traduit par Michel Le Houbie, Phébus, 2005, 304 p, 19,50 €.
Robinson Crusoé est l’arbre qui cache la forêt. Certes, avec l’invention en 1719 de l’île déserte et de sa colonisation par un individu entreprenant, quoique inspirée de la mésaventure d’Alexander Selkirk abandonné pendant quatre ans au large du Chili, Daniel Defoe a créé un mythe susceptible de nombreux avatars, y compris de sa réécriture par Michel Tournier[1] ; mais on ne peut le réduire à ce seul livre, bien plus exotique que les suivants. Il fut aussi en 1722 avec Moll Flanders et Colonel Jack, également publiés de manière anonyme, un grand auteur de romans picaresques et d’éducation, sans compter le journaliste et le diariste du Journal de l’année de la peste. Reste que n’est pas seulement pour les qualités du roman d’aventure qu’il faut lire Daniel Defoe, mais pour sa dimension moraliste, cependant discutable.
Hautement moral est l’entreprenant personnage de Robinson Crusoé, prétendument véridique. Aventureux, désireux d’explorer le monde et de commercer, il est un digne représentant des Lumières[2], entre les voyageurs marins de son temps et ceux qui contribuent aux richesses de la nation, pour faire allusion à l’essai d’économie politique d’Adam Smith[3] paru en 1776. Il est à la fois un héros des voyages maritimes et terrestres, un législateur judicieux, un héros du capitalisme et du colonialisme, même si le second terme parait aujourd’hui moins glorieux. Outre sa capacité à affronter l’adversité d’une tempête, d’une île sauvage et solitaire, pour la rendre habitable et l’exploiter au profit de l’être humain qu’il est, il fait montre d’une foi en Dieu qui contribue à sa résilience. De surcroit, délivrer un pauvre indigène, destiné à être dévoré par ses ennemis cannibales, est un acte d’humanité universelle, même si ce n’est pas sans un certain paternalisme que Vendredi devient un parfait serviteur et ami. Car de manière un peu manichéenne, face à Robinson, se dressent les abîmes du mal que sont la piraterie, l’anthropophagie, voire l’esclavage.
Une fois sauvé de sa relégation en une île coupée de la civilisation, quoique fournie de nombre de ses utiles objets récupérés sur le bateau avant qu’il s’abîme, Robinson, s’il retourne en Angleterre pour se marier, ne pense qu’à coloniser comme il se doit son île, ce en quoi il ne lèse aucun indigène. Ainsi, la nature sauvage étant policée, la culture civilisatrice de l’humanité se voit confirmée de manière optimiste, dans le cadre des idéaux naissants des Lumières. La confession autobiographie du héros, qui fut un débauché avant sa réelle conversion insulaire à l’aide de « trois fort bonnes bibles », vise autant à l’élévation spirituelle qu’à l’éloge de l’esprit humain. Même si la seconde partie se détache un peu de ce paradigme en insérant des épisodes comiques, voire burlesques, au dépend du héros qui par ailleurs, à l’occasion du massacre de Madagascar, ne parvient pas à se faire respecter.
Pourtant, force est de constater que Vendredi est moins qu’un serviteur, certes fort bien traité, mais un esclave. Nombre d’auteurs ultérieurs, comme J. M. Coetzee[4] ou Patrick Chamoiseau[5], ne se feront pas faute d’occulter cet aspect en leurs réécritures, oubliant peut-être que Robinson lui-même se vit réduit en esclavage par des corsaires maures. Ce qui ne l’empêche pas de se livrer à ce commerce fructueux aux bords de la Guinée pour abonder en matériel humain sa plantation du Brésil. Peu de voix s’élevaient contre l’esclavage[6] au temps de Daniel Defoe, qui croyait préconiser l’humanité en la matière, sinon celle de son critique Charles Gildon, puis un peu plus tard chez Montesquieu, de Raynal et autres auteurs des Lumières. Aussi Michel Tournier redonne la prééminence à son Vendredi, qui d’esclave de son maître devient maître de son esclave, J. M. Coetzee fait mourir son « Cruso » avant Vendredi et inflige à ce dernier l’ablation de la langue et la castration, peines infamantes réservées au plus rebelle des esclaves. Patrick Chamoiseau fait de Robinson un « moussaillon dogon » qui accompagnait son maître esclavagiste, qui n’est autre que le véritable Robinson…
C’est à la préface de Beaudoin Millet que nous empruntons ces derniers renseignements. Elle est en effet une pièce maîtresse d’un Pléiade élégant et fort documenté, de surcroit nanti de la belle traduction du romantique Pétrus Borel[7], et illustré de maintes gravures venues d’éditions anciennes.
La Vie et les aventures surprenantes de Robinson Crusoé,
Amable Le Roy, 1784. Photo : T. Guinhut.
Les romans de Daniel Defoe sont souvent nantis de sous-titres à rallonges. Ainsi, en 1722, ce sont les « Heurs et malheurs de la fameuse Moll Flanders qui naquit à Newgate et pendant une vie incessamment variée qui dura soixante ans, sans compter son enfance, fut douze ans prostituée, cinq fois mariée (dont une fois à son propre frère), douze ans voleuse, huit ans déportée en Virginie et finalement devint riche, vécut honnête et mourut pénitente ».
Comme Flaubertse glissant dans son personnage de Madame Bovary, Daniel Defoe est un homme qui fait vivre et parler une femme du XVIIème siècle, Moll Flanders, dont la survie dépend des hommes qu’elle exploite et qui l’exploitent, car elle n’a pas eu la chance de naître dans une famille nantie. Son corps et son lit sont des monnaies d’échange, la prostitution et la courtisanerie sont ses demeures. Ses nombreux malheurs, ses rares bonheurs, ne se comprennent que dans la nécessité d’assurer une existence chaotique. Si cette anti-héroïne ne parait guère attachante, voire repoussante, son savoir-faire, son entregent, ses capacités de séduction, puis, une fois ses charmes passés, la nécessité de voler pour ne pas être jetée à la rue et ne pas mourir de faim, lui permettent tout de même de gagner une certaine amitié du lecteur. Voilà à quoi était réduite une femme du XVIII° siècle, quoiqu’elle n’ait pas su et voulu se caser dans la médiocrité. Le récit, outre l’attrait picaresque et les rebondissements, accuse la misère sociale et morale du temps.
Ecoutons la rouée créature et ses états d’âme, à la fois moraux et calculateurs : « – Quelle abominable créature je suis ! Et comme cet innocent gentilhomme va être dupé par moi ! Combien peu il se doute que, venant de divorcer d’avec une catin, il va se jeter dans les bras d’une autre ! qu’il est sur le point d’en épouser une qui a couché avec deux frères et qui a eu trois enfants de son propre frère ! une qui est née à Newgate, dont la mère était une prostituée, et maintenant une voleuse déportée ! une qui a couché avec treize hommes et qui a eu un enfant depuis qu’il m’a vue ! Pauvre gentilhomme, dis-je, que va-t-il faire ? Après que ces reproches que je m’adressais furent passés, il s’ensuivit ainsi : – Eh bien, s’il faut que je sois sa femme, s’il plaît à Dieu me donner sa grâce, je lui serai bonne femme et fidèle, et je l’aimerai selon l’étrange excès de la passion qu’il a pour moi ; je lui ferai des amendes, par ce qu’il verra, pour les torts que je lui fais, et qu’il ne voit pas ». En effet, malgré ses avanies, Moll Flanders, qui a su providentiellement se convertir à la piété parmi les murailles d’une prison, parviendra à acquérir le statut d’une dame, riche et fort respectable, ce qui tend à faire de ce roman un apologue ambigu : si la société n’est qu’un bourbier moral, c’est par d’immorales activités que l’on parviendra, si l’on sait mener sa barque, à une condition moralement enviable.
Ce filon sera exploité jusqu’à l’extase et jusqu’à la lie, puisqu’en 1724 Daniel Defoe publiera Lady Roxana ou l’heureuse catin.Abandonnée par un incompétent mari qui n’a su que dilapider sa fortune et lui faire cinq enfants, elle les abandonne à son tour pour devenir la maîtresse du riche propriétaire de sa demeure, puis d'un prince étranger. Fortunée, femme d'affaires avisée, repoussant tout candidat à sa main, elle va jusqu’au crime pour protéger sa respectabilité : retrouvant sa fille qui risque de révéler ses anciennes turpitudes, elle n’empêche pas un instant qu’Amy, sa fidèle servante, la fasse disparaître de la face de la terre.
Satire de l’ambition et de l’ivresse de l’argent, ce roman psychologique aux facettes plus complexes qu’il n’y parait, longtemps taxé d’une immoralité abjecte, pourrait être lu aujourd’hui, quoiqu’avec prudence, d’une main féministe.
1722 est une année mémorable, « annus mirabilis » du roman anglais, qui vit la publication conjointe par Daniel Defoe de Moll Flanders, du Journal de l’année de la peste et du Colonel Jack. Car comme la dame Flanders (sans en être une répétition) il fut voleur et déporté en Virginie, avant de faire fortune. Nous n’avons là que picoré dans le copieux sous-titre en omettant le « se maria cinq fois à quatre putains »…
Il faut admettre que Le Colonel Jack, pourtant moins connu que Moll Flanders, paradigme du roman picaresque anglais, est parfois plus excitant, ne serait-ce que par la vitesse narrative qui s’empare du lecteur dès les premières pages. Voilà notre orphelin des bas-fonds londoniens, livré à la rue, couchant dans les cendres d’une briqueterie, devenant comparse de pickpockets effrontés, de pendards promis à la corde, milieu bien connu de l’auteur qui passa quatre années en prison pour dettes et pamphlets. Malgré ses vols à la tire, son éducation inexistante, quelque chose retient Jack de tomber dans l’endurcissement du péché : sa conviction d’être un gentilhomme… Il lui faudra pourtant bien des expériences et des avanies, entre rapts, commerce maritime et rencontres de corsaires, avant de prétendre à cette qualité sans jamais l’atteindre entièrement. Car malgré ses courageux et moraux succès financiers, il reste un gueux, un picaro. Son surnom deviendra un grade effectif, mais il ne pourra devenir noble : voilà la limite de son ambition.
Faute de noblesse, il parvient après de nombreuses aventures à une sorte de sagesse. Vendu comme forçat dans une plantation du nouveau monde, il se prend de repentir : pour la première fois il gagne son pain en travaillant dur, et ses larmes, à l’écoute de son maître sermonnant un ancien voleur, lui valent protection et promotion. C’est là que le roman prend un tournant inattendu. Il est le seul à imaginer que les « nègres brutaux » puissent être rendus « sensibles aussi bien pardon qu’au châtiment », puis, métamorphosés par la clémence, la reconnaissance, être ainsi heureux de mieux travailler pour le maître : « Que la vie d’un esclave en Virginie est donc préférable à celle que peut mener le plus opulent des voleurs ! ». Certes un tel enthousiasme paternaliste, qu’il faut contextualiser puisque nous sommes au début du XVIII° siècle, peut laisser dubitatif, rien n’étant préférable à l’abolition de l’esclavage et à la liberté individuelle.
La Vie et les aventures surprenantes de Robinson Crusoé, Amable Le Roy, 1784.
Photo : T. Guinhut.
Une fois devenu riche en devenant planteur à son propre compte, notre héros repartira en Europe s’engager dans l’armée pour y devenir vraiment colonel. Il ne restera plus qu’à parfaire son roman d’éducation grâce à une dernière dimension de la vie humaine. Après l’accession à la vertu, puis à la bravoure, viendra l’amour, ses apparences, ses ruses, ses déceptions… Pas moins de cinq mariages, non sans qu’il retrouve une épouse infidèle sous les traits d’une condamnée au travail forcé, bouclant ainsi la boucle du mal, du châtiment et de la vertu durement acquise et consolatrice. Hélas, cette partie sent un peu le remplissage pour un auteur qui travaillait à la commande et dans le but avoué du gain immédiat.
Du vol à la vertu, des bas-fonds de Londres à l’esclavage en Amérique, l’auteur de Robinson Crusoé nous embarque à la suite du Colonel Jack dans un attachant roman picaresque. Roman picaresque certes, mais à visée morale. On se demandera si le plus intéressant est le réalisme avec lequel sont décrits le milieu et la vie des voleurs, préfigurant ainsi Charles Dickens et son Oliver Twist, ou cette vision humaniste et optimiste de l’esclavage, qui n’a pas encore mûri en une éthique de l’humanité et de la liberté, n’annonçant réellement les Lumières qu’en partie. Hautement moral, aventurier et romanesque et édifiant avec Robinson Crusoé, à la réserve de sa qualité de négrier, Daniel Defoe a cependant plus d’une corde à son arc, désapprouvant ou approuvant secrètement ses dames de petite vertu, en particulier Moll Flanders, alors que Lady Roxana est un repoussoir. Reste au lecteur, replaçant une injuste condition humaine dans le cadre de son époque, à dégager la part d’universelle éthique qui anime le romancier.
Thierry Guinhut
La partie sur Le Colonel Jack a été publiée dans Le Matricule des anges, juillet 2005
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.