Se rire de soi, du monde et de l’humanité, c’est non seulement le don accordé au satiriste, mais une capacité cultivée par l’aisance du romancier qui sait être grave en paraissant léger. Au croisement de la comédie romantique et de l’anti-utopie, Gary Shteyngart concocte une Super triste histoire d'amour, en même temps qu'un super triste roman d’anticipation satirique. Ce qui n'est pas si mal pour celui qui prétendit écrire ses Mémoires d’un bon à rien. Reste à devenir meilleur, ou pire, parmi les routes et les orages des Etats-Unis où, opposés aux heureux nantis, les gueux américains ne survivent aux saletés de la réalité que grâce à l’humour et l’amitié. Aussi les love story risquent bien d'être source de désillusions nombreuses et raffinées, lorsque l’on s’est mis à voguer sur le Lake Success d’un roman de mœurs à la croisée des fonds spéculatifs et du picaresque. De la Russie aux Etats-Unis, le romancier Gary Shteyngart fait flèche de tout bois : satire, science-fiction, roman de mœurs, tendresse paternelle...
Dans une science-fiction semi-contemporaine, le règne du superficiel, du kitsch, de l’apparence et de l’argent tyrannique est sans partage. Là, ne peut que se dérouler une Super triste histoire d'amour. « Lenny Abramov, dernier lecteur sur terre », travaille pour une vaste entreprise « d’extension indéfinie de la vie », grâce à laquelle les richissimes clients exhibent de jeunes quatre-vingts ans. Il est un super commercial au pouvoir d’achat confortable, quoique sur le déclin. A la quarantaine, il voit son capital santé et séduction s’éroder, son cholestérol et ses hormones s’afficher dangereusement. Aussi l’on se demande quelles sont les chances de ce lover défraichi lorsqu’il tombe amoureux de la jeune asiatique Eunice Park, ex-enfant maltraitée.
D’autant que l’on peut savoir tout ou presque grâce à « l’äppärät », sorte d’IPhone ultra sophistiqué nanti, entre autres, d’une « Emosonde » qui « détecte toute variation de la tension artérielle » et devient indispensable en termes de « baisabilité » : « ça lui indique à quel point tu veux te la faire. » Les nouvelles technologies, ludiques et invasives, trouvent ici leur parodie. Sinon leur inquiétante omniprésence, au point que plus grand-chose ne puisse rester privé. Sous le masque de la comédie sentimentale, érotique, animée par l’échange de longs messages sur « GlobAdos », pointe l’apologue politique. Quelle société nous réserve cet avenir si proche ? Nous sommes dans un New-York de puissants et de « Médiacrates » dont la prospérité est menacée par le Yuan chinois et les créances abyssales, dans une atmosphère de décadence où la lecture, l’amour et l’écriture d’un journal intime sont de la dernière ringardise, en une sorte d’écho à 1984 d’Orwell[1]. Aussi, le souhait de nombreux Américains, encadrés par un état policier, voire sanglant au moyen de « l’Autorité de Rétablissement de l’Américanité », est-il d’émigrer vers le Canada.
Le vocabulaire de cette anticipation s’enrichit d’abréviations, d’images, de néologismes, souvent avec une inventivité et une vulgarité sans complexe aux effets hilarants. On surfe sur « CulLuxe » et porte sans barguigner un jean « MoulesEnFoules ». On croise une « Médiapute », écoute « CriseInfo » et prend pour pseudonyme « Languedepute ». A moins qu’il s’agisse d’un appauvrissement qui est déjà le nôtre. Ainsi le langage post-ado de la petite Eunice, qui ne peux lire ni comprendre ni Tchekhov ni Kundera, et ce monde qui pratique une forme clinquante de novlangue, sont à l’opposé de celui, cultivé, profond, du narrateur personnage inactuel. Comme échappé des talents d’émotion et d’analyse du roman russe, il se heurte à une Amérique qui ne sait, ni ne veut plus lire. Lui sait, en son « Cher journal », parler de « sourire amphibien, ce rictus sans qualités ». L’aboutissement de ce décalage des générations et des mentalités laissera évidemment à désirer. L’on se doute que Lenny et Eunice, qui lui rappelle à l’envie combien il est un préhistorique croulant, ne vieilliront pas ensemble…
La stylistique et la construction romanesque de Gary Shteyngart permettent de mettre en scène et de visualiser le gouffre qui s’ouvre entre la littérature digne de ce nom et le piètre et bruyant flot de paroles qui parcourt les médias de masse et la foule de l’humanité courante. De cet américain né en Russie, nous connaissions Absurdistan[2], traversée loufoque d’un Moyen Orient aux mafieux obèses. L’humour est cette fois doux-amer et la portée plus nettement convaincante. Son anti-héros (au nom si proche de l’Oblomov de Gontacharov[3], ce paresseux pathologique) qui ne joue guère le jeu de l’adaptation nécessaire, amoureux des livres et de l’amour, est un peu son alter ego. Malgré le peu de concision, la légèreté, peut-être inévitable en la demeure, du bavardage, la satire anti-utopique du jeunisme, de la frime et de l’incurie économique est à son comble. Dans un univers où la superficialité est érigée en dogme, l’écrivain ne peut qu’aiguiser avec succès les flèches de l’ironie.
Nul doute que Gary Shteyngart (né en 1972) ait pensé aux mémoires de Vladimir Nabokov intitulées Autres rivages[4]. Un « torrent nabokovien de souvenirs » l’entraîne en effet. Tous deux ont quitté, à presque un siècle de distance, la Russie soviétique pour les Etats-Unis, mais aux prestigieuses pages de son illustre devancier, celui qui s’appelait Igor Shteyngart a préféré en toute modestie ces Mémoires d’un bon à rien.
Attendons-nous alors à un festival d’autodérision. À cet égard le lecteur n’est en rien déçu. Que faire de soi lorsque l’on nait prématuré et à moitié étouffé, que l’on souffre d’une enfance d’asthmatique, alors que son père aimant et déçu le traite de « morveux » ? Que faire de sa jeunesse lorsque les petites amies sont le plus souvent inatteignables, sinon se moquer allègrement de ses tares, en étudiant, au désespoir de la volonté parentale, l’écriture, en souhaitant être écrivain, pour faire pleurer en riant ses lecteurs préférés… Car, malgré son passage par « un enclos pour matheux multinationaux », il ne sait « rien faire », hors écrire, ou partir en quête d’une fille qui l’aime, osciller entre une sexualité pathétique ou grand-guignolesque.
La satire de l’Union soviétique, corsetée dans sa petitesse idéologique, sa pénurie, côtoie une plus tendre satire, celle des mères juives, ainsi qu’un tableau burlesque de l’Amérique, en particulier universitaire. Reste que l’intérêt, plus profond et plus moral qu’il n’y paraît, de cette autobiographie est d’être également un vaste roman d’apprentissage, biaisé par une ironique distanciation, jusqu’à ce que son auteur éprouve les joies de la publication, avec son Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes russes[5], autre « récit infidèle ».
Une fois de plus, l’adage selon lequel l’argent ne fait pas le bonheur ne sera guère démenti, quoique avec modération, parmi les pages de Lake Success. Or la richesse du New-Yorkais Barry Cohen est indubitable, puisqu’à la tête d’un fonds spéculatif de plus de deux milliards de dollars, ainsi que d’une collection de montres précieuses qui lui procurent un réel sentiment de sérénité. Sauf que sa ravissante épouse, Seema, a mis au monde un enfant sévèrement autiste, prénommé Sheeva, qui pousse des cris dignes « d’un massacre villageois qui aurait eu lieu plusieurs siècles avant dans son histoire génétique ». Difficile pour le couple de ne pas se déchirer. Au point insupportable que Barry Cohen décide de prendre la poudre d’escampette. Fuir non seulement son ménage, mais New-York, et sa profession financière, d’autant plus qu’une enquête de la Commission boursière lui tombe sur le râble ! Où aller, sinon à l’autre bout des Etats-Unis, sinon dans un passé fantasmé où il retrouverait Layla, son premier amour ?
Comme dans la tradition de l'épopée vers l'Ouest américain, la traversée parodique est d’abord une sorte d’ascèse. Abandonnant les vols transcontinentaux, il choisit les bus pour rejoindre le Nouveau-Mexique : « Barry s’était libéré du sombre carcan de sa propre existence ». L’on devine que les rencontres et les aventures seront peu luxueuses, et l’occasion d’avanies peu reluisantes. Une autre Amérique que celles gratte-ciels de luxe lui saute au visage, donnant lieu à des scènes pitoyables, burlesques, tendres et sordides, parmi les gares routières où « les toilettes puaient le détergent, mais puaient aussi la liberté », parmi les bus Greyhound et leur promiscuité, parmi les ivrognes et les rixes, là où s’agite toute une population picaresque, agressif vendeur de crack ou voyageur de hasard. Ce qui permet une sorte de reportage urbain, une prise de conscience de l’état de l’Amérique à tous les étages sociaux et parmi nombre de ses espaces géographiques, alors que Barry visite ses souvenirs, comme lorsqu’il retrouve la famille de Layla ou un riche ami à Atlanta. À moins qu’il vive une belle nuit d’amour avec la jeune et noire Brooklyn, qu’il se trouve à interroger sa lointaine judéité, lors d’un chemin initiatique. Et rejoigne enfin le Texas et Layla, divorcée, avec un enfant qui est tout le contraire de son fils : surdoué, passionné de trains et de cartes qu’il dessine avec brio. Cependant le havre de tendre amour rêvé doit être lâché. La quête devient une fuite, qui s’achèvera devant la justice. Et malgré l’élection de Donald Trump[6] (évidemment évoquée d’une manière partisane), le happy end est peut-être au bout du retour, à moins d’un triste coup de théâtre. Notre anti-héros se réalisera-t-il en devenant écrivain racontant son odyssée, comme un double de son auteur, ou en étendant sa collection de montres au point qu’elle habite un « Montrarium » ? Qui sait si son fils Shiva deviendra son « Lake Success »…
Du point de vue narratif, un va et vient s’organise de scène et scène entre des bribes du passé récent et les péripéties du voyage inter-Etats. L’antithèse est frappante entre deux mondes et des classes sociales radicalement étrangères, bien que dans le même pays : « la dignité du prolétariat et des classes moyennes » est au bout de la découverte. Ce qui permet au lecteur d’éprouver une réelle empathie pour les personnages, au premier chef desquels, malgré sa fatuité et son éthique financière discutable, Barry, dont le prénom, à moins de deux lettres près, est si proche de son auteur. Autre va et vient, entre Barry et son épouse Seema, qui ne dédaigne pas l’écrivain guatémaltèque, quoiqu’elle soit enceinte d’un deuxième enfant. Même si cette tranche de vie est peut-être moins palpitante pour le lecteur, elle n’en fait pas moins partie du roman de mœurs et de l’emprise de la satire. Il n’empêche que lorsqu’il est question du « taux de HYPMS » des écoles maternelles, c’est-à-dire de leurs futurs étudiants à Harvard, Yale, Princeton… l’on se demande s’il faut en rire ou pleurer !
L’écriture de Gary Shteyngart ne manque ni de piquant, ni d’émotion. C’est devant une Vierge à l’enfant de Titien, à Venise, que Seema prend réellement conscience que son enfant ne l’avait jamais regardé dans les yeux. Une scène avec un écrivain, un « Tolstoï guatémaltèque », qui prend mentalement des notes sur son riche invité, peut se lire comme une mise en abyme dans laquelle notre auteur offre le reflet de sa démarche. De même pour les retours en arrière sur le « cours d’écriture créative » que suivait Barry en produisant une nouvelle qui lui tenait à cœur au point d’en pleurer. Même si le roman s’essouffle un peu à mi-parcours, c’est bientôt le roman de l’amour paternel qui se déploie, d’accidents en joies successives.
Le moins que l’on puisse dire est que Gary Shteyngart est un inventif romancier, qui, de surcroît, a la capacité pas si courante de se renouveler de livre en livre, malgré un manque de concision parfois dommageable qui n’émousse qu’à peine les vertus de la satire et de la tendresse. N'est-ce pas un grand talent pour un bon à rien que de taquiner les ressources autobiographiques, que de savoir nous faire pleurer et rire avec ses piètres et super histoires, d'enfance et de formation, de petite sexualité et de grand amour, flirtant avec les plus pauvres et la richesse la plus dorée... Et d’en récolter un lac de succès !
Thierry Guinhut
Les parties sur Super triste histoire d'amour et Mémoires d’un bon à rien
ont été publiées dans Le Matricule des Anges, mai 2012 et mai 2015
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.