut pas le courage de parler ni de se lever. Il lui montra du doigt un grand manteau bleu sur le plancher […] Fouqué détourna les yeux. […] Lorsque Fouqué eut la force de la regarder ». Le champ lexical de la vue oppose les deux protagonistes, l’un cache par pudeur et craint de regarder, tétanisé par l’effroi, montrant « du doigt », et non du regard, l’autre veut voir et exhiber. Entre eux deux est « un grand manteau bleu sur le plancher », disposé comme s’il était vide, mais inquiétant par sa grandeur, par la froideur de sa couleur, en une allusion à celle du ciel, sinon au costume bleu et jaune porté par Werther, suicidé par amour impossible, dans le roman de Goethe : Les Souffrances du jeune Werther. Répondant au « corps de son ami », l’objet tragique est évoqué par un euphémisme : « là était enveloppé ce qui restait de Julien ».
Au contraire de l’intimisme de l’évocation de Fouqué, Mathilde est une actrice de la théâtralité spectaculaire : « Elle se jeta à genoux. Le souvenir de Boniface de La Mole et de Marguerite de Navarre lui donna sans doute un courage surhumain ». La passion du romanesque pousse Mathilde à accomplir son geste macabre avec une hyperbole et à l’aide de ce « souvenir » qui confère à son acte la dimension généalogique et aristocratique requise, venue du chapitre X de la seconde partie, dans laquelle « la reine Marguerite de Navarre osa faire demander au bourreau la tête de son amant », soit Boniface de La Mole. Ainsi Julien, par cette comparaison implicite, fait symboliquement partie de la lignée de La Mole. L’émotion de Mathilde est accentuée par une personnification. « Ses mains tremblantes ouvrirent le manteau », et par un trouble érotisme.
La focalisation interne là centrée sur Fouqué (quoique dans un roman usant du point de vue omniscient) mène le discours narratif et descriptif, d’abord grâce au champ lexical de l’ouïe, puisqu’il n’ose regarder, ensuite celui de la vue : « Il entendit Mathilde marcher avec précipitation dans la chambre. Elle allumait plusieurs bougies. Lorsque Fouqué eut la force de la regarder, elle avait placé sur une petite table de marbre, devant elle, la tête de Julien, et la baisait au front ». Un rituel macabre et nécrophile, transmuant la sombre veillée mortuaire en adoration d’un reliquaire illuminé, est mis en scène par l’amante narcissique, puisque sans nul doute elle reproduit une anecdote historique avec grande autosatisfaction. Eros et Thanatos, soit l’amour et la mort, sont ici présents, par ce baiser, presque maternel, puisqu’au « front », quoique le narrateur, d’une manière elliptique, s’abstient de décrire, par bienséance et pudeur, la « tête » que l’on devine sanglante et convulsée, et cependant sacralisée comme une relique sur le « marbre », un matériau noble relevant de l’objet d’art, esthétisant la scène. L’écho du romantisme noir est patent, venu de ces romans gothiques anglais au goût macabre de la fin du XVIII° et du début du XIX° siècle, comme Le Moine de Lewis.
Là encore une ellipse précipite le lecteur vers les funérailles : « Mathilde suivit son amant jusqu'au tombeau qu'il s'était choisi ». Le champ lexical égrené de la mort amplifie le registre tragique, tandis que Mathilde assure sa fidélité à la dernière volonté de Julien. Le narrateur ménage une antithèse entre la solitude assumée de l’héroïne en un lieu clos, sa secrète action, la reprise du mot « genoux », signifiant sa révérence envers l’être aimé, accentuée par le modalisateur « tant », et d’autre part le cortège officiel des membres du clergé : « Un grand nombre de prêtres escortaient la bière et, à l'insu de tous, seule dans sa voiture drapée, elle porta sur ses genoux la tête de l'homme qu'elle avait tant aimé », ce qui est une note élégiaque. L’on devine que cette voiture est « drapée » de noir, rappelant, conjointement avec la tête à la gorge tranchée de sang, le titre du roman.
Le sommet des funérailles est également un sommet topographique : « Arrivés ainsi vers le point le plus élevé d'une des hautes montagnes du Jura […] dans cette petite grotte ». Ce choix de la grotte est symbolique : elle signe d’abord le retour de Julien dans cette ville qu’il abhorre au début du roman ; d’autre part, sa position dominante en fait un lieu symbolique par la domination qu’il s’assure au-dessus de cette même ville, par sa situation élevée qui coupe le personnage de l’agitation du monde, soit un romantisme qui n’est pas sans rappeler les tableaux du peintre romantique allemand Caspar David Friedrich. En effet, cette notion d’élévation est clairement soulignée puisqu’ils se trouvent au « point le plus élevé d'une des hautes montagnes », ce qui est la métaphore de l’ascension sociale de Julien depuis le début du roman, ce malgré son déraisonnable acte criminel qui entraîne sa chute et le conduit vers la mort. À l’antithèse de l’immensité et de l’altitude, leur répond la « petite grotte » par sa taille humaine et sa profondeur. Elle devient un monument au mort, assurant à Julien une gloire posthume usurpée par la vanité de Mathilde. Autre antithèse spectaculaire, celle de l’ombre et de la lumière, métaphores de la mort et d’une vie éternelle, suggérée par l’hyperbole, « infini », le champ lexical religieux, les « cierges » qui sont l’amplification des bougies précédentes : « au milieu de la nuit, magnifiquement illuminée d'un nombre infini de cierges, vingt prêtres célébrèrent le service des morts. Tous les habitants des petits villages de montagne traversés par le convoi l'avaient suivi, attirés par la singularité de cette étrange cérémonie ». Les marques quantitatives sont nombreuses : « nombre infini », « vingt », « tous les habitants », pour accentuer la solennité et l’importance de la scène, telle que voulue par les goûts de grandeur et de pompe de Mathilde. Si Julien pouvait encore regarder, il verrait avec ironie (et c’est celle du narrateur) se réunir pour ses funérailles les trois ordres de la société qu’il a pourtant méprisés et défiées jusqu’à son procès : l’aristocratie, le clergé et le peuple villageois, en une piquante description sociologique.
Le narrateur montre que Mathilde choit dans l’ostentation et dans tous les travers de sa caste : elle fait une véritable entrée théâtrale, en grand costume, soulignée par le verbe « paraître » : « Mathilde parût au milieu d’eux en longs vêtements de deuil », ses derniers rappelant le « grand manteau bleu ». Aveuglée par sa vanité nobiliaire, elle reste enfermée dans sa caste au point de risquer de méconnaître la vérité de Julien, sa conduite va à l’encontre de la façon modeste dont celui-ci a vécu sa mort, assurant cependant la gloire à son ambition, de manière posthume, dans un sépulcre splendide. La nature et l’art sont à l’antithèse, avec « grotte sauvage » et « marbre sculpté à grand frais », ce dernier répétant avec une gradation ascendante « la petite table de marbre ». Le champ lexical de l’argent est celui de l’ostentation : « Mathilde parut au milieu d'eux en longs vêtements de deuil, et, à la fin du service, leur fit jeter plusieurs milliers de pièces de cinq francs ». Si l’avarice est un péché capital, l’indécente prodigalité, marquée par l’exagération, est loin d’être une vertu ; l’ostentatoire charité est donc une acmé de l’orgueil, où l’on devine une fois de plus l’ironie du narrateur. Enfin, « restée seule avec Fouqué, elle voulut ensevelir de ses propres mains la tête de son amant ». La beauté du geste, digne d’une scène picturale, au milieu des marbres travaillés avec art, contraste avec ce que l’on devine être la laideur de la tête, à moins qu’il s’agisse, dans une opération esthétique concertée, de la beauté du laid, donc du sublime. Ce qui foudroie le spectateur : « Fouqué faillit en devenir fou de douleur ». Le nom de Fouqué étant répété, accentué par la répétition de la syllabe « fou », en une association de sonorités persuasive, s’agit-il de renforcer l’hyperbole ou de l’opposer à la maîtrise de soi de l’amante qui va jusqu’à jouer le rôle cérémoniel du fossoyeur, de prêtresse d’un culte chtonien, puisque dans une grotte, et solaire puisqu’au sommet d’une montagne…
Hors un paragraphe, relevant plus exactement du paratexte, qui justifie l’invention de la « petite ville de Verrières » et donc garant du statut de la fiction romanesque, le roman trouve une chute discrète, à l’antithèse des attitudes de Mathilde : « Madame de Rênal fut fidèle à sa promesse. Elle ne chercha en aucune manière à attenter à sa vie ; mais trois jours après Julien, elle mourut en embrassant ses enfants ». Les trois jours ont quelque chose de christique (puisque Jésus ressuscita trois jours après sa crucifixion). Une fois de plus, le narrateur connait les sentiments et les pensées de ses personnages, en une focalisation omnisciente habilement menée. Au contraire des nombreuses velléités exaltées de suicide de Julien, elle confirme son rôle de victime expiatoire, alors que son amour pour Julien ne lui permet pas de négliger l’amour maternel, qui reste une valeur infrangible.
À l’inverse de Mathilde, dont l’amour pour Julien est d’abord un amour d’orgueil personnel, Mme de Rênal, même si elle ne réapparaît que dans les deux dernières lignes, et pour disparaître, représente peut-être aux yeux du narrateur la vérité de Julien. Absente tout au long de cette page, loin de l’horreur, elle retrouve tous ses droits à la dernière ligne qui la consacre comme l’héroïne ultime du roman et la véritable amante. C’est à elle que Julien a confié la garde de son fils futur, dont la mère est Mathilde, faisant d’elle sa profonde épouse de cœur, et lui redonnant l’image maternelle qui a caractérisée la jeune femme tout au long du roman. Mme de Rênal, au contraire de Mathilde, clôt son destin avec celui de Julien, en allant jusqu’au bout de sa passion. Elle reste fidèle à elle-même et à ses convictions morales et religieuses prohibant le suicide, « elle ne chercha en aucune manière à attenter à sa vie », et meurt comme elle a vécu, en mère et femme aimante. Après la mort sanglante de Julien et l’ostentation macabre de Mathilde, le roman s’achève sur une mort douce, une vision apaisée. Non sans faire penser au traditionnel memento mori, consubstantiel au registre tragique empreignant cet excipit qui sait subtilement unir émotion profonde et ironie stendhalienne.
Les valeurs d’un personnage sont l’ensemble des croyances et des principes qui vont l’influencer dans ces choix et décisions pour donner du sens à sa vie. Honorer un mort et l’accompagner au tombeau est un devoir moral partagé par Fouqué et Mathilde, au-delà des barrières sociales entre la fille du marquis de la Mole et le propriétaire d’une entreprise de vente de bois. Tous deux honorent le souvenir Julien, fils de paysan anobli, malgré leurs différences de classes sociales. Si l’amitié et la fidélité sont les valeurs du personnage de Fouqué en cet incipit, celles de Mathilde sont l’aristocratie, le luxe et l’amour passion. Mais ces derniers sont ostentatoires, alors que Madame de Rênal aime avec plus de discrétion, voire de sincérité, jusqu’à la mort. Ainsi l’esthétique de Stendhal s’appuie à la fois sur le réalisme, ici morbide, sur un spectaculaire sommet tragique, et sur le romantisme, qui compte autant de versants que ses deux personnages féminins. Cet expicit du Rouge et le noir, profondément original, met en valeur une grande diversité d’espaces, de sentiments et de picturalités. Ce en quelques paragraphes, qui répondent aux attentes des lecteurs en achevant le roman au moyen de la mort de Julien et de Mme de Rênal. Il peut être perçu comme l'achèvement d'une vie ambitieuse et trompeuse, exhibant le passage de l'illusion romantique à la réalité tragique. La concision, le sens de l’ellipse, la rapidité de la succession des émotions et des actions, tout cela, mené avec brio par notre Stendhal préféré, ne peut qu’accrocher et bouleverser le lecteur d’un tel roman d’apprentissage finalement avorté. La mort du personnage principal est un topos de l’excipit romanesque, à l’instar de Meursault, meurtrier lui aussi guillotiné, au final de L’Etranger d’Albert Camus publié en 1942, mais dans un contexte littéraire fort différent, puisqu’au lieu de romantisme il s’agit du mouvement philosophique de l’absurde.
Thierry Guinhut
Une vie d'écriture et de photographie
Voir : Julien lecteur bafoué. Stendhal : Le Rouge et le noir, I, IV, commentaire littéraire
Photo : T. Guinhut.