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28 juillet 2022 4 28 /07 /juillet /2022 12:30

 

Icône orthodoxe, collection A. R.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

Ludmila Oulitskaïa ou l’âme de l’Histoire.

Médée et ses enfants, L’Echelle de Jacob,

Ce n’était que la peste & Le Corps de l’âme.

 

 

Ludmila Oulitskaïa : Médée et ses enfants,

traduit du russe par Sophie Benech, Folio, 2021, 398 p, 8,90 €.

 

Ludmila Oulitskaïa : L’Echelle de Jacob,

traduit du russe par Sophie Benech, Folio, 2022, 816 p, 11,20 €.

 

Ludmila Oulitskaïa : Ce n’était que la peste,

traduit du russe par Sophie Benech, Gallimard, 2021, 144 p, 14 €.

 

Ludmila Oulitskaïa : Le Corps de l’âme,

traduit du russe par Sophie Benech, Gallimard, 2022, 208 p, 18,50 €.

 

 

Si la Russie n’est qu’une succession d’autocraties tyranniques et de totalitarismes, ce que d’aucuns appelleraient son âme, au-delà du christianisme orthodoxe et de ses icones, tient probablement au lyrisme et à la sagacité de ces poètes et écrivains. Ils ont été en butte aux persécutions tsaristes, comme Dostoïevski, à la chape de plomb communiste et à ses goulags, comme Mandelstam et Soljenitsyne. Mis à part les thuriféraires du réalisme socialiste, nombre d’écrivains russes restent des esprits critiques. Ainsi Ludmila Oulitskaïa (née en 1943), parmi son recueil de textes autobiographiques, À conserver précieusement[1], paru en 2013, ne manqua pas d’affuter sa pensée à l’encontre du gouvernement de Poutine ; et l’on devine qu’elle est encore plus résolue à l’opposition depuis la guerre infligée à l’Ukraine. Ses titres, entre allusions culturelles à la mythologie grecque avec Médée et ses enfants et à la Bible avec L’Echelle de Jacob sont autant de romans familiaux enchâssés dans l’Histoire d’un continent qui décidément goûte les rimes sordides, de Lénine à Poutine, en passant par Staline. Il y a cependant un au-delà dans le parcours romanesque aux nombreuses facettes de Ludmila Oulitskaïa, ne serait qu’avec son Corps de l’âme, lumineux recueil de nouvelles. La romancière ne va-t-elle pas en quête de l’âme de l’Histoire ?

 

Circonscrite à la Crimée, l’action de Médée et ses enfants prend le temps de laisser passer un siècle. Non sans convulsions. Médée n’est pas ici la magicienne vengeresse et assassine de la mythologie, mais le simple prénom, d’origine grecque, d’une femme originaire d’une famille nombreuse, qui, au contraire du mythe tutélaire, est la gardienne de la vie. Et si elle n’a jamais pu avoir d’enfants, elle s'occupe d’abord de ses douze frères et sœurs à la mort de ses parents, puis elle se fait protectrice et nourricière de ses nombreux neveux, nièces et de surcroit petits neveux, comme si, surmontant ses chagrins, elle était la métaphore d’une mère Russie idéale.

En ce sens le roman progresse comme une mosaïque, avec de nombreux retours en arrière, depuis l’enfance de Médée, de ses parents et de ses amies. Malgré la cohérence de l’œuvre, l’on peut se perdre un tantinet parmi la multiplicité des personnages ; ou se laisser guider et partir à la découverte. Par exemple avec Boutonov, talentueux soigneur des corps, qui découvre avec étonnement l’amour avec une cavalière juive. Ou encore Alik Schchwartz, un médecin, qui se trouve vite fait bien fait une épouse en la personne de Macha et lui récite les meilleurs poèmes qu’elle a composés, ce qui n’empêchera pas cette dernière de rencontrer des déceptions. La façon dont se font les mariages est ainsi le pivot de l’action et de la trame familiale. D’autant que « l’amour est l’œuvre de l’esprit, mais les corps y ont aussi leur part », ce qui n’empêche pas les divorces, car l’un est « un bûcheron aussi primaire », l’autre se conduit « de façon épouvantable ». Et les amants…

Cependant, malgré l’attention de Médée, la communication est parfois bien difficile entre les divers protagonistes. De plus, pour elle, les mots n'expriment pas pleinement la pensée. Elle rappelle à cet égard la perspicacité de Samuel, son mari juif, qui notait nombre de décalages de sens entre le russe et l'hébreu. Ce pourquoi d’ailleurs « son veuvage avait duré plus longtemps que son mariage, et ses rapports avec son défunt mari étaient toujours aussi bons, ils s'étaient même améliorés avec les années ». Ce qui n’est pas sans humour ni humanité.

Voici peut-être la ligne directrice du roman : « ceux de ses descendants qui ne furent pas broyés par l’époque sanguinaire auraient hérité de lui tant la vigueur de sa constitution que ses dons, tandis que sa fameuse cupidité se manifestait dans la lignée masculine par une grande énergie et la passion de construire, et chez les femmes, comme chez Médée, s’était muée en goût de l’épargne, en soin extrême pour les objets, et en sens pratique plein de débrouillardise ». Le sens des valeurs s’associe à celui des sexes et des générations, en ce roman à la fois psychologique et sociologique.

Hélas l’on meurt sur les champs de bataille, l’on croise l’expéditive déportation des Tatars de Crimée par le régime de Staline. Car nous sommes sur une « terre scythe, grecque, tatare […] une terre de sovkhose », une mosaïque là encore, de libertés et de tyrannies.

La chronique des vies qui se déploie dans Médée et ses enfants se termine par un enterrement, mais aussi par un poème à la dimension métaphysique incertaine :

« Et incarnés dans nos propres pensées,

Les plus insoucieux de ces hommes en troupeaux,

Nous inclinerons nos têtes résignées

Devant qui se fond dans l’éternité ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Egalement précédé par l’arbre généalogique familial, L’Echelle de Jacob est encore une traversée du siècle soviétique, de 1910 à nos jours, en un lourd roman de 800 pages. Cette fois, il s’agit moins d’une mosaïque que d’un puzzle. S’appuyant sur la correspondance de ses grands-parents, la romancière fait défiler les heurs et malheurs de la vie d’un couple fictif, et en particulier de Maroussia, danseuse aux convictions féministes affirmées. L’histoire de Jacob et de la belle Maroussia est pour le moins contrariée. Car Nora, leur petite fille, découvre dans une « malle en osier » des lettres, d’où émergent les secrets enfouis par le KGB, les trahisons, les culs de basse-fosse de l’époque. Parmi les villes d’Ukraine sous le joug soviétique, l’entrelacement des divers personnages permet de rendre compte de la façon dont les destins individuels sont touchés, voire brisés, par les bouleversements politiques et historiques. Ce qui n’est pas sans faire penser à l’immense tradition de Guerre et paix de Tolstoï, offrant ainsi une direction épique considérable au roman familial.

Deux temps se partagent la dynamique romanesque. Celui de Jacob et Maroussia depuis 1910, date symbolique de la mort de Tolstoi, et celui de Nora depuis 1975 qui verra la chute du communisme. Ces deux femmes vivent intérieurement en écho, tant elles se veulent indépendantes et sont nanties d’une réelle dimension intellectuelle. Cependant, le rêve d’un avenir magnifique du couple originel explose en tous sens lorsque « la justice sociale tant attendue frappa ». La formule est savoureuse tant elle fait penser au « mirage de la justice sociale » au centre de Droit, Législation et liberté de Friedrich August Hayek[2]. Aussi Jacob dut trouver de l’embauche dans le département des statistiques du commissariat du peuple au Travail d'Ukraine. Où l’on devine que la liberté n’est qu’un vain mot. Ne lui reste que le mince épanouissement intime avec Maroussia, hélas de courte durée. Car accusé comme il se doit d'activités antisoviétiques, il fut déporté « en relégation », tel que l’euphémisme le laisse deviner. De l’ère tsariste à l’ère de Poutine, en passant la révolution bolchevique et le long tunnel de l'URSS, les destinées contrariées et fauchées des Juifs, des intellectuels et des artistes laminés par le réalisme socialiste de sinistre mémoire, mais aussi des dissidents, témoignent - du moins pour ceux qui n’ont pas succombé - comme témoigne la romancière aux bras puissants, qui lui permettent de remonter l’échelle du titre.

À l’incessante jonglerie de chapitre en chapitre parmi les époques répond la dispersion géographique : Jacob en Oural, une usine de tracteurs à Stalingrad, Kiev et Moscou. Et plus loin, Nora, puis son fils Yourik, en Amérique, fils qui chantait dans le ventre de sa mère... Il y a d’ailleurs un fort beau chapitre 12, lorsque l’enfant découvre le monde en osmose avec sa mère, décoratrice de théâtre, qui travaille avec Tenguiz sur des marionnettes adaptant les « Yahous » et les « Houyhnhdms » venus des Voyages de Gulliver de Swift, ce pour contourner la censure et au service d’une « liberté de marionnettes ». Ce ne sont là que quelques entrées dans ce vaste roman que nous laisserons au soin de notre lecteur qui ne regrettera pas sa patiente attention.

Si le totalitarisme soviétique et stalinien n’est qu’un arrière-plan passablement lointain dans Médée et ses enfants, il est au nœud de L’Echelle de Jacob - un opus dont la portée lui est largement supérieure. La structure du roman, fait de récits, de pages de journal, d’archives, de correspondances, de carnets de notes, est au service du réquisitoire contre une Histoire dévoyée par le totalitarisme. Voilà de plus qui peut être livré au dossier des livres interdits et des autodafés[3]. Les « objets inventoriés », en possession de Jakob, sont en effet à « détruire par incinération » : caleçons et Encyclopédie juive, neuf cent quatre-vingts ouvrages… Absurdement, le nouvelliste et dramaturge Tchekhov est mis à l’index. Le tout « pour propagande et recel de littérature contre-révolutionnaire ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’on ne se laissera pas abuser par la minceur d’un opuscule qui tient plus de la chronique historique que de l’empreinte romanesque : dans Ce n’était que la peste, une problématique d’importance est effleurée avec une rare acuité.

Généticienne de formation, il n’est pas étonnant que l’écrivaine s’intéresse aux pandémies. Celle-ci éclate à Moscou en 1939. C’est un biologiste, Rudolf Meyer, qui découvre cette souche de peste échappée d’un laboratoire, en est atteint, sachant qu’il est susceptible de contaminer autrui. Il va en mourir, ainsi que celui qui le soigne. Que l’on mette en place un rigoureux système de quarantaine pour quelques personnes qui l’ont croisé, y compris dans le train, est plus que judicieux. Cependant toute l’ambiguïté de ce récit repose sur l’éloge de l’efficacité d’une police qui, à l’époque du stalinisme triomphant, est également celle des arrestations politiques, des purges, des goulags, des procès fantoches et des exécutions arbitraires. Aussi comprend-on l’angoisse de ceux qui sont arrêtés, mis à l’isolement, sans qu’ils soient renseignés. Mais aussi la fin heureuse : « Alors que tous les personnages de cette histoire sortent ensemble de l’hôpital retentit un chant soviétique plein d’entrain ». Non sans ironie.

Le récit, mené avec toute l’efficacité du réalisme et du suspense, fonctionne comme un apologue qui résonne dans notre actualité. D’où une question d’éthique politique ne manque pas de s’élever : si l’épidémie est rapidement tuée dans l’œuf, faut-il s’assurer d’une police aux moyens totalitaires pour éradiquer le risque sanitaire ? Est-ce aux dépens de la liberté ?

Fidèle aux techniques narratives des grands romans européens du XIX° siècle, en particulier Léon Tolstoï, Ludmila Oulitskaïa n’en est pas moins efficace. Elle ne s’écarte guère du réalisme, à l’exception d’un chapitre onirique parmi les pages du Cas du docteur Koukotski[4], dans lequel déboulent les visions de l’héroïne, et de lueurs surnaturelles permettant au docteur de voir littéralement l’intérieur de ses patients. Cependant elle sait frôler, voire prendre à bras le corps le fantastique dans Le Corps de l’âme.

 

Avec un titre en forme de paradoxe, l’on ne peut s’attendre à la médiocrité, aux clichés lénifiants. Une interrogation tant charnelle que métaphysique s’inscrit au fronton de ces « nouveaux récits » au nombre d’une douzaine. « Toute cette viande, où est son âme, je vous le demande ! » crie l’un d’entre eux. Ainsi pouvons-nous jouer avec les titres : s’il y a « une mort », une « autopsie », peut-être pourrons-nous découvrir le « phénix » qui renaitrait de ses cendres et l’« Aqua Allegoria » salvatrice… Misère d’ici-bas, splendeur d’au-delà, ce pourrait être le sous-titre de ce Corps de l’âme.

Cette tentative d’effraction d’un « atlas de l’âme » commence par un poème dédié aux femmes de tous âges, « amies » facétieuses ou désabusées, comme ces sœurs qui connaissent une réconciliation après la disparition d’une mère plus linguiste que maternelle. Les femmes sont en en effet les héroïnes de ces textes à l’accent tragique. Comme lorsque Zarifa cherche à comprendre la génétique des populations et ses conséquences sur les comportements agressifs et guerriers, peu avant de mourir et de savoir son cercueil enveloppé dans un tapis orné d’un dragon et d’un phénix.

De tardives histoires d’amour naissent parfois, y compris lorsqu’Alice « s’achète une mort », même si l’on peut préférer un chiot en peluche. Car si l’on meurt souvent, de cancer ou sous un tramway, l’on aime et se marie bien entendu, l’ouvrage associant ainsi Eros et Thanatos. Pour preuve, un même espace peut servir à « exposer un cercueil ou fêter un mariage ».

Mais lorsque qu’une jeune fille entre dans un abattoir de porcs, c’est une autre affaire. Voilà qui va la dissuader de son avenir de biologiste. En miroir, Dalia épure son appartement des traces de son mari enfui pour qu’il ne sente que l’« Aqua Allegoria », censée, en compagnie des « pommes « Antonovska », parfumer la vie. En conséquence, lorsqu’elle meurt, son corps accouche d’un papillon, une sorte de « pyrale des pommes », en une acmé fantastique. Une autre souffle dans la « petite âme » de son amant ; cette osmose érotique n’est évidemment pas éternelle, tant le corps finit par les trahir. Un jeune photographe malade disparait dans des paysages de montagne qu’il n’a pu photographier, mais dont il se souvient si bien.

La tonalité poétique parvient-elle toujours à conjurer un réalisme entêtant ? Il faut, pour revenir à notre humaine matérialité, « un anatomopathologiste […] prêtre de la matérialité pure, le dernier à nettoyer le temple que l’âme vient de quitter ». Et face à une particularité pour le moins étrange de son dernier cadavre, un jeune flutiste, comme des traces d’ailes, il ne laisse pas d’être perplexe, sans vouloir approuver la preuve par le surnaturel. Pourtant un ange va l’appeler. Non loin, une bibliothécaire fort active voit sa mémoire s’effilocher : ou comment traiter de la maladie d’Alzheimer comme l’accession à la blancheur, au « savoir absolu »…

Bien plus qu’en des nouvelles successives, le réseau thématique et textuel se charge d’échos. L’écriture, concise et vive, emporte le lecteur dans sa riche foulée ; jamais elle n’est à court d’idées. Sans se complaire dans la plainte et le tragique stérile, elle mesure notre finitude, le mystère des personnalités, le chemin contrasté des vies et des fictions de l’au-delà. Voici peut-être le déclencheur de ce bel ouvrage : « Lorsque sa vie fut réglée à la perfection, ce fut le début de la vieillesse ». Comme si Ludmila Oulitskaïa, née en 1947 près de l’Oural, exilée à Berlin, mesurait le chemin accompli par une humanité désorientée au moyen de son œuvre riche de dix-neuf volumes. L’on sait qu’en 1969 elle fut chassée de son laboratoire de biologie génétique pour avoir écrit de la poésie dissidente pendant l’ère soviétique et licenciée pour diffusion de littérature interdite. Elle revient aux vers à sa manière lumineuse : nous voici au seuil de l’inévitable perdition, mais avec quelque chose d’une certitude de la splendide envolée dernière de l’âme.

 

Une bonne quinzaine de romans et autres recueils de nouvelles traduits en France, une vaste perspective historique sur l’Union soviétique et la Russie, sur plus d’un siècle, font de Ludmilia Oulitskïa une figure incontournable de la littérature contemporaine. Sa carrière littéraire commence avec des récits pour enfants, puis des pièces de théâtre, avant d’acquérir son rythme de croisière avec ses sommes romanesques. De même, son univers s’élargit progressivement, depuis le microcosme des appartements communautaires moscovites, en passant par les ministères et les goulags, ou un espace plus cosmopolite de la Russie villageoise, jusqu’au macrocosme des émigrés à New York, en Suisse, en Israël. La façon dont l’auteur entrecroise les individualités participe de la revalorisation de l’individu que la société soviétique et son parti communiste tout puissant occultaient et opprimaient. De plus, les relations sentimentales et sexuelles, peintes sans puritanisme, contribuent à l’épanouissement, en dépit de la pruderie soviétique. Toutes les couches de la société sont présentes, mais en privilégiant les intellectuels et les artistes : peintres, comme l’aquarelliste Nora dans Médée et ses enfants, bibliothécaire et lectrice compulsive dans Sonietchka[5], enseignants dans Le Chapiteau vert[6], scénographe dans L’Echelle de Jacob, gynécologue dans Le Cas du docteur Koukotski. L’art, le savoir, et leurs libertés, sont vitaux. Sans oublier la tolérance, dont l’écrivaine témoigne par sa conversion du judaïse au christianisme orthodoxe, à l’occasion desquels elle défend un réel œcuménisme. Les dissidents du Chapiteau vert font partie d’un « club des amoureux de la littérature russe » et, comme de juste, diffusent des livres interdits, au risque de l’émigration ou d’être jeté dans au goulag. Voilà qui est à porter au crédit de la détestation du totalitarisme et d’une profession de foi à l’égard de la démocratie libérale. Ludmila Oulitskaïa, romancière fresquiste et néanmoins moraliste humaniste, sait faire l’indispensable lien entre l’immense Histoire qui trop souvent abat l’humanité, et l’âme familiale et individuelle de ceux qui savent continuer de vivre.

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

La partie sur Le Corps de l’âme fut publiée dans Le Matricule des anges, juin 2022,

celle sur Ce n’était que la peste en juillet 2021.

 

[1] Ludmila Oulitskaïa : À conserver précieusement, Gallimard, 2017.

[2] Friedrich August Hayek : Droit, Législation et liberté, PUF, 2013.

[4] Ludmila Oulitskaïa : Le Cas du docteur Koukotski, Gallimard, 2003.

[5] Ludmila Oulitskaïa : Sonietchka, Gallimard, 1996.

[6] Ludmila Oulitskaïa : Le Chapiteau vert, Gallimard, 2014.

 

Photo : T. Guinhut.

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21 février 2020 5 21 /02 /février /2020 15:36

 

St Valentin, Versciaco / Vierschach, Trentino Alto-Adige / Südtirol.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

 

 

Une sonate familiale chez Sofia & Léon Tolstoï,

 

chantre de la désobéissance politique.

 

 

 

 

Léon Tolstoï : La Sonate à Kreutzer, traduit du russe par Michel Aucouturier ;

Sofia Tolstoï : A qui la faute ? Romance sans paroles ;

Léon Tolstoï fils : Le Prélude de Chopin, traduits par Evelyne Amoursky,

Editions des Syrtes, 2010, 386 p, 22 €.

 

Sofia Tolstoï : Ma vie ; traduit du russe par Luba Jurgenson et Maria-Luisa Bonaque,

Syrtes, 2010, 1072 p, 45 €.

 

Léon Tolstoï : Le Royaume des cieux est à vous, traduit du russe par Ely Halpérine-Kaminsky,

Le Passager clandestin, 2019, 224 p, 14 €.

 

Léon Tolstoï : Le Refus d’obéissance, traduit du russe par Ely Halpérine-Kaminsky,

L’Echappée, 2017, 224 p, 20 €.

 

George Stei­ner, Tol­stoï ou Dos­toïevski,

tra­duit de l’anglais par Rose Celli, 10/18, 2004, 414 p, 9,30 €.

 

 

 

      Une grande conscience russe s’éteignit peu d’années avant la révolution bolchevique de sinistre mémoire : Léon Tolstoï (1828-1910). Il avait avec Guerre et paix tracé l’épopée de la Russie, de son aristocratie et de sa paysannerie face aux guerres napoléoniennes ; il avait brossé un vaste tableau de la société et plaidé pour une morale conjugale dans Anna Karénine ; il récidive avec La Sonate à Kreutzer et son drame poignant. Il n’est pas certain cependant que sa gestion familiale soit à la hauteur de son éthique, ce dont témoigne l’autobiographie de son épouse Sofia, alors que le pays s’enfonce à la fois dans la tyrannie tsariste et dans les révolutions. Aussi sa religiosité christique, dans son Royaume des cieux est à vous, et son Refus de l’obéissance méritent à la fois éloge et méfiance.

      À l’occasion du centenaire de la mort de l’auteur d’Anna Karenine, paraissent de nouvelles traductions d’un récit empruntant son titre à Beethoven : La Sonate à Kreutzer En effet, c’est lors d’un duo pour piano et violon qu’un homme et une femme, par ailleurs mariée, communiquent dans  l’accord musical autant que des âmes. Podnychev, le mari, en conçoit une jalousie digne d’Othello. Trouvant sa moitié dinant avec le violoniste, il la poignarde avec fureur. Racontée dans un wagon nocturne par le coupable, cette confession est un roman à thèse dénonçant avec violence l’hypocrisie de l’institution du mariage et la pourriture morale de la sexualité. Sous les abords d’un mariage de sentiments, autre nom d’une « prostitution légalisée », le sordide de la réalité conjugale et de ses querelles est flagrant entre « deux forçats qui se haïssent l’un l’autre ». Il est permis d’y lire la description d’un cas clinique de « stimulation systématique de la concupiscence », pour qui « l’amour c’est quelque chose de repoussant et de malpropre ». Dès 1889, la polémique heurta de plein fouet Tolstoï et son entreprise de démolition : pour lui tout désir charnel, même sanctifié, n’est que putréfaction et rien ne vaut la chasteté absolue. La crise religieuse du maître est passée par là. Cependant la sûreté psychologique, la caractérisation précise et hallucinée des personnages, s’affichent dans le cadre d’un récit réaliste, voire naturaliste. Ici l’écrivain Tolstoï est un analyste génial, à l’immense réserve que, comme avéré dans sa postface, il exprime ses convictions puritaines, inhumaines, fanatiques, morbides…

      Evidemment sa femme Sofia n’atteint pas à la violence obsessionnelle de La Sonate à Kreutzer. Ni à sa puissance narrative et argumentative. Mais elle est plus sensée, défendant la dignité féminine dans une réécriture plus nuancée : A qui la faute ? où le point de vue interne est celui d’Anna, trop jeune mariée idéaliste. En un habile contrepoint du récit du maître, Sofia conte les souffrances de l’épousée, ouverte au monde et à l’art, qui subit quatre grossesses, veille sur ses enfants, soumise aux assauts sexuels autant qu’à l’humeur et à la jalousie de son époux, le Prince Ilmenev, sans avoir « une réconciliation de l’âme, pure, vraie, mais une réconciliation des corps. »  Elle est « sans mari-ami », lorsqu’un ancien camarade du Prince vient répondre à ses aspirations. Cette tendresse, bien que strictement platonique, aiguise la possessivité du mari qui lui lance un mortel presse papier de marbre à la tempe. « La faute en incombe presque toujours au mari, c’est qu’il n’a pas pu satisfaire aux exigences poétiques que manifeste la nature féminine, ne donnant en échange que le seul coté ignoble du mariage. » Le récit, postromantique, peut pécher par une idéalisation partisane de la femme, il n’en pose pas moins lui aussi la question jamais résolue de la sexualité et du couple. Quoique depuis, et c’est heureux, la femme ait gagné en liberté sexuelle.

      C’était une idée si pertinente de publier ces récits en miroir. Mais en ajoutant un autre inédit de Sofia, Romances sans paroles (dans lequel l’amour impossible pour un pianiste pousse une femme à la folie) et la réponse de leur fils qui, dans Le Prélude de Chopin, dénonce avec simplisme l’absurdité de l’intransigeante chasteté, les Syrtes remportent la palme de l’intelligence éditoriale. Notons que ces dernières publient également un duo d’essais de Tolstoï père : L’Argent et le travail[1], charge rousseauiste et anticapitaliste - finalement absurdement réactionnaire - contre l’asservissement à l’argent et éloge du travail manuel à la campagne.

      Tolstoï père est sans conteste le plus grand, mais Sofia est celle qui a raison d’aimer la vie. Outre qu’elle fut la mère de ses enfants, mais aussi sa copiste, l’on peut comprendre qu’admirant la puissance de l’œuvre, elle fût révoltée par le camouflet qu’il lui infligeait, elle qui était la pure admiratrice d’un pianiste, quand son mari délirait dans ses prêches rétrogrades. Comme Clara Schumann, ou Fanny Mendelssohn, elle est de ses femmes dont l’Histoire est en train de reconnaître, au-delà de l’ombre maritale ou fraternelle, les créatrices de talent ; non sans l’embryon d’une réflexion féministe. Or les Syrtes, prolongeant la cohérence de leur travail éditorial, s’intéressent à la vie de celle qui se fait plus qu’un prénom, et qui pratiqua également la photographie…

 

      En écrivant son autobiographie, sobrement intitulée Ma vie, ici généreusement illustrée de deux cahiers de photographies qui sont souvent de sa main, Sofia Tolstoï (1844-1919) n’ignore pas le génie de son mari, puisqu’elle y contribue, ne serait-ce qu’en organisant l’édition de ses œuvres et en corrigeant les épreuves. C’est tout un monde russe qui s’ouvre parmi ces pages abondantes, toute une chronique familiale, mais aussi un plaidoyer en faveur de la dignité féminine, alors qu’avant son mariage elle écrivait de nombreuses nouvelles : « Cette lumière vive qui éclairait alors le monde entier se ternit ensuite, après mon mariage, lorsque mon corps, qui portait cet esprit libre, fut contraint de servir d’abord mon mari, ensuite mes enfants, et ce pendant des années ». Elle eut en effet une douzaine d’enfants, dont l’allaitement fut souvent douloureux, sans compter la valse des nourrices. Mais outre les photographies des membres de sa famille (plus de huit cents négatifs), elle aimait pratiquer le piano et fut la bienfaitrice d’un orphelinat. Non seulement elle continuait à écrire, autant que faire se put, mais elle confiait : « Je n’ai jamais pu me contenter des occupations pratiques et matérielles, il fallait toujours que je me tourne vers l’art ou la lecture des philosophes ».

      Le portrait du grand écrivain, certes peut-être pas objectif, est sans fard : « Lev Nikolaïevitch ne savait pas du tout s’y prendre avec les femmes. Il était maladroit, fougueux, impétueux, trop exigeant ». Son caractère et ses aspirations sont sans cesse changeants, entre la prodigalité et le vœu de simplicité. Même chose dans le domaine intellectuel et quant à ses changements spirituels : « ayant cherché à accroître sa fortune tant que faire se pouvait, il se désintéressa de toutes les choses terrestres et chercha le salut dans la religion. Mais après deux ans de fréquentation des églises orthodoxes, des carêmes et des offices religieux, du jour au lendemain il se mit à moquer, à condamner tout cela, pour passer à une nouvelle étape, celle du christianisme pur ».

 

      Léon Tolstoï rédigea en effet un opuscule, Le Royaume des cieux est à vous, dont la traduction n’avait pas été rééditée depuis un siècle. Suivi par une correspondance avec Gandhi qui y voyait une source de sa doctrine de la non-violence, ce texte, qui subit l’ire de la censure dès sa parution en 1893, dénonce la violence des Etats et des institutions. Non content de cette exigence de justice et de paix - un rien utopique -, il dénonce également les Eglises, qu’elles soient orthodoxes ou catholiques, infidèles aux vertus du Christ.

      Une exigence de liberté anime le pamphlet. En particulier lorsqu’il se dresse contre le service militaire obligatoire, coupable d’assurer à l’Etat sa force de répression, conjointement avec la police, à l’égard de ceux qui se rassemblent ou font grève, ceux qui protestent contre « toutes les extorsions d’impôts, toutes les entraves à la liberté du travail ». Nul doute que Tolstoï eût été horrifié par le communisme totalitaire (ce qui est un pléonasme) mis en place par Lénine[2]… Qui sait si Tolstoï voit juste lorsqu’il prétend de « l’inutilité de la violence gouvernementale pour supprimer le mal ». Il n’en reste pas moins que l’on est en droit de rester dubitatif devant un écrivain qui se gargarise d’une société rurale et traditionnelle, autant que d’un christianisme primitif fondé sur un amour universel naïf. Car, dit-il, au-delà de « notre vie païenne » conspuée, « le règne de Dieu est proche », en un messianisme qui peut prêter à sourire. Peut-être faut-il retenir cette profession de foi : « Tu n’es libre d’accomplir qu’une seule chose : reconnaître et professer la vérité ».

 

 

 

      C’est à la fin de sa vie, soit en 1905, après le dimanche sanglant qui marqua la fin de la confiance en la bienveillance du Tsar, voyant le régime tsariste, campé sur ses positions autocratiques et menacé d’implosion, les révolutionnaires menaçant d’une autre tyrannie, que le barde Léon Tolstoï lance les brûlots de son anarchisme chrétien. Alors que « la révolution est imminente », il en appelle au sens moral. Cependant autant il craint la violence révolutionnaire, autant il désespère d’une modernisation industrielle et d’une occidentalisation qui dénatureraient la Russie. Qu’importe le régime qui subsistera ou qui lui succèdera, violence et oppression seront leur lot : « Vous, hommes du gouvernement, vous taxez les actes des révolutionnaires de grands crimes ; mais ils ne font rien et n’ont rien fait que vous n’ayez vous-mêmes fait […] Vous avez des espions, vous trompez, vous répandez le mensonge par la presse : ils font de même. Vous enlevez aux gens leurs bien en recourant à toutes sortes de violences et vous en disposez à votre guise : ils font de même. Vous châtiez ceux que vous considérez comme nuisibles : ils font de même ».

      Surveillé par la censure politique, excommunié par le christianisme orthodoxe, il diffuse une petite dizaine de textes, entre « Appel aux hommes politiques », « La leçon de la guerre », « La fin d’un monde » et « La portée de la révolution russe ». Ces argumentaires vigoureux font de lui une sorte d’addendum à la philosophie politique qui relie le traité de La Servitude volontaire d’Etienne de La Boétie à La Désobéissance civile d’Henry David Thoreau[3]. Ce pourquoi l’éditeur a choisi de titrer l’ensemble : Le Refus de l’obéissance, là encore dans des traductions oubliées depuis 1905 et 1907, et publiée dans des livres alors intitulés Le Grand crime ou La Révolution russe, sa portée mondiale, voire dans des revues. L’intérêt de ce volume qui veut « dépasser la forme étatiste », embrasse la dimension historique autant que des questions de morale politique, jamais inactuelles. L’on devine que si cette part de l’œuvre tolstoïenne subit les foudres de la censure tsariste, elle en fut autant victime pendant les soixante-dix années du communisme.

      Reste que l’on peut se sentir dubitatif devant cette faim de liberté politique, lorsqu’elle se heurte à une passion nostalgique pour la terre, à l’utopie d’un spontané communisme paysan, à une religiosité passionnée, à l’encontre du progrès des mœurs et des sciences et des technologies. Ce que l’on appellerait aujourd’hui l’appel à la décroissance…

      George Steiner[4] enfin, dans son essai comparatif Tolstoï ou Dostoïevski, place ces deux écrivains au sommet du panthéon de la littérature : « Qu’il me soit donc permis d’affirmer mon inébranlable conviction que Tolstoï et Dostoïevski sont les plus grands des romanciers. Ils excellent dans l’ampleur de la vision et dans la forme d’exécution […] Ils possèdent le pouvoir de construire au moyen du langage des réalités qui sont sensorielles et concrètes et pourtant imprégnées de la vie et du mystère de l’esprit. » Ils sont pour lui la suprême consécration de la tradition réaliste du roman français, de Balzac à Zola en passant par Flaubert.

      Cependant, continue George Steiner, Tolstoï est un romancier épique, quand Dostoïevski[5] est un romancier tragique. « Il est impossible de résumer en une seule formule, en une seule démonstration, les affinités entre la vision d’Homère et la vision de Tolstoï. Il y a tant de rapports : le décor antique et pastoral ; la poésie de la guerre et des champs ; l’importance capitale de la sensation et de l’action physique […] », même si le décor d’Anna Karénine est en grande partie urbain, quoique défavorablement comparé au monde campagnard de Lévine. Toutefois Guerre et Paix illustre avec pertinence cette filiation homérique chez Tolstoï : dans le cadre d’un temps essentiellement épique, l’héroïsme guerrier est autant l’objet d’un éloge que l’ampleur de la vie, et que la beauté de la nature, évidemment russe. Pourtant, selon Tolstoï, « l’art n’était que l’esthétique de la frivolité. Et c’est précisément parce qu’il y a dans l’art de Tolstoï une vision du monde si large et si profonde, une qualité humaine si complexe et la conviction si nette que le grand art aborde la vie dans un esprit philosophique et religieux, qu’il est difficile d’isoler tel élément particulier, tel tableau, telle métaphore, pour dire : « Ici, c’est Tolstoï le technicien. » ». Alors George Steiner le confronte au rival qu’il n’a jamais rencontré. Dostoïevski, bien plus concerné par le monde urbain et ses bas-fonds, préfère le chaotique Shakespeare et ses passions contrastées à Homère, et ne recule pas devant la confrontation avec les manifestations les plus exacerbées du mal, quand Tolstoï préfère voiler sa dimension métaphysique et sa radicalité trop humaine. En outre, du point de vue religieux, la foi de Tolstoï se veut rationnelle et relève stricto sensu du christianisme des Evangiles, quand celle de Dostoïevski se déclare absolument orthodoxe, intransigeante, aux pieds de la figure du Christ considérée comme une icône. Toutes religiosités qui devront s’affaler devant celle du matérialisme dialectique de Saint-Marx…

      Géant protéiforme, Léon Tolstoï, maître romancier du réalisme européen, peut être tiré à hue et à dia par ses admirateurs, voire ses détracteurs. Laudateur de la légende russe et de son nationalisme face à l’invasion napoléonienne dans Guerre et paix, défenseur acerbe de la tradition de la famille et du fidèle mariage dans Anna Karénine et La Sonate à Kreutzer, chantre de la terre russe et de sa nature immense, défenseur du petit peuple et peu amène envers les révolutionnaires, il n’en a pas moins quelque chose de l’insoumis. Au point qu’il puisse être déchiré entre les griffes de ceux qui voudraient s’emparer de lui et de sa pensée, qu’ils soient anarchistes, voire libertariens, ou chrétiens traditionnalistes. Nous préférerons, quant à nous, outre le psychologue acéré de La Sonate à Kreutzer, le fresquiste immense de Guerre et paix  et d’Anna Karénine, tout en conservant sur le bout de la langue sa défense de la liberté, si douteuse soit-elle.

 

Thierry Guinhut

La partie sur La Sonate à Kreutzer a été publiée dans Le Matricule des anges, Octobre 2010.

 

Photo : T. Guinhut.

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8 juin 2019 6 08 /06 /juin /2019 13:13

 

San Marco, Venezia. Photo : T. Guinhut.

 

 


Dostoïevski, romancier génial

 

et socialiste chrétien antirévolutionnaire

 

par son biographe Joseph Frank.

 

 

 

Joseph Frank : Dostoïevski, un écrivain dans son temps,

traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jean-Pierre Ricard,

Syrtes, 1056 p, 33 €.

 

Anna Dostoïevski : Journal (1867),

traduit du russe par Jean-Claude Lanne, Syrtes, 304 p, 11 €.

 

 

 

 

      Tel un démiurge, le biographe de l’auteur d’une œuvre-phare doit embrasser tout un siècle d’Histoire et de bouillonnement culturel, pour voir surgir toutes les conditions et les clefs de la création romanesque. Défi d’autant plus risqué s’il s’agit d’un auteur aussi contrasté, aussi cataclysmique que Dostoïevski (1821-1881). Or la réputation des génies de la littérature et de l’art a trop souvent laissé dans l’ombre la présence de leurs compagnes. Et si Nora Joyce était incapable de s’intéresser à l’œuvre de son mari, ce n’était pas le cas d’Anna, l’épouse de l’auteur des Frères Karamazov. Il faut alors rapprocher une biographie monumentale, celle née sous la plume de Joseph Frank, et une année de Journal par la petite main qui accompagnait l’immense et torturé Fiodor Dostoïevski. Au-delà d’une idéologie marquée par le socialisme chrétien, il faut chercher les secrets de la puissance de son écriture, plongé qu’il était dans les entrailles de la psychologie humaine et les affres de la Russie de la seconde moitié du XIX° siècle. Non sans penser à George Steiner qui préférait Tolstoï à Dostoïevski …

      L’œuvre entière de Dostoïevski trace un sillage incandescent au travers des conflits politiques qui étranglent l’empire russe, entre tsarisme despotique et intelligentsia libérale, entre répression et virulente impulsion révolutionnaire. Aussi, naissant dans une famille qui n’est pas issue de la noblesse terrienne (comme Pouchkine, Gogol ou Tolstoï), doit-il affermir son ambition. Une solide éducation, y compris française et religieuse, la fréquentation des paysans, la lecture de romans gothiques, de Pouchkine et de Schelling, font le terreau de son œuvre future et de la conviction que l’art est chemin vers la transcendance. Il obtint d’abord un succès réel avec le réalisme des Pauvres gens en 1846.  Or l’élan fut brutalement brisé.

      À l’occasion d’une conspiration anti-absolutiste dans un cercle littéraire, il est arrêté en 1849. Son procès aboutissant à une fatale condamnation fut au dernier instant commué en dix ans de bagne et d’exil ; cependant « cette confrontation avec la mort avait laissé des traces ineffaçables », note Joseph Frank. L’épreuve lui permet d’agréger la découverte du peuple russe souffrant, que malgré une expérience redoutable de la violence et de la haine il a tendance à idéaliser, et ce mysticisme chrétien qui lui donne la force de surmonter quatre ans de fers et de promiscuité. Ensuite, de soldat à aspirant, l’expérience sibérienne lui est moins contraignante, tant il peut nouer des amitiés, reprendre de loin contact avec la vie intellectuelle.

      Dès son retour à Saint-Petersbourg, en 1859, il fonde avec son frère la revue nationaliste et politiquement modérée Le Temps, écrit ses Souvenirs de la maison des morts, en se distanciant de la simple expérience autobiographique, mais en révélant la face atroce de la justice tsariste, et Le Sous-sol. Les grandes œuvres de la maturité sont en gestation, alors qu’il voit sa revue pourtant rentable et reconnue, malgré cent controverses, interdite. Même si l’abolition du servage en 1861 laisse espérer une libéralisation qui ne viendra guère, les mouvements révolutionnaires socialistes et communistes, matérialistes en diable, aux aspirations violentes, l’effraient. Sa vie sentimentale alterne alors un mariage d’amour bancal avec Maria Dmitrievna, qui meurt bientôt de la tuberculose, et une liaison peu concluante avec Apollinaria, qui l’entraîne dans les villes européennes, là où son peu d’appétence pour le catholicisme l’empêche d’apprécier l’art italien, là où le démon du jeu lui fait flamber un argent qu’il tient souvent de sa famille et de ses amis. Entre les dettes abyssales, les créanciers appliqués et les récurrentes crises d’épilepsie (dont il gratifiera le Prince Mychkine dans L’Idiot), l’écrivain trouve l’énergie et « la vitalité d’un chat » pour travailler inlassablement.

      Il trouvera un certain équilibre auprès de sa sténographe, Maria, qui l’aimait déjà en lisant ses livres, et qu’il épousa en 1867, pour bientôt fuir ses dettes en passant quatre ans avec elle à l’étranger, entre Dresde, Genève et Florence. Sa créativité alors entre en ébullition lorsqu’il lui dicte Le Joueur. Outre la dimension métaphysique exacerbée, Crime et châtiment peint sans fard les ravages de la pauvreté et de l’alcoolisme, autre versant de l’engagement social de l’écrivain. Les Démons met en scène le meurtre d’un révolutionnaire par ses propres partisans. Toujours sa plume est acérée, enserrant le lecteur sous son acuité. C’est à 59 ans qu’il atteint l’acmé de son œuvre, avec Les Frères Karamazov, parmi lequel Dieu est peut-être le personnage le plus impressionnant tant il dépasse son absence physique, tant il s’oppose aux puissances irrationnelles qui emportent les pauvres et vaniteux personnages humains. Ce qui lui vaut une célébrité folle, accentuée par son Discours sur Pouchkine, qui fait de lui un héritier du fondateur de la langue littéraire russe, un thuriféraire du messianisme russe, comme portant « la pèlerine du prophète ». En février 1881, ses obsèques sont suivies par la vénération de la foule.

      Le « romantisme métaphysique », le repli nationaliste, le « christianisme social et humanitaire », la critique au scalpel des mouvements révolutionnaires le conduisent à ourdir Crime et châtiment et Les Frères Karamazov, où domine le personnage du « Grand Inquisiteur ». De telles réalisations font de Dostoïevski, selon Joseph Frank, « l’égal des tragiques grecs et élisabéthains, de Dante, de Milton et de Shakespeare. Rares sont les romanciers qui se sont élevés à de telles altitudes »…

      Echafauder des plans de romans jamais entrepris, ruser avec la censure, batailler avec son inspiration rétive ou fluviale, achever des chefs-d’œuvre, tels sont les tourments et les joies de l’écrivain, qui embrasse la psychologie torturée de ses personnages complexes, entre sainteté et folie, les débats intellectuels d’une Russie politiquement déchirée, mais aussi des perspectives métaphysiques affolantes : « Idées et personnages deviennent indissociables ». Ainsi l’horreur de la destruction des liens familiaux conduit les frères Kamarazov au désastre. La connaissance intime de toutes les strates de la société est une des clefs de l’œuvre prodigieuse : il fréquenta les plus sordides criminels du bagne et, grâce à ses succès, fut invité à dîner auprès des jeunes gens de la famille du tsar…

 

      Dix ans après la mort de Dostoïevski, soit en 1891, parut, sous la plume de Soloviev, la première biographie du rival de Tolstoï. Elles sont aujourd’hui légion, parmi lesquelles la plus accessible étant peut-être celle du Français Henri Troyat[1], qui est d’un plus modeste vulgarisateur, néanmoins point méprisable. L’universitaire de Princeton, Joseph Frank (1918-2013), qui consacra sa vie à l’étude de son modèle, vit l’une des parties de son immense massif biographique (environ 2500 pages) publiée en France sous le titre suivant : Dostoïevski. Les années miraculeuses (1865-1871)[2]. Avec un luxe d’intelligence et une aisance narrative et argumentative remarquable, notre biographe fouille les archives, la correspondance, les témoignages, balaye toutes les sources possibles, souvent inédites, brosse d’une main démiurgique les tableaux impressionnants du contexte culturel, lit les essais et les romans des contemporains, amis et rivaux du maître, et, cerise sur le gâteau, analyse avec brio les œuvres, bien au-delà de la seule vie personnelle, dont le buste est cependant taillé avec finesse et expressivité. Au point que l’on se demande si ce travail, toujours passionnant, qui est en fait entre nos mains une synthèse des cinq volumes initiaux, a dépassé les qualités du Joyce de Richard Ellmann, du Nabokov de Brian Boyd…

      Ce n’est pas user du petit bout de la lorgnette que lire le Journal d’Anna, la seconde épouse de Fiodor, attentive, brimée, enceinte à Genève en 1867, et spectatrice impuissante de la santé troublée de l’écrivain, de ses « attaques » et « convulsions », lorsqu’il travaille au manuscrit de L’Idiot. Elle écrit sous la dictée de son « Fedia », lit Balzac, écoute un « inepte » congrès sur la Paix, recourt aux prêteurs à gages tant l’argent est rare, confie sa jalousie à l’encontre de quelques femmes de lettres. Querelles, réconciliations et mots d’amour se bousculent : « N’insistons pas, car il est bien connu qu’aucun mari ne trouve sa femme intelligente, bonne, cultivée ». Entre tendresse et impécuniosité chronique, fulgurances et panne d’écriture, le témoignage d’Anna illustre le dévouement et la difficulté d’aimer un génie si torturé, adonné aux désastreux jeux d’argent auprès de la roulette des villes d’eaux, qui nourrit ses livres de toutes ces angoisses, comme dans Le Joueur. Certes, elle ne semble pas ici comprendre la portée de l’œuvre de son mari, auquel elle survivra, mais il faut lui rendre grâce d’avoir été auprès de lui, solide et aimante, d’avoir contribué à une relative amélioration financière et d’avoir pris en mains, de manière sûre et pratique, la gestion du ménage au retour en Russie, jusqu’à l’édition de ses romans, avec un réel succès financier. L’on peut cependant se demander ce qu’elle pensait de ses personnages tentés par les extrêmes…

 

 

      Il est bien à craindre qu’idéologiquement l’auteur du Journal d’un écrivain ne soit guère rassurant. Il hait l’Europe, sa démocratie (même s’il lui envie sa liberté de la presse), sa bourgeoisie affairiste et tant attachée à l’argent (alors qu’il le flambe sur les tables de jeu), il vilipende l’exposition du Crystal Palace de Londres en dépit de ses merveilles technologiques, il fait preuve d’un chauvinisme aveugle et d’un antisémitisme crasse, au travers du personnage de l’usurière dans Crime et châtiment et dans ses Carnets en 1880 : « Le youpin, sa banque, dirige maintenant tout : l’Europe, l’instruction, la civilisation et le socialisme. Quand toute la richesse de l’Europe disparaîtra, restera la banque du juif et sur l’anarchie s’élèvera l’Antéchrist. » De plus il ne jure que par le Christ et le sacrifice de l’individualité, il adule une Russie éternelle et son socialisme paysan, passablement fantasmé, dont la dimension messianique doit procurer rien moins que le bonheur à toute l’humanité…

      Mais au-delà de telles discutables, voire délirantes, convictions, l’œuvre de Dostoïevski regorge de psychologie intime et sociale, d’acuité critique envers un Raskolnikov (du russe « raskolnik », schismatique) qui tue sa logeuse et la sœur de cette dernière à la hache en se prétendant un être supérieur, qui aurait le droit d’enfreindre la loi morale du haut de son nihilisme prétendument humanitaire, quoique peu à peu il soit amené à l’aube d’une rédemption morale au moyen de la reconnaissance de son crime. Les extrêmes psychologiques et politiques, qui vont des violeurs et meurtriers aux apprentis despotes totalitaires. Par exemple, dans Les Démons, Piotr Stépanovitch Verkhovenski exige de mettre en place le système politique imaginé par Chigalev : 90 % de l’humanité devrait travailler dans des conditions primitives et serait dominée sans conteste par les 10 % restants, postulant qu’en Russie rien n’est possible sans discipline. Ainsi va l’égalité de tous avec tous au moyen de la dictature et de la déshumanisation ; le romancier conspuant ainsi le socialisme autoritaire, qui deviendra le communisme. Le moins que l’on puisse dire en effet est que ses personnages n’incarnent pas la modération : cynisme outrancier, suicides, folie, militantisme révolutionnaire exacerbé et terrorisme, virulence démoniaque, tout fait feu dans la satire ; comme sur l’autre versant la sainteté la plus pure, celle du Prince Mychkine dans L’Idiot, fait figure de modèle christique. L’on se doute que la rencontre de telles individualités ne va pas sans heurts, alors que les personnages subissent au long du récit une dynamique qui modifie parfois du tout au tout leur personnalité profonde (comme Raskolnikov), ce qui permet à la narration un dynamisme puissant, animée par des dialogues percutants. Ainsi religion orthodoxe et anarchisme athée se partagent les personnages, au risque du manichéisme. Mais pour l’écrivain, selon notre biographe, « l’art était une autre forme de la religion ». La technique du roman-feuilleton bourré de péripéties, de suspenses sentimentaux et existentiels croise celle des récits écrits sous la forme du monologue, cependant fouetté par des adresses au lecteur. Le réalisme, y compris au moyen de l’usage des sociolectes, rencontre le mysticisme, le grotesque côtoie le tragique. Le dialogue philosophique et mystique phagocyte la fresque sociale, la tempête des passions brise ou apaise les dénouements. Selon Joseph Frank, « c’est ce mélange entre une sensibilité sociale exacerbée et les plus profondes interrogations religieuses qui donne son caractère proprement tragique et lui confère une place unique dans l’histoire du roman ».

 

Album Pléiade Dostoïevski, Gallimard , 1975. Photo : T. Guinhut.

      En quoi consiste ce génie, au-delà des perspectives sociales, politiques et religieuses ? À une telle question Mikhail Bakhtine répond par le concept du « roman polyphonique ». En effet, chaque personnage, qu’il s’agisse de Raskolnikov accomplissant et le meurtre gratuit de sa logeuse dans Crime et châtiment et son long chemin vers le repentir, ou de Stavroguine confessant son incapacité à aimer et le viol d’une fillette dans Les Démons, est une voix, une vocation, une vision du monde à lui seul : « Le héros jouit d’une autorité idéologique et d’une parfaite indépendance ; il est perçu comme l’auteur de ses propres conception idéologiques à valeur absolue, et non pas comme objet de la vision artistique de Dostoïevski, couronnant un tout. […] La pluralité des voix et des consciences indépendantes et distinctes, la polyphonie authentique des voix à part entière constitue en effet un trait fondamental des romans de Dostoïevski[3] », analyse avec justesse Mikhail Bakhtine. Ce qui confirme que nous ne sommes pas en présence d’un romancier à thèse (et heureusement, de peur de sombrer dans le béni-oui-oui christique orthodoxe), mais d’une confrontation qui somme le lecteur de s’en débrouiller.

      Mieux encore, l’on peut considérer notre auteur comme le créateur d’« archétypes littéraires », selon le mot de Joseph Frank. « L’homme du sous-sol appartient à la culture moderne d’une manière qui témoigne de l’intérêt philosophique et de la puissance de la première grande œuvre de Dostoïevski après les années de Sibérie ». Celui-ci est animé de pulsions irrationnelles et contradictoires, d’inertie et d’impuissance, ce pour répondre à la naïveté de l’« égoïsme rationnel » et à la vanité de l’homme d’action révolutionnaire comme le prône Tchernychevski, l’auteur de Que faire ?[4] Ainsi le prosateur peut-il pousser jusqu’à ses dernières conséquences l’amoralisme idéologique, donc dans une perspective satirique. De plus, dans le cadre de son « réalisme fantastique », ses personnages deviennent des mythes, comme Raskolnikov. De même, dans Les Démons, amplifie-t-il le réel au moyen de son imagination, alors que l’affaire Netchaïev (un affidé de Bakounine[5] et révolutionnaire fanatique qui poussa quelques étudiants à exécuter un innocent) ne fut que le déclencheur de la création de la figure de Verkhovensky. Un tel nihiliste prétend être le représentant d’une organisation révolutionnaire qui se veut mondiale, d’une « révolution pandestrucrice », pour citer Le Catéchisme révolutionnaire[6] de Bakounine (ou de Netchaïev l’on ne sait). Au-delà des socialistes qu’il méprise, il préconise l’éradication des normes sociales et morales et la société toute entière, dans l’objectif d’une ultérieure rénovation. De plus, Chigaliov ordonne : « Les esclaves doivent être égaux. » Autre démon, Stravoguine, l’homme lige de Verkhovensky, dont il veut faire un faux tsarevitch pour s’emparer du trône. Pour Stravoguine, la négation de toute différence entre le bien et le mal le conduit au viol de la petite Matriocha de façon à mettre ses idées en pratique, comme lorsque les conjurés approuvent l’exécution gratuite d’un innocent. En lui les démons idéologiques se sont cristallisés, jusqu’à son suicide… Parmi ce « pamphlet-poème », les questionnements philosophiques et moraux s’incarnent en leur personnage de façon éblouissante.

 

 

      Il en est de même pour l’ultime roman : Les Frères Karamazov, écrit alors qu’en 1879 et 1880 se multiplient les attentats contre le Tsar et toutes sortes de personnalités officielles, avec pour conséquence le partage entre terreur et loi martiale et, cela va sans dire, le refus de toute assemblée constituante. L’impressionnant roman de l’effondrement de la famille et des valeurs morales, mais aussi du conflit entre la raison et la foi, acquiert aussitôt une réputation hors-normes. La rébelion contre Dieu au nom de l’humanité souffrante culmine dans les morceaux de bravoure que sont la révolte d’Ivan et « la Légende du Grand Inquisiteur », qui fait arrêter le Christ et prétend éradiquer la liberté pour le bien de l’humanité, sans compter la conversation d’Ivan avec le Diable. Ivan est la synthèse de l’anarchisme russe ; négateur du sens de la création divine (il accuse impitoyablement Dieu de toutes sortes d’humaines atrocités), il prône lui aussi la destruction. Comment résoudre le scandale du mal[7], alors que le vieux Karamazov « incarne à grande échelle le mal personnel et social » (pour reprendre Joseph Frank), sinon par une théodicée mystique, répond l’écrivain, qui fait de Dmitri Karamazov un parricide, peut-être innocent…

      La part de Dostoïevski dans l’évolution du roman moderne est primordiale. Ainsi Crime et châtiment fait-il évoluer le roman policier de la recherche du coupable à l’enquête psychologique et métaphysique. Ainsi le procès des criminels, des ivrognes et des révolutionnaires exaltés par leur jusqu’auboutisme est-il une leçon d’inhumanité. Il s’agit également de méta-littérature lorsqu’un roman tel que Les Démons n’hésite pas à faire de l’écrivain Karmazinov une caricature du romancier Tourgueniev en égocentrique. En conséquence, selon Joseph Frank, « par la diversité des phénomènes littéraires moraux, philosophiques et culturels qu’il aborde, il n’a que deux rivaux au XIX° siècle, Illusions perdues de Balzac et L’Education sentimentale de Flaubert ». Hors Guerre et paix et Anna Karénine de Tolstoï, son contemporain, qu’il ne rencontra jamais, et dont il enviait le train de vie et les succès, tout en dédaignant son bavardage.

      Dostoïevski est-il l’anti Tolstoï, qu’il taxait, dans une lettre de 1871, de représentant d’une « littérature de propriétaires terriens » ? Le perspicace critique George Steiner soutenait cette thèse : « Dostoïevski détestait la croyance de Tolstoï et de tous les radicaux qui pensaient qu’on peut persuader les hommes de s’aimer les uns les autres avec des arguments rationnels et une instruction à but utilitaire[8] ». L’auteur de L’Idiot préférait aux prétentions de la raison une pure mystique montée au pinacle. S’il y a une beauté au mysticisme et à la transcendance qui lui est consubstantielle, elle peut confiner à la folie et permettre de  préférer l’irrationnel à la raison, et le Christ à la science. Hélas, dans la Russie de Dostoïevski, écartelée entre un Christianisme orthodoxe mystique et le communisme révolutionnaire dont on connait le tragique succès, il n’y a guère de place pour le libéralisme politique.

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

 

[1] Henri Troyat : Dostoïevski, Fayard, 2004.

[2] Joseph Franck : Dostoïevski. Les années miraculeuses (1865-1871), Actes Sud, 1998.

[3] Mikhail Bakhtine : La Poétique de Dostoïevski, Seuil, 1970, p 31-32.

[6] Bakounine : Le Catéchisme révolutionnaire, L’Herne, 2009.

[8] George Steiner : Tolstoï ou Dostoïevski, 10/18, 2004.

 

 

Cartonnages Prassinos, Gallimard, 1948, 1949, 1956. Photo : T. Guinhut.

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14 avril 2018 6 14 /04 /avril /2018 08:26

 

Alquezar, Sierra de Guara, Huesca, Aragon.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

 

Pour Mandelstam,

 

écrasé sous le rocher du totalitarisme :

 

de la poésie à Voronej et des Œuvres complètes.

 

 

 

 

Ossip Mandelstam : Voronej, traduit du russe par Henri Deluy, Al Dante, 96 p, 13 €.

 

Ossip Mandelstam : De la Poésie, traduit par Christian Mouze,

La Barque, 120 p, 15 €.

 

Ralph Duti : Mandelstam, mon temps, mon fauve,

Le Bruit du temps / La Dogana, 608 p, 34 €.

 

Ossip Mandelstam : Œuvres complètes, traduit par Jean-Claude  Schneider,

Le Bruit du temps, La Dogana, deux volumes sous coffret, 1250 p, 59 €.

 

 

 

 

« Les doigts sont des vers, gras et bouffis,

Les mots sont précis comme des blocs de métal,

(…) Comme des fers, il forge oukase sur oukase,

Il vise les parties, la tête, les sourcils, »

      Quel monstre charmant, n’est-ce pas ? C’est ainsi qu’en novembre 1933 le poète Ossip Mandelstam signait le décret qui allait l’emmener dans l’exil de Voronej, puis l’écraser sous l’immense éboulis rocheux d’un lointain goulag sibérien, en décembre 1938. N’avait-il pas eu le front de caricaturer, avec la récitation de ces vers, le grand Staline ! Et encore, ce dernier ne les lut-il pas, car sinon deux ans de poèmes n’auraient été écrits que dans les limbes du néant. La poésie est évidemment pour toujours une activité « contre-révolutionnaire », que cette révolution soit brune, rouge ou verte. En la personne de Mandelstam, la petite chapelle de la poésie avait été broyée par la grise paroi rocheuse du totalitarisme. À l’occasion de deux recueils, l’un de vers, Voronej, l’autre de prose, De la poésie, il faudra de Mandelstam ne pas éviter une lecture biographique, ni, de toute évidence une lecture du chemin d’images et d’éthique poétiques. Mieux encore, et s’appuyant sur la biographie de Ralph Dutli, paraissent les deux volumes miraculeux des Œuvres complètes du grand poète russe.

      « De toutes les fibres de ma personne, je veux, et du poids qui est sien, peser contre le déni du libre-arbitre, l’absence de toute liberté »[1]. Loin de nous de vouloir faire une lecture à la Sainte-Beuve de l’œuvre poétique de Mandelstam. Cependant, la biographie d’un esprit russe et poétiquement libre, né en 1891, ne pouvait que fatalement heurter le mur rouge du communisme et du stalinisme. Donc s’irriguer de souffrances, d’impossibilité de publication, à partir de 1933. Seul  miracle : que Nadejda, son épouse longtemps fidèle à sa mémoire, ait pu copier, cacher, préserver ses manuscrit, dont ces follement intenses Cahiers de Voronej, écrits entre 1935 et 1937, dont Henri Deluy donne en son Voronej un bref choix, quoique pertinent (malgré la fâcheuse double impression d’un poème du 30 avril 1937). De plus judicieusement augmenté de la fameuse épigramme à Staline (citée plus haut) qui n’omet pas : « Tout supplice est un régal, une framboise, / Pour sa lourde poitrine d’Ossète. » Ces dizaines de poèmes sont en effet la trace des avanies subies, de la déportation en une ville lointaine, de peu de moyens culturels, où le couple Mandelstam tire la pauvreté par la queue. « J’ai envie de hurler devant toutes ces serrures, ces pinces », chante-t-il en février 1937, alors que « Le redoutable jalon du siècle regarde ».

      À cet égard il n’y a rien de plus précis, de plus édifiant, que la biographie rédigée par Ralph Dutli : Mandelstam, mon temps, mon fauve. Entrecoupée de poèmes, de photos précieuses, elle nous plonge dans une jeunesse pétersbourgeoise, puis moscovite, qui traversa le symbolisme et l’acméisme, qui côtoya les Futuristes, puis -excusez du peu- Blok, Essenine, Maïakovski, Pasternak, Anna Akhmatova, vécut une amitié amoureuse avec Marina Tsvetaeva[2]. Autour de lui, on se suicide, on se cache et se surveille, à moins que l’on parade et l’on dénonce parmi la clique de l’Union des écrivains officiels… Un poète et vieillard précoce, à l’esprit vif, relégué loin des villes de poésie, chante en mars 1937 la nostalgie du beau : « Sur les collines de Voronej, / J’ai toujours le regret des collines toscanes, universelles et claires ». A quarante-huit ans, Mandelstam crève aux neiges du goulag, près de Vladivostok. Il n’est qu’un cadavre parmi les millions de L’archipel du Goulag[3] et de la Kolyma[4], pour reprendre les titres d’Alexandre Soljenitsyne et de Varlam Chalamov. La tyrannie communiste a fermé ses lèvres, mais pas empêché de parler ses poèmes : « Vous n’avez pu me priver de lèvres signifiantes » (mai 1935).

 

      « Une encre aérienne, indéchiffrable, légère » (26 décembre 1936) est celle de Mandelstam. La poésie, « plutôt que raconter la nature, la fait résonner à l’aide de ces instruments vulgairement appelés images[5] ». Or, la réalité immédiate, profuse et colorée de ses images n’empêche pas toujours son indéchiffrabilité. Ce qui contribue à le rapprocher de Paul Celan[6], qui en plus de le vénérer, fut son traducteur. Son authenticité intérieure est remarquable : « Ne rien décrire qui, d’une façon ou d’une autre, ne rende compte des mouvements secrets de l’âme[7] ». Aussi son activité de poète -autant que de prosateur- ne veut élire que le meilleur : « La qualité de la poésie dépend de la célérité avec lesquelles elle fait pénétrer ses conceptions-impulsions créatrices dans la nature non-instrumentale, lexicale, purement quantitative, de la formulation verbale[8] ».

      Voici le défi, l’art poétique, et la conduite éthique du poète à Voronej, le 8 février 1937 :

 « Je chante quand ma gorge est moite, et l’âme sèche,

L’œil  mouillé sans excès, la conscience limpide.

Le vin est-il bien pur, et les outres sans brèche ?

Et dans le sang, fluide l’écho de la Colchide ?[9] »

      Ainsi le traduit Henri Abril qui, parmi les quatre volumes de l’œuvre poétique publiés chez Circé, tient à rendre justice à la métrique et à la musicalité russe, dans son édition bilingue. Ce qui donne, en vers plus libres, chez Henri Deluy :

« Je chante quand la gorge est humide, l’âme - sèche,

Le regard pas trop moite et la conscience sans ruse :

Le vin est-il sain ? Et robustes les outres ?

Est-il sain dans le sang le bercement de la Colchide ? »

      Si notre russe est en dessous du néant, nous empêchant de juger du bien-fondé des choix lexicaux, nous serons bien en peine de totalement préférer une traduction, quoique avec une certaine tendresse pour la première. Celle d’Abril paraissant favorisée par le choix des vers presque réguliers, des rimes, et le style plus elliptique, quand Deluy propose au dernier vers une belle allitération…

      Reste que rien ne vaut la multiplication des traductions, surtout lorsque les quatre volumes bilingues peuvent (à tort) paraître intimidants, et qu’en un plus modeste recueil, au graphisme élégant, la quintessence de l’art de Mandelstam éblouit. Car, à Voronej, il chante, sans guère pouvoir échapper au manque :

« Rends-moi ce qui est mien, aile bleue,

Crête ailée, rends-moi mon travail,

Nourri de tes déesses aux seins

Fluides, le vase brûlé… »

      Mais, vantant  le « Tchernoziom », cette terre fertile de Voronej, on n’est pas sûr qu’il ait tiré la leçon du bolchevisme, à moins qu’il use d’ironie : « Je dois vivre, respirer, bolcheviser, travailler le verbe, / Ne pas obéir, face à face » (mai / juillet 1935). Hélas, en janvier 1937, pour se concilier les bonnes grâces d’un pouvoir tentaculaire et indéracinablement cruel, il commet les sept strophes de son « Ode à Staline ». À quels tréfonds de bassesse en est-on réduit, à quelle hypnose soviétique et totalitaire est-on soumis, lorsque l’on est acculé par la faim, le froid et l’exil ! Sept strophes d’éloge sirupeux, que Mandelstam demanda que l’on détruise. En vain. Sauf qu’en écrivant « Si je prenais le fusain (ou le charbon, selon les traductions) pour un hommage suprême », le conditionnel reste dubitatif, autant que la noirceur du portrait. Pas si simple. Qu’aurions-nous écrit à sa place ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      Les brefs essais réunis parmi De la poésie sont pour beaucoup consacrés à des auteurs russes, Pouchkine ou Pasternak, ou parfois presqu’inconnus de nous, montrant l’attachement profond de Mandelstam à la Russie, malgré les travestissements et le rouleau compresseur du soviétisme, ce qui contribue à expliquer, comme pour Akhmatova, son refus de l’exil. Mais aussi à Chénier et Villon (ce mauvais garçon devant les systèmes). Nous pouvons néanmoins en tirer quelques précieuses formules, comme celle tirée de « Remarques sur la poésie » : « Ainsi la poésie divague, gesticule, bredouille, titube, ivre, béate, hébétée, folle et pourtant elle seule demeure sobre, et de tout ce qui est au monde elle seule reste éveillée ». Ce sont de fulgurantes et allusives analyses originairement parues en revues : « Le mot et la culture », « De l’interlocuteur », « La fin du roman », etc. On y trouve, en 1923, une définition de la « langue poétique », assez époustouflante : «  une exubérante floraison morphologique et un durcissement de la lave morphologique sous l’écorce sémantique ». Où l’on voit que l’apparente rigueur lexicale, bien au-delà de l’acméisme du « mot-objet » de celui qui préférait, en 1922, « l’austère et rigoureux Salieri » à « l’idéaliste Mozart », n’a pas un instant peur de l’avalanche des images.

      Mandelstam parait être plus réaliste lorsqu’il note en 1921 qu’ « à présent l’Etat adopte vis-à-vis de la culture une attitude originale que traduit au mieux le terme de tolérance ». Même si on a pu, à la suite de la révolution, et autant dans les arts plastiques que dans les lettres, voire la musique, observer une étonnante efflorescence, nul doute qu’il fallait bientôt déchanter de ses illusions. Quoique poète, Mandelstam, n’était en rien un philosophe politique, ni même, selon Shelley, un « législateur non reconnu du monde[10] ». Car après le tsarisme, la vie politique dégringolait de Charybde en Scylla. Plus prophétique, à la lisière du novlangue d’Orwell[11], il notait la même année : « Les différences sociales et les oppositions de classe pâlissent devant la division actuelle entre les amis et les ennemis du mot. » Au point de savoir, dès 1918, dans les vers de Tristia[12] combien cette amitié allait être pervertie, y compris par lui-même : « Célébrons le sombre joug du pouvoir, / Son insupportable poids ».

      Heureusement, en 1924, son esthétique se libère : « En poésie, il faut du classicisme, il faut de l’hellénisme, en poésie, il faut un sens aigu de l’image, le rythme de la machine, le collectivisme des villes, le folklore paysan… La malheureuse poésie se gare d’une foule d’exigences pointées sur elle comme des canons de révolvers. Que doit-être la poésie ? Mais peut-être qu’elle ne doit pas, qu’elle ne doit rien à personne, ses créanciers sont tous des imposteurs ! » Voilà bien une précieuse maxime, à longuement méditer hier et demain. Au-delà de la tyrannie du réalisme socialiste, Mandelstam préférera toujours Dante. En effet, il juxtapose « l’amour et le respect de l’interlocuteur, et la conscience du bon droit poétique ».

      Mais à toutes ces merveilleuses publications dispersées chez de discrets éditeurs (grâce leur soit rendue !) il faut maintenant préférer la soudaine édition des deux volumes des Œuvres complètes d’Ossip Mandelstam, sous l’égide d’un unique et opiniâtre traducteur : Jean-Claude Schneider, qui revendique justement « le buissonnement des significations », dans la lignée de Paul Celan qui fut le passeur du poète russe dans la langue allemande ; tous deux partageant un sens de la parole éclatée, bruissante, elliptique et mystérieuse. Car « la terre bourdonne de métaphores » écrit en 1928 l’auteur de Tristia. De plus, et de manière séduisante, Jean-Claude Schneider choisit d’user d’une versification aux mètres alternés, mais sans ces rimes qu’avait réinventées Paul Celan.

Jugeons-en, reprenant l’épigramme épinglée sur Staline. Elle devient :

« c’est lui, le montagnard du Kremlin, qu’on évoque,

Ses doigts sont gras comme des vers de terre,

ses mots infaillibles comme des poids d’un pound.

Parmi ses moustaches ricanent des cafards

et les tiges de ses bottes sont des miroirs.

L’entoure une racaille de chefs aux cous frêles,

sous-hommes dont il use comme de jouets.

Un qui siffle, un autre qui miaule, un qui pleurniche,

lui seul s’amuse en père fouettard et tutoie.

Il forge, comme un fer à cheval, ses oukases -

frappe, qui à l’aine, qui au front, qui à l’œil.

Toute mise à mort est pour lui délectation

et fait se dilater sa poitrine d’Ossète. »

      Ces Œuvres complètes permettent une autre lecture. L’acméisme poétique originel d’Ossip Mandelstam se veut minéral, comme le titre de son premier recueil, et « nostalgie d’une culture universelle ». De La Pierre à Tristia, les allusions gréco-romaines nourrissent en effet le verbe, où l’âge d’or de Crimée et de Géorgie tente d’être une antithèse à la Révolution bolchévique et soviétique, rompant ainsi avec son siècle injuste, aux « paupières malades », à la « belle bouche argileuse » (1928). Dès 1910, le jeune homme avait abandonné « la politique pour la poétique », selon la belle formule de la préfacière, Anastasia de la Fortelle. En conséquence, « ce décembre de l’année dix-sept » une Cassandre parle au poète :

« Sur la place où stagnent les chars d’assaut,

j’aperçois un homme, il menace

les loups en brandissant d’ardents tisons :

liberté, égalité, loi ! »

      En 1923, « l’écharde harcèle l’azur ». Dans un poème adressé, depuis Voronej en 1937, à la fois à la « Rome » éternelle et à la Rome de Mussolini, le poète conspue « le menton d’un avorton-dictateur » ; ne doutons-pas qu’il s’agisse d’un autre Staline, quoiqu’au petit pied… Le dernier poème conservé date de juillet 1937, soit un an et demi avant sa mort. Il y est question de « cimes ensanglantées », de « faucheurs tombés dans la folie »… Il le dit lui-même, avec une ironique amertume : « La poésie est traitée sérieusement dans ce pays, puisque pour elle on vous tue ». Dans peu de mois, ce martyr de la poésie sera lui-même gagné par la folie, jeté dans la confusion des détenus et des cadavres du goulag, aux confins de la Russie orientale.

      Parmi les proses, l’on découvre « la bibliothèque de la prime enfance » d’une maison juive, et sa collection qui est un reflet de la littérature universelle. Ce sont des essais où l’acméisme, au-delà de la réalité, en connait « une autre, infiniment plus convaincante, celle de l’art ». Ecrite entre 1929 et 1930, quoique publiée de manière posthume comme bien d’autres manuscrits, La Quatrième prose éclate en furieux accents pamphlétaires contre la littérature inféodée au pouvoir, contre « le Parti Vérité » (Pravda en russe), donc férocement antistalinien. Sans compter qu’une absurde accusation de plagiat contribue à le mettre au ban des écrivains soviétiques. La parenthèse du Voyage en Arménie est plus apaisée, lumineuse. Au réalisme socialiste, il préfère la voix de Dante. Dans cet Entretien sur Dante, le poète proscrit par sa ville florentine est en quelque sorte son alter ego dans l’enfer tombé sur la terre russe. Il est de plus celui qui définit la ligne scripturale poétique : « Un mot, n’importe lequel, se présente comme un faisceau, et le sens, au lieu de se concentrer en un point donné, se projette dans diverses directions ». En fait, c’est dans l’œuvre entière de Mandelstam, selon la conclusion de l’Entretien sur Dante, que se joue « l’interdépendance entre l’explosion et le texte »…

      Aussi avons-nous entre nos mains respectueuses un modèle d’édition, conjointement conçu par La Dogana et Le Bruit du temps (ce qui vient d’un titre de Mandelstam). Ce sont deux volumes reliés, l’un pour la poésie, bilingue de surcroit, l’autre pour les proses, enrichis de notes et commentaires, sur papier fin et légèrement ivoire, cartonnés, dans un magnifique coffret bleuté, illustré par « Le retour de Thésée » du peintre Josef Sima (ce qui est un écho du premier poème de Tristia). Un ensemble précieux et délectable, tant pour les textes, que pour l’objet, qui offre toute la noblesse poétique à ce livre que notre civilisation menace absurdement et sans guère de succès de remplacer par le numérique, et pour le prix d’un Pléiade, collection qui s’en trouverait presque reléguée dans l’ombre. Ce merveilleux et poignant monument de bibliophilie, de sens, d’Histoire et de beauté, rejaillit en toute sérénité sous nos yeux, au-delà de l’avalanche du totalitarisme qui ensevelit Ossip Mandelstam. Si les souffrances de ce dernier ont été rouées de coups par un abject destin politique, son verbe est miraculeusement présent, en hommage posthume à sa merveilleuse créativité ; et à son épouse Nadejda qui apprenait par cœur les poèmes de son époux, et à qui nous devons outre les recueils mais aussi des « poèmes non inclus », véritables découvertes à savourer, dans leur amertume citronnée…

      Que reste-t-il à celui qui, à Voronej, se souvient « de la beauté de [ses] semelles » ? À nous, demeure « la chaîne au féminin des lettres en boucles ». Dans un monde qui est celui de « la condamnation du juge et du témoin », ne reste plus qu’à « maîtriser cette tombe aérienne / Sans gouvernail et sans ailes », qui n’est pas loin de la « tombe dans les nuages » de la « Fugue de mort » de Paul Celan. Il ne restait à ce poète aux semences infinies que neuf mois à si mal vivre, lorsqu’il s’écria :

« Et quand je mourrai, service terminé,

Ami persistant de tous les vivants,

Que retentisse plus haut et plus large

L’écho du ciel dans toute ma poitrine ! »

« Tout bas, tout bas, tu me liras… »

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

 

[1]  Ossip Mandelstam : Physiologie de la lecture, Fourbis, 1989, p 22.

[3]  Alexandre Soljenitsyne : L’Archipel du goulag, Seuil, 1974.

[4]  Varlam Chalamov : Les Récits de la Kolyma, Verdier, 2003.

[5]  Ossip Mandelstam : Entretien sur Dante, La Dogana, 1989, p 16.

[7]  Ossip Mandelstam : Physiologie de la lecture, Fourbis, 1989, p 15.

[8]  Ossip Mandelstam : Entretien sur Dante, La Dogana, 1989, p 17.

[9]  Ossip Mandelstam : Les Cahiers de Voronej, Circé, 1999, p 131.

[10]  Percy Bysshe Shelley : Défense de la poésie, La Délirante, 1980, p 45.

[12] Ossip Mandelstam : Le Deuxième livre, Tristia, Circé, 2002, p 59 ; ici dans la traduction de Christian Mouze.

 

Foz de Lumbier, Navarra. Photo : T. Guinhut.

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17 juillet 2017 1 17 /07 /juillet /2017 14:54

 

Grand'Rue, Poitiers, Vienne. Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

 

 

Les dystopies d’Evgueni Zamiatine,

Andreï Platonov & Anna Starobinets,

de l’Etat unitaire au service d’ordre planétaire.

 

 

 

Evgueni Zamiatine : Nous,

traduit du russe par Hélène Henry, Actes Sud, 2017, 352 p, 21 €.

 

Andreï Platonov : Moscou heureuse,

traduit du russe par Anne Coldefy-Faucard, Robert Laffont, 1996, 192 p, 20 €.

Andreï Platonov : Tchevengour,

traduit du russe par Louis Martinez, Robert Laffont, 1996, 432 p, 25,50 €.

 

Anna Starobinets : Le Vivant,

traduit du russe par Raphaëlle Pache, Mirobole, 2015, 480 p, 22 €.

 

 

      Orwell et  Huxley auraient-ils écrit 1984 et Le Meilleur des mondes, si l’auteur de Nous n’avait pas existé ? À lui seul, le Russe Evgueni Zamiatine (1884-1937) a inventé un genre romanesque, quoiqu’issu de la tradition de l’apologue : l’anti-utopie, elle-même hérité des utopies des Thomas More[1], Campanella et Karl Marx[2]. Partisan trop enthousiaste de la révolution bolchevique de 1917, il a bien vite déchanté : dès 1920 il tirait les leçons indispensables, en écrivant un roman apparemment bien éloigné de son  temps, puisque censé voir se dérouler son action en un futur lointain, six siècles en avant, donc relever de la science-fiction. Le bonheur terrible de l’Etat Unitaire mis en scène dans Nous trouve ses avatars parmi les cités radieuses de son contemporain Platonov, et son correspondant contemporain dans le « service d’ordre planétaire » imaginé par Anna Starobinets, dans Le Vivant.

      Sans guère de bruit, la première édition française, Nous autres, parut chez Gallimard en 1929, sous les doigts de Cauvet-Duhamel, s’inspirant d’une version anglaise. L’œuvre-phare d’Evgueni Zamiatine fut rééditée en 1971 avec une préface de Jorge Semprun. Outre le titre, plus conforme en sa concision à l’original, Nous, jamais édité en sa langue du vivant de l’auteur, l’on est frappé en cette nouvelle traduction par de réelles beautés, venues du texte russe établi en 1988 et qui fut fort symboliquement publié à l’occasion de la perestroïka. Le présent de narration remplace le passé, la formule plus judicieuse « contrainte idéale », remplace le « manque idéal de liberté ». En ce journal aux quarante « Notes », dédié aux « lecteurs planétaires », l’écriture est entrechoquée, plus étonnement métaphorique, elle gagne en intensité à mesure qu’elle passe du monde mathématique à celui de la liberté, hélas éphémère, comme en un cubisme coloré.

      Outre un « Mur de verre », pour se protéger de la nature, « la Science de l’Etat Unitaire » a construit, grâce à Taylor, le « bonheur mathématiquement infaillible pour tous » ; où « être original, c’est enfreindre l’égalité ». La vie, y compris les « jours sexuels », est programmée par la « lex sexualis » communautaire et les « Tables » du temps commun. Ne restent que deux « heures privatives » par jour. Rien n’est propriété privée, même les enfants. Ceux que leur liberté a condamnés sont exécutés par liquéfaction dans un amphithéâtre, avec le concours d’un poète officiel, de la main du Bienfaiteur même.

      Les noms chiffrés des personnages, déshumanisants, viennent, non sans humour, des numéros des pièces de charpente métallique du célèbre brise-glace Alexandre Newsky, pour lequel Zamiatine avait assuré le suivi de chantier. Aussi le héros, « D-503 », qui est un mathématicien rationaliste parfaitement intégré, se délecte de son métier de constructeur du vaisseau spatial « L’Intégrale » et d’ « O-90 » à la « bouche rose ». Cependant il se voit soudain bouleversé devant « I-330 » par le désir et l’éros, par la beauté du monde et l’aspiration à la liberté. Tentant de de briser le carcan sociétal en devenant un individu, il a « développé une âme » ! Jusqu’à ce qu’il soit brisé à son tour… La raison scientifique et politique exécute l’ablation de l’imagination du pauvre héros consentant, tandis qu’il voit sans état d’âme la « Cloche » torturer sa bien-aimée. Orwell n’oubliera pas ces scènes, pour en proposer une puissante réécriture et variation, à la fin de son 1984[3].

      De cet univers parfait, Zamiatine a rendu un tableau solaire, effarant, au rythme haletant, intensément lyrique et tragique, grâce à une « maternité clandestine », une révolte éphémère des « Méphi », ces « ennemis du bonheur », sacrifiés sans pitié par la raison d’Etat. À la vigueur dramatique de l’intrigue répond la puissance politique d’un roman illustrant le hiatus entre libéralisme et totalitarisme.

 

 

      Zamiatine sut également être un bon écrivain de mœurs, par exemple avec L’Inondation[4], un récit de 1929. Trophim et Sophia vivent paisiblement, quoique pauvrement et privés d’enfant ; aussi ils adoptent la jeune Ganka. Qui bientôt rejoint Trophim dans son lit. Quand se mettent à monter les eaux de la Néva il faut déménager à l’étage. Tout rentre dans l’ordre, sauf la râpe de la jalousie, et la hache… Dans la grande tradition russe de la nouvelle réaliste, de Tourgueniev à Tchékhov, Zamiatine montre une facette plus discrète de son talent, descriptif et psychologique. On aurait pu imaginer que cette « inondation », pourtant d’origine naturelle, puisse être une métaphore d’une plus insidieuse encore invasion humaine, celle de la tyrannie soviétique. Plus simplement c’est celle de la montée des sentiments, de la haine et de la colère tragique ; puis d’une culpabilité modestement voisine de Crime et châtiment de Dostoïevski, le tout dans une prose habile et peu à peu expressionniste.

      De ce météore des lettres russes, on lira également Au Diable vauvert[5], bref roman satirique que l’on jugea antimilitariste, à moins de préférer Les Insulaires[6], charge vigoureuse contre le conformisme et le machinisme. Ce qui ne manquera pas de nous rendre plus attachant encore cet avertisseur, dont la sûreté éthique n’est plus à démonter…

      On ne s’étonnera pas que, poursuivi par le régime stalinien, Zamiatine, ce misérable hérétique du communisme et de l’Union Soviétique, affreusement méconnu, meure à Paris en 1937. Son échec est le miroir du destin du personnage numéroté de Nous. C’est avec un amer plaisir que nous lisons et relisons, en une version plus fidèle à l’original, « un infect pamphlet contre le socialisme », selon l’Encyclopédie littéraire soviétique en 1931. Un tel jugement lapidaire ne peut que donner une furieuse et succulente envie, non seulement aux tristes contemporains éclairés de Staline, mais à notre temps, en rien immunisé contre les prometteurs totalitarismes, férus d’éradication de l’individualisme et de l’imagination, de méditer un ouvrage prémonitoire et brillant qu’il est urgent de réhabiliter en son génie.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      Une fois de plus un tragique destin attendait un écrivain soviétique, contemporain de Zamiatine. Il ne s’appelait qu’Andreï Klimentof ; aussi choisit-il le prénom de son père Platon, pour se faire un pseudonyme digne du philosophe grec et utopiste de La République. Communiste fervent, son œuvre n’eut pas la place qu’il lui rêvait dans la radieuse cité soviétique. Né en 1899, mort en 1951 dans un sordide misère, il écrivit de nombreux textes dont peu virent le jour de son vivant, car interdit de publication en raison de son scepticisme envers la collectivisation stalinienne. Il avait cru naïvement que la révolution libérerait l'esprit populaire. Or il fut repoussé par Maxime Gorki, traité de « salaud » par Staline, effacé par l’Histoire soviétique. Seule la fin de la perestroïka et l'exhumation des archives secrètes du KGB permirent qu’il fût tardivement réhabilité.

      Son roman, Moscou heureuse, est celui d’une allégorique jeune fille prénommée « Moscou » et détentrice glorieuse d’un de ces noms que la révolution offrit à la génération nouvelle. En tant qu’orpheline elle illustre cette tabula rasa d’après l’esclavage bourgeois et d’avant le bonheur collectiviste. Elle participe à toutes les activités du grand socialisme dont elle est le porte-drapeau. Libre et heureuse, elle séduit tous les hommes, ingénieurs et savants. Mais leur désir est une trahison de l’idéal, tel que le ressent Sartorius : « Le monde nouveau était dans les échafaudages, mais son cœur à lui, indigent, restait éternellement fidèle au sentiment solitaire d’un temps où ses seules relations étaient sa parentèle ». Le dilemme est poignant entre individualisme et collectivisme, entre éros et politique.

      Les récits de Platonov sont des paraboles, des contes philosophiques, explosifs l’air de rien. Usant d’un style protéiforme qui suscita l’admiration du poète Joseph Brodsky, Platonov oscille entre panégyrique de la langue de bois, lyrisme, naturalisme, et bien sûr ironie. En fait il est un maître méconnu de l’anti-utopie. Ce que confirme son plus vaste roman Tchevengour, écrit entre 1926 et 1929, dont le titre désigne encore une fois une ville. Sauf qu’il s’agit d’une maigre bourgade qui ambitionne d’incarner l’achèvement du communisme. Imitant malgré lui Don Quichotte, Kopionkine a nommé son cheval « Force prolétarienne » et mène une quête picaresque pour instaurer un socialisme non seulement mystique, mais d’un ascétisme forcené. Une fois exterminés capitalistes, Russes blancs, demi-blancs et koulaks, les bolcheviks de Tchevengour ne sont plus douze, apôtres misérables et cruels, antithèses pitoyables de ceux du Christ. Là pas de travail, car il entraîne au désir des fruits de son travail, et la propriété - c’est bien connu - c’est le vol et l’oppression. Des discours, une vie sociale omniprésente, plus rien de personnel, plus de pensée libre, plus d’amants. Les habitants sont des « amaigris du bonheur ». Ne reste que le dénuement le plus terrible. La satire de l'Homo sovieticus est sans pitié.

      Pourtant le désir et la faim reviendront pour donner vie à l’immensité de l’espace. Car Tchevengour est également un hymne au terroir russe, aux fleuves qui l’irriguent, à l’intransigeance de son climat. Ce roman-poème, cette caricature d’épopée, coule animée d’un vaste rythme, parfois heurté, souvent âpre, charriant les vicissitudes, les tyrannies et les vanités de la condition humaine.

      Moscou heureuse et  Tchevengour sont à glisser entre les utopies de Thomas More et d’Aldous Huxley, mais aussi, pour le domaine russe, entre Les Hauteurs béantes de Zinoviev et L’Archipel du goulag de Soljénitsyne. Ces paraboles ironiques et dystopiques, ces fresques décapantes sont sans le moindre doute la prémonition autant que la vérification de l’impossible réalisation du communisme radieux.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      Autre anti-utopie aux versants également vertueux et infâmes : Le Vivant de la russe Anna Starobinets. Peut-on exister sans être répertorié ? se demande son roman. À cette question angoissante, surtout parmi ces temps où l’œil de Big Brother[7] guette nos connexions et nos mot-clefs, où la France traque les « discours de haine[8] », où la Chine communiste surveille et châtie ses citoyens grâce à une reconnaissance faciale en voie de devenir universelle, la jeune auteure russe donne une réponse science-fictionnelle qui n’aura pas grand-chose pour nous rassurer. Pire encore si un « Service d’ordre planétaire », s’appuyant sur des technologies les plus sophistiquées et intrusives, s’assure le pouvoir définitif, comme l’imagine Anna Starobinets en 2014. Cette romancière russe, aux armes fictionnelles bien affutées, a su créer un univers cohérent et troublant, mais aussi son vocabulaire. La littérature est pour elle, dans la tradition des auteurs de dystopies, un moyen sûr de nous alerter sur les révolutions anthropologiques et politiques des pouvoirs peut-être à venir, empruntant un dévoiement de l’intelligence artificielle au service d’une post-humanité.

      Chacun porte un « implant » qui le relie à un organisme total : « Le Vivant ». L’ADN d’un mort renaissant au sein d’un nouveau corps, la population ne peut, selon le fondateur « Livre de la vie », excéder trois milliards. En la perfection réalisée d’un tel monde, l’impensable ne peut surgir pour imaginer un contrepied romanesque et enclencher l’intention dramatique. Que faire d’un inconnu sans « incode » ni patrimoine génétique, que l’on se résout à appeler « Zéro » ? Ce dissident, peut-être involontaire, enfreint gravement les règles du « Service d’ordre planétaire ». Traqué par Ed et Cerbère, il confie son autobiographie, ses inquiétudes au lecteur, alors que « toute déconnexion du socio entraîne la suppression des paramètres individuels ». Quoique « corrigé », qui sait s’il peut être un criminel, alors que ce monde n’en contient plus aucun. À moins que les criminels aient pris le pouvoir…

      Ce futur, probable, est à la fois délicieusement tentant et terrifiant. Par exemple, « en mode luxure, tu partages avec tes amis, chacun des cinq sens auxquels tu as accès ». Attention cependant, si l’on fait partie des individus « à vecteur criminalo-destructeur », à ne pas devoir séjourner en cette « maison de Correction » où « le Fils du Boucher »,  « Cracker » et « Zéro » sont bientôt soumis à la « rétrospection incarnationnelle » !

      Dans la mouvance d’une science-fiction russe déjantée, où s’illustre également un Vladimir Sorokine[9], Anna Starobinets nous piège en cette anti-utopie coruscante et cinglante, qui est un digne successeur des chefs-d’œuvre d’Huxley[10] et d’Orwell[11] : ce Zéro, est-ce le souvenir du malheureux héros de Nous ? Est-ce vous, est-ce moi ? Jusqu’à nos strates les plus profondes, ce nouveau régime romanesque nous étudie, nous réjouit, nous rééduque, nous efface. Rééduquer et traquer la population masculine criminelle n’est qu’une prémisse de la rééducation universelle. Dans la tradition de ses aïeuls Zamiatine et Platonov, Anna Starobinets interroge et remet en question la nature de l’identité individuelle et par conséquent de la liberté au sens politique, menacée en sa fragilité, dans le cadre d’une société où l’interconnexion informatique et celle neuronale ne font qu’un…

 

Thierry Guinhut

Une vie-d'écriture et de de photographie

La partie sur Zamiatine a été publiée dans Le Matricule des anges, mai 2017,

celle sur Platonov dans La République des Lettres, décembre 1996.

 

[4] Evgueni Zamiatine : L’Inondation, Actes Sud, 2014.

[5] Evgueni Zamiatine : Au Diable vauvert, Verdier, 2006.

[6] Evgueni Zamiatine : Les Insulaires, 10/18, 1991.

 

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13 mai 2017 6 13 /05 /mai /2017 12:36

 

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

 

Vladimir Sorokine, le maître russe

 

de la science-fiction politique rabelaisienne :

 

Le Lard bleu, La Glace, Telluria.

 

 

 

Vladimir Sorokine : La Glace, traduit du russe par Bernard Kreise,

L’Olivier, 2005, 320 p, 22 € ; Points, 2008, 7,10 €.

 

Vladimir Sorokine : Le Lard bleu, traduit par Bernard Kreise, L’Olivier, 2007, 420 p, 23 €.

 

Vladimir Sorokine : Telluria, traduit par Anne Coldefy-Faucard,

Actes Sud, 2017, 352 p, 22,50 €.

 

 

 

 

      Un lard bleu aux vertus magiques, une secte glacée complètement frappée, une drogue tellurique dans un futur ludique et effrayant, tels sont les jouets burlesques de Vladimir Sorokine. Né en 1955, il fait partie de cette génération russe totalement loufoque dont les titres disent assez l’imaginaire hors-norme : pensons à La Mitrailleuse d’argile[1] et Minotaure.com[2] de Viktor Pelevine… Sortie depuis peu de la tyrannie soviétique, elle s’en donne à cœur joie en ridiculisant la Russie, son Histoire et son présent, sans compter son futur. En effet, Le Lard bleu n’est pas un roman gastronomique, mais de science-fiction addictive. Quant à La Glace, il ne s’agit pas d’une fraîche friandise, mais d’un marteau à enfoncer une conversion dans le crane. Mais il est probable que le couronnement de ses nombreux romans, inclassables, entre Rabelais et Orwell, soit Telluria, terrible anti-utopie pour centaures politiques…

      Nous sommes en 2068, dans un laboratoire sibérien, où l’on parle une sorte d’argot mi-russe, mi-chinois, et qui fabrique une matière étrange, à la fois source d’énergie et drogue : « le lard bleu ». Ce sont les corps clonés de « sept objets : Tolstoï-4, Tchekov-3, Nabokov-7, Pasternak-1, Dostoïevski-2, Akhmatova-2 et Platonov-3 » qui permettent la production. On savait déjà que les plus grands écrivains et poètes sont producteurs d’énergie, mais à ce point… Volé, le produit est transporté par la grâce d’une machine à remonter le temps en 1954, date à laquelle Staline, Khrouchtchev, et Hitler retrouvant leurs pairs « après l’attaque atomique conjointe germano-soviétique contre l’Angleterre », s’entrecroisent et s’entretuent dans une délirante histoire mêlant sexe et politique. Soljenitsyne revient des « camps d’amour », on mange de la fondue cannibale, les dirigeants soviétiques copulent entre eux, Hitler se sert de son « narval teuton » pour sodomiser Vesta, la fille de Staline, le cerveau de ce dernier piqué au « lard bleu » envahit l’univers…

      Doit-on prendre au sérieux le jeu de massacre auquel se livre Sorokine au détriment des grands de la littérature et des figures de l’histoire ? Le mariage contre-nature ou consanguin entre les totalitarismes nazi et communistes est d’une ironie féroce. Le lecteur russe en est friand, à moins qu’il s’en choque avec autant de pudibonderie sexuelle que politique.

 

      Entre nazisme, communisme et Russie, un marteau de glace éveille les cœurs au service d’une secte glacée. Cependant, plutôt que glacé, ce roman, titré lapidairement La Glace, est d’une brûlante intensité. Ne dit-on pas que le métal gelé brûle les doigts ? Le marteau glacé signe l’agonie, ou une nouvelle naissance. C’est ici entrer dans la rhétorique d’une secte abominable qui, plutôt de « la philosophie à coup de marteau » -pour reprendre une formule de Nietzsche[3]- fait la preuve de sa religion à coup de glace en frappant le sternum des nouveaux adeptes.

      La société russe postsoviétique, sous les yeux imaginatifs de Sorokine, est en pleine déliquescence. Ses citoyens découvrent une consommation aussi branchée que déréglée, sans les repères d’une démocratie libérale qui leur enseignerait les libertés et la justice. Ses jeunes personnages sont sans passé, boules de flipper au milieu des alcools, des drogues, des trafics mafieux, des règlements de compte, des portables et de la prostitution. Les voilà assez déboussolés pour pouvoir être détournés et aiguillés par la soudaine certitude, l’emprise totale d’une secte structurée, farouchement déterminée. Aussi, parmi les rues de Moscou une série d’enlèvements déconcerte la population. Il s’agit d’exterminer l'humanité corrompue par le sexe et la violence, et de sélectionner une assemblée d'élus. Les victimes, ligotées, sont frappées en pleine cage thoracique par un marteau de glace. Seuls les « élus » survivent. Tout sacré codifié effacé, ces initiés sont perméables à la conviction d’une communauté qui leur parle la « langue du cœur ». Cette glace aux pouvoirs étranges est achetée à coup de liasses de dollars, par une « société par actions Terre-Mère-Humide ».

      On sent le verbiage, les formules à trente tonnes exsudant le bon sentiment mysticopolitique. Sorokine excelle à nous faire vivre l’angoisse des nouveaux recrutés autant que la paix en béton armé des recruteurs. Son analyse du mécanisme des sectes est imparable. Mais pourquoi nous infliger la répétition de cette barbare cérémonie d’initiation à chaque fois qu’apparaît un nouvel adepte ? Nous avions compris. S’agit-il de la structure répétitive des contes, destinée à envoûter le lecteur, à instiller un suspense, à glisser dans la spirale d’un abîme ou d’une révélation… On s’ennuie. On devine que ces nouveaux sectateurs vont, une fois passé l’étonnement, se laisser fléchir, se rencontrer ; pour quelle aventure, quelle tragédie, quelle apothéose ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      Enfin, dans une deuxième partie, une jeune fille raconte son histoire. Martelée par les Allemands en 1943, elle rejoint une cérémonie d’initiation parmi les Nazis des Alpes autrichiennes. Les élus, tous « blonds aux yeux bleus », sont végétariens au point de ne manger que des fruits crus, car le reste « transgresse le Cosmos ». Ils ont leur cosmogonie, leur météorite de glace tombée en Sibérie est exploitée pour  fabriquer les marteaux à éveiller les cœurs. Ils rêvent du moment parfait où « des ondes d’amour sublimes » uniront les vingt trois milles élus vierges et nus, où « la faute sera alors corrigée : le monde de la Terre disparaîtra, il se dissoudra dans la Lumière ». Et « nous redeviendrons des rayons de la Lumière Originelle »…

      Ils s’arrangent tout autant du nazisme que du communisme, utilisant les prisonniers des camps, assassinant à tour de bras. Les autres, « quatre-vingt-dix neuf pour cent de la totalité de ceux qu’on martelait » sont des « cadavres vivants » des machines vides, leur amour terrestre est le « mal suprême »… Bien sûr, ils prétendent : « Nous ne sommes pas une secte totalitaire. Nous sommes simplement des gens libres ». Leur certitude, leur fraternel amour ravagent l’humanité : « des millions de cadavres se penchent pieusement au-dessus des feuilles de papier mort ». Car les livres sont également condamnés. Jusqu’à ce que le progrès économique et scientifique permette la diffusion du « Système de remise en forme » avec une « glace de synthèse » qui n’a plus rien de sanglant.

      L'on peut lire ce roman comme un policier, un récit fantastique ou comme une percutante satire des sectes à l’idéologie glaciale : la parodie burlesque de la rhétorique des maîtres en « langage primordial », en « sérénité triomphante », est aussi saine que riche d’enseignements, finalement dissuasive… Il est évident que ce Marteau de glace est une dangereuse métaphore des théocraties et des totalitarismes.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      Quelque part dans les prochaines décennies du XXI° siècle, et au-delà de la Russie, c’est la moitié de la planète qui est entrée en déliquescence dans Telluria. De l’Atlantique au Pacifique, la décomposition est flagrante parmi les royaumes et républiques infestées par l’orthodoxie religieuse et par le communisme en Moscovie (un « théocratocommunoféodalisme »). Plus loin, le stalinisme est devenu un gigantesque parc de loisirs. Quelque part dans l’Altaï, la république de « Tellurie » abrite le « tellure », un étrange métal objet de toutes les convoitises : ses propriétés hallucinogènes procurent à qui le possède rien moins que le « Bonheur ». Ailleurs, la Californie est devenue indépendante, l’Islam wahhabite a envahi l’Europe terrorisée avant d’en être éjecté par une nouvelle reconquista.

      Génétiquement bouleversée, l’humanité se partage entre minuscules « petits » et géants « grands », qui entourent ceux des hommes qui ont gardé la taille usuelle. Clones et monstres pullulent, comme ces femmes louves au phallus disproportionné, sans compter des robots et des chimères génétiques, comme des pénis vivants…

      L’immense fresque postmoderne et carnavalesque agglomère les caractéristiques les plus contemporaines de nos sociétés, les débris de nos civilisations pulvérisées, les anticipations de la science-fiction et le retour des artefacts mythologiques, comme les centaures. À la lisière d’une fantasy satirisée, le monde est revenu à une sorte d’âge médiéval, où, réserves de gaz et de pétrole étant épuisées, l’on circule à cheval ou grâce à un alcool de pommes de terre, à moins que l’on ait les moyens, comme Viktor Olegovith, d’user d’ailes motorisées.

      Une écriture bouillonnante, satirique, ogresque, rabelaisienne, anime sans cesse Telluria. Elle passe sans hésitation du lexique familier, vulgaire et branché, au plus sophistiqué et spécialisé, du réalisme au merveilleux, de l’élégance linguistique à la pauvreté la plus crasse, des versets à l’épopée, du prêche religieux à la gouaille délinquante, de la facétie à l’ésotérisme délirant ; non sans une dose d’intertextualité où l’on devine l’ombre de Gogol ou d’Orwell. Car chacun des cinquante chapitres, à la lisière de la nouvelle, voire du poème en prose, offre sa langue, sa couleur, son rythme, ses personnages. L’un des plus frappant, parmi bien d’autres, est le chapitre quarante-deux, empreint de pastiche médiéval : « Toujours avoir Centaurus le seing porté ». L’on dit qu’en russe il s’agit d’un genre littéraire : « le skaz ». Le récit agrège le journal intime et la scène théâtrale, le dialogue et le poème versifié, le monologue intérieur joycien et la harangue politique. L’énumération idéologique et des populations s’embrase en logorrhée, quand, plus loin, se détache l’apparente rigueur de l’article encyclopédique. C’est monstrueusement cultivé est empreint d’un brio postmoderne  que les détracteurs qualifieraient de m’as-tu vu. C’est farcesque, surexcitant et fatiguant. On a peine à tisser une histoire, tant les anecdotes, les violences, les narrateurs, les surprises s’entrechoquent. Les personnages donnent le tournis : ce sont tour à tour un junkie qui fait profession de journalisme, un pédophile avéré, un président français de la république de Tellurie nommé Jean-François Trocard, une ouvrière amoureuse, une « secrétaire du Comité municipal », un « Apothicaire, enflure silencieuse et suante, dans la tête duquel pointait un clou de tellure », « Magnus le Célère », chaussé de bottes de sept lieux lui permettant de parcourir la « nouvelle république de Languedoc »… À peine s’est-on attaché à l’un d’eux, l’on est contraint de le quitter sans espoir de retour.

 

 

      Seul le motif du « tellure », cet hybride du LSD et du soma conçu par Huxley dans Le Meilleur des mondes, qui gorge ses consommateurs d’hallucinations et de fantasmes, en particulier de la possibilité de retrouver le passé et les disparus pour échapper à l’immense désordre du monde, peut être lu comme un fil directeur discontinu et sinueux. Il faut, dans le crâne des assoiffés de « Bonheur », planter des clous de « tellure », au risque d’en trépasser, en écho au marteau de La Glace. Les impétrants sont traités par des quidams ou des chirurgiens spécialistes qui acquièrent ce faisant une aura mystique et se réunissent dans un ordre qui n’est pas sans faire penser à celui des Templiers. Car le « tellure », connu dès les zoroastriens, interdit par l’ONU, puis rétabli en sa république par « la légion ailée normande des Frelons bleus », est une monnaie de luxe, une clef psychique, une hostie sacrée, une extase religieuse, un « état euphorique persistant », « repoussant les limites de l’humain », « plongeant son divin scalpel dans des millions de cerveau », « étincelant comme la parure des anges »…

      Mais l’intérêt est ailleurs : comme dans un immense shaker, Sorokine secoue, mélange, explose les régimes politiques, démocratie utopique, totalitarisme poststalinien, ploutocratie mafieuse, théocratie chrétienne orthodoxe, Islam fou, ochlocratie vulgaire ; la collection folle et bigarrée des tyrannies fait feu de tout bois pour écharper et conspuer le cynisme des pouvoirs. Même si l’on reste sceptique devant une trace de nostalgie pour le bon vieux temps largement fantasmé des bons prêtes, des soigneux artisans, des preux chevaliers et des rois intègres qui auraient peuplé une société médiévale et traditionnelle. Fantastique et picaresque, anachronisme et anti-utopie s’en donnent à cœur joie sous le clavier démesuré, devenu fou, du burlesque et savant Sorokine, affuté satiriste des potentialités inquiétantes de notre temps, autant que clown savant du divertissement à grand spectacle. En ce sens, Telluria, mieux que Le Lard bleu ou La glace, auxquels il se réfère implicitement par des leitmotivs (drogue, marteau et clou) est peut-être, en dépit d’une lecture rendue exigeante par son caractère de mosaïque heurtée par un tremblement de terre compositionnel et thématique, le plus stimulant de ses romans.

      Les pires -et rarement les meilleures- potentialités de l’humanité se précipitent dans ce bouillon de cultures des science-fictions les plus échevelées, tandis que les allégories que sont le lard bleu, la glace ou le tellure en signent les aspirations les plus désastreuses : drogues physiques et psychologiques au sein de chaos politiques hauts en couleurs et de totalitarismes délirants. Cependant, ici l’on n’a exploré qu’un trio de romans sorokiniens. Pléthorique, bavard à l’excès, le romancier russe, ingénieur et illustrateur de surcroît, né en 1955 à Moscou, accole à La Glace, La Voie de Bro[4], puis 23000[5], de façon à façonner la trilogie de « La confrérie de la Lumière primordiale ». D’autres romans, comme La Tourmente[6], ou des pièces de théâtre, s’ajoutent au palmarès de l’intempestif Vladimir Sorokine. Le régime de Vladimir Poutine l’a poursuivi en justice pour pornographie, des militants poutiniens ont déchiré ses livres au-dessus d’un siège de toilettes géantes, alors qu’il eût mieux valu en rire et saluer la liberté délirante, sinon toujours convaincante, de telles anti-utopies baroques et rabelaisiennes. Voici donc un fleuron de la courageuse et parfois décevante collection « Exofictions », qui met en avant les plus hors-normes des sciencefictionneurs contemporains, mais ausssi l’indispensable et fondateur Zamiatine de Nous[7]. Pourquoi d’ailleurs nos romanciers, comme l’Espagnol Jorge Carrion[8], ou l’Américain Dan Simmons[9] postulent-ils volontiers un futur chaotique, sombre ? Il faut pourtant espérer qu’avoir confiance en l’ingéniosité et les qualités politiques de l’humanité ne sera pas un vain exercice rhétorique.

Thierry Guinhut

La partie sur La Glace a été publiée dans Le Matricule des anges, juin 2005

Une vie d'écriture et de photographie

 

[1] Viktor Pelevine : La Mitrailleuse d’argile, Seuil, 1997.

[2] Viktor Pelevine : Minotaure.com, Flammarion, 2005.

[3] Friedrich Nietzsche : Le Crépuscule des idoles ou comment philosopher à coups de marteau, Œuvres VIII, Gallimard, 2004, p 57.

[4] Vladimir Sorokine : La Voie de Bro, L’Olivier, 2010.

[5] Vladimir Sorokine : 23000, L’Olivier, 2013.

[6] Vladimir Sorokine : La Tourmente, Verdier, 2011.

[7] Evgueni Zamiatine : Nous, Actes Sud, 2017. Critique à venir sur ce site.

[9] Voir : Dan Simmons : Flashback, science-fiction mémorielle et géopolitique

 

Belorado, Burgos. Photo : T. Guinhut.

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22 avril 2017 6 22 /04 /avril /2017 16:25

 

Jeff Koons : "Tulips", Musée Guggenheim, architecte Frank Gehry, Bilbao.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

 

 

Une somptueuse architecture mémorielle

par le Russe Alexeï Makouchinski :

Un Bateau pour l’Argentine.

Suivi par Au pied de la pyramide.

 

Alexeï Makouchinski : Un bateau pour l’Argentine,

traduit du russe par Luba Jurgenson, Louison éditions, 316 p, 25 €.

 

Alexeï Makouchinski : Au pied de la pyramide,

traduit du russe par Catherine Brémeau,

L'Harmatan, 2021, 128 p, 14 €.

 

 

 

 

 

      Porte-t-il bien son titre ? Car bien que ce roman semble se diriger vers l’Amérique latine, c’est d'abord au moyen d’un regard rétrospectif qu’il se tourne vers une Russie originelle, improprement devenue Union Soviétique. Grâce à une prose somptueuse, Alexeï Makouchinski nous embarque moins dans Un Bateau pour l’Argentine que dans une fresque mémorielle haute en couleur. En quinze chapitres concentriques, un narrateur, Alexeï Makouchinski en personne, amène son personnage extraordinaire, lui parfaitement fictionnel, Alexandre Vosco, à déplier son histoire d’exilé russe et d’architecte brillant. Histoire qui balaie le XXème siècle, par le truchement de son fils, un Vosco bien moins talentueux. Mais c’est à Vladimir Grave, croisé en 1950 sur un bateau voguant vers l’Argentine, que revient le triste honneur d’évoquer l’enfer stalinien.

      Le navire narratif nous embarque dans les années quatre-vingts. C’est alors que le « vent ferroviaire de l’imagination » emporte le jeune narrateur, depuis le Moscou de 1988, alors que s’entrouvre le rideau de fer, vers la France. Son « roman de formation » commence dans un Paris « branché », entre les comics et la mode, dont Viviana Vosco est férue. Grâce à elle, le narrateur rencontre Alexandre Vosco, alias Voskoboïnikoff, célèbrissime architecte, qui fut l’ami de confrères comme Jean Balladur et Mies van der Rohe. La conversation entre ces deux générations roule sur une enfance balte, une amitié avec Vladimir Grave parmi les dunes marines, tout cela avant 1917, puis sur les retrouvailles de Vosco et de Grave en 1950 sur le bateau-titre. La brève rencontre est suivie par la mort de Vosco. Plus tard, notre narrateur entreprend de ranimer le temps, de sauver la destinée de cet architecte de l’oubli, même si bien des livres sont consacrés à son immense travail, dont une « bibliothèque pyramidale construite en Espagne », ou encore un musée d’art contemporain à Osaka, « en forme d’œuf posé sur le côté »…

      Il faudra s’acoquiner avec le fils, Pierre Vosco, grand bourgeois et mycologue à ses heures, et l’entretenir à Munich, où vit notre narrateur, pour que la figure de l’architecte légendaire reprenne vie. Toutes ses années de jeunesse, de guerres entre Russes blancs, Lettons et Russes rouges sur le front balte, de formation intellectuelle, de tâcheron sans succès, défilent, jusqu’à ce que les années cinquante lui offrent une seconde jeunesse, un succès bientôt international pour ses travaux.

      Il s’agit pour lui d’ « architecture intégrale ». Il fréquente alors Nervi et Le Corbusier ; ce dernier n’étant pas épargné : « des cages calculées selon le nombre d’or dans lesquelles le courageux Suisse s’apprêtait à enfermer l’humanité ». Au-delà des « casernes cartésiennes », Alexandre Vosco préfère se vouer à une « architecture qui réponde de la diversité du monde », plutôt qu’à la « cité idéale » des « architectes gauchistes » : « Je haïssais l’utopie et luttais contre, j’en connaissais trop bien le prix ». Ainsi la fiction intègre-t-elle de réelles personnalités de l’histoire de l’art, comme Jean Balladur, dont on visite les pyramides de La Grande Motte. Ainsi la fiction n’est pas sans emprunter une dimension politique engagée, entre art et politique.

      Une foule d’histoires émaille ce roman vibrionnant, comme celle de la mère de Pierre Vosco, qui assassina un officier nazi sur les quais de la Seine, une « valise remplie de pierres et de branches », venues d’Argentine, un « fol-en-Christ », une beauté juive anonyme épousée par Grave et morte pendant le blocus de Leningrad, les héros et les péripéties cruelles des guerres baltes pour se libérer des Bolcheviques…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      Ce « bateau pour l’Argentine », outre les retrouvailles avec Grave, est également le tournant d’une vie pour notre personnage. Etourdi de déceptions professionnelles et sentimentales, il prend en partant une décision qui changera le cours de son existence, prélude de la montée vers la gloire. En ce sens, le titre, qui paraît longtemps trompeur, se justifie. C’est sur le bateau également que se produit une métalepse, pour emprunter le mot de Genette[1] : le narrateur devient un moment Alexandre Vosco, au travers des pages de son autobiographie partielle et retrouvée par notre auteur-narrateur. C’est ensuite en Argentine qu’il construisit le pont qui le propulsa vers la célébrité. Là ou Maria, sa future épouse, devient également narratrice d’un moment…

      Si Alexandre Vosco a pu fuir la Russie soviétique, Vladimir Grave a dû attendre la seconde guerre mondiale pour définitivement s’extirper du régime stalinien et de son « vampire moustachu ». Ce furent « trente-trois ans en enfer », et une odyssée hallucinante, jusqu’en 1941, lorsque prisonnier des Allemands, il est reconnu comme faisant partie des minorités allemandes, donc libéré, puis réquisitionné comme ingénieur pour l’Organisation Todt, aux abords d’un camp de concentration, avant de fuir Berlin en ruines... Pour parvenir à enfin réussir sa vie d’ingénieur en Argentine.

      D’où une recherche du temps perdu (aux phrases parfois proustiennes) exaucée par le narrateur, fouillant, outre la Russie et Paris, Munich et la Finlande, Buenos Aires et les plaines argentines, la guerre et la paix, la tyrannie et la solitude, l’échec et la réussite, la sordide réalité et la hauteur de l’art. La structure mémorielle labyrinthique n’enlève rien alors à la clarté du récit. Récit qui s’empare des archives de la « tour » (comparée à celle de Montaigne) et des secrets des réussites architecturales du personnage central, à tel point que dans cette ode à l’art de l’architecte -dans laquelle certaines pages ressortissent à l’essai d’esthétique-, dans cette « architecture intégrale » romanesque, dont l’art de Vosco est la métaphore, ce dernier en devienne une création mythique.

      Publié avec soin par les éditions Louison (reliure toilée, cahiers cousus, signet), l’on devine qu’à ce roman la traductrice, Luba Jurgenson, a mis toute sa passion, elle qui fut de la magnifique entreprise de l’adaptation française des Récits de la Kolyma[2]. Les notes, souvent historiques et linguistiques, sont aussi abondantes que précises, malgré le « Wanderjahre », traduit improprement par « déplacements », alors qu’il s’agit de goethéennes années de voyage.

      Pas seulement romancier, Alexeï Makouchinski réunit une petite poignée d'essais et récits dans un plus bref volume : Au Pied de la pyramide. Il ne s'est pourtant pas transporté parmi les sables de l'Egypte ; car ses quatre textes sont avant tout européens. La pyramide de Cestius à Rome réveille moins des souvenirs archéologiques que poétiques, en la personne de Thomas Hardy évoquant Keats et Shelley. Aussi en vient-il à lui-même composer un poème en forme d'hommage, une brève et belle élégie : « La fenêtre par où Keats / regardait, mourant La Piazza /di Spagna. Personne ne / sait ce qu'il en est ». Appel du passé encore avec « Le Titanic et l'océan », car cet océan qui « existe encore » lui évoque le poète russe Alexander Blok. Et plus encore Khodassévitch dont les vers chantent malgré l'océan, la révolution et les catastrophes. En ce sens, « son âme ne se fond pas avec la musique de la révolution. C'est ce qui rend possible cette acuité de la conscience éthique, en général assez rare en poésie ». Réflexion si judicieuse quand tant de poètes ont été communistes, staliniens. « Le singe » est également un poème de Khodassévitch que notre auteur s'essaie à commenter. Le dernier et le plus long récit, « Trois jours à Elets », conte une tentative presque utopique : la fondation d'une république dans une ville russe en 1918. L'on se doute que la tentative avorte sous les coups de la guerre bolchevique, barbarie sans mélange. La densité de l'écriture sonne comme un résumé du despotisme récurrent qui mine la Russie...

 

      Roman d’enquête biographique, historique et politique, publié en Russie en 2014, Un Bateau pour l’Argentine séduit par son écriture somptueuse, ses allusions aux romans d’éducation de Goethe, à maints poètes pas seulement Russes, par sa qualité de traité esthétique. Il emporte par sa narration claire, réaliste et fouillée, stupéfait le lecteur par ses univers géographiques et historiques emboités, par ses contrastes immenses entre la vie parisienne et munichoise et les morts des guerres du dernier siècle. On ne s’étonne pas qu’Alexeï Makouchinski, né en 1950 à Moscou, ait été traducteur de l’allemand et de l’anglais. Depuis 1992, il vit en Allemagne où il enseigne à l’Institut des études slaves de l’université de Mayence. Trois romans ont jaillis de son clavier : Max, en 1998,  La Ville dans la vallée, en 2013, et Un Bateau pour l’Argentine, seul traduit à ce jour (du moins, provisoirement, espère-t-on). Avec lui, mémoire et Histoire dialoguent, tant avec séduction qu’avec puissance, dans le cadre d’un objet romanesque et esthétique qui se forme et s’enrichit sous nos yeux au fur et à mesure d’une lecture enchantée.

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

 

 

[1] Gérard Genette : Métalepse, Seuil, 2004.

[2] Varlam Chalamov : Récits de la Kolyma, Verdier, 2003.

 

Museion, Bozen / Bolzano, Südtirol / Trentino Alto / Adige.

Photo : T. Guinhut.

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15 février 2016 1 15 /02 /février /2016 15:58

 

Ares, Galicia. T. Guinhut.

 

 

 

 

 

 

 

Marina Tsvetaeva et Ariadna Efron,

 

le  combat du lyrisme contre le totalitarisme :

 

Poèmes, Carnets

 

& Chroniques d’un goulag ordinaire.

 

 

 

 

Marina Tsvetaeva : Poésie lyrique. Poèmes de Russie, 1912-1920, Poèmes de maturité, 1921-1941,

traduits du russe et préfacé par Véronique Lossky,

Syrtes, 900 et 800 p, 20 € chaque, coffret, 40 €.

 

Marina Tsvetaeva : Grands poèmes,

traduits du russe et préfacé par Véronique Lossky, Syrtes, 1120 p, 29 €.

 

Marina Tsvetaeva : Les Carnets. Publiés sous la direction de Luba Jurgenson,

traduits du russe par Eveline Amoursky et Nadine Dubourvieux,

Syrtes, 1136 p, 43 €.

 

Ariadna Efron : Chronique d’un goulag ordinaire,

traduit du russe par Simone Goblot, Phébus, 288 p, 19,50 €.

 

      « Il lave le rouge le plus lumineux / l’amour[1] », écrivait en 1917 Marina, l’année même du déclenchement de la révolution rouge, bolchevique et communiste, de sinistre mémoire. Qui eût cru qu’il restait autant d’inédits de la grande poétesse Marina Tsvetaeva (1892-1941) ? Que deux magnifiques volumes de Poésie lyrique allaient nous ravir, nous pousser à pleurer, à toucher enfin les sommets délicieux et terribles du lyrisme russe… De surcroît, grâce aux soins inquiets de sa fille Ariadna qui rassembla la matière de dix tomes d’écrits intimes, voici entre nos mains des Carnets qui balaient toute une vie intensément créatrice. En même temps que nous sont révélées les lettres du goulag de celle par qui la mémoire de la poésie russe de la première moitié du XX° fut sauvée.

      Du Siècle d’argent au siècle rouge, résonne toute la splendeur lyrique et tragique de Marina Tsvetaeva. Enfant-poète fêtée par sa famille et ses pairs, née en 1892, elle subit de plein fouet la violence bolchevique et stalinienne qui balaie son pays, jusqu’à son suicide, en 1941. Amours séparés, exil, retour dans une patrie qui ne la publie plus, rien ne lui est épargné, sauf le génie qui lui permet seul de vivre en toute intensité ses amour-passions… Jusque-là, en français, ses poèmes vivotaient plus ou moins orphelins dans des recueils, des anthologies. Quoique ces derniers fussent bouleversants, rien n’égale l’étonnement et l’émotion charmée devant un évènement de poids : la publication intégrale des Poèmes de Russie et de maturité, 1700 pages bilingues. Un fleuve d’amours parmi les barrages de l’Histoire, et un poids sur le cœur…

      Alors que les premiers poèmes célèbrent une enfance heureuse avec « Le prince et les cygnes », alors que Psyché s’annonce encore comme relevant du « romantisme », Marina écrit en 1921 Le Camp des saints, recueil qu’elle sait impubliable en Russie soviétique, puisqu’il y est fait l’éloge funèbre de l’armée blanche, fidèle au Tsar, écrasée. Son cher mari, Sergueï Efron, en avait été un élève-officier, contraint à l’exil :

« Je me rappelle ton visage clair, la nuit,

Dans l’enfer du wagon des soldats.

Je chasse mes cheveux dans le vent

Et garde les épaulettes dans un coffret. »

      En 1922, elle le rejoint à Berlin. Car même si elle eut d’autres amours (dont saphique en 1915), elle garde à son égard une fidélité à toute épreuve. C’est surtout à partir de 1917, que « Le plus grand fracas de mon siècle », la rattrape, quoique sa révolte reste intacte : « Mais jamais je n’embrasserai un bourreau ! » Comme son pays, elle peut dire, en dépit de la propagande : « Je suis un champ dévasté au dedans ». Ainsi sa poésie, qui est bientôt son unique amie, devient aussi vigoureusement engagée que secrète : « Et nous - sous la bâche funèbre pour avoir dit « le tsar » ! » Ou encore : « Brebis soumises et vous - moutons, / Esclaves d’Hitler, avec Staline marchez ! »  Elle n’est pas dupe devant l’identité des deux totalitarismes et reste sans illusion : « À la bouche noire des fusils, offrez tempes et sein. » Pourtant elle aime passionnément sa Russie : « Ô mère – ma Russie, / Cheval ensorcelé ! » Quelques soient les circonstances les plus âpres, le lyrisme ne la quitte pas, il est la seule âme qui l’anime jusqu’au bout de ses errances et de ses solitudes.

 

Marina Tsvetaeva chez Clémence Hiver.

 

      Marina, dont le nom peut être approximativement traduit par « La fleurie », reviendra en sa patrie pour s’y faner jusqu’au désespoir, lorsqu’elle met fin à ses jours. Entre temps elle a pu dire : « Merci à ma table de travail fidèle » et anticiper son au-delà : « on me déposera nue / Avec deux ailes pour linceul ! » Le tragique n’est en effet jamais amputé de l’assomption de l’écriture :

« Je me suis ouvert les veines : la vie

Gicle, ininterrompue et irrécupérable.

Mettez dessous : assiettes, jattes… […]

Irrécupérable, elle gicle : la poésie. »

      Alors que nombre de ses vers ont attendu longtemps leur publication posthume, notre édition bilingue est un prodige de complétude autant que de traduction. Véronique Lossky n’a-t-elle pas veillé à retranscrire les assonances ? Par exemple en respectant le « y » russe qui est un son « ou » : « Feux de nuit, à mon cou - perles d’or. / À ma bouche - goût de feuilles - liens des jours »… À travers ce titanesque coffret, les « Brumes anciennes de l’amour » et une foule d’inédits ressurgissent, comme les Poèmes à la Tchécoslovaquie. Particulièrement émouvants sont ses tous derniers vers :

« Il est temps d’ôter l’ambre,

de changer le vocabulaire,

Temps d’éteindre le réverbère

Au-dessus de ma porte. »

 

      Qui croirait tout savoir de l’œuvre de Marina Tsvetaeva grâce à ce coffret de deux volumes de poésies lyriques, le voilà détrompé. La même traductrice achève en effet un travail colossal avec les pièces les plus ambitieuses de la grande poétesse russe : ce sont les Grands poèmes. Nombres d’entre eux, ici bilingues, sont inédits en français. En un généreux millier de pages, ce sont vingt et un vastes fleuves épiques ou sentimentaux.

      Il existe parmi l’histoire la littérature russe une grande tradition des longs poèmes narratifs et lyriques : pensons à Poltava ou Eugène Onéguine de Pouchkine, au début du XIX° siècle. Marina Tsetaeva (1892-1941) s’inscrit dans cette tradition. Elle compose ainsi des contes folkloriques, comme « Le cheval rouge », qu’il n’est pas interdit de considérer comme un roman en vers et qui s’achève en beauté : « Jusqu’à ce que m’emporte : dans l’azur / Sur son cheval rouge / Mon génie ». Ou des œuvres-paysages consacrées à la mer, comme « La Princesse-Amazone » et « Envoyé de la mer » : « -Ecriture rapide du rêve ! - / Te voilà de la mer - / En guise de lettre ! ». Mais peut-être le lecteur s’attachera-t-il plus encore aux élans amoureux éclos dans le Poème de la montagne et le Poème de la fin, inspirés par une profonde passion éprouvée à Prague par Marina : « La montagne se lamentait sur la tendresse / Amoureuse de nos matins secrets ».

      Reste une énigme, en quelque sorte symbolique : que sont devenus les vers du « Poème sur la famille du Tsar », dont il ne reste que quelques fragments, égarés lors du retour en Union soviétique de la poétesse ?

Outre la beauté intrinsèque de la poésie de Tsetaeva, il faut saluer la persévérance et le talent de la traductrice et préfacière, Véronique Lossky, qui vient de nous quitter…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      Si les plus beaux récits ont été publiés par l’éditrice passionnée Clémence Hiver, puis réunis dans les Œuvres[2] complètes en cours de publication, il manquait à l’évidence cette immense chronique intime, de la révolution bolchevique à l’exil, jusqu’à la traque stalinienne et au suicide, en passant par une vie littéraire et amoureuse intensément remplie. En ces Carnets, torrent de lettres, de brouillons, de notes et de vers traduit en intégralité, passe « tout un incendie »… Marina est une « personne écorchée » pour laquelle « tout tombe comme une peau, et sous la peau il y a la chair à vif et le feu ». Mais aussi une hyperactive de l’écriture : « Le désœuvrement c’est le vide le plus béant, la croix qui rend le plus vide. C’est pourquoi -peut-être-, je n’aime ni la campagne ni l’amour heureux. »  Elle s’éprouve sans limites, capable de « mener dix relations (bonnes relations !) à la fois et soutenir à chacun, du tréfonds de mon être, qu'il est le seul et unique ». C’est ainsi qu’elle aime son mari, qu’elle aime l’amie, plus exactement « l’Amour sous sa forme féminine » dans l’Histoire de Sonetchka[3]; qu’elle correspond avec Rilke et Pasternak, prise de passions intellectuelles flamboyantes, mais aussi avec maints auteurs russes : « J’ai tellement, tellement à vous dire qu’il me faudrait cent mains »… Elle rend ainsi hommage à autrui, comme lorsqu’elle écrit De vie à vie[4], chaleureux éloge du poète Maximilian Volochine, qu’elle nommait son « père spirituel ». Tout en cherchant une expression qui lui échappe : « Aucune forme ne me convient -même pas celle, très vaste, de mes vers ! Je ne peux vivre. Rien ne ressemble à rien. Je ne peux vivre qu'en rêve ». Ce pourquoi, au-delà du dénuement lors du retour en Union Soviétique et de l’oppression policière, elle choisit de se tuer, en une sorte d’allégorie du destin de la Russie ; tout ce dont rend également compte avec précision la riche biographie de Maria Razumovsky[5].

      Après une enfance dorée et une jeunesse météorique de poète précoce, elle doit fuir une révolution (l’une de ses filles mourut de faim à trois ans) qui très vite récusa toute création libre, originale. Croit-elle trouver dans l’exil des complicités littéraires, que Paris, malgré quelques succès, la déçoit cruellement. Le retour au pays est illusoire jusqu’au terrible : « Puisque j’ai pu cesser d’écrire des poèmes, je pourrai un beau jour cesser d’aimer. (…) Bien sûr, j’en finirai par un suicide, car mon désir d’amour est un désir de mort. » Ce qui prouve que chaque bribe de ces Carnets, entre 1913 et 1939, de ce lyrisme sacrifié, est aussi soignée qu’une page de vers, même si ce matériau littéraire ne fut guère destiné à la publication…

      L’immense fresque des Carnets peint une autobiographie éclatée, éclatante et poignante, une revendication permanente d’individualisme poétique dans un continent laminé par l’idéologie collectiviste, un atelier frissonnant d’enthousiasmes et d’effrois, une matrice polymorphe en vue des proses et des poèmes en gestation. Car sa vie est une avalanche de cataclysmes affectifs, financiers, politiques ; et seule la vie « transfigurée » par l’art a valeur à ses yeux : « chaque livre est à lui seul tout un monde, et ce sentiment profond de malaise : comment mourir alors que j’ai tant de livres ? » Cette « sténographe de l’être » (ce fut l’épitaphe dont elle rêvait) connaissait la teneur et la réalité de son génie, bien qu’elle eût grand mal à être publiée. Aujourd’hui semble enfin réalisé le souhait le plus cher de sa fille : rendre justice à son originalité, à son amplitude ; à celle qui écrivait :

« Les poèmes poussent, des étoiles, des roses,

et de la beauté

- inutiles pour la vie familiale.

Quant aux couronnes et aux apothéoses -

Une seule réponse : - d’où  cela me vient-il ?[6] »

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

     Est-ce ce désir fou qui soutint Ariadna Efron lors de ses deux longs séjours au goulag ? Si elle paraît noter, en sa Chronique d’un goulag ordinaire, le « plaisir de voir le drapeau rouge flotter au-dessus de notre combinat dans un ciel d’un bleu pur », ce n’est que parce que ses lettres sont indubitablement surveillées. L’on sait en effet que Marina rejeta le communisme, refusant d’adorer « l'homme nouveau [...] moitié machine -moitié singe- moitié mouton ». Sa mère morte, son père arrêté, puis exécuté, Ariadna n’a d’autre joie, pendant ses efforts de survie que seule l’intériorisation de la censure paraît rendre acceptables, que de savoir retrouvés les précieux manuscrits maternels. Les pages si tendres de son « Essai sur maman » consacré au culte de Marina, permettent à cette chronique de n’être pas éclipsée par les plus grands, Soljenitsyne et Chalamov, chantres indépassables de l’horreur du « goulag ordinaire ».

      Lire et relire ces deux destins tragiques, ces deux journaux de vies malmenées et transfigurées… S’immerger dans l’atelier littéraire et intime de Marina Tsvetaeva, picorer un aphorisme, un brouillon de poème, une page de journal : quel bonheur de lecture, en une édition splendide, illustrée, sur le papier ivoire des Carnets ! Mais rien ne vaut ce coffret de poèmes de Russie et de maturité pour extraire tout le suc d’une existence innervée du pur et amer bonheur de la poésie. Quoique trop souvent balayée par le vent d’angoisse des guerres et de ce totalitarisme communiste teinté du rouge de tant de sang. Au-delà de ce qui fut dans les Carnets l’utérus originel, et grâce à cette édition bilingue, ses « sombres poésies lyriques » trouvent enfin le lecteur de l’éternité. Leur tour est enfin venu d’être lues, aimées :

« Dispersés dans la poussière des librairies

Où personne ne les prenait, où personne

Ne les prend ! - mes poèmes seront

Comme des vins précieux : leur tour viendra.[7] »

 

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

A partir d'articles - ici augmentés - publiés dans Le Matricule des Anges,

avril 2005 et novembre-décembre 2016

 

[1] Marina Tsvetaeva : L’Offense lyrique, Fourbis, 1992,  p 75.

[2] Marina Tsvetaeva : Œuvres I Prose autobiographique, II Récits et essais, Seuil, 1009 et 2011.

[3] Marina Tsvetaeva : Histoire de Sonetchka, Clémence Hiver, 1991.

[4] Marina Tsvetaeva : De vie à vie, Clémence Hiver, 1991.

[5] Maria Razumovsky : Marina Tsvetaieva, mythe et réalité, Noir sur blanc, 1988.

[6] Marina Tsvetaeva : L’Offense lyrique, ibidem p 93.

[7] Marina Tsvetaeva : L’Offense lyrique, ibidem,  p 22.

 

Ares, Galicia. Photo : T. Guinhut.

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14 mars 2015 6 14 /03 /mars /2015 10:25

Catedral de Segovia, Castilla y León

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

Requiem pour Anna Akhmatova.

Anna Akhmatova : Le Requiem & autres poèmes choisis,

traduit du russe par Henri Deluy, Al Dante, 216 p, 17 €.

 

 

 

      Tout poème est un requiem, célébrant ce qui ne peut manquer de disparaître. À moins qu’il s’envole vers le futur. Certainement le poème le plus célèbre, le plus déchirant, d’Anna Akhmatova est son Requiem. Au point d’offrir un défi aux traducteurs. Relevé une fois de plus, après celui de Mandelstam, par Henri Deluy, dans sa version du Requiem & autres poèmes choisis. En un peu plus d’un demi-siècle d’écriture lyrique, il a fallu cependant à Anna Akhmatova heurter sa Muse au rouleau compresseur de la permanente tragédie du communisme, puisque, née en 1889, sa maturité a toute entière été corsetée par les fers du totalitarisme, jusqu’à sa mort en 1966.

      Coutumière de la mort, Anna Akhmatova vit partir son premier mari, le poète Nicolaï Goumiliov, vers les affres de l’arrestation et de l’exécution par les Bolcheviks en 1921. Coutumière de la poésie depuis son enfance, son premier recueil, Le Soir[1], est publié en 1912. Le succès fut tel que durablement fut lancé le mythe de la « Sappho russe ». Elle est avec Mandelstam[2] l’un des phares de l’acméisme, ce mouvement qui récuse un symbolisme usé, son goût des obscurités, son artificialité, ainsi que ce futurisme qui, dans son « Premier manifeste » de 1909, voulait « démolir les musées, les bibliothèques[3] » ; préférant la clarté et l’authenticité, « l’engagement lyrique ». Ce qui n’empêche pas que l’œuvre d’Anna soit essentiellement intimiste, empreinte d’émotion et attentive aux valeurs morales. On devine que le réalisme socialiste lui fasse bientôt horreur.

      Après Le Rosaire, La Volée blanche, Anno Domino MCMXXI, Anna est interdite de publication par le régime soviétique pendant quatorze ans. Autour d’elle, la terreur s’amplifie. Il faut attendre les années quarante pour qu’elle puisse publier des choix de poèmes. Et pour que le rapport Jdanov la qualifie de « petite dame hystérique », en 1946. C’est seulement en 1958, après le rapport Khrouchtchev, qu’elle peut publier une anthologie. Les dernières années de sa vie lui sont plus favorables, puisqu’elle réintègre l’Union des écrivains, dont elle devient présidente, peut voyager en Italie, à Oxford, où elle est faite docteur Honoris causa. Même si la censure s’exerce encore sur La Course du temps (d’où 700 vers sont expurgés), elle peut publier à Munich son Requiem, en 1963, qui devra attendre 1988 pour atteindre Moscou.

      Ainsi, de 1909 à 1963, cette judicieuse anthologie parcourt pas à pas la trajectoire entravée de cette poétesse qui s’inscrit dans une constellation magique et tragique, en compagnie d’Ossip Mandelstam et Marina Tsvetaeva[4].

« Les buissons s’agitent dans les ravines,

La grappe du sorbier rouge et jaune se flétrit,

Et moi, je compose des vers joyeux

Sur la vie fragile, fragile et belle. »

      Ecrit-elle en 1912. Bientôt, la guerre, à la veille de laquelle, encore inconsciente, elle avoue  « Je ne guéris pas les autres de l’amour », puis le totalitarisme rouge, vont étrangler, briser cette fragilité : « Chaque jour ainsi est devenu un jour des morts » (1915). De même, en 1919, « La mort fait des croix sur les maisons ». Malgré l’étau du communisme, Anna refuse de penser à quitter la Russie. Les poèmes d’amour observent un triste repli quand elle déplore l’acharnement sur son pays « elle aime le sang, la terre russe » (1921). Si, en 1928, « La ville baigne dans une solution toxique », c’est bien le pays entier qui est empoisonné pour longtemps.

      Un bel et déchirant hommage est rendu à Mandelstam en exil, lorsqu’à « Voronej », en 1936, elle lui rend visite :

« Mais dans la chambre du poète disgracié

Veillent tour à tour la Muse et la peur.

La nuit passe

Qui ne connait pas d’aurore »

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      L’on sait que le Requiem fut en 1957 composé pour honorer - et torturer - la mémoire de Pounine, l’historien d’art avec lequel Anna avait vécu. Mais cette déploration vaut pour toutes les femmes qui ont vu partir à jamais leurs maris, leurs frères, leurs fils, sous le talon du léninisme et du stalinisme.

      Quoique nous n’ayons pas la moindre compétence en langue russe, dont le texte original orne l’édition de La Dogana (L’Eglantier et autres poèmes[5]), il semble que la traduction d’Henri Deluy, par la vertu de son parti-pris elliptique, est plus efficace, plus suggestive et émouvante. Voilà ce qu’il écrit des premiers vers du Requiem, plus précisément de la « Dédicace » :

« Tant de malheur,

              Et les montagnes s’inclinent,

Le célèbre fleuve s’arrête de couler

Dans les prisons, de solides verrous,

              et, Au-delà : les tanières du bagne,

              et la tristesse mortelle.

À d’autres, le souffle et la fraîcheur du vent,

              à d’autres,

le crépuscule et sa tendresse »

      Ce poème d’une douzaine de pages, composé en 1957, s’achève sur :

« Et j’ai peur d’oublier, même dans une mort

Bienheureuse, le fracas des fourgons noirs […]

Que, des paupières de bronze, immobile,

Coule, comme des larmes, la neige fondue »

      Ce que Jean-Louis Backès, traduisait ainsi, proposant un immobile au pluriel qui change le sens de l’accord :

« Que, des paupières de bronze, immobiles,

La neige en fondant coule comme des larmes ![6] »

      Bien que bilingue, l'édition de Marion Graf et José-Flore Tappy, ne répondra pas à notre interrogation, lorsqu’elle offre :

« Et puisse la neige en fondant ruisseler

Comme des larmes à mes paupières de bronze[7] »

      Son dernier poème, en 1963, commence ainsi : « J’éteins ces chandelles intimes ». Cela ne sonne-t-il pas comme un adieu ? Tel lorsque Prospéro, dans La Tempête, annonce : « Je briserai ma baguette[8] ». Ce que l’on peut légitimement interpréter, de la part de Shakespeare, à l’occasion de sa dernière pièce, comme un adieu à son art.

      Henri Deluy a eu l’idée, autant émouvante que pertinente, d’ajouter en appendice la traduction de trois hommages d’incontournables poètes russes : Alexander Blok, Ossip Mandelstam et Boris Pasternak. De ce dernier, pour notre chère Anna, retenons son ultime quatrain de 1928 :

« Partout, comme des producteurs d’étincelles,

Dès Vos premiers livres, où les graines

D’une prose attentive se développaient,

Ils transforment les événements en choses vécues. »

      Peut-on aujourd’hui imaginer qu’Anna dut composer ses poèmes pour des voix qui les apprenaient par cœur, faute de pouvoir les diffuser sur papier ? La légèreté (pas un instant superficielle) des poèmes de jeunesse fait place, à l’acmé de sa maturité, aux accents viscéralement tragiques. « Le Poème sans héros », le Requiem sont des échos direct de la trop longue actualité du communisme meurtrier, dans lesquels émotion et réalisme confluent en une intensité folle, comme une balafre au front de la Muse. Si le poème parait sourdre d’une page d’un journal intime, il est aussi le reflet synthétique de la cruauté de l’Histoire. Au point qu’il faille lire, pour leur poids de répression, les poèmes de la série « Gloire à la paix », qui sont des hommages à Staline. Jusqu’où la langue du poète doit-elle s’abaisser pour tenter de fléchir le tyran ?

 

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

 

[1] Anna Akhmatova : Le Soir, traduit par Sylvie Tecoutoff, Le Nouveau Commerce, 1986.

[3] F. T. Marinetti : Contre Venise passéiste et autres textes, Rivages poche, 2015, p 96.

[5] Anna Akhmatova : L’Eglantier et autres poèmes, traduit par Marion Graf et José-Flore Tappy, La Dogana, 2010.

[6] Anna Akhmatova : Requiem, Poèmes sans héros et autres poèmes, Poésie Gallimard, 2007, p 200.

[7] Anna Akhmatova : L’Eglantier et autres poèmes, ibidem, p 225.

[8] William Shakespeare : La Tempête, V, 1, Œuvres, t 12, traduit de l’anglais par Pierre Leyris, Club Français du Livre, 1968, p 161.

 

Monasterio Real, Guadalupe, Cáceres, Extremadura.

Photo : T. Guinhut.

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19 novembre 2014 3 19 /11 /novembre /2014 15:35

 

Saint-Martin-lès-Melles. Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

 

 

Ivan Bounine : Coup de soleil et autres nouvelles,

 

une Russie élégiaque brisée par la révolution.

 

 

 

Ivan Bounine : Coup de soleil et autres nouvelles,

traduit du russe par Joëlle Dublanchet, Syrtes, 192 p, 16 €.

 

 

 

          Une atmosphère élégiaque et passionnée innerve sans cesse les huit nouvelles de cet écrivain russe (1870-1953), poète et romancier, également traducteur de Byron et Tennyson, qui reçut le Prix Nobel en 1933. Ecrites à Paris et dans les Alpes Maritimes, au cours des années vingt, où il s’était réfugié après avoir fui le bolchevisme, qu’il dénonce dans « Le fardeau », elles sont révélatrice de son art, intime, explosif : entre réalisme  suggestif et postromantisme échevelé.

        Venues d’une Russie qu’affecte la nostalgie, les scènes intimistes et réalistes ressortissent au sillage littéraire de Tchekhov. Les amours splendides, passagères, éblouissent les yeux du lecteur : l’éphémère nuit d’un officier avec une femme mariée est « comme un coup de soleil ». Plus proche de l’instantané policier, voire de la terreur gothique, « Une histoire effrayante » relate en un bref poème en prose le meurtre d’une vieille dame égorgée, s’attardant sur « ses yeux d’écrevisse fous », sans que l’on ne sache rien des coupables. Quant à « Sur les eaux immenses », il s’agit d’un journal de voyage, d’une ode enthousiaste à l’océan, au cosmos, bien caractéristique de l’atmosphère élégiaque dédiée à une Russie disparue, même si passablement idéalisée. À l’instar d’un autre récit, « La Grammaire de l’amour[1] », qui aurait pu trouver sa place en ce beau recueil, car il est également un carnet de voyage puissamment lyrique, en même temps que la mise en abyme d’un livre qui parviendrait à enseigner l’amour. Toutes pages affleurant d’un art protéiforme.

 

 

        Bounine était un postromantique acharné, aux talents d’évocations certains, un psychologue adroit. Le récit central de ce recueil est sans conteste « L’affaire du cornette Elaguine ». Au point qu’elle figure, avec « Le sacrement de l’amour »,  dans le volume qui lui fut consacré par la « Collection des Prix Nobel de Littérature[2] ». Les amours scandaleuses du jeune officier et de l’actrice exaltée, contées dans le cadre d’un récit judiciaire, s’exaspèrent jusqu’à un climax tragique. Celle qui déplore la concupiscence de ses amants, assène une pertinente et terrible vérité générale : « Tous veulent mon corps, et pas mon âme ». Elle cherche un cœur « capable d’aimer » et de « mourir pour une nuit passée avec elle ». Elle aménage « une pièce à suicide », dans laquelle elle attirera sur elle le révolver salvateur qui n’est pas le sien : meurtre ou auto-immolation ? La protagoniste, victime ou actrice d’une sensibilité à vif, qui aspire à l’introuvable sublime,  ne sait trouver qu’une issue tragique pour acmé de son existence… Le lecteur y verra, selon, une satire des êtres surexcités par leurs sentiments, ou une adhésion an constat d’impossibilité existentielle. À moins qu’il s’agisse de catharsis, comme au sein d’une tragédie grecque.

        Car la pire tragédie est passée par la Russie : la révolution. Loin du romantisme révolutionnaire qui, d’une salutaire tabula rasa ferait surgir un monde meilleur, Bounine sait les horreurs du réel, les bassesses des acteurs de l’Histoire, les cruautés génocidaires de ceux qui veulent changer la vie des autres et transformer le monde, pour employer une rhétorique marxiste abjecte. Sa nouvelle « Le fardeau », n’est pas une vaste épopée à la façon de Babel[3], l’écrivain rouge, mais une émouvante promenade, un bref dialogue avec un vieux paysan, « ridé », « vêtu d’une pelisse crasseuse », le type du moujik qui n’a plus rien d’idéalisé, néanmoins fort sensé : Efrem. En gaillard bourru, il vomit la destitution du Tsar, qu’il qualifie de « profanation », ironise à l’égard des « promesses » de la révolution. Restant allusif, en demi-teintes, Bounine est-il assez efficace en sa satire politique, préférant conclure avec « les troncs blancs de lointains bouleaux séculaires », métaphore d’une nature conservée par les prestiges du passé ?

        Il faut souhaiter que cette iridescente poignée de nouvelles, ténébreux et brillant kaléidoscope de l’écrivain, permette de redécouvrir l’auteur de La Vie d’Arseniev[4], vaste roman autobiographique où lire une enfance et une jeunesse initiatique parmi une Russie perdue, une vie sentimentale violente ; que d’aucuns considèrent comme son livre-phare. Il faut également remercier les éditions des Syrtes de s’être spécialisée dans les auteurs slaves et russes. De Sophia Tolstoï, et de son époux Léon[5], à Bounine, en passant par Les Trésors du Siècle d’or russe, de Pouchkine à Tolstoï[6], un splendide ouvrage pour les amoureux de la littérature russe et de la bibliophilie, les classiques s’exposent avec bonheur. Quand les souvenirs de l’innommable tyrannie communiste blessent la mémoire d’Irina Golovkina[7], de d’Ariadna Efron et de Marina Tsvetaeva[8] ou d’Alexeï et Valentina Lossev, qui disent la « Joie pour l’éternité »[9] d’une correspondance amoureuse, sainte et philosophique, venue d’un échange entre Mer Blanche et blanche Sibérie, et des tréfonds du goulag…

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

Augmenté à partir d'un article paru dans Le Matricule des anges, juin 2014

 

[1] Ivan Bounine : La Grammaire de l’amour, Sables, 1997.

[2] Rombaldi, La Guilde des bibliophiles, sans date.

[4] Ivan Bounine : La Vie d’Arseniev, Bartillat, 1999.

[5] Léon Tolstoï : La Sonate à Kreutzer ; Sofia Tolstoï : À qui la faute ? Romance sans paroles ; Léon Tolstoï fils : Le Prélude de Chopin, Syrtes, 2010.

[6] Sous la direction de Georges Nivat, Syrtes, 2009.

[9] Alexeï et Valentina Lossev : « La joie pour l’éternité ». Correspondance du goulag (1931-1933), Syrtes, 2014.

 

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