Icône orthodoxe, collection A. R.
Photo : T. Guinhut.
Ludmila Oulitskaïa ou l’âme de l’Histoire.
Médée et ses enfants, L’Echelle de Jacob,
Ce n’était que la peste & Le Corps de l’âme.
Ludmila Oulitskaïa : Médée et ses enfants,
traduit du russe par Sophie Benech, Folio, 2021, 398 p, 8,90 €.
Ludmila Oulitskaïa : L’Echelle de Jacob,
traduit du russe par Sophie Benech, Folio, 2022, 816 p, 11,20 €.
Ludmila Oulitskaïa : Ce n’était que la peste,
traduit du russe par Sophie Benech, Gallimard, 2021, 144 p, 14 €.
Ludmila Oulitskaïa : Le Corps de l’âme,
traduit du russe par Sophie Benech, Gallimard, 2022, 208 p, 18,50 €.
Si la Russie n’est qu’une succession d’autocraties tyranniques et de totalitarismes, ce que d’aucuns appelleraient son âme, au-delà du christianisme orthodoxe et de ses icones, tient probablement au lyrisme et à la sagacité de ces poètes et écrivains. Ils ont été en butte aux persécutions tsaristes, comme Dostoïevski, à la chape de plomb communiste et à ses goulags, comme Mandelstam et Soljenitsyne. Mis à part les thuriféraires du réalisme socialiste, nombre d’écrivains russes restent des esprits critiques. Ainsi Ludmila Oulitskaïa (née en 1943), parmi son recueil de textes autobiographiques, À conserver précieusement[1], paru en 2013, ne manqua pas d’affuter sa pensée à l’encontre du gouvernement de Poutine ; et l’on devine qu’elle est encore plus résolue à l’opposition depuis la guerre infligée à l’Ukraine. Ses titres, entre allusions culturelles à la mythologie grecque avec Médée et ses enfants et à la Bible avec L’Echelle de Jacob sont autant de romans familiaux enchâssés dans l’Histoire d’un continent qui décidément goûte les rimes sordides, de Lénine à Poutine, en passant par Staline. Il y a cependant un au-delà dans le parcours romanesque aux nombreuses facettes de Ludmila Oulitskaïa, ne serait qu’avec son Corps de l’âme, lumineux recueil de nouvelles. La romancière ne va-t-elle pas en quête de l’âme de l’Histoire ?
Circonscrite à la Crimée, l’action de Médée et ses enfants prend le temps de laisser passer un siècle. Non sans convulsions. Médée n’est pas ici la magicienne vengeresse et assassine de la mythologie, mais le simple prénom, d’origine grecque, d’une femme originaire d’une famille nombreuse, qui, au contraire du mythe tutélaire, est la gardienne de la vie. Et si elle n’a jamais pu avoir d’enfants, elle s'occupe d’abord de ses douze frères et sœurs à la mort de ses parents, puis elle se fait protectrice et nourricière de ses nombreux neveux, nièces et de surcroit petits neveux, comme si, surmontant ses chagrins, elle était la métaphore d’une mère Russie idéale.
En ce sens le roman progresse comme une mosaïque, avec de nombreux retours en arrière, depuis l’enfance de Médée, de ses parents et de ses amies. Malgré la cohérence de l’œuvre, l’on peut se perdre un tantinet parmi la multiplicité des personnages ; ou se laisser guider et partir à la découverte. Par exemple avec Boutonov, talentueux soigneur des corps, qui découvre avec étonnement l’amour avec une cavalière juive. Ou encore Alik Schchwartz, un médecin, qui se trouve vite fait bien fait une épouse en la personne de Macha et lui récite les meilleurs poèmes qu’elle a composés, ce qui n’empêchera pas cette dernière de rencontrer des déceptions. La façon dont se font les mariages est ainsi le pivot de l’action et de la trame familiale. D’autant que « l’amour est l’œuvre de l’esprit, mais les corps y ont aussi leur part », ce qui n’empêche pas les divorces, car l’un est « un bûcheron aussi primaire », l’autre se conduit « de façon épouvantable ». Et les amants…
Cependant, malgré l’attention de Médée, la communication est parfois bien difficile entre les divers protagonistes. De plus, pour elle, les mots n'expriment pas pleinement la pensée. Elle rappelle à cet égard la perspicacité de Samuel, son mari juif, qui notait nombre de décalages de sens entre le russe et l'hébreu. Ce pourquoi d’ailleurs « son veuvage avait duré plus longtemps que son mariage, et ses rapports avec son défunt mari étaient toujours aussi bons, ils s'étaient même améliorés avec les années ». Ce qui n’est pas sans humour ni humanité.
Voici peut-être la ligne directrice du roman : « ceux de ses descendants qui ne furent pas broyés par l’époque sanguinaire auraient hérité de lui tant la vigueur de sa constitution que ses dons, tandis que sa fameuse cupidité se manifestait dans la lignée masculine par une grande énergie et la passion de construire, et chez les femmes, comme chez Médée, s’était muée en goût de l’épargne, en soin extrême pour les objets, et en sens pratique plein de débrouillardise ». Le sens des valeurs s’associe à celui des sexes et des générations, en ce roman à la fois psychologique et sociologique.
Hélas l’on meurt sur les champs de bataille, l’on croise l’expéditive déportation des Tatars de Crimée par le régime de Staline. Car nous sommes sur une « terre scythe, grecque, tatare […] une terre de sovkhose », une mosaïque là encore, de libertés et de tyrannies.
La chronique des vies qui se déploie dans Médée et ses enfants se termine par un enterrement, mais aussi par un poème à la dimension métaphysique incertaine :
« Et incarnés dans nos propres pensées,
Les plus insoucieux de ces hommes en troupeaux,
Nous inclinerons nos têtes résignées
Devant qui se fond dans l’éternité ».
Egalement précédé par l’arbre généalogique familial, L’Echelle de Jacob est encore une traversée du siècle soviétique, de 1910 à nos jours, en un lourd roman de 800 pages. Cette fois, il s’agit moins d’une mosaïque que d’un puzzle. S’appuyant sur la correspondance de ses grands-parents, la romancière fait défiler les heurs et malheurs de la vie d’un couple fictif, et en particulier de Maroussia, danseuse aux convictions féministes affirmées. L’histoire de Jacob et de la belle Maroussia est pour le moins contrariée. Car Nora, leur petite fille, découvre dans une « malle en osier » des lettres, d’où émergent les secrets enfouis par le KGB, les trahisons, les culs de basse-fosse de l’époque. Parmi les villes d’Ukraine sous le joug soviétique, l’entrelacement des divers personnages permet de rendre compte de la façon dont les destins individuels sont touchés, voire brisés, par les bouleversements politiques et historiques. Ce qui n’est pas sans faire penser à l’immense tradition de Guerre et paix de Tolstoï, offrant ainsi une direction épique considérable au roman familial.
Deux temps se partagent la dynamique romanesque. Celui de Jacob et Maroussia depuis 1910, date symbolique de la mort de Tolstoi, et celui de Nora depuis 1975 qui verra la chute du communisme. Ces deux femmes vivent intérieurement en écho, tant elles se veulent indépendantes et sont nanties d’une réelle dimension intellectuelle. Cependant, le rêve d’un avenir magnifique du couple originel explose en tous sens lorsque « la justice sociale tant attendue frappa ». La formule est savoureuse tant elle fait penser au « mirage de la justice sociale » au centre de Droit, Législation et liberté de Friedrich August Hayek[2]. Aussi Jacob dut trouver de l’embauche dans le département des statistiques du commissariat du peuple au Travail d'Ukraine. Où l’on devine que la liberté n’est qu’un vain mot. Ne lui reste que le mince épanouissement intime avec Maroussia, hélas de courte durée. Car accusé comme il se doit d'activités antisoviétiques, il fut déporté « en relégation », tel que l’euphémisme le laisse deviner. De l’ère tsariste à l’ère de Poutine, en passant la révolution bolchevique et le long tunnel de l'URSS, les destinées contrariées et fauchées des Juifs, des intellectuels et des artistes laminés par le réalisme socialiste de sinistre mémoire, mais aussi des dissidents, témoignent - du moins pour ceux qui n’ont pas succombé - comme témoigne la romancière aux bras puissants, qui lui permettent de remonter l’échelle du titre.
À l’incessante jonglerie de chapitre en chapitre parmi les époques répond la dispersion géographique : Jacob en Oural, une usine de tracteurs à Stalingrad, Kiev et Moscou. Et plus loin, Nora, puis son fils Yourik, en Amérique, fils qui chantait dans le ventre de sa mère... Il y a d’ailleurs un fort beau chapitre 12, lorsque l’enfant découvre le monde en osmose avec sa mère, décoratrice de théâtre, qui travaille avec Tenguiz sur des marionnettes adaptant les « Yahous » et les « Houyhnhdms » venus des Voyages de Gulliver de Swift, ce pour contourner la censure et au service d’une « liberté de marionnettes ». Ce ne sont là que quelques entrées dans ce vaste roman que nous laisserons au soin de notre lecteur qui ne regrettera pas sa patiente attention.
Si le totalitarisme soviétique et stalinien n’est qu’un arrière-plan passablement lointain dans Médée et ses enfants, il est au nœud de L’Echelle de Jacob - un opus dont la portée lui est largement supérieure. La structure du roman, fait de récits, de pages de journal, d’archives, de correspondances, de carnets de notes, est au service du réquisitoire contre une Histoire dévoyée par le totalitarisme. Voilà de plus qui peut être livré au dossier des livres interdits et des autodafés[3]. Les « objets inventoriés », en possession de Jakob, sont en effet à « détruire par incinération » : caleçons et Encyclopédie juive, neuf cent quatre-vingts ouvrages… Absurdement, le nouvelliste et dramaturge Tchekhov est mis à l’index. Le tout « pour propagande et recel de littérature contre-révolutionnaire ».
L’on ne se laissera pas abuser par la minceur d’un opuscule qui tient plus de la chronique historique que de l’empreinte romanesque : dans Ce n’était que la peste, une problématique d’importance est effleurée avec une rare acuité.
Généticienne de formation, il n’est pas étonnant que l’écrivaine s’intéresse aux pandémies. Celle-ci éclate à Moscou en 1939. C’est un biologiste, Rudolf Meyer, qui découvre cette souche de peste échappée d’un laboratoire, en est atteint, sachant qu’il est susceptible de contaminer autrui. Il va en mourir, ainsi que celui qui le soigne. Que l’on mette en place un rigoureux système de quarantaine pour quelques personnes qui l’ont croisé, y compris dans le train, est plus que judicieux. Cependant toute l’ambiguïté de ce récit repose sur l’éloge de l’efficacité d’une police qui, à l’époque du stalinisme triomphant, est également celle des arrestations politiques, des purges, des goulags, des procès fantoches et des exécutions arbitraires. Aussi comprend-on l’angoisse de ceux qui sont arrêtés, mis à l’isolement, sans qu’ils soient renseignés. Mais aussi la fin heureuse : « Alors que tous les personnages de cette histoire sortent ensemble de l’hôpital retentit un chant soviétique plein d’entrain ». Non sans ironie.
Le récit, mené avec toute l’efficacité du réalisme et du suspense, fonctionne comme un apologue qui résonne dans notre actualité. D’où une question d’éthique politique ne manque pas de s’élever : si l’épidémie est rapidement tuée dans l’œuf, faut-il s’assurer d’une police aux moyens totalitaires pour éradiquer le risque sanitaire ? Est-ce aux dépens de la liberté ?
Fidèle aux techniques narratives des grands romans européens du XIX° siècle, en particulier Léon Tolstoï, Ludmila Oulitskaïa n’en est pas moins efficace. Elle ne s’écarte guère du réalisme, à l’exception d’un chapitre onirique parmi les pages du Cas du docteur Koukotski[4], dans lequel déboulent les visions de l’héroïne, et de lueurs surnaturelles permettant au docteur de voir littéralement l’intérieur de ses patients. Cependant elle sait frôler, voire prendre à bras le corps le fantastique dans Le Corps de l’âme.
Avec un titre en forme de paradoxe, l’on ne peut s’attendre à la médiocrité, aux clichés lénifiants. Une interrogation tant charnelle que métaphysique s’inscrit au fronton de ces « nouveaux récits » au nombre d’une douzaine. « Toute cette viande, où est son âme, je vous le demande ! » crie l’un d’entre eux. Ainsi pouvons-nous jouer avec les titres : s’il y a « une mort », une « autopsie », peut-être pourrons-nous découvrir le « phénix » qui renaitrait de ses cendres et l’« Aqua Allegoria » salvatrice… Misère d’ici-bas, splendeur d’au-delà, ce pourrait être le sous-titre de ce Corps de l’âme.
Cette tentative d’effraction d’un « atlas de l’âme » commence par un poème dédié aux femmes de tous âges, « amies » facétieuses ou désabusées, comme ces sœurs qui connaissent une réconciliation après la disparition d’une mère plus linguiste que maternelle. Les femmes sont en en effet les héroïnes de ces textes à l’accent tragique. Comme lorsque Zarifa cherche à comprendre la génétique des populations et ses conséquences sur les comportements agressifs et guerriers, peu avant de mourir et de savoir son cercueil enveloppé dans un tapis orné d’un dragon et d’un phénix.
De tardives histoires d’amour naissent parfois, y compris lorsqu’Alice « s’achète une mort », même si l’on peut préférer un chiot en peluche. Car si l’on meurt souvent, de cancer ou sous un tramway, l’on aime et se marie bien entendu, l’ouvrage associant ainsi Eros et Thanatos. Pour preuve, un même espace peut servir à « exposer un cercueil ou fêter un mariage ».
Mais lorsque qu’une jeune fille entre dans un abattoir de porcs, c’est une autre affaire. Voilà qui va la dissuader de son avenir de biologiste. En miroir, Dalia épure son appartement des traces de son mari enfui pour qu’il ne sente que l’« Aqua Allegoria », censée, en compagnie des « pommes « Antonovska », parfumer la vie. En conséquence, lorsqu’elle meurt, son corps accouche d’un papillon, une sorte de « pyrale des pommes », en une acmé fantastique. Une autre souffle dans la « petite âme » de son amant ; cette osmose érotique n’est évidemment pas éternelle, tant le corps finit par les trahir. Un jeune photographe malade disparait dans des paysages de montagne qu’il n’a pu photographier, mais dont il se souvient si bien.
La tonalité poétique parvient-elle toujours à conjurer un réalisme entêtant ? Il faut, pour revenir à notre humaine matérialité, « un anatomopathologiste […] prêtre de la matérialité pure, le dernier à nettoyer le temple que l’âme vient de quitter ». Et face à une particularité pour le moins étrange de son dernier cadavre, un jeune flutiste, comme des traces d’ailes, il ne laisse pas d’être perplexe, sans vouloir approuver la preuve par le surnaturel. Pourtant un ange va l’appeler. Non loin, une bibliothécaire fort active voit sa mémoire s’effilocher : ou comment traiter de la maladie d’Alzheimer comme l’accession à la blancheur, au « savoir absolu »…
Bien plus qu’en des nouvelles successives, le réseau thématique et textuel se charge d’échos. L’écriture, concise et vive, emporte le lecteur dans sa riche foulée ; jamais elle n’est à court d’idées. Sans se complaire dans la plainte et le tragique stérile, elle mesure notre finitude, le mystère des personnalités, le chemin contrasté des vies et des fictions de l’au-delà. Voici peut-être le déclencheur de ce bel ouvrage : « Lorsque sa vie fut réglée à la perfection, ce fut le début de la vieillesse ». Comme si Ludmila Oulitskaïa, née en 1947 près de l’Oural, exilée à Berlin, mesurait le chemin accompli par une humanité désorientée au moyen de son œuvre riche de dix-neuf volumes. L’on sait qu’en 1969 elle fut chassée de son laboratoire de biologie génétique pour avoir écrit de la poésie dissidente pendant l’ère soviétique et licenciée pour diffusion de littérature interdite. Elle revient aux vers à sa manière lumineuse : nous voici au seuil de l’inévitable perdition, mais avec quelque chose d’une certitude de la splendide envolée dernière de l’âme.
Une bonne quinzaine de romans et autres recueils de nouvelles traduits en France, une vaste perspective historique sur l’Union soviétique et la Russie, sur plus d’un siècle, font de Ludmilia Oulitskïa une figure incontournable de la littérature contemporaine. Sa carrière littéraire commence avec des récits pour enfants, puis des pièces de théâtre, avant d’acquérir son rythme de croisière avec ses sommes romanesques. De même, son univers s’élargit progressivement, depuis le microcosme des appartements communautaires moscovites, en passant par les ministères et les goulags, ou un espace plus cosmopolite de la Russie villageoise, jusqu’au macrocosme des émigrés à New York, en Suisse, en Israël. La façon dont l’auteur entrecroise les individualités participe de la revalorisation de l’individu que la société soviétique et son parti communiste tout puissant occultaient et opprimaient. De plus, les relations sentimentales et sexuelles, peintes sans puritanisme, contribuent à l’épanouissement, en dépit de la pruderie soviétique. Toutes les couches de la société sont présentes, mais en privilégiant les intellectuels et les artistes : peintres, comme l’aquarelliste Nora dans Médée et ses enfants, bibliothécaire et lectrice compulsive dans Sonietchka[5], enseignants dans Le Chapiteau vert[6], scénographe dans L’Echelle de Jacob, gynécologue dans Le Cas du docteur Koukotski. L’art, le savoir, et leurs libertés, sont vitaux. Sans oublier la tolérance, dont l’écrivaine témoigne par sa conversion du judaïse au christianisme orthodoxe, à l’occasion desquels elle défend un réel œcuménisme. Les dissidents du Chapiteau vert font partie d’un « club des amoureux de la littérature russe » et, comme de juste, diffusent des livres interdits, au risque de l’émigration ou d’être jeté dans au goulag. Voilà qui est à porter au crédit de la détestation du totalitarisme et d’une profession de foi à l’égard de la démocratie libérale. Ludmila Oulitskaïa, romancière fresquiste et néanmoins moraliste humaniste, sait faire l’indispensable lien entre l’immense Histoire qui trop souvent abat l’humanité, et l’âme familiale et individuelle de ceux qui savent continuer de vivre.
Thierry Guinhut
Une vie d'écriture et de photographie
La partie sur Le Corps de l’âme fut publiée dans Le Matricule des anges, juin 2022,
celle sur Ce n’était que la peste en juillet 2021.