Ruinas celtibericas de Montejo de Tiermes, Soria, Castilla y León.
Photo : T. Guinhut.
Des Ecrits des camps en Pléiade
à la philosophie de la Shoah et autres génocides.
L’Espèce humaine et autres écrits des camps,
Gallimard, La Pléiade, 2021, 1614 p, 65 €.
Didier Durmarque : Philosophie de la Shoah,
L’Âge d’homme, 2014, 168 p, 12 €.
Didier Durmarque :
Bilan métaphysique après Auschwitz. Les écrivains incandescents,
Ovadia, 2020, 146 p, 16 €.
Michel Marian : Le Génocide arménien. De la mémoire outragée à la mémoire partagée,
Albin Michel, 2015, 180 p, 15 €.
Sur sa croix, en un instant de doute, Jésus s’écria : « mon Père, pourquoi m’as-tu abandonné ? » Mais à Auschwitz, un SS, comme à Primo Levi, dans Si c’est un homme, lui aurait répondu : « Ici, il n’y a pas de pourquoi ». Et si l’on peut regretter l’absence de ce livre aussi beau que tragique, aussi fondamental qu’effrayant, car italien, voire d’Être sans destin du Hongrois Kertesz, cette somme née dans la Pléiade, apparait, aussitôt ouverte, comme un incontournable. L’Espèce humaine et autres écrits des camps balaie en effet, de 1945 à 1994, les témoignages des écrivains survivants, de ceux qui écrivirent cependant à la recherche d’une libération introuvable : David Rousset, François Le Lionnais, Robert Antelme, Jean Cayrol, Elie Wiesel, Piotr Rawicz, Charlotte Delbo, et Jorge Semprun, le titre du premier, L’Univers concentrationnaire, paraissant emblématique de l’ensemble. Et s’il n’y a pas de pourquoi, toute philosophie est une aporie, un néant écroulé, une injure à la mémoire, aux morts et aux vivants… Ainsi la Shoah ne serait pas un territoire philosophique ; pourtant, après Hannah Arendt, Didier Durmarque ose relever le défi métaphysique de ce point nodal du XXème siècle et de l’humanité entière. Quoiqu’il ne faille pas, derrière la spécificité de l’holocauste des Juifs, occulter l’éternité génocidaire de l’homme, comme à l’occasion du génocide arménien, tel que Michel Marian en dresse le tableau mémoriel. Une catharsis est-elle possible ?
Comment n’y avons-nous pensé plus tôt ? Alors que les anthologies poétiques, chinoises ou italiennes, ensuite thématiques, comme Frankenstein et autres romans gothiques[1] et Dracula et autres romans vampiriques[2], étaient en train de rajeunir avec un brin d’audace cette vieille dame que risquait de devenir cette Bibliothèque de La Pléiade, il fallait un coup d’édition, un monument frappant. Le voici.
Quoique limité aux écrits en français, même s’il ne s’agit pas de la langue maternelle d’Elie Wiesel et de Piotr Rawicz, le choix des textes et leur lecture dans le cadre de l'évolution de la pensée et de la conscience depuis plus d’un demi-siècle, sous la conduite du maître d'œuvre, Dominique Moncond'huy, nous plonge sans pitié dans une histoire de l'évolution de la parole sur le Mal totalitaire, certes ici uniquement nazi.
Déjà synthétique, même s’il s’agit de Buchenwald et non d’Auschwitz, David Rousset fait preuve d’un étonnant recul en écrivant presqu’à chaud L’Univers concentrationnaire, nourrissant son expérience intime d’échos de propos recueillis et de récits divers oubliés, quoiqu’il faille pointer sa fort abusive assimilation avec la logique d’exploitation capitaliste-bourgeoise qui fleure bon le marxisme doctrinaire : « un nouveau visage de la lutte des classes », dit-il. Robert Antelme, lui, creuse la thématique omniprésente de la « faim » et son corollaire, la défiguration du prisonnier : « la figure et le corps vont à la dérive ». Dans une veine complémentaire, Jean Cayrol déploie « une nouvelle comédie inhumaine », où le survivant est un « Lazare », étrangement ressuscité, mais jamais séparé de la mort des anciens codétenus. Mêlant vers et prose, Charlotte Delbo répond en quelque sorte à l’affirmation péremptoire de Theodor Adorno, en 1951, selon laquelle écrire de la poésie après Auschwitz serait barbare[3] ; sans compter la magnifique « Fugue de mort » de Paul Celan. Enfin, Jorge Semprun entrecroise en son autobiographique L’Ecriture ou la vie des bribes de Buchenwald avec ses années de formation intellectuelle, laissant en suspens l’efficacité du récit. Il n’en reste pas moins qu’au-delà de la barrière des genres, tous ont su réorchestrer souvenir et témoignage dans le flux d’une œuvre d’art, dont la beauté s’élève en dépit de l’horreur.
Aux côtés des récits de témoins, comme ceux de François Le Lionnais imposant le régime implacable d'une mémoire individuelle plus bruissante que la mémoire collective, ou de Jorge Semprun témoignant de la presque incessante difficulté à écrire ce dont il doit à toute force rendre compte, Piotr Rawicz a un statut à part, lorsqu’il traduit en fiction les faits bruts devenus « fantasmagorie fascinante », en son « livre-fable » (selon Dominique Moncond’huy) : Le sang du ciel, donnant à lire une réalité historique dans un récit intemporel et fantasmagorique.
Bien que témoignages et mémoires, ils ne sont pas sans souci littéraire : « la part littéraire, qui révèle dans ces écrits moins une intention esthétique stricto sensu qu’un souci éthique de la forme, une morale du style », souligne Henri Scepi, le préfacier. Mais ce toujours avec la difficulté de fixer dans la langue l’indicible de l’horreur.
Nudité, faim, coups, froidure, « marché des esclaves », squelettes puis cadavres : tout est déjà là chez David Rousset. La justice des SS est celle d’ « Ubu-Dieu », et « la connaissance de la bureaucratie, c’est la métaphysique des camps ». Pour le Nazi, le communiste, le libéral, le Juif sont « l’expression statique du Mal ». La puissance et la concision du texte fait paraître Robert Antelme plus verbeux, plus fade en son Espèce humaine. Pourtant, toujours à Buchenwald, où « la mort était de plain-pied avec la vie […] la cheminée du crématoire fumait à côté de la cuisine ». Plus loin c’est l’usine, puis la route pour fuir l’avancée des alliés, en une épopée de la faim, de la fatigue et de la diarrhée. Au bout du train vers Dachau, les soldats américains enfin ! Il n’en reste pas moins qu’il eût été plus pertinent de titrer ce Pléiade L’Univers concentrationnaire et autres écrits des camps.
Pour user d’un « art lazaréen », Jean Cayrol commence par un essai, « De la mort à la vie », qui détaille sa méthode et ses précautions, avant son plus bref Nuit et brouillard. Où « rasé, tatoué, numéroté », l’on croise la potence, le typhus et la dysenterie, le gaz zyklon, des « mutilations expérimentales », où « Himmler se rend sur les lieux. Il faut anéantir, mais productivement ». Ainsi Jean Cayrol prend en écharpe le système concentrationnaire.
De manière complémentaire, Elie Wiesel déclare : « il m’incombe de donner un sens à ma survie » : c’est indubitablement celui de la mémoire juive, même s’il n’y a « pas de réponse à Auschwitz ». Tout le récit ne se départ pas de sa force face à l’inéluctable. Ghetto refermé dans un village de Hongrie, transfert en train plombé, arrivée devant des enfants jetés dans des flammes : « L’Eternel, Maître de l’Univers, l’Eternel Tout-Puissant et Terrible se taisait, de quoi allais-je Le remercier ? ». Même la prière de Roch Hachanah n’amène dans le cœur du jeune Elie aucune réconciliation : « Pourquoi, mais pourquoi Le bénirais-je ? […] Parce que dans Sa grande puissance il avait créé Auschwitz, Birkenau, Buna et tant d’autres usines de la mort ? » Dès la sélection, même un rabbin soupire : « C’est fini. Dieu n’est plus avec nous. » L’évacuation du camp, face à l’avancée des Russes, est un autre cauchemar, une course effrénée dans la neige, alors que comme Primo Levi, il eût mieux valu pour Elie, seize ans, et son père rester à l’infirmerie. Des pages bouleversantes surgissent, comme le violon de Juliek qui donne un concert testamentaire « à un public d’agonisants et de morts », comme la bataille sordide pour une bouchée de pains dans le dernier wagon…
Conte « antiphilosophique », Le Sang du ciel est un concert de voix baroque, tissé par Piotr Rawicz, entre poème en prose, essai et autobiographie. La bigarrure romanesque et prophétique est antinomique de la rigueur narrative d’Elie Wiesel et de Primo Levi. De l’aveu de l’auteur même, ce « n’est pas un document historique », malgré le maelstrom de violences tour à tour soviétiques et allemandes. Capturé par les Nazis, il s’enfuit dans les montagnes polonaises avant d’être emmené à Auschwitz, libéré, ramené, survivant probablement grâce à sa blondeur et ses yeux bleus, sa connaissance des langues. Malgré la puissance hallucinatoire et météorique du projet, la composition éclatée du livre nuit à son efficacité.
Ce sont les femmes qui, avec Charlotte Delbo, deviennent des « mannequins nus », dans Aucun de nous ne reviendra, premier volet suivi par Une Connaissance inutile et Mesure de nos jours. Ainsi s’organise Auschwitz et après, fleuve de prose et de versets, de récit et de poèmes où « L’enfer avait vomi tous ses damnés ». Résistante française, elle est emprisonnée en 1942, acheminée à Auschwitz puis Ravensbrück, affectée au terrassement dans un déluge de froid, de coups et d’épuisement, avant d’accéder à un atelier de couture et enfin à l’usine Siemens, pour, après vingt-sept mois de camp, aboutir en Suède et enfin retrouver la France. Elle consacre une bonne partie de sa vie à la rédaction de cette fresque de la déportation, dans laquelle le chien d’un SS « traîne une femme qu’il tient à la nuque par la gueule ».
Encore à Buchenwald, avec Jorge Semprun. Une composition erratique, en mosaïque, préside à L’Ecriture ou la vie, car la mémoire joue avec les temps, de la fin du camp marquée par l’assaut de la résistance intérieure à sa longue emprise, de la formation intellectuelle à celle politique après-guerre. Le récit mime les mouvements de la démarche autobiographique, le doute « sur la possibilité de raconter », au risque du désarroi et de la lassitude du lecteur. Là tant les vers de Baudelaire que le kaddish accompagnent les mourants, là les pulsions les plus bestiales animent l’homme des camps, là l’auteur revient un demi-siècle plus tard, en mars 1992, pour sentir refluer les fumées charnues de Buchenwald…
Dans son introduction, Dominique Moncond'huy s’intéresse à la réception critique de chaque « écrit ». Même lorsque les œuvres de David Rousset, de Robert Antelme, de Charlotte Delbo, sont cataloguées comme des « références majeures », elles demeurent fort confidentielles. Quand Jean Cayrol obtint le prix Renaudot pour Je vivrai l'amour des autres[4] en 1947, ses textes concentrationnaires passèrent à peine la barre du silence. Car, si la résistance devient une part du grand récit natonal, le génocide des Juifs est plutôt occulté. Il faut attendre le film Nuit et brouillard d’Alain Resnais, en 1956, et surtout Shoah de Claude Lanzmann, en 1985, pour que la question devienne universelle. C’est cependant tardivement que les livres d’Elie Wiesel, La Nuit, en 1958, et de Jorge Semprun, avec L’Ecriture ou la vie, en 1994, se virent considérés avec le regard du succès, alors que Primo Levi, puis Imre Kertész contribuèrent à la dimension internationale du phénomène littéraire et historique. Avec son triptyque intitulé Auschwitz et après, Charlotte Delbo est plus longtemps reconnue aux Etats-Unis qu’en France. Mais avec Roland Barthes, Maurice Blanchot ou Georges Pérec, dont W ou le souvenir d’enfance[5] est à cet égard incontournable, voire Samuel Beckett, un sillage n’avait pas fini d’ensemencer durablement la conscience littéraire. Mais également les arts plastiques, avec Zoran Music, Anselm Kieffer, Christian Boltanski, ou encore la bande dessinée avec Maus, d’Art Spiegelman[6]. Sans compter qu’il faille peut-être relire rétrospectivement Franz Kafka…
Auprès de ces monstres sacrés de la révélation de l’holocauste, figure le modeste inconnu de l’anthologie : François Le Lionnais, avec sept pages seulement pour « La Peinture à Dora » (ce qui est le nom d’une carrière). Ce co-fondateur de l'Oulipo avec Raymond Queneau, fait « profession de détenu », et parvient à plonger les yeux d’un codétenu et ami (qui ne survivra pas) dans l’histoire de la peinture, pratiquant ainsi une évasion « mentale » et émerveillée en dépit des souffrances, des appels dans le froid, et des gardiens de prompts à cogner. Ainsi Bach survole la « dysenterie », un quatuor de Beethoven s’élève, « grondant sa révolte au lendemain d’une série de pendaisons particulièrement réussies ». Ces pages allusives et brillantes plongent le lecteur dans la plus poignante dichotomie entre l’art et les camps.
André Malraux rappelait dans ses Antimémoires, que les camps, « d’inspiration ubuesque » selon David Rousset, rompent avec toute tradition de l’incarcération et du bagne. Là, malgré les avanies, le prisonnier restait un homme. Les camps travaillaient à l’annihilation non seulement de l’homme, mais de tout un peuple. Malgré la dimension industrielle qui fait la spécificité de la « solution finale » nazie, le parallèle est évident avec les camps communistes, les famines ukrainiennes orchestrées par la collectivisation stalinienne, les dizaines de goulags parsemant l’Union soviétique, la focalisation antisémite en moins, la technique des chambres à gaz en moins, quoique le froid et la faim se chargeaient de l’extermination ; mais aussi les logaïs du maoïsme chinois. Aussi faut-il ne pas oublier de citer, comme c’est hélas le fait de ce volume de la Pléiade, des presque équivalents, soit les Récits de la Kolyma[7] de Varlam Chalamov, et L’Archipel du goulag[8] de Soljenitsyne.
Poignant plus encore par la réunion, la succession, le creusement des témoignages, ce volume rend à ses Ecrits des camps quelque chose de leur nouveauté épouvantable, époustouflante, de leur champ obscur d’assassinat programmé. Une fulgurance noire ne jaillirait-elle pas si l’on plaçait ce Pléiade, quoique d’un format plus modeste, aux côtés d’Historiciser le mal. Une lecture critique de Mein Kampf[9], dont l’analyse critique déborde pour trois fois la démesure du brûlot infâme d’Adolf Hitler[10].
Historiciser le mal. Une lecture critique de Mein Kampf,
Bibliothèque municipale, Poitiers, Vienne. Photo : T. Guinhut.
« Hier ist kein Warum[11] », répond un SS, ou un Kapo, lorsque Primo Levi se voit arracher le glaçon sur lequel il comptait pour apaiser sa soif. « Ici il n’y a pas de pourquoi ». Voilà qui semble dénier à l’occasion d’Auschwitz toute interrogation rationnelle autant que métaphysique. Certes les morts, à moins d’une autre vie accordée par la Providence, ne pensent pas. Cependant, il reste aux survivants, Primo Levi en tête, puis aussi bien aux amateurs qu’aux professionnels de la pensée, la tâche ingrate, ardue, semée d’embûches, d’édifier une Philosophie de la Shoah, telle que se propose, non pas seul, mais outillé de bien de ses prédécesseurs, Didier Durmarque.
Nanti d’un appareil de notes aussi judicieux qu’impressionnant (auquel nous empruntons bien des références), l’essai de Didier Durmarque, malgré l’apparente modestie de son épaisseur physique, ne se départ pas d’une dimension encyclopédique. Les témoins écrivains de la Shoah, sont bien là, de Primo Levi à Imre Kertész[12], les penseurs, d’Adorno à Heidegger, sans omettre un instant Hannah Arendt et son Eichmann à Jérusalem, en passant par David Rousset et Claude Lanzmann, ou des sociologues comme Bauman, des historiens comme Hilberg. Le format ramassé du volume, la fluidité de la démonstration permettent une efficace initiation à des problématiques lourdes et qui nous hanteront longtemps, voire tant que l’humanité sera l’humanité.
La Shoah est en effet le vortex d’une « métaphysique moderne », en laquelle l’être, son sens, son immanence, voire sa transcendance, sa relation au langage et à l’Histoire, son inscription dans une pensée politique, ne peuvent plus faire l’économie d’une entrée fracassante et fracassée. Car l’énigme du nazisme et son irrésistible montée, et une part de ses mobiles, la haine du Juif, parviennent à culminer dans le massacre organisé de six millions d’êtres humains. Au contraire de Jacques Lanzmann, qui qualifie la Shoah d’« acte incompréhensible[13] », Todd Strasser, dans son apologue La Vague[14], a tenté avec finesse et succès de mettre en scène et ainsi de montrer comment un groupe peut adhérer puis agir avec violence : un paisible lycée californien devient un microcosme totalitaire, où les élèves perdent tout libre arbitre pour adhérer avec passion à leur leader, le professeur Ben Ross, qui ne s’est livré à cette expérience que pour expliquer la montée du nazisme, et pour élucider avec eux les mécanismes de l’adhésion à un groupe exalté par le mal…
Ainsi Didier Durmarque s’attache à penser « par-delà un impensable ». Ce qu’il faut lire « comme castration et comme fondement », est également lu autant du point de vue anthropologique que métaphysique, voire « esthétique » : « La Shoah comme fondement ontologique s’apparente derechef à une castration, honte d’être homme », elle « remplace, à certains égards, le péché originel et la crucifixion du Christ ». Au-delà du meurtre de masse, multiplicateur de la pulsion de mort, qui plus est, en fonction d’une politique raciale, du génocide d’un peuple notoirement inoffensif, assimilé à sa seule religion honnie, la honte se cristallise également sur l’exploitation économique des camps, désastreusement peu rentable du point de vue de la faiblesse de travail, mais terriblement efficace quant à l’optimisation des sous-produits humains : vêtements, bijoux, or dentaire, lunettes, landaus, cheveux, cendres… Cependant, l’on n’ira pas jusqu’à suivre le nazi Heidegger, qui, dans sa haine de la technique, affirme : « L’agriculture est maintenant une industrie alimentaire motorisée, quant à son essence la même chose que la fabrication de cadavres dans les chambres à gaz[15] » (dans une de ses conférences de Brême), lui qui tait qu’il s’agit là d’abord de Juifs, ce que n’omet pas de pointer notre essayiste.
Cet « oubli de l’individu » signifie-t-il que Dieu n’existe pas ? L’être devant la mort par holocauste est confronté à une négation de la métaphysique : car « Vérité, beauté, Bonté, que les philosophes ont inventés » seraient « une pure moquerie à l’égard des victimes », selon un Heidegger ici moins verbeux qu’à son habitude. Ainsi Auschwitz « discrédite l’être comme fondement, c’est-à-dire comme Dieu, et réinvestit la question de l’origine sous forme de celle du néant ». Là où est interdit de « prononcer le mot de Providence », s’agit-il d’« une nouvelle Bible[16] » ? Si Dieu préside, il faut maudire sa volonté sans théodicée, car il rit ! Le scandale métaphysique est refermé par Imre Kertész : « La révélation du Sinaï a perdu sa validité avec l’accomplissement d’Auschwitz[17] ». Qui sait si les victimes, en d’autres circonstances, auraient pu se conduire comme leurs bourreaux…
À juste titre, à la suite d’Hannah Arendt, Didier Durmarque interroge le rôle euphémistique du langage[18] dans le traitement de la « question juive ». Mais aussi, au-delà de la « résistance à la verbalisation » de la Shoah, de la faillite des mots, et a contrario, ce langage anoblissant et vivifiant de l’art et de la poésie, comme lorsque Primo Levi attribue sa survie aux vers de La Divine comédie de Dante récités à Auschwitz. Ainsi, la souffrance « passe par une esthétique du langage », au service de la formulation, de la visualisation et de la transmission à fin de mémoire et d’avertissement humaniste et philosophique, ce au service des générations suivantes.
Cette esthétique n’est évidemment pas dans la Shoah elle-même, mais dans l’art qui en rend compte, au-delà de l’immonde et de l’inconnaissable, non sans dimension éthique. Dans une nouvelle langue, non contaminée, s’il est possible, « à l’intérieur de cette tension entre art et kitsch ». Paul Celan[19], avec « Fugue de mort », Primo Levi, et quelques autres, y ont réussi, pas seulement parce qu’ils étaient des témoins, mais des artistes. Bien que n’ayant jamais vécu à l’époque de la Shoah, Jonathan Littel, avec Les Bienveillantes, a su faire impressionnante œuvre d’artiste[20]. Comme le film de Claude Lanzmann est un film d’horreur vrai, en même temps qu’un film sur Dieu et sur la question de la représentation. En effet, déclare Lanzmann à l’intention de Raul Hilberg : « Pour décrire l’holocauste […], il fallait faire une œuvre d’art[21] ».
Une telle entreprise historique et de recréation se doit de déconstruire les stéréotypes : participation et absence de résistance des Juifs doivent être exclus du prêt-à-penser. Egalement de conduire à un « réinvestissement de la question juive ». Un « nouveau Sinaï » doit s’élever. « Une philosophie du judaïsme comme figure de l’universel » reste nécessaire ; y compris (ce que ne mentionne pas notre auteur) devant le défi multiséculaire de l’antisémitisme explicitement génocidaire de l’Islam…
Ce bel essai, stimulant pour l’esprit, n’échappe pourtant pas à quelque occasion de blâme : affirmer que « cette perversion de la raison […] est le propre de la société moderne en général et de la société occidentale en particulier », c’est faire fi des barbaries génocidaires depuis la préhistoire et l’antiquité et de celles extra-occidentales, c’est s’aligner sur une culpabilisation de l’Occident hors de tout équilibre objectif de la pensée. De même, accueillir sans barguigner l’association du « système totalitaire nazi » et du « système contemporain de la société néolibérale » de Christophe Dejours[22] et la comparaison de François Emmanuel[23] selon laquelle la « sélection du marché » capitaliste est « identique à la « sélection à l’entrée des camps de concentration et d’extermination » est pour le moins la traditionnelle et stupide reductio ad hitlerum, et, pour le plus juste, la marque d’une obsession idéologique anticapitaliste délirante et dangereuse…
Certes, l’on insiste, et Didier Durmarque de même, avec raison, sur l’unicité de la Shoah : qu’elle ait été commise au cœur du XXème siècle et d’un Occident apparemment supérieurement civilisé, qu’elle convoque les perfectionnements de la technique, au moyen de la bureaucratie issue de l’Etat hégélien, de la logistique ferroviaire et des chambres à gaz, au service d’une « industrialisation du meurtre », la rend presque incroyable, vigoureusement choquante, quand l’Etat moderne fourbit les armes de la mort, alors que civilisation et technique auraient dû nous garantir des barbaries tribales, djihadiques et impériales que les sables de l’Histoire enfouissent…
Pourtant, et en ce sens, la Shoah nous avertit qu’en dépit des apparents remparts de la civilisation et de la technique, pensées comme au service de l’humanité, elle n’est qu’un éternel retour (pour employer un concept nietzschéen) du fonds de violence et d’extermination qui coule en chacun de nous à des doses diverses depuis des temps immémoriaux. « Mal radical inné dans la nature humaine » selon Kant, ou « banalité du mal » selon Arendt[24], il ne fait que changer d’outil, de la massue la plus primitive à « la solution finale » abondamment théorisée autant que techniquement planifiée.
Quoiqu’il faille se garder de l’effet paravent. La Shoah, commise par le national-socialisme, mise en avant par l’antifascisme en sorte d’étendard de l’abjection à combattre, permet d’euphémiser, voire de passer sous silence les crimes de son pendant : le socialisme international, entre Lénine, Staline, Mao et Che Guevara. Il vaut mieux alors éviter de pointer les accointances de l’antisémitisme nazi et islamique, lorsque l’on sait combien le mufti de Jérusalem, visitant Berlin, était un grand ami d’Himmler. De plus l’absence de procès de Nuremberg pour les crimes du communisme, n’a pas permis qu’une opinion s’émeuve avec autant de force, en dépit de Soljenitsyne et de son Archipel du goulag : la filiation marxiste qui passe par Lénine, Staline, Mao et Castro n’a pas vu poindre son Hannah Arendt.
Reste que la conclusion nécessaire de l’argumentation de Didier Durmarque est, sans ambages : « une philosophie de la Shoah n’est point une contradiction dans les termes, mais se présente, s’érige, se donne à penser comme pléonasme », comme problème « politique planétaire ». On lui saura gré de fourbir pour nous les armes de la pensée, même si, devant le fer des masses fanatisée, elle peut-être notoirement fragile…
Avec une inébranlable constance, Didier Durmarque creuse le sillon de sa recherche, se demandant comment Enseigner la Shoah[25]. Au-delà et au secours de la pensée philosophique et historique, il ne se fait pas faute d’oublier les écrivains qui ont témoigné, soit « les écrivains incandescents » de son Bilan métaphysique après Auschwitz : Robert Antelme, Piotr Rawicz, Yitzhak Katzenelson et Imre Kertész, comme pour devenir une sorte d’apostille aux Ecrits des camps en Pléiade. Car si Dieu n’a jamais répondu aux appels qui sourdaient des baraques des camps et des chambres à gaz, peut-être faut-il signer l’acte de décès de la métaphysique. Car « c’est l’humanité de l’homme qui a rendu possible la Shoah ». Or ne reste que le verbe abandonné de Dieu sous la plume des écrivains. Didier Durmarque confirme le réquisitoire selon laquelle la « forfaiture divine » est indubitable.
Les quatre auteurs dont l’essayiste s’empare sont pour lui des « incandescents ». À cause du « pli au sens deleuzien » pour Robert Antelme, où les enfants brûlés sont le signe de la responsabilité métaphysique de l’homme. Ainsi l’Etat moderne, ne respectant pas le droit naturel, construit une biopolitique, pour reprendre Michel Foucault et Giorgio Agamben. L’incandescence du « style » chez Piotr Rawicz, va jusqu’à faire d’un Kapo ou d’un SS un Dieu, entre deux infinis : « Dieu et cafard », au sens de la vermine kafkaïenne et de la vermine juive selon les Nazis. Une queue circoncise quant à elle est une « phénoménologie » ! Ainsi l’ontologie devient une « néantologie ». Un tel écrivain considère tout « fait collectif », « tout fait social grandiloquent » comme « une antichambre de la chambre à gaz ! L’exagération n’est peut-être pas si folle. En regard, la « folie froide » est chez le Polonais Yitzhak Katzenelson, avec son Chant du peuple juif assassiné[26], « permettant à l’homme de sauver le Verbe ». Car le texte est de la poésie, au rebours d’Adorno, texte écrit en yiddish et enfermé dans de petites bouteilles enterrées dans le parc de Vittel, auprès du camp d’internement, quoiqu’il s’appuie sur l’expérience du ghetto de Varsovie et la perte de sa femme et de ses enfants achevés par le gaz à Treblinka. Quinze chants jalonnent l’œuvre jusqu’au soulèvement suicidaire du ghetto. Voici la « puissance démiurgique du langage », selon Didier Durmarque, qui ne peut échapper à la comparaison avec le poète Paul Celan, cette puissance qui lutte contre la destruction d’un peuple et d’une culture, malgré le scandale exprimé par Yitzhak Katzenelson : « Il est un Dieu ! Quelle injustice !.. Quelle raillerie !.. Quelle infamie ! » Reste la pensée au service du langage avec Imre Kertész, « premier philosophe de la shoah », qui met l’humanité face à l’irréductibilité d’Auschwitz, où « la modernité peut se passer de l’homme ». Seule l’incandescence de la langue maintient en vie la mémoire et la dignité humaines. Ainsi Didier Durmarque fait saillir de son quatuor d’auteurs une incandescence philosophique, là où « Auschwitz fait table rase de toutes les conceptions traditionnelles de l’homme et de Dieu ».
Les travaux de Christian Ingrao[27] développent également une pensée de la chambre à gaz et de l'extermination. Ce dernier expose par exemple les préoccupations morales d'Himmler et l'identification de sa pratique à celle des Anglais puis des Américains envers les Indiens. Himmler identifie même sa « marche à l'Est » au processus mis en place par ceux-là pour vider les territoires de ses habitants. Estimant qu'il n'a pas de temps à perdre, il se dédie au plus vite à sa mission au service son peuple. Or Christian Ingrao rappelle combien nombre d'Allemands, avant même la Première Guerre mondiale, étaient obsédés par l'angoisse de la disparition de leur peuple programmée par les Français et les Anglais, mais aussi les Russes.
Cependant cette philosophie de la shoah resterait veuve et sans descendance si l’on n’agrégeait les autres génocides qui ont parsemé l’Histoire : sans omettre les génocides vendéen et rwandais, pensons aux dizaines de millions de morts du maoïsme chinois, aux vingt millions de morts du communisme soviétique, dont ceux de la famine ukrainienne sciemment orchestrée par Staline, ce qui dément l’affirmation de Didier Durmarque selon laquelle « les goulags russes visaient expressément la domination politique et l’absence de contestation plutôt que l’extermination », les intentions affichées n’en cachant pas moins un résultat probant. Ainsi communisme et fascisme ne sont que les deux faces du même totalitarisme génocidaire des êtres et de leurs libertés, quand le théocratisme, en particulier (mais sans exclusive) depuis le VIIème siècle qui vit la naissance de l’Islam, faucha un nombre incalculable d’individus, de l’Inde à l’Espagne, jusqu’à aujourd’hui, où le califat islamique, sans omettre ses ramifications planétaires infiltrées, dévaste les Chrétiens, les Juifs, les athées, les tenants des Lumières, et tous ceux qui n’ont pas l’heur de lui plaire. En cette occurrence, le génocide arménien est symptomatique. Car l’on oublie trop souvent, que loin de se limiter à un conflit ethnique, il n’était rien d’autre qu’une élimination programmée d’une enclave chrétienne de l’empire ottoman.
À cet égard, l’essai de Michel Marian n’est pas un livre d’historien dépliant le récit d’un génocide qui fit en 1914 et 1916 tant de centaines de milliers de morts, extirpant les Arméniens de l’Anatolie, comme on le fit des Grecs, puis des Syriaques, et peut-être dans l’avenir, des Kurdes. Il s’agit, comme une variante en mineur du livre de Didier Durmarque, d’une philosophie de la mémoire. Ce qu’explicite suffisamment le sous-titre : « De la mémoire outragée à la mémoire partagée ». Toute la problématique repose en effet, entre « faits et fables », sur la question de la reconnaissance ou non de ce génocide (certes historiquement attesté) par le monde entier et par voie de conséquence par la Turquie elle-même. En ce sens, à l’heure du centenaire, l’islamisation de la Turquie sous la coupe d’Erdogan est de bien mauvais augure, non seulement pour une pacification de la mémoire, mais aussi pour une pacification du futur, là où la question arménienne augure de la question chrétienne (religion peu à peu évacuée du pays).
Une des questions essentielles (outre celle, oiseuse, de savoir s’il faut qualifier de génocide un événement antérieur à la création du mot) est de réclamer ou de s’inquiéter de la pénalisation de sa négation, à la suite des lois Gayssot pénalisant la négation de la Shoah. Michel Marian n’omet pas de rappeler les tenants et les aboutissements d’une telle entreprise judiciaire française, pointant à juste titre « les dangers de la pénalisation ». Lobby arménien, bons sentiments politiques et realpolitik aboutissent aux polémiques autour de l’exigence ou de l’ingérence grotesque du législateur sur le territoire de l’historien, à la lisière immédiate de la décision liberticide, prête à semer le lit d’une pénalisation de la mention d’une opinion pourtant conforme à des faits historiques avérés.
Quand Didier Durmarque se réclame de l’universel pour rendre leur dignité aux victimes de la Shoah, Michel Marian propose l’image de la ville homérique de Troie, détruite parce qu’à la charnière de l’Asie et de l’Europe, « pour clore dans cette région des siècles de nationalisme, pour remplacer la course meurtrière à l’origine par une référence partageable ». Ces deux essais, dont le second est comme le petit frère du premier, nous invitent non seulement à penser le passé, mais aussi notre présent et notre avenir : celui d’une humanité que le parfum des génocides n’a pas fini de faire frétiller, surtout animé par la pulsion de mort de l’identité religieuse et théocratique. Il est à craindre que l’Histoire n’en ait pas fini avec les crimes contre l’humanité, au service hélas d’autres écrits des camps et des génocides, si seulement survivent les plumes.
Thierry Guinhut
Une vie d'écriture et de photographie
[3] Theodor Adorno : Prismes. Critique de la culture et société, Payot, 2010, p 30-31.
[4] Jean Cayrol : Je vivrai l'amour des autres, Seuil, 1947.
[5] Georges Pérec : W ou le souvenir d’enfance, Denoël, 1975.
[6] Art Spiegelman : Maus, Flammarion, 1998.
[7] Varlam Chalamov : Récits de la Kolyma, Verdier, 2003.
[8] Soljenitsyne : L’Archipel du goulag, Fayard, 2011.
[9] Historiciser le mal. Une lecture critique de Mein Kampf, Fayard 2021.
[11] Primo Levi : Si c’est un homme, Julliard, 1987, p 34.
[13] Claude Lanzmann : Au sujet de la Shoah, Belin, 1990, p 401.
[14] Todd Strasser : La Vague, Jean-Claude Gasewitch, 2008.
[15] Martin Heidegger : Métaphysique, treizième leçon, 13 juillet 1965.
[16] Primo Levi, ibidem, p 246 et 98.
[17] Imre Kertész : Sauvegarde, Actes Sud, 2012, p 63.
[21] Raul Hilberg : La Politique de la mémoire, Gallimard, 1996, p 19.
[22] Christophe Dejours : Souffrance en France, la banalité de l’injustice sociale, Seuil, 1998, p 105.
[23] François Emmanuel : La Question humaine, Stock, 2000.
[25] Didier Durmarque : Enseigner la Shoah, UPPR, 2016.
[26] Yitzhak Katzenelson : Chant du peuple juif assassiné, Zulma, 2007.
[27] Christian Ingrao : La promesse de l'Est - Espérance nazie et génocide (1939-1943), Seuil, 2016.
Ruinas celtibericas de Montejo de Tiermes, Soria, Castilla y León.
Photo : T. Guinhut.