La violence et la bonté, la société américaine et la filiation semblent être parmi les thèmes récurrents de Joyce Carol Oates romancière. Si l’on associe Le Sacrifice et Le Mystérieux Monsieur Kidder, elle y oppose l’enfer de Sybilla et la rédemption de Katya. Mais à chaque fois l’écrivaine dévoile la vérité là où elle ne semble pas être : au défaut des évidences, à l’écart des clichés et des attendus moraux, raciaux et politiques, par ailleurs trop souvent surexploités par nos horizons d’attente. Sans nul doute Joyce Carol Oates use d’un scalpel redoutablement efficace pour décrire et fouailler la société des Etats-Unis : une satire sans compromission, un conte de fée moderne, ainsi se présentent Le Sacrifice et Le Mystérieux Monsieur Kidder.
Un éros abject paraît faire l’objet du Sacrifice. Ednetta Fry vit en 1987 en ce New Jersey où les jeunes noirs sont « une espèce menacée ». Dans toutes les rues d’un quartier du New Jersey, elle cherche sa fille disparue : Sybilla, quatorze ans. Très vite, l’alternance des voix donne à ce Sacrifice une ampleur sociale. La focalisation interne glisse du côté d’Ada. On vit auprès de la rivière polluée, des rues délinquantes, des recoins criminels, au milieu des usines désaffectées. Dans la cave de l’une d’entre elles, Ada découvre une fille ligotée, ensanglantée, couverte d’excréments de chien : c’est Sybilla Frye. Avec peine, de manière hachée, lacunaire, elle raconte comment des « flics blancs » l’ont attrapée, l’ont violée « genre avec leurs pistolets » ; car elle est leur « Prostituée nègre de Babyland », non sans une allusion biblique. La voix d’un urgentiste lui succède pour l’emmener à l’hôpital et lire sur son corps, tracé au marqueur et à l’envers : « PUTE NEGRE KU KLUX KLANN ». S’agit-il de « flics blancs » ou d’un « tissu de mensonges » ?, se demande l’enquêtrice Iglesias. On devine que la mère n’est pas très fiable, craignant des représailles, reléguant sa fille loin de toute enquête.
Evidemment on n’évitera pas la récupération raciste et politique : « Car le racisme est une plaie, sauf quand il est à notre bénéfice », songe l’enquêtrice. Aussi l’on raconte partout l’histoire, déformée par le bouche à oreille, ajoutant de prétendus témoins qui auraient vu les trop fameux « flics blancs ». Le beau-père, Anis, violent et meurtrier sans doute récidiviste, est quant à lui obsédé par les émeutes de 1967[1], lors desquelles la police s’arrogeait le droit de tuer -des noirs évidemment-, au point qu’il bout de l’irrépressible soif de tuer un flic blanc. Au racisme anti-noir, peu à peu atténué par l’évolution des mœurs, répond un virulent racisme anti-blanc.
Au cœur d’une narration parfois distendue, interviennent alors Marus et Byron, deux frères activistes et charismatiques du « patriotisme noir », respectivement prédicateur et avocat. Ils ont « le doigt sur le pouls des injustices subies par les Noirs », ils sont « le côté noir de l’Histoire ». Là est le tournant du roman. La mauvaise foi et l’opportunisme se conjuguent pour dénoncer le « boycott par les médias blancs », un « Etat raciste nazi », sans crainte des hyperboles et de la reductio ad hitlerum, alors que jusque-là Ednetta, fascinée par Marus, voulait que rien ne filtre. La petite Sybilla est bientôt instrumentalisée, exploitée, et sa mère achetée, au service au service de la lutte contre l’esclavage perpétuel perpétrée par « les sépulcres blanchis ». Ainsi Joyce Carol Oates exhibe la rhétorique militante et ses excès haineux avec une rare perspicacité. Emporté par son délire stratégique, son argumentation spécieuse, Marus prétend que « les Blancs habitaient des cavernes quand la race noire bâtissait des empires » et assure : « La philosophie, les mathématiques, l’astrologie : avant Socrate et les pédés grecs, nous les avions enseignées ». On sait que les totalitarismes n’aiment rien tant que réécrire l’Histoire. La satire contre le « raciste noir » qui professe de « servir sa race » et préfère s’adresser au « tribunal de l’opinion publique » plutôt qu’aux juristes pour dénoncer « un Etat raciste nazi », tout en s’appuyant sur « Jésus », est alors sévère. Sans omettre celle des médias : « le New York Times offrant ses colonnes de première page aux accusations sans preuve de ce provocateur ».
Qui sait si la culpabilité revient aux « flics blancs » ou à une « bande jeunes Noirs ». Qu’importe si un jeune policier aux « cheveux jaunes » qui vient de se suicider fera le coupable idéal, heureusement disculpé. On notera les motifs colorés surexposés par l’ironie. Bientôt, Quarrquan, « le Prince noir », en outre soldat d’Allah », pourra convertir la jeune chrétienne sacrifié à « l’islam noir ». On saura enfin quelle sordide manipulation familiale a présidé à l’affaire…
La polyphonie narrative est bien celle de « la pluralité des voix et des consciences indépendantes et distinctes », telle qu’elle permit à Mikhail Bakhtine d’expliciter le concept de « roman polyphonique[2]» à partir de sa lecture de Dostoïevski. Chacune des voix use de sa couleur, son rythme, l’empreinte de son sociolecte ; la « rhétorique prédicatrice » de Marus est écoutée « comme on aurait écouté les improvisations d’un musicien de jazz ». Comme celles de la rumeur qui enfle et des slogans scandés par la foule, à la semblance du chœur de la dramaturgie de la Grèce antique. Il est étonnant de voir -plus exactement d’entendre- combien Joyce Carol Oates a su, écrivant son roman, s’approprier les voies du gospel et du blues, voire du hard rock, et s’approprier des problématiques identitaires, non loin de Toni Morrison[3] et de John Edgar Wideman[4], mais pour les exploser.
Roman policier d’investigation, roman psychologique, fresque sociale que ce Sacrifice ? C’est un peu tout cela à la fois. Les portraits des personnages de la romancière sont hauts en couleurs, sans oublier des tonalités fort sombres, d’une rare expressivité, y compris dans leurs silences et non-dits. À partir d’un fait divers, et bien au-delà des scies sur le racisme policier, certes avéré, la romancière élargit la perspective jusqu’à de vastes problématiques politiques et raciales (c’est le mot qu’hélas on emploie aux Etats-Unis), jusqu’à ébranler les plus irritantes, les plus monstrueuses, pulsions de pouvoir, qu’il soit noir ou religieux. Sans verser le moins du monde dans le misérabilisme, sans indulgence aucune pour la criminalité noire, Joyce Carol Oates est bien une redoutable critique des comportements et des mœurs. Elle sait la valeur de la responsabilité individuelle au lieu de privilégier la tendance à se réfugier derrière des causes sociales et sur la culpabilité de l’esclavage, alors que l’Islam ne peut être écarté de ce procès. Armée d’une réelle vigueur stylistique et d’une rare conscience éthique, elle sait porter le fer dans l’immondice des religions, et de la plus totalitaire d’entre elles, qui prétend être « une religion pour les Noirs du monde entier »…
Ne nous fions pas à la légère vulgarité accrocheuse de la quatrième de couverture qui promet avec ce Mystérieux Monsieur Kidder un éros trouble, une « Lolita postmoderne » et un suspense vaguement policier. La jeune Katya Spivak, du haut de ses seize ans, qui n’a pas les douze années de l’héroïne de Nabokov, vaut mieux qu’une telle étiquette, malgré son milieu social et familial défavorisé, délinquant. Quant à Marcus Kidder, il n’est un rien un vieil obsédé, un piètre amateur de chair fraîche.
Que faire, lorsque l’on veut fuir sa famille irresponsable, que l’on aime lire et rêve de poursuivre des études, sinon trouver un job d’été ? C’est sur la côte du New Jersey que Katia garde deux enfants dans une famille aisée, croquée avec un œil satirique : le yacht blanc, la mère pingre et sèche, le père aux yeux salaces… Quand un vieil homme élégant fait son apparition devant une vitrine de sous-vêtements raffinée, puis dans le square où elle veille les bambins. Impressionnée, quoique méfiante, elle accepte l’invitation, le goûter, le cadeau d’un livre pour enfants dédicacé, dont il se révèle être l’auteur. Oscillant entre fascination et dégoût, elle se rend à de nombreuses reprises dans sa splendide demeure aux fleurs de verre, au piano de concert blanc, au-dessus des dunes et de la mer, dans son atelier de peintre où elle sera le modèle de son Pygmalion, bientôt demie-nue…
Ce serait trop convenu de s’attendre à une séduction sexuelle. Il s’agit bien de tout autre chose, pour qui ne veut pas être réduite à un corps désiré par les hommes : mais d’ « Heimweh », cette nostalgie d’ « un moi perdu », de cette beauté « platonicienne» du corps et de l’âme, par-delà le temps qui sépare les deux protagonistes. La peindre, la rémunérer, l’aimer, trouver et offrir l’accomplissement ; le comprend-elle totalement ?
Mais, en quelque sorte piégée par son atavisme sociologique, par l’appel de sa mère indigne, qui lui soutire de l’argent en un immonde chantage affectif, par l’érotisme brutal de son cousin qui a déjà été condamné pour complicité de meurtre, elle se révolte -et l’on peut la comprendre- contre une nuit où elle imagine trop facilement que le vieil homme aurait abusé d’elle, quoique guère innocente. Son cousin jouera un rôle absolument atroce, barbare. Bourrelée de remords, Katya, accèdera aux pures et morbides dernières volontés de Marcus : « Ce lien entre nous (…) comme une fleur de verre prend forme, verre en fusion d’abord, et puis formée, achevée. »
La dimension psychologique est flagrante : « Car Katya voulait être aimée, elle avait cette faiblesse : elle voulait désespérément être aimée, même par les gens qui lui déplaisaient. » Néanmoins, dans un contexte réaliste à la plume bien trempée de discret acide, Joyce Carol Oates instille une sorte de conte de fées. Ainsi le récit emboité du « vieux Roi » et de « la Belle Damoiselle », qui nous permettra de connaître le « secret » de l’amour et de la mort, de rencontrer la « Mort » allégorisée, est un apologue dont l’euthanasie volontaire et assistée de Markus est la résolution à la fois éthique et féérique, sans compter sa dimension « prénuptiale ».
Guère manichéen, hors les comparses infects, la mère et le cousin, ce roman, sous son apparente légèreté anecdotique, propose une réflexion affutée sur le mal et la mort, sur l’amour et la beauté, sur la transmission et le don enfin. Récit initiatique fascinant et d’un charme confondant, il laisse le lecteur exercer son peut-être sévère jugement moral ou son adhésion esthétique et éthique. En ce sens, il s’agit bien d’un conte philosophique réussi. Il permet d’espérer qu’une jeune fille, en passant par une erreur désastreuse, par le remord et le pardon, parvienne à la clarté de l’art et d’une vie qu’une fin elliptique permet d’imaginer riche et sage…
Joyce Carol Oates offre ici un étonnant mélange de réalisme sordide et de conte magique au service d’une « belle jeune fille », si l’on traduit littéralement le titre original : The Fair Maiden. Katya est-elle une allégorie d’une Amérique capable de trouver, au-delà de ses démons, une rédemption ?
Au-delà de ces deux romans marquants, l’un d’un réalisme sans pitié, l’autre atteignant une dimension poétique rare, Joyce Carol Oates est prolifique au point de défier toutes les attentes, avec une soixantaine de romans publiés (du moins selon les traductions), sans compter les recueils de nouvelles. Tout juste si elle n’écrit pas plus vite que son lecteur ne la lit. Forcément, il s’y trouve des productions inégales, où la langue et la pensée ne sont pas toujours à la hauteur de la facilité. Se détachent par ailleurs deux portraits de femmes : sa monumentale résurrection de Marilyn Monroe en Blonde[5], ou encore Mudwoman[6], selon le surnom de celle qui s’extirpe de la boue de son enfance. Bien souvent, outre le sens du dramatisme, la romancière use d’une perspicacité psychologique et sociologique sans aménité pour le politiquement correct. Il y a bien une dimension engagée, féministe, dans le travail de Joyce Carol Oates. La cause des jeunes filles, qu’elles soient noires ou blanches, de leur devenir et de leur liberté lui importe, mais pas aux dépens de la vérité. En ce sens, elle est une romancière intensément moraliste.
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.