William Cliff : Des Destins, La Table ronde, 352 p, 22 €.
Vikram Seth : Golden Gate, Grasset, 2009,
traduit de l'anglais (Inde) par Claro, 352 p, 20 €.
Au moyen des quatre marches de ses strophes, il parvient à un sommet de la pensée lumineuse, paradoxalement appelé chute. Vieille forme contrainte et figée dans l’Histoire littéraire, le sonnet ne paraissait digne plus que de figurer au magasin d’antiquités des Lettres, quoique depuis le XIV° siècle italien Pétrarque[1] lui soit indéfectiblement attaché. Serait-il capable de se ranimer, revivifier ? Sur leur vielle réglette aux quatorze vers, et de la forêt profonde du XVI° siècle français, resurgissent les sonnets d’Etienne Jodelle. Ils nous permettront une comparaison entre le genre originel et ce qu’il devient au XX° siècle, avec Eugène Guillevic, et en notre XXI° siècle, avec William Cliff, et grâce au météorique Indien et Californien Vikram Seth, à l’occasion duquel son traducteur a su respecter la forme et les alexandrins d’un sonnet revisité, curieusement moderne, voire rutilant, qui devient notre contemporain.
Avec les poètes de la Pléiade, nous voici au cœur de la floraison des sonnettistes. Qui sait d’ailleurs qui a introduit cette gemme aux quatorze vers, venu de Sicile au XIII° siècle, puis de Toscane, dans la littérature française : Clément Marot ou Mellin de Saint-Gelais ? Si l’on a évidemment retenu Ronsard, dont Les Amours ont tour à tour chanté Hélène, Cassandre et Marie, et conjointement Les Antiquités de Rome de son compère Du Bellay, Etienne Jodelle (1532-1573) est plus secret, plus abrupt. À tel point qu’au contraire de Du Bellay qui loue le « Démon de Jodelle », à sa mort Ronsard[2] crut devoir le juger indigne de sa constellation des sept poètes. Pourtant il avait auparavant reconnu ses talents :
« Jodelle le premier, d’une plainte hardie,
Françoisement chanta la Grecque Tragédie,
Puis en changeant de ton chanta devant nos Rois
La jeune Comédie en langage françois ».
Il avait en effet imaginé la première tragédie de la langue française, Cléopâtre captive, de surcroit en alexandrins, et une Eugène, certes plus proche de la farce que de la comédie. Mais ses poèmes parurent ensuite au prince de la Pléiade trop rudes, trop licencieux, s’éloignant de la tradition venue de Pétrarque, son portrait de l’amour trop rocailleux, bref d’un baroquisme précoce peu amène. La postérité lui rend aujourd’hui justice, tant il nous touche, nous stupéfie, bien que nombre de ses poèmes, qu’il savait par cœur et négligeait d’imprimer, aient hélas disparu, malgré l’édition posthume de 1574, imprimée grâce aux bons soins de Charles de La Mothe : Œuvres et meslanges poëtiques du « Sieur du Lymodin ». Edition ici reprise, quoiqu’Agnès Rees ait le bon goût d’y ajouter dix sonnets de La Priapée qui furent attribués à notre Etienne Jodelle dans divers manuscrits. Ils rejoignent ainsi les XLVII Amours et VII Contr’Amours, où les allusions mythologiques sont nombreuses, comme il était d’usage à l’ère humaniste. Puis ceux dédiés aux Rois, et les Tombeaux, enfin ceux bataillant contre les Réformés, pas moins de XXXVI. Lisons in extenso, celui dont le premier vers devient le titre de notre recueil :
« Comme un qui s’est perdu dans la forêt profonde
Loin de chemin, d’orée et d’adresse, et de gens ;
Comme un qui en la mer grosse d’horribles vents,
Se voit presque engloutir des grands vagues de l’onde :
Comme un qui erre aux champs, lors que la nuit au monde
Ravit toute clarté, j’avais perdu longtemps
Voie, route, et lumière, et presque avec le sens,
Perdu longtemps l’objet, où plus mon heur se fonde.
Mais quand on voit, ayant ces maux fini leur tour,
Aux bois, en mer, aux champs, le bout, le port, le jour,
Ce bien présent plus grand que son mal on vient croire.
Moi donc qui ai tout tel en votre absence été,
J’oublie, en revoyant votre heureuse clarté,
Forest, tourmente, et nuit, longue, orageuse, et noire.
Si ce sonnet, usant de la volta, ce retournement argumentatif entre quatrains et tercets, et de la chute ou pointe, reste encore passablement pétrarquiste, bientôt, tout crûment, « Amour vomit sur moi sa fureur et sa rage ». Pire peut-être, parmi les Contr’Amours : « Donc tout soudain la femme va bâtir, / Pour asservir l’homme et l’anéantir / Au faux cuider d’une volupté fausse », ce qui, à la fin du sonnet, est une pointe pour le moins frappante. Ainsi la dame est devenu Méduse à qui le poète adresse son compliment : « Fais-moi vomir contre une telle ordure, / Qui plus en cache et en l’âme, et au corps ». Egalement, l’illusion poétique est blâmée, encore en décasyllabes : « Ô traitres vers, trop traitres contre moi, / Qui souffle en vous une immortelle vie, / Vous m’appâtez et croissez mon envie, / Me déguisant tout ce que j’aperçois ».
Goûtons les sonnets de La Priapée, qui sont un sommet de la poésie érotique : « En quelle nuit, de ma lance d’ivoire, / Au mousse bout d’un corail rougissant, / Pourrai-je ouvrir ce bouton languissant, / En la saison de sa plus grande gloire ? » Plus violement salés sont les « vilains » sonnets « contre une garce qui l’avait poivré », entendez d’une vénérienne maladie. Or « C’est une étable à Vits », « Conasse où seulement Lucifer s’accommode », « Pisses chaudes, farcins, ou véroles rongeuses ». C’est moins galant, mais à la poésie satirique sied la verdeur.
Bien que les sonnets de circonstance paraissent plus négligeables, Etienne Jodelle enrichit considérablement la poésie jusque-là surtout amoureuse et élogieuse, avec ceux « politiques et polémiques », plus précisément ceux dirigés Contre les Ministres de la nouvelle opinion, soit les protestants : « Mais m’amusant sans fin contre les Antéchrists / Aux points de leur doctrine et fausse et obstinée/ Je laissais là leurs faits : aussi la secte née / D’écrits, ne peut mourir que par écrits ».
Jodelle, qui se serait réjoui du massacre de la Saint-Barthélemy, meurt dans la misère. Pourtant, peu rancunier, le poète protestant Agrippa d’Aubigné ne déroge pas à l’honnêteté littéraire en lui rendant justice dans ses Vers funèbres. Renouvelons l’éloge du à ce poète trop méconnu de la Renaissance :
Célébrons avec joie, celui qui nous enchante :
La vigueur poétique et l’ardeur virulente
D’un Jodelle qui sait, en ses Pléiades voix,
Être la vive épine et la plus souple soie.
Le sonnet perdit sa grande gloire au cours du XVIII° siècle, pour retrouver la faveur de Nerval, Baudelaire et Hérédia. Les assauts du vers libre, du poème en prose, le laissèrent ensuite dépité. Plus près de nous pourtant, un Philippe Jaccottet[3] sut lui redonner vie, par exemple dans L’Effraie.[4] Mais avant lui, le Breton Eugène Guillevic, plus célèbre pour son recueil Terraqué[5], publié en 1942, nous a légué plus de cent cinquante sonnets, depuis l’année 1954.
Si l’on est parfois charmé, hélas l’on risque trop souvent, avec Eugène Guillevic, d’être déçu. La vigueur et la beauté ont laissé place à la platitude, à la trivialité : « L’un trempe son pain blanc dans du café au lait, / L’autre boit du thé noir et mange des tartines, / L’autre prend un peu de rouge à la cantine. / L’un s’étire et se tait. L’autre chante un couplet ». C’est le premier quatrain de « Matin ». L’alexandrin est tombé bien bas.
Etonnamment, deux jours plus tard, le 3 février 1954, il écrit, malgré un faible premier vers, « La musique » : « De la musique. Donnez-moi de la musique. / C’est ce qu’il y aura de mieux pour moi qui meurs / Et mourant n’entend presque plus que la rumeur / De ce corps qui devient de la métaphysique ». Et son art poétique n’est pas tout à fait sans intérêt : « Je pars toujours à la recherche. Chaque fois / C’est une exploration qu’un essai de poème / Et jamais je ne sais par avance la gemme / Que je m’en vais trouver et caresser des doigts ». L’abomination peut cependant gésir au malheureux sonnet, à la rhétorique lourde et putrescente : « Or, Marx, Engels, Lénine et Staline ont prouvé. / Pour expliquer le monde il y a la méthode / Par eux élaborée et qui n’est pas un code / Mais la source de lumière à soulever ». C’était l’époque où, sous prétexte de l’oppression de la classe ouvrière par ces capitalistes qu’ils exploitaient bien maigrement, tout incapables d’entreprendre qu’ils étaient, les Aragon[6] et les Eluard léchaient les talons sanglants du communisme et de Staline, en se prétendant antifascistes bien entendu, et poètes engagés ! L’on se consolera en recueillant de parcimonieux moments de grâce chez un Guillevic dont Terraqué reste indépassé, et peut-être en feuilletant des Proses[7], suivies d’un hommage au poète Jean Follain, qui nous emmènent « boire dans le secret des grottes ».
Est-ce à dire que de tels sous-vers tachés de rouge (l’on pardonnera le calembour) ont invalidé le sonnet. Certes non ! William Cliff, notre belge contemporain, ose relever le gant. C’est un poète prolixe, avec une quinzaine de recueils, sans compter une demi-douzaine de romans, et, notons-le, une traduction des Sonnets de Shakespeare[8].
Il est un fidèle indéfectible de la forme fixe du sonnet, même s’il préfère ici celui anglais, soit avec trois quatrains et un tercet. Il en goûte la charpente assuré, la cadence musicale et argumentative. Or un cheminement autobiographique innerve Des Destins. La simplicité hésite entre trivialité, voire banalité, sinon platitude récurrente, et nécessité des émotions. Limpide, voire simpliste diront les détracteurs, et cependant non sans puissance, sa langue porte l’urgence de l’intimité, l’émotion des portraits, l’éloge des paysages wallons ordinaires, mais aussi la faveur indispensable de la quête poétique. Quoique par moment le lecteur sourcille devant des vers aux clichés éculés : « ainsi, Lydie, ma chérie, désormais ton faste / pour toujours dans ces vers brillera comme un astre ».
Les portraits familiaux, parfois acides, comme sa marraine, « une femme despotique qui avait mal au foie et criait son malheur », parfois tendres, à la façon de « bonne-Maman », qui aime les romans policiers et le tabac égyptien, précèdent d’autres visages et corps, ceux des garçons du cru et du pensionnat, avant les histoires d’amours plus prononcées de l’adulte. La vieillesse approchant (William Cliff est né en 1940), il fait une chute handicapante, et sa poésie narrative rend compte de cette fracture, des soins hospitaliers, de l’aide de sa sœur médecin, puis du retour : « À Gembloux mon frère m’attendait à la gare, / de là il ramena mon être vivipare / pour reprendre sa vie, malgré qu’il est blessé ». Le trop peu de subtilité stylistique risque de faire perdre patience au lecteur. Il faut cependant reconnaître que l’efficacité un brin misérabiliste de tels vers permet à chacun, pourvu qu’il ait une certaine expérience, de s’y reconnaître.
L’âge de la méditation et du désabusement tente d’instaurer une sagesse débonnaire parmi la banalité des jours, alors que le poète avoue ses complicités avec Baudelaire et Walt Whitman. Le temps, la solitude, la vie vaille que vaille, la mort, dessinent une vanité : « j’ai été la revoir à l’état de cadavre ». Ainsi s’exhale une atmosphère ambigüe : « la putrescence des oignons quand vient l’été / est nécessaire pour la floraison des fleurs / lesquelles fécondées donneront la jetée / des semences perdues ». Si l’on consent volontiers à lire ces vers comme une métaphore de nos vies, le poète n’a-t-il pas réussit son pari d’accéder à un instant de profondeur ?
Par bonheur la langue française peut s’enorgueillir, et sans la moindre hésitation, des sonnets d’Yves Bonnefoy[9], par exemple parmi les pages des Planches courbes[10]. De même la langue des Shakespeare se pare de son sonnettiste, notre contemporain.
Quelle double gageure ! Ecrire, puis traduire un roman en vers… Dans la tradition plus que centenaire des sonnets de Pétrarque, Michel-Ange, Shakespeare, José Maria de Hérédia, ce sans exhaustivité, Vickram Seth vient respecter la forme tout en bousculant avec alacrité notre modernité. En quelques centaines de sonnets, le romancier brosse les amours de la Californie des yuppies, cet acronyme de Young Urban Professional, terme anglophone définissant les jeunes cadres et entrepreneurs de haut niveau, évoluant dans les milieux du commerce international et de la haute finance. Le lecteur contemporain s’attend à quelque chose de compassé, de solennel et d’ennuyeux, bourré des clichés scolaires de l’imitation des genres disparus. Pourtant, la magie narrative et poétique opère au plus vite.
L’écrivain indien Vickram Seth, né en 1952, se fit connaître par une immense saga pleine de perspicacité, une fresque du mariage arrangé et confronté aux mœurs nouvelles, Un Garçon convenable[11], publié en 1995. Il conçut cependant en 1986 ce premier roman en pensant à un autre roman versifié, icône de la littérature russe : Eugène Onéguine. Comme chez Pouchkine, prosaïsme et élan poétique se mêlent avec finesse dans Golden Gate, mais il ne s’agit en rien d’une servile réécriture. Comme chez son modèle, qui contait l’amour contrarié du jeune aristocrate oisif éponyme et de Tatiana, le lyrisme s’empare des aventures de jeunes Californiens à la recherche du grand amour au pied de la porte dorée de San Francisco. Mais à partir de là, tout sépare les deux poètes. L’on croise l’inquiétude et l’enthousiasme d’une jeunesse qui travaille, manifeste contre le nucléaire, cherche l’âme sœur avec force images actualisées: « Et le Dow Jones de mon cœur est au plus bas », ou « Toi seul est le DJ de ton précieux destin ».
John, « yuppie » employé dans le secteur informatique, est le personnage moteur au cœur d’un quintette. Janet, son ex, sculptrice, lui concocte une petite annonce (en vers bien entendu) grâce à laquelle il va rencontrer Liz. Les voilà amoureux, « esclaves d’Eros ». Cette dernière a un frère, Ed, qui révèle son homosexualité latente à Phil pour une autre lune de miel. C’est à peu près tout pour l’intrigue. Mais à force de détails attachants et réalistes, d’impressions et de réflexions, ce monde prend chair au point de constituer un portrait fort réussi d’une génération californienne, mais aussi de son humanité. L’humour côtoie le sérieux, le lyrisme omniprésent est à petites touches, parmi mille choses vues (y compris les graffitis autoroutiers), sans que l’ennui pointe jamais son nez froid. L’ironie, douce et parfois cruelle, permet à l’auteur d’éviter une sentimentalité qui aurait pu choir dans la niaiserie. Un clin d’œil au grand genre épique se glisse lorsque le chat de Liz nommé Gengis Khan défend son territoire, tandis que l’iguane d’Ed s’appelle benoitement Schwarzenegger, comme l’acteur de ce nom. Le pathétique sourd de manière imprévue à l’occasion d’une publicité qui « Vante les attrait du motel Cucaracha: / « Cafards, vous qui entrez, laissez toute espérance » / On dirait la morale de mon existence ! », parodie d’un vers bien connu de la Divine comédie de Dante, au fronton de l’Enfer. La satire sociale s’aiguise à l’occasion d’une soirée qui réunit parents et amis. Imaginez de plus un excès de vitesse encore une fois versifié, une élégie de Phil à sa femme aimée qui l’a laissé avec son fils, pourtant guigné par une « Militante acharnée dont la cause est la paix »… Un sommet est atteint lorsque Phil et Ed font l’amour et que « l’austère censure » écrase les vers du poète qui doit « remplacer la scène déchaînée / Que j’espérais t’offrir par le présent sonnet ». Un autre est l’annonce de la mort de Janet et d’un couple qui laisse un orphelin au seuil du treizième et dernier chant. C’est entre bonheurs et drames, « familles recomposées » et grossesse heureuse, entre réalisme et poésie que l’art de Vikram Set joue sa partition :
« C’est le dernier quatuor en ré de Mozart.
Liberté et contrainte : ainsi triomphe l’art !
Ah Mozart, digne prince des compositeurs
Que de miracles tu nous as fait partager
Toi qui mourus ruiné avant que d’être âgé !
Tous les grands de ce monde, empereurs et seigneurs,
Roitelets et videurs, ont fini en rondelles,
Tandis que ta magie nous donne encor des ailes ».
N’est-il pas absolument nécessaire de jeter un œil à l’original anglais, pour lequel nous nous contenterons de peu de vers ?
« Daybreak. John wakes to sunlight streaming
Across an unfamiliar bed.
« A cream duvet ? I must be dreaming »
Au moyen de cette comparaison, l’on saura combien l’alliance de la fidélité nécessaire et de la trahison inventive permet de faire vivre le prosaïsme, la facétie et l’émotion qui anime la poésie de Vikram Seth :
« Le jour se lève et c’est sur un lit inconnu
Que John revient à lui, inondé de soleil.
« Une couette lilas ? Quel rêve saugrenu…
Des motifs bleus, hexagonaux - moi qui m’éveille
Chaque jour des dans draps unis ! et ce plafond :
Le clair rectangle d’un Velux qui se confond
Avec un bout de ciel. Et là, sur mes pieds, qu’est-ce ?
Un chat ! Mon Dieu ! » Son cœur bat à toute vitesse…
Il sursaute alors qu’apparait, en négligé
Négligeable, une Liz épanouie, munie
D’un plateau. Odeur de café, de pain de mie.
Elle remplit sa tasse et l’invite à manger.
Les yeux encor tout embrumés par le sommeil
Et l’amour, ils songent aux baisers de la veille. »
Comme André Markowicz, traduisant en strophes de quatorze vers rimés le chef-d’œuvre de Pouchkine[12], Claro, le titanesque Claro, qui nous offrit (excusez du peu, parmi bien d’autres pavés subtils) le Contre-jour de Pynchon[13], s’est attaché à restituer les 594 sonnets de Vikram Seth en alexandrins rimés. Si l’on n’a pas entre les mains le texte original, l’on peut néanmoins s’extasier devant la prouesse, la belle infidèle, devant la légèreté et la gravité mêlées d’un texte fluide, musical et animé. Et comme Vikram Seth a offert la dédicace de ses « sonnets tyranniques » à Timothy Steele en vers, ainsi qu’une biographie express du même souffle, Claro ajoute un sonnet qui est la « Note du traducteur » dans laquelle il justifie son travail, ses libertés avec l’original, non sans préciser : « Mais la langue pour moi est tout sauf un caniche ». Qui sait si Vikram Set et Claro ne vont pas contribuer à lancer une mode bien rafraîchissante…
Qu’importe en définitive la forme si le poète est réellement poète. Il n’en reste pas moins que l’écrin aux quatorze réglettes permet de justifier et magnifier une pensée lyrique. Que l’on s’appelle Etienne Jodelle ou Vikram Seth, ils se lèveront d’entre les morts, et par-delà quatre siècles, pour échanger une main complice.
Thierry Guinhut
La partie sur Vikram Seth parut dans Le Matricule des anges, juin 2009
Notre Thierry Guinhut, dont le nez aquilin,
La mèche vaniteuse ont banale apparence,
Est né en cinquante-six à Poitiers, en France,
Pour écrire sonnets, essais, romans, sans frein.
Marié, père de quatre enfants talentueux,
Il étudia d’abord le rêve adolescent,
Puis l’Histoire de l’art. Enfin, au fil des ans,
Il devint agrégé de Lettres : c’est bien mieux…
Il parcourt la photo, les montagnes sauvages,
Pyrénées et sierras, les marais et les îles,
Les musées, tout en montant sa bibliothèque.
Trop peu, il publia. Il travaille avec rage
Pour édifier une œuvre aux fondations fragiles
Que lectrice et lecteur paieront de peu de chèques.
Sonnet des Enfers
Dans un siècle, j’écrirai de la poésie
Avec mes os maculés de ma cendre vive,
Je lirai mes poèmes à voix persuasive
À tous les morts d'Enfers aux yeux pleins d'ironie.
Personne ou tous m’écouteront, rongés d’envie,
Cacophonie universelle et crash revoir,
Les deux pieds collés dans le gluant de l’Histoire,
La langue noire affutée comme une Harpie.
On imprimera mes livres sur peaux d’Auschwitz,
Dont l’encre suave sera jus de cerise,
Les signets seront tresses des plus belles vamps.
Les Césars des siècles me jetteront la pierre,
Leurs couronnes de faux or et de gris lierre :
Et les amoureuses viendront baiser mes tempes.
Sonnet de la liberté politique
Connais-tu le pays où richesse flétrit,
Où l’on flatte et grossit un déficit chronique,
Où l’on nourrit bien gras l’assistanat cynique…
O Père, partons-en, ce spectre nous détruit.
Connais-tu la maison de l’état déprimé,
Désarçonnée par un syndicalisme inique
Qui suce et pervertit le service public…
Là-bas, mon Protecteur, garde moi du bûcher.
Connais-tu la montagne outrée des fonctionnaires,
L’escalade fiscale et d'administration…
O Citoyens, rêvons, de ce pays, fuyons !
Là où libéralisme est vu comme exaction,
Liberté de son joug n’a pas pu se défaire.
Là-bas, ô mon amour, soyons les réfractaires !
Nota : Ce sonnet est une réécriture parodique d'un poème bien connu de Goethe :
"La Chanson de Mignon" ("Connais-tu le pays où les citroniers fleurissent...")
tiré des Années d'apprentissage de Willelm Meister.
Parador de Guadalupe, Extremadura.
Photo : T. Guinhut.
Sonnet du cabinet de curiosité
Coquillage marin, chair fossile du temps
Et serpent minéral dans la gangue d’avant,
Spirale d’ocre et stries, nacre et corail séchés ;
Muré sans pensée, je fus, ou lichen soufré.
J’étais chenille et papillon d’or et de nuit,
Mouche, araignée, vêtues de noirceur studieuse,
Poussière d’ocelles colorées, vert mante religieuse :
Ils sont insectes morts que parfois chat mordit.
Je me suis envolé aux ailes de mésanges,
Criant comme un geai, œuf de merle offrant son bien :
Corps pourri sous la plume et chantant comme un ange…
Quatre strophes je suis, en leur quatuor haydnien,
Volta et pointe au sonnet de l’Evolution :
Une Aphrodite au doigt, je vis mots et fictions…
Sonnet des livres
Une bibliothèque aux doux génies nocturnes,
Des reliures pour Dante avec amour cirées,
A Goethe et Sterne un fer romantique doré,
Borges tapi en tigre aux métaphores diurnes…
L’illustré par Grandville ou édité chez Furne
Approche un curiosa, un Pynchon affolé,
Cervantès par Dubout lorgne Eisen enchanté,
Ovide et Nabokov, sortis vivants de l’urne.
Un refuge en montagne enneigé jusqu’aux pages,
Des poches malmenés, Fuentes en espagnol,
San Antonio et Proust au sac à dos du sage…
Car j’ai la connaissance et le rêve en orage
Dans les yeux, dans les mœurs, pour stimuler l’envol
De Kant et Baudelaire au bleu du paysage !
Sonnet des montagnes
Labourant les gorges, collectionnant les crêtes,
Avalanche de bruns, sur le ciel un torrent…
J’ai pourtant sur le dos une tortue pesant
Quatre jours de bouffe et dix bouquins en sa tête.
Un raidillon sans vue pour le vide des sens,
Une brume grossière et le poids des chaussures,
Les aiguilles du vent et la feignasse allure…
Mon pas accouche d’un lac clair, turquoise intense.
Aux fumées du brouillard se déchire un sentier
Pour que s’ouvre un refuge aux grands yeux volontaires,
Un tapis enneigé sous sa porte précaire…
Enfin la courbature apaise ses enfers,
Un vieux loup dans le souffle aboie sa joie dansée :
En haut, la cabane à conscience, j’ai trouvé.
Sonnet à l’Allemagne
A Conny Doms
Filant sur l’autoroute, Coburg ou Nuremberg,
Montant au Staffelberg en petit Friedrich peint,
Souffleté par la neige, abrité aux lieux saints,
Baroques, protestants, de Weimar à Bamberg…
Connais-tu la maison où Goethe m’a salué,
Un poème à la main, pour orner mon carnet,
Non loin des harmonies nées du Ring de Wagner
Et des cris gutturaux du gnome brun Hitler ?
Le Buchenwald glacial, au dessus de Schiller,
Baraque rabotées, fumait des brumes noires,
Quand son Ode à la joie réenchantait l’Histoire
Sur l’Europe apaisée, au-delà de Luther,
Des bibles en gothique et des murs de Berlin,
Pour habiter encor l’amitié de demain.
Ironisant, Boileau, imagina au XVIIème qu’Apollon, dieu des poètes, allait faire le malheur de ses derniers s’il leur prenait la fantaisie de se soumettre aux contraintes des deux quatrains et des deux tercets. Ce qui n’empêcha pas que le sonnet, né au XIIIème des mains d’un inconnu en Sicile, popularisé par Pétrarque au siècle suivant, connût une vogue extraordinaire au siècle de la Pléiade, entre Ronsard, Du Bellay et Louise Labbé ; mais aussi Shakespeare, les Baroques italiens et espagnols… Depuis ces prestigieux ancêtres auxquels on revient avec bonheur, le sonnet parut une vieille lune formelle. Certes il eut des retours de flamme au XIXème, avec Nerval, Baudelaire, Hérédia ; mais le XXème, si l’on excepte Neruda ou Vikram Seth[2], lui fut plutôt hostile, préférant les libertés et les inconséquences du vers libre et de la prose. Est-il étonnant que la Babel de notre nouveau millénaire permette au phénix du sonnet, comme une plume de mésange éteinte retrouvant sa lumière, de renaître de ses cendres ?
Venue d’outre-Atlantique, l’initiative est étonnante : construire et publier au Canada une Anthologie de sonnets du début du troisième millénaire : Le Phénix renaissant de ses cendres, The Phoenix Rising from the Ashes. Ce titre étant une allusion au sonnet XIX de Shakespeare, dans lequel le quatrième vers évoque le phénix : « And burn the long liv’d Phoenix in her blood », ou « Et brûle du phénix les jours longs dans son sang ». Mieux encore, le tout est plurilingue : si la part belle revient à l’anglais, les sonnets français et espagnol pullulent. Sans compter ceux en chinois, et les ghazals, du nom d’une forme fixe persane, ces derniers heureusement traduits en anglais. Le livre parait mimer la nature polyglotte d’Internet qui a permis de susciter et rassembler des trouvailles, parfois publiées sur des sites, des blogs… Richard Vallance, le maître d’ouvrage et architecte de l’ensemble, en plus d’avoir traduit Shakespeare et son sonnet LIII, ou d’adapter un « aki-fuyu » japonais, contribue de sa plume à l’exercice avec une chute pour le moins pertinente, comme évoquant le pouvoir des sonnets : « If they run mad, though I may be God’s fool, / would poets foam for them where full moons rule ? »
La partie anglaise du recueil, qui commence avec le merveilleux « Ozymandias » de Shelley, est divisée en divers chapitres. « History », ou alternent visite aux marbres d’Elgin et au Musée du train, « Humour » avec un auteur qui signe « The Potato of Terror », « Life and death », « Nature », « Personnal Relationships », « Self-Perception », Sexuality », « Spirituality », « War and Peace ». Comme quoi le sonnet s’adapte à toutes les facettes de nos univers, sans oublier les « Sonnets on Poetry and the Sonnet ». Parmi lesquels Phlip Frey pratique l’autodérision : « This sonnet is ultra-modern, rhetoric free […] Its verbal polish resists / blurring, garbling, incoherency. » Mais au derniers vers d’Anna Evans, une charmante ironie affleure : « And that is where I stopped the verse to kiss you »…
C’est en français « que je garde le poème où c’est déjà froid », pour reprendre l’alexandrin d’Alin Anseeuw. Entre ceux que fascinent encore les velours, les roses des clichés de la poésie bien vieillote, et la suspicion envers tout élan lyrique et rhétorique, la place où faire confiance aux pouvoirs du poétique est restreinte et dangereuse. Laurent Desvoux fait des « Châteaux de mots », qu’il polie « pour le jeu du rimoir, du strophoir », dans les bus parisiens et parmi leur quotidienneté, comme sans trop y croire, « Pour la Sous-Préfecture - et la Surécriture ». Son talent un rien humoristique et doux amer de joueur de mots est symptomatique d’une grande partie de la poésie contemporaine qui se défie de toute transcendance, de tout lyrisme grandiloquent. Au risque de parler d’une voix trop modeste, quoique sa modestie l’honore…
Pourtant, apparemment également modeste, Abraham Lechaf réécrit le mythe d’Icare : « La cire fond mes ailes s’enflamment et je m’en fous ». Quand Joceyline Laurent ne faillit pas à la mission du poète : « Je dis les maux du monde, les beautés, ses fêlures. » Un auteur -dont nous tairons le nom- use d’un thème apparemment exagérément classique en s’adressant « A une jeune Aphrodite de marbre[3] ». Mais en lui écrivant « Pour que sonne en IPhone un sonnet qui soit toi », en y associant des métaphores résolument quotidiennes et modernes, comme « la ferveur d’une cuillère vide ». C’est peut-être là le secret de cette anthologie : associer aux formes canoniques une liberté et une modernité qui les subvertissent de l’intérieur tout en les justifiant.
Côté espagnol, « desangrandose en semen, tiempo y poco mas », ou « se saignant en sperme, temps et à peine plus », Amparo Arrospide retrouve le champ tragique de la grande tradition baroque, quand José Antonio Pamies assure : « Toda la eternidad tiembla de frio ». Plus loin, Robin Ouzman Hislop demande : « Que es el velo / que ondula fascinante tras el limite ? » Ainsi la dimension métaphysique fait trembler le sonnet…
« This poem will be silent », dit Daniel Langton, quand Francis-Etienne Sicard Lundquist écrit « Où se meurt un oiseau sans faire de vacarme ». La discrétion doit être une des qualités du sonnet. Certes il faut imaginer que nombre de vers en cette anthologie sont de qualité inégale ; et qu’il est vain de voisiner en cette anthologie avec ceux de Ronsard, Valéry, Nerval ou Rilke qui asseyent, dispersés en ces pages, l’incontestable légitimité du genre, comme un argument d’autorité qui placerait sous son patronage les divers contributeurs.
La liberté, thématique et stylistique, voire syntaxique, dans la contrainte, la concision, la charnière argumentative de la volta (entre quatrains et tercets), la chute, tout conspire au défi intellectuel, à la possible et indéfinissable explosion de l’écart poétique, grâce à l’union de l’idée originale, des images surprenantes et de la musicalité… Ainsi, après peut-être trop de facilité en le cours du vers libre et de la prose plus ou moins poétique, dont ont peut-être abusé nos poètes du XXème, le sonnet retrouve-t-il la confiance des plus récents poètes du troisième millénaire. Qu’il soit construit de deux quatrains et de deux tercets, ou compact en ses quatorze vers, voire gréé de trois quatrains et d’un distique, comme par Shakespeare. Car dans la petite et ancienne cage du sonnet, ce « reflet du cosmos » (dixit Richard Vallance) à ne pas considérer comme un vice formaliste, qui sait si l’ambition d’un chant moderne, décalé, cependant universel, de la « recherche de la langue parfaite », peut s’entendre pour dire le monde et notre comment vivre…
« Un sonnet sans défaut vaut seul un long poème.[4]» professait Boileau qui s’est à peine essayé d’exercer ainsi ses talents. Tous les auteurs de cette anthologie aux trois cents poèmes avaient-ils cette maxime sous la langue, au moment de couler leur inspiration dans le bronze du papier et de l’écran où s’impriment et s’illuminent leurs sonnets ? Il y eut, à la fin du XIXème, un beau volume un peu oublié, intitulé Le Livre des sonnets[5], réunissant cent-soixante sonnets depuis le XVI°. L'on y trouve Ronsard, La Boétie, Molière et Voltaire, Musset, Gautier, Hérédia, et bien des inconnus aux noms moins épais que la poussière évanouie des tombes. Mais aussi Félix Arvers, qui réussit à acquérir une mince célébrité avec un seul sonnet : « Mon âme a son secret, mon cœur a son mystère »… L’avenir dira peut-être si, parmi Le Phénix renaissant de ses cendres, sont les Ronsard et les Arvers d’aujourd’hui, ou les déjà oubliés. Car si chaque lettre est un peu de cendre en ce volume publié dans la lointaine Colombie britannique, soudain si proche, en chacun de ses sonnets brûle, qui sait, un feu nouveau, pour éclairer les neurones de nos langues. Cette modeste Babel où les poètes s’entendent…
traduits de l’anglais par Jacques Darras, Grasset, 2013, 336 p, 20,90 €.
Où recueillir notre sentir amoureux sinon d’abord dans les Sonnets de Shakespeare ? Ils sont en effet la synthèse expressive de notre pulsion d’Eros, et, dès leur parution en 1609, l’une des plus parfaites résolutions linguistiques de son énigme et de son souffle. Certes, il y eut au XIV° siècle Pétrarque, puis, peu d’années avant le maître de Stratford, en 1581, la ferveur ailée des 104 sonnets de Philip Sydney, parus sous le titre programmatique d’Astrophil et Stella[1]. Mais à l’éclat de ceux de Shakespeare, rien ne résiste. Qu’importe que l’élu de Will soit un jeune homme blond, puis une « dark lady » concurrente apparue au sonnet CXXVII, tout lecteur y plonge en une ductile et inévitable identification pour y aussitôt substituer celle, celui qu’il aime, pour y trouver l’aspiration, la perte et le sens de l’amour, sans compter sa rédemption par les vers… Mais qu’on ne s’y trompe pas. Loin de se résumer à une passion pour un beau corps, le poète embrasse tout autant les questions fondamentales de la fuite du temps, de la procréation et de la création artistique, du beau et du bien, de l’auto-analyse, entre esthétique et éthique… Ainsi, tout sonnettiste, tout lyrique sentimental écrit dans l’ombre des Sonnets de Shakespeare pour y trouver sa propre lumière[2], y compris noire… A fortiori si, comme Jacques Darras, il passe par le filtre combien risqué de la traduction. Ou par celui de notre fatuité, si l'on ose ici se proposer le sacrilège exquis, en quoi consiste le geste de traduire.
Depuis qu’en prose on nivela et mutila les Sonnets, comme au XIX° François-Victor Hugo, voire au XX° Pierre-Jean Jouve, des dizaines de passeurs ont osé l’aventure forcément autant qu’exaltante que décevante de rendre et transmuer le sens et la musicalité des décasyllabes rimés, quoique parfois par de seules allitérations ou assonances. « Traduttore, traditore », dit l’adage italien. La « poétique du dire » est alors une éthique de la traduction, un « mouvement herméneutique », qui passe par « la générosité du traducteur[3] ». Ramener à la limpidité ce qui dans la langue première est explosion de langue et de création, devient une effroyable et délicieuse responsabilité, un balancement entre fidélité littérale et figuration réussie, avec la certitude de trop souvent sacrifier les plusieurs sens d’un même mot que les langues de Babel ne savent pas respecter en passant de l’une à l’autre. Pensons au jeu de mots sur le prénom « Will » et « will » au sonnet CXLIII, absolument intransmissible en français ; au contraire de la trahison de ces deux vers du sonnet LXIII :
« His beauty shall in this black lines be seen,
And they shall live, and he in them still green.
Jacques Darras nous propose, non sans limpide élégance :
« Sa beauté se lira dans l’encre de mes lignes,
Qui vivront avec, jeune à jamais en elle, lui. »
Quand Yves Bonnefoy offre un final plus fade :
« Sa beauté paraîtra dans les vers que j’écris,
Ces signes, noirs vivront, ils le garderont jeunes.[4] »
Ce qui permet à Jacques Darras, un brin cruel envers on prestigieux ainé, de tacler « la platitude musicale du vers libre et le rabotage de l’hyperbole ». Mais où est passée l’antithèse entre le noir et le vert, sans compter la polysémie, pourtant présente en français, de ce dernier mot, idéalement jeté à la chute, en un concetto baroque ? Seul Robert Ellrodt la conserva :
« Sa beauté se verra dans le noir de ces lignes
Qui vivront, et en elles il vivra toujours vert. [5]»
Le sens de l’ellipse de Shakespeare, la concision de l’anglais rendent la translation plus qu’ardue, et bien malin, y compris, cela va sans dire, le bien modeste auteur de ces lignes, qui saurait résoudre la quadrature du cercle.
Reste que Jacques Darras, choisissant l’alexandrin, s’autorisant la souplesse de faire entendre l’élision du « e » à l’intérieur du vers, et de ne garder de la rime qu’une « trace interne voire terminale », par instant d’ailleurs totalement imperceptible, arguant avec un aplomb bien senti, quoique discutable : « sa butée systématique étant devenue insurmontable à l’oreille moderne », parvient bien à ce qu’il appelle avec gourmandise « une virtuosité rhétorique nouvelle ». Peut-être, après avoir traduit Malcom Lowry et Walt Whitman entre-t-il dans l’orbe des grands shakespeariens, aux côtés de l’élan immense Armel Guerne[6]et des exacts alexandrins suggestifs d’Henri Thomas[7].
C’est au combien attendu sonnet CXXVII, consacrant l’apparition de la musicienne dame brune, avant que sa dimension sexuelle et tyrannique se fasse jour, que le traducteur fait merveille de fluidité et d’antithèses, malgré l’effacement d’ « every tongue says beauty » du dernier vers :
« Noir, dans les temps anciens, n’était pas jugé beau,
Ou du moins, s’il l’était, n’avait pas nom beauté ;
Or noir, dorénavant, est l’héritier légal
De l’ancienne beauté décriée comme bâtarde :
Car depuis que les mains ont pouvoir naturel
D’user de l’art du faux pour rendre beau le laid,
Beauté n’a plus de nom, n’a plus de temple sacré,
Car elle est profanée, voire survit en disgrâce.
Les yeux de ma maîtresse, eux, sont noir comme corbeau,
Ils s’accordent si bien qu’ils semblent porter le deuil
De celles dont la beauté n’étant pas naturelle
Diffame la création de toute leur fausseté.
Leur deuil s’harmonise tant à leur peine que partout
L’on dit qu’ils apparaissent un modèle de beauté. »
Le poète quitte alors une conception néoplatonicienne du beau pour, dans une perspective baroque et déjà romantique, flirter avec la beauté du laid. Un bond conceptuel semblable à celui à l’œuvre après les dix-sept premiers sonnets, plus conventionnels, malgré le « Tu vivras portraitiste de tes plus doux talents », qu’à lui-même il pourrait s’appliquer. Shakespeare dépasse alors le rose pétrarquisme pour atteindre une rare introspection angoissée, voire honteuse, qui reste profondément moderne. Au lyrisme s’ajoute le dramatisme, quand le jeune homme blond accorde ses douceurs au poète rival, quand l’idéalisation se déshabille des épaules de l’être faillible et défectueux. Pire, la dame brune se révèle infidèle, s’acoquinant avec notre blondinet, en un trio chargé de désir, de mensonge et de fiel… En cette théâtralité, la dimension éthique redouble la dimension métaphysique. Ce parcours de la sensibilité et de l’intellect serait-il parallèle à celui qui pousse le dramaturge vers les interrogations de ses plus époustouflantes tragédies…
Et parfois, Jacques Darras, en ce bréviaire d’amour soigneux, attentif, hyperbolique et infernal, et bien sûr bilingue, sait surprendre par des trouvailles. Voyons ce qu’au crucial sonnet CXLIV il sait faire de « Wich like two spirits do suggest me still », bien qu’inévitablement effaçant la suavité de l’allitération :
J’ai deux amours, mon réconfort mon désespoir,
Ce sont comme les deux anges de mon inspiration :
L’ange le meilleur des deux est un homme, tendre et blond,
L’ange le moins bénéfique, une femme fort colorée. »
C’est en quelque sorte l’acmé de son Adam et de son Eve que le poète démiurge anime, au moyen de cette « inspiration » qu’a su y insuffler son traducteur ami, et poète lui-même, comme il se doit. Ainsi ce dernier orne le sonnet CXXXV de cette pépite sonore, sémantique, érotique :
« Préfères-tu faire plutôt tes grâce à autrui
Que laisser mon outil s’éjouir dans ton oui ? »
La bibliographie sur les Sonnets en français reste hélas lacunaire. Qu’attend-on pour traduire le livre de Robert Matz[8] ? Dans lequel on saura tout, ou presque, sur les questions biographiques irrésolues (qui sont W. H., le jeune homme blond et la dame brune ?), sur le raffinement du langage et « le Miroir de Courtoisie » qui pourtant s’effrite avec la dame brune, sur la capacité d’écrire les Sonnets en étant ou non amoureux (car le « je » des vers n’est pas toujours celui du William qui tint la plume, ce en quoi Jacques Darras insiste en sa postface), sur les lieux communs de la littérature de la Renaissance, sur l’homosexualité qui unirait Shakespeare à Michel-Ange sonnettiste, sur la « science des sonnets »...
Ils sont en effet un monde que l’histoire de la littérature et la sensibilité contemporaine n’ont pas fini d’explorer : notre enrochement culturel et érotique, notre miroir, notre horizon. Même si Jacques Darras voit Shakespeare dépassé par un monde nouveau, celui de « l’homme de la City, le businessman, le négociant qui nie le repos (negans otium) », même si les « chevaliers poètes et autres condottières élisabéthains amoureux du sonnet », font « place aux Machiavel », avant « l’effondrement du mythe stellaire ou solaire de l’incomparable Dame Poésie », ne sommes-nous pas confrontés inexorablement, dans le cadre d’une atavique universalité, à la douce et violente tension d’Eros, que, peut-être seule, la forme parfaite des quatorze vers du sonnet saura concentrer, figurer et disposer dans une momentanée certitude du sens devant la mort ? Ce que les sonnettistes du XIX° surent retrouver, entre Nerval et Baudelaire, ce que ceux de demain ne manqueront pas de renouveler, de bouleverser…
À qui dédier la poussière de ce minuscule article, qui aura la discrétion de ne pas encombrer la bibliothèque incommensurable entourant l’œuvre de Shakespeare ? Au toujours mystérieux « W. H. », peut-être objet ou protecteur de l’ardeur du Roméo élisabéthain ? Peut-être à E. D.[9] Mieux encore à « M », puisque qu’il s’agit d’abord d’aimer les Sonnets et d’aimer avec eux…
Thierry Guinhut
Shakespeare : Sonnets
XVIII, XIX, LXXVI, LXXXVI, CXXVIIet CXLIV.
XVIII
Dois-je te comparer à l’été, à son jour?
Ton art est plus d’amour et plus de tempérance :
De brutaux vents secouent les chers bourgeons de Mai,
Et le bail de l’été connaît tôt échéance :
Parfois trop de brillance en l’œil du ciel s’échauffe,
Et parfois son teint d’or voit ternir vénusté,
Et trop souvent la beauté de beauté décline,
Par sort ou nature changeante, dévastée :
Mais ton été sans fin ne pourra s’évanouir,
Ni perdre possession de beauté qui est tienne,
Ni la Mort ne prendra ton errance en son ombre
Lorsqu’aux vers éternels le temps t’aura grandi :
Si souffle à l’homme, aux yeux la vue, ne sont ravis,
Si loin que vit sonnet, sonnet te donne vie.
XIX
Temps dévorant, du lion arase la griffe,
Fais dévorer à la terre ses doux enfants ;
Arrache canine à la mâchoire du tigre,
Et brûle du phénix les jours longs dans son sang,
Réjouis et fais honte aux saisons quand tu t’enfuis,
Et fais ton bon vouloir, pieds si légers du Temps :
Au vaste monde, à toutes ses douceurs enfuies :
Mais à toi j’interdis odieux crime dément,
Ne grave pas ton heure en le beau front que j’aime
Ni ne dessine ligne de l’antique plume ;
Permets qu’en ta course il soit, sans tes exactions,
Modèle de beauté aux hommes succession.
Qu’importe l’outrage, vieux Temps, use du vice,
Mon amour en mes vers, jeune toujours, sait vivre.
LXXVI
Pourquoi mes vers sont-ils d’un neuf orgueil stérile,
Si loin de variation, ou de changer, rapides ?
Pourquoi ne pas, à la mode, jeter un œil
Aux alliages étranges, méthodes inouïes ?
Pourquoi écris-je uniment, toujours identique,
Mauvaise herbe connue, empêchant l’invention,
Au point que chaque mot, ou presque, dit mon nom,
Exhibant sa naissance et ascendant unique ?
Sachez-le, doux amour, j’écris toujours de vous
Et l’unique argument sera l’amour et vous ;
Le mieux que je dirai, c’est vêtir mots anciens,
Consumant à nouveau le déjà consumé ;
Car, tel soleil ancien et nouveau chaque jour,
Ainsi, ce qui fut dit est dit neuf par l’amour.
LXXXVI
Est-ce fière voilure d’un lyrisme fou,
Bondissant vers le prix de votre précieux vous,
Qui, dans mon cerveau, inhuma mes pensées mûres,
Enterrant l’utérus où elles ont mûri ?
A-t-il, esprit inspiré, appris à écrire,
Plus haut que les mortels, pour frapper et m’occire ?
Que non ; ni lui, non, ni ses complices nocturnes,
Ne lui donnant aide, n’ont horrifié mes vers.
Ni lui, ni son fantôme familier, affable,
Qui nuitamment vient le duper d’intelligence,
Ne pourront se vanter, vainqueurs, de mon silence,
Je n’ai pas souffert la crainte de par leur fable :
Mais quand ton approbation vint combler ses lignes,
Je manquais de matière ; et miennes en languirent.
CXXVII
Aux temps anciens, n’était pas jugé beau le noir,
Ou s’il l’était n’avait pas pour nom la beauté ;
Mais aujourd’hui lui succède noire beauté,
Pour beauté diffamer avec honte bâtarde.
Depuis que toute main prend pouvoir naturel,
Embellissant le laid, art d’emprunt, faux visage,
Suave beauté sans nom, sans plus de bois sacré,
Est profanée, si elle ne vit en disgrâce.
Cependant ma maîtresse a les yeux noir-corbeau,
Yeux s’accordant si bien qu’ils semblent deuil porter
De ceux nés sans blondeur, qui manquent de beauté,
Calomnient création avec estime fausse.
Ainsi leur deuil est tel, commençant leur malheur,
[3] George Steiner : Après Babel. Une poétique du dire et de la traduction, Albin Michel, 1998, p 403.
[4] William Shakespeare : Les Sonnets, précédé de Vénus et Adonis et du Viol de Lucrèce, présentation et traduction d’Yves Bonnefoy, Poésie Gallimard, 2007.
[5] William Shakespeare : Œuvres complètes, Laffont Bouquins, 2002.
[6] William Shakespeare : Poèmes et Sonnets, Desclée de Brouwer, 1964.
[7]William Shakespeare : Œuvres complètes, tome XII, Club Français du Livre, 1968.
[8] Robert Matz : An introduction. The World of Shakespeare’s Sonnets, McFarland & Company, 2008.
Museo Romano, Mérida, Extremadura. Photo : T. Guinhut.
À une jeune Aphrodite de marbre.
Sonnets.
Prologue
C’était au pli du temps : ou ce marbre ou ta vue...
Tête blonde étudiant l’esprit d'agrégation,
Tu me troublas. Seuls des mots ourlés d’émotions
Embellirent tes traits, durant des mois diffus,
En mon ambre mémoire. Où je te revois mieux
En cette Aphrodite capitoline aimée
Qui fascine et trahit mon art et mes sonnets,
Emprunte ton visage et l'approche des dieux.
Transposant en l’IPhone aventure ténue,
Ces vers entre âge mûr et ta jeune étincelle
Où j’invente piano, amant et entrevues,
Le clavier court, s'enfuit, vers ta chair inconnue.
Marbre si pur du temps et Muse fictionnelle,
Où est la faille abrupte ? Au langage, au réel ?
I
L’ossature sensible aux tempes et au front,
Le crâne si mortel sous la diaphane peau,
Le regard hirondelle ont la pudeur du beau :
Caresser l’idéal, mes respects le sauront.
Praxitèlienne icône en blondeur incarnée,
Où charmer l’impossible, où les Moires calmer,
Pulpe d’ardeur sensuelle, hellénistique don,
Constante cosmologique et joie sans affront...
Or saurais-je, enthousiaste, à la sculpture absente,
Immobile, des seins, leur tendresse et frisson,
Mieux offrir que grise esquisse pour vie décente ?
Pour l’ourlet de ta lèvre et l’esprit de ton front,
Au souffle d’intellect, à ce marbre plastique,
J’offre Amour distillé, sa promesse lyrique.
II
Amour t’a façonnée de ses mots emplumés, Paumes utérines où grandissait ton front, A mesure des os, des muscles et des dons,
Orchis contre le mal en tes yeux assoiffés.
Précieusement sensible et si marmoréenne, Etrangement glacée, précise et malicieuse, Classique agrégative et mésange sereine... A ce puzzle effacé ma mémoire oublieuse
Rature et recompose angelot de tes lèvres, Ce pastiche du peintre et sonnettiste, fièvre D'hormones calmées au poème qui t’effleure...
Canzoniere du web, tu es ton avenir : A ton frontje confie devoir de réunir Racine d’art et d’humanité la meilleure.
V
Toi qui me survivras, seras maturité
Après mon soir mortel, je te donne un sonnet
Afin que ta finesse aborde après ma mort
L’éternité enclose au sein du cadre d’or
Du tableau et de l’art. Quand la fosse des corps
Broiera tous les déchets de nos vies putréfiées,
Ces quatrains rediront le nom de ta beauté,
Ton ardeur au savoir et, de ta tresse, l’or.
Au lieu des vers fouisseurs, j’offre des vers charmeurs
A ton jardin secret, goût du rock et piano,
Du penser, des bijoux, des Rita Mitsouko...
Entends-tu le sursaut des tercets cajoleurs,
D’Amour quisait te vêtir d’un miroir sans tain ?
Souffle sur IPhone et sons élisabéthains…
X
Toi qui lis Platon et Orphée en grec ancien,
Qui traduis et Virgile et Ovide chantant,
Vingt ans séparent tes jeunes talents des miens,
Plus proches de l’inquiétude de Paul Celan,
De Rilke et de Shelley. Je me dois d’échanger
Maturité moderne et jeunesse classique.
Pour que mes vers cendreux et leur sèche panique
Puissent toucher ta lèvre et s’y sentir parler,
Pour que l’universel Eros m’offre ossature,
Pour que la transcendance envole un corps mature
Jusqu’au vernis à ongle pourpré des baisers.
C’est moi qui suis élève aux pieds de ton savoir
Quand mentor je t’offre postmodernes pensées ;
Or l’inactuel sonnet est ton bijou miroir.
XI
Chère lettrée classique et piano romantique,
Comment ne pas m’éblouir de tes qualités,
De ta blondeur qui sait justifier l’art lyrique,
Où tenter de parler la langue qui t’es née…
Il faut bien qu’un orgueil soit ton plumage d’ange,
Quand Messiaen, ses oiseaux, me séparent de toi,
Quand marbre de langage où mon verbe dérange
N’est que poussière de stuc devant ton sang froid.
Muse, t’ai-je méjugée, lorsque j’ai glissé
Mon imperfection au ventre du sonnet mièvre,
Pastiché mon Shakespeare en exaltant tes traits ?
L’inspiré clavier d’IPhone, à tes pieds si vrai,
Sculptera-t-il la fruition de nos longs baisers ?
Mes vers auraient la joie d’être gloss de tes lèvres…
XIX
Tu disparais ; tu me manques affreusement.
Si, rare, je te vois, et planètes et vents
Trouvent l’art de la fugue et le zen équilibre :
Je me délie soudain dans les liens de nos fibres...
Ton tendre maxillaire et tes cheveux tilleul,
La courbe de ta taille, chevilles et nombril
Sont chemin de vertu, gourmandise de l’œil,
Néoplatonisme et songe de Poliphile...
Qui sait si, dieux ou terre, au-delà de nos cendres,
Réuniront nos corps, nos atomes perdus
En un duetto de Bach, en un Amour plus nu
Que la salive aimée de ta langue charnue,
Mobile en mon désir, où je voudrais t’entendre,
Bavarde en mon poème, à ton art dévolu.
XXII
Exercice de style, hommage aux vrais sonnets
De Rilke et de Shakespeare, art futile et désuet
Où seul l’amour des vers, d’une blonde inconnue
Et d’un marbre sans corps a guidé ma main nue...
C’est toi que j’ai tenté de sculpter d’adjectifs,
D’élire dans le blanc et de peindre en couleurs :
Là est ma joie modeste et baume de douleur,
Là nos sens caressés et nos amours fictifs...
Camée blond mémoriel, comment ton élégance,
Tes neurones dansants peuvent-ils là entrer ?
En l’enveloppe de ce marbre aquarellé,
Nait ce visage aux yeux apolliniens qui pensent...
Je t’offris les sonnets de Pétrarque l’intense :
Que tu rendis, dans une boite de silence.
XXVI
Le blanc de l’oreiller, l’or lissé des cheveux,
Paupières reposées, belle aux draps endormie,
Je t’observe et te veille, au doigté de mes yeux,
Idéal esthétique, attendrissante nuit...
De l’inné du sommeil, marbre animé, revis !
Dis-nous combien nous devons changer notre vie,
L’insuffler de beauté, d’autorité de l’art,
Du savoir répandu par un plus neuf regard.
Ton tympan sculptural sur une aile de lin,
L’équilibre du cœur n’est pas sans émotion
Au balancement pur des vers alexandrins.
Que les seuls pouvoirs de l’amour et du poème
Glissent, sous l’oreiller où s’apaise ton front,
Ce sonnet pour gardien et pour eau de baptême.
XLVIII
Comment être amoureux, si l’on n’a plus d’image ?
L’iconophile attend pour te ressusciter.
Ne me reste qu’un blond flouté pour ton visage,
Faute du dessin pur de la réalité.
La mémoire n’a donc pas la hauteur de l’art,
Ni l’amour la puissance où susciter les corps ?
Il me faudrait pourtant cent tableaux pour rempart
A la disparition, mille photos encor
Pour approcher le choix d’individualités,
Les cent mille émotions sachant te composer :
Animée, chaleureuse et sensuelle, attentive,
Discrète ; ou hautaine Damoiselle gâtée,
Le sourire à fleur d’ironie, la pensée vive,
Beauté calme et posée... Temps, rends-moi son portrait !
A la mort du soleil, même l’art s’éteindra.
Mes sonnets parés, donc. Pire, tu t’éteindras...
J’ai voulu protéger des moisissures grises
Du Temps, ton visage blond, pour que tu me lises
Au-delà du sommeil infini de nos os...
S’il existe des dieux, qu’ils aient pour nom Eros,
Ou l’éléphant Ganesh, ou Aphrodite innée,
Comme la grenouille en jade vert étonné
Qui veille aux Japonais de ma bibliothèque,
Peut-être pourraient-ils conserver en leur bec,
Comme une mésange bleue garde à ses enfants
La jaune cicindèle où brillent cent reflets,
Le cosmos de ton front, jeune futur charmant :
Ton immortalité, pour grenat du sonnet.
LXX
Dans tous mes précieux livres, pas un qui soit toi ;
Pas une lyre qui ne résonne de toi...
Ainsi, j'ai cent cadeaux pour ton cœur dans mes bras :
Les notes de Schubert, les sables de Petra,
Les contes aux génies, les rares orchidées,
Les robes de Gucci, les nids de ton plaisir,
Les parfums chocolat et tilleul, les pensées
Des libéraux philosophes, de l’avenir...
A toi, ta liberté de m’aimer ou de fuir.
Je ne peux t’acheter, ni ne veux t’enfermer
Comme un pétale nu en vase de Gallé,
Comme en ta tresse le lien fol de mes soupirs.
Un fleuriste à ta porte a mission de sonner :
Ce sont, pour toi, cortège et bouquets, ces sonnets.
LXXIX
Tes ongles tu as peints comme Klimt en ses toiles,
Tes cheveux tu as noués comme des graminées
Au vent blond qui les plisse, au parfum nouveau-né,
Ta robe noire et nue n’attend plus que l’étoile
Où sa nuit se révèle, où sa chair étincelle...
Au duvet de ta tempe où je vois immortelle
La fragile roseur de l’univers entier,
Je veux prendre une plume, un pinceau raffiné.
Tes clavicules sont la branche où les oiseaux
De ma lèvre timide ont choisi nid d’affects.
Axones et neurones, en la vanité
Des bijoux de tes yeux, de ton crane bombé,
Sont le souffle où la Muse a tissé l’intellect :
Suavité de la voix et terrible du beau.
LXXXI
Te voir est un poison. Que j’aime ce poison
Qui m’abat dans les pleurs, qui tonifie mes veines,
Nourrit ma faim servile et réchauffe ma peine,
Comme une transfusion de groseille et citron,
De jus pressé d’étoile et vapeur de nuages,
De dentelle et de peau, de dents et de carnage,
D’intellect infini, d’ADN et de toi,
Ô ma sorcière exquise, ô il était une fois...
Me guérir et me tuer, hyperbole et beauté,
Je ne suis rien, sinon dire sous ta dictée
Le chiffre des quantas, les dieux des nébuleuses,
Les Muses acharnées, les Pléiades heureuses,
Ce duvet blond secret où je sais le plaisir
De te donner mourir, de te donner ravir.
LXXXV
Les rêves éveillés sans cesse me font fête,
Rocambolesques, radieux et virevoltants,
Imaginant te voir chaque demain du temps,
Jonglant péripéties d’aimer entre nos têtes...
Je t’écris sur IPhone où sonnet envoyé
Me revient, déserté, adresse non valide,
Sentiments sans échos, marbre blond invalide.
Car seule Perséphone en range les reflets
Dans sa boite envasée aux pires collections,
Dans sa corbeille noire où crient la destruction
Des rêves tous mort-nés, le désarroi des armes
D’amour. Cette stèle, et cristal, mouillée de larmes,
Cessera d’envoyer aux dieux Twitter et Ion,
Aux sites de rencontre, une palpitation...
LXXXVI
Des deux sœurs ennemies qui font un duel féroce
Dans mon cerveau, Concupiscence et Amitié,
La seconde a victoire. Quand l’une est véloce,
L’autre a toute endurance et tout savoir aimer.
Mais Amitié si tendre, aux tempes chaleureuses,
Délectation de toi, clémence généreuse :
Il me faut, avec discernement, t’estimer ;
Sans compter ce respect dû à ta liberté.
De Poros et Penia, je suis le fils ardent,
L’amoureux d’Aphrodite, en toi Dame interdite
Par ton jeune lointain et mon âge prudent.
Où sont partis les dieux ? Ne restent que redites,
Homme et femme acharnés à perpétuer l’amour,
Le sperme des sonnets et l’ovule du jour...
LXXXVII
Sur la carte de Tendre, où partager nos mains ?
Sommes-nous, au Banquet de Platon, deux moitiés ?
Suis-je affect sublimé ou intellect inné ?
Suis-je manque et désir, surabondance enfin...
Est-ce amour génital ou union avec Dieu ?
Suis-je Erato, élancée vers mon Aphrodite ?
Eros, dit-on, un jour, se blessa au milieu
De ce muscle cardiaque aux vertus inédites.
Il aima sans pouvoir contre autrui retourner
La flèche au doux poison. Que croyez-vous qu’il fît ?
Il mâcha jusqu’au sang et le cœur et l’acier.
De ce bourbier d’amour sur la terre craché,
De ce fiel liquoreux, ce champagne, naquit
Un lys blond qui est toi, le nom de mes sonnets.
CII
Narcisse en mes sonnets, je ne veux qu'un miroir :
Toi. Miroir incomplet où toute connaissance
N'est que fragment infime et facettes intenses
Où tu brises, effaces, ce que je crois voir.
Callipyge blondeur où respirer la vie,
Il me faudrait cent mystiques pour naviguer
En tes rêves, tes nuits et neurones bleutés,
Sans pouvoir concilier tes visages promis.
Je cherche une blondeur qui n'est autre que toi,
Une quête impossible et jamais achevée
Dans une multitude où seule la terreur
De te voir m'ignorer me blesse en majesté,
Où seule l'ironie égratigne ma foi :
Où je cultive encor ma compagne intérieure.
CXXV
Et pour être gâtée, quels cadeaux voudrais-tu ?
Non pas gâtée pourrie par sotte vanité,
Mais par une exigeante, attentive vertu :
Ces présents sont pour ta jeune maturité.
Certes, parfum cristal et fragrance rosée,
Disques et clairs bijoux, livres et partitions
Viennent emplir le nid blond de ton oreiller,
Là où ta tête repose ses émotions.
De mon crâne captive et libre en ton destin,
Tu as déjà trouvé un ruban à délier :
C'est le fil couleur marbre où vibrent ces sonnets.
Chacun tu les déplies, comme bonbons câlins,
Comme pensées philosophes, radieuses sciences :
A toi seule l'amour, à tous cette sapience.
CXXXVII
Ton front sur mon épaule ; et t’écouter parler...
La ligne de ta nuque et douceur de mes doigts,
Blond châtain sous ma main, enfin te révéler
Les secrets amoureux de ces vers dont tu bois
Eros et amitié, sapience et métaphore.
Appelle-moi Thierry, Silence que je sers,
Ou sonnet shakespearien et robe printanière...
C’est un rêve éveillé dont je sors comme mort.
Le poison fait effet : intacte je t’ai vue :
M’aurais-tu deviné ? Il y a si peu d’heures,
Tes lèvres répondaient à mes questions classiques,
Ton regard feu et soie me piégeait comme nu,
En folle gratitude où Bach dit le bonheur :
Le talisman perdu d’existence physique...
CXL
Je fais une retraite, en vue de te rêver,
De te penser, en ces montagnes enneigées,
Où les flocons ont vigueur glacée d’horizon,
De mots blancs, de la porcelaine de ton front.
Comme en un monastère, à son dieu consacré,
Je suis un vieil ascète à l’éros impossible
Qu’en mon for intérieur, au langage dicible,
Je cultive et affine aux sonnets envoyés
Par un IPhone noir, un Orange réseau,
Jusqu’à la suavité de la lèvre du beau.
En ma fruste cabane, en l’hôtel quatre étoiles,
Sur les sentiers poudrés, je souffle buée rebelle
De mon mythe tout blond dans l’air dur du réel,
Dans mon oreiller, confident des pleurs qu’il voile.
Aphrodite capitoline, Musée du Louvre.
Manuscrits et tapuscrits. Photo : T. Guinhut.
CLV
J’évoque un trouble marbre en ces quatrains blessés,
Platonicienne illusion et chair évanouie,
Paradoxe de l’art et du désir parlé :
Papillonne classique aux vivantes envies…
Je veux un sonnet dément, calme à ton image,
Pour que coulure d’aimer à mon œsophage
S’envenime et guérisse au bonheur de te voir
En seuls mots versifiés, substituts de l’espoir...
Finesse et ductilité au marbre impossible :
Croiser, blonde seconde, tes cheveux lâchés
Rayonne sur l’absence où tu sais me laisser.
Plus disert que Shakespeare, et pourtant moins audible,
Je broie tercets, plume et clavier en déraison...
Combien eût-il écrit s’il avait su ton front ?
CLVIII
Au grège plumetis de l’écharpe légère,
Je n’ai pas reconnu l’immatériel profil ;
Quand, soudain, le Sonnet m’a dit d’un air sévère :
« C’est elle, c’est sa queue de cheval volatile ! »
Chère amour, ta présence est si fine, qu’au fil
Du sentiment, il faut affiner tous mes sens,
Aiguiser mes paupières nues. Malgré l’avril,
J’ai froid et je t’aime. Et pourtant quelle naissance,
A chaque vision, me façonne, quelle joie
A l’expression de ta peau, perspicacité
De sensibilité, intellect bondissant...
Si j’écris pour le manque, au rival qu’est le Temps,
Il me faut cette jubilation célébrer :
A toi, cet écrin de méditation, je dois.
CLXIII
Oui, tu es ma révolution copernicienne
Où les planètes de mes sens et du savoir
Ont une giration autour de ton revoir,
Ma baroque splendeur, ma blondeur cistercienne...
Tu es mon darwinisme et mon évolution,
Car je suis né poisson fœtal à ton regard,
Conscience à ton profil, créateur à ton art,
Quand à l’amour tu repris mon éducation.
Si femme, singulière, tu es l’universel,
Science des Lumières, histoire naturelle,
Tu es relativité, physique quantique :
Je n’ai pas assez lu et pensé tous les mondes
Pour t’être Montrachet en la nanoseconde...
Tu m’instruis aux sonnets, je t’entends aux mystiques.
CLXVII
Voudrais-tu devenir personnage et symbole ?
Tu l’es déjà. Ta capacité au bonheur
Et tes mélancolies t’ont conduite en douceur
Vers la vanité de mes vers et l’hyperbole
Juste. Comme est irremplaçable la fiction
D’Aphrodite et d’Eros, ces beaux philosophèmes
Qui figurent nos pulsions, nos peur et passions,
Ainsi que l’innocence perdue du poème,
Le territoire interdit de l’amour lyrique
Où te peindre avec la caresse d’émotion…
Comme tu es la mystique et la transcendance,
Tu es raison des Lumières, cette espérance,
Cette féminine liberté politique
Qui est robe fleurie autant qu’éducation.
CLXIX
Tu me manques exquisément. Non, cet adverbe
Ne permet pas que tu me laisses jouir d’absence,
De son cortège amer de monstre et de violence,
D’aimer sans retour un lointain qui n’est pas verbe
De création du monde. Un chaos, nuit aveugle,
Broie mes yeux intérieurs quand je veux te revoir
Au nid d’Arachnée étourdie de ma mémoire,
Où seule une mélancolie sans lune meugle
Comme un vieux minotaure qui ne peut mourir...
Fraîcheur de tes cheveux, tilleul de ton parfum,
Profondeur de ta voix et pudeur de tes seins ;
Un monstre au labyrinthe, en te voyant venir,
Eût aimé ta distinction, ta dure sentence,
Et se fût converti à ton intelligence.
CLXXI
A ta pléiade de visages inconnus,
En chignon, queue de cheval ou blondeur lâchée,
Je ne puis opposer que le soupir ténu
De ce vers volatile ou retenir l’aimée.
Il ne me reste qu’une œuvre d’art miniature
Pour remplacer les dieux et ton profil rosé,
Comme un blond champagne où le goût se dénature
Une fois l’explosion des bulles dispersée.
J’imagine sur ma langue le mot salé
De ta peau, de tes os, bonbon d’éternité.
Comment oublier la cause et la grâce encor
Des sonnets ? Le masque calcaire de la Mort
Ne résiste pas à tes yeux venus d’Etrange :
Nombre d’or, constante cosmologique et Ange…
CLXXIII
Beauté sophistiquée, jeune piano fragile,
Je t’offre l’équilibre au sonnet qui est toi :
Une perfection vers quoi tendre, si labile,
Cependant possible, en quoi sans cesse j’ai foi.
Qui sait si ton prénom, crypté comme le nom
De Bach, s’élève dans l’offrande poétique,
Dans la fugue en miroir du testament lyrique,
Dans l’indicible acrostiche où celer ton front,
Où décrire et chanter ton moi en vers vieillots,
Que murmures et cris sur IPhone éconduit
Changent en contemporain, en oreille ouverte.
Comme ce matin un œuf de merle a éclos,
Nouveau chanteur, bec jaune en sa coquille verte :
Son vocable est encor memento amori.
CLXXIV
Tu es ma jumelle. Comme nés d’un même œuf,
Mais séparés par une faille temporelle
Obscure, anachronique, où sont brisées les ailes
Qui devaient permettre de vivre d’un œil neuf
Ensemble. Et là où seuls une assomption des vers,
Le don des langues, m’amènent en solitaire,
Je ne trouve qu’un papillon mort aux couleurs
Poudrées, écrasées, comme boues de bonheur...
Je ne veux pas céder aux chenilles des larmes,
Mais au vert opalescent, au rouge chantant,
Au clair bleu Wedgwood, aux dentelles du blanc
Dont je veux vêtir les bijoux, les sérieux mets
Offerts à ton esprit, sa nymphose et son charme.
Au fond de la forêt, un arbre : pour pleurer.
CLXXXIII
Thanatos, vil salaud ! Ne pense pas à prendre Ma belle... Prends-moi, si tu veux, avec retard, Mais ne touche pas mon Aphrodite, mon art ! Je lâcherais foudre des sonnets pour t’entendre
Casser tes dents, pour étrangler tes yeux d’ébène... Il nous faudrait alors sa fiction déflorer Et du requiescat abuser sur la scène Publique, en détruisant l’inutile sonnet.
Te voir mourir... Comme si l’œil avait perdu Son iris en terre de Sienne, si l’oreille Avait brisé son schubertien tympan, vêtue
De marbre fracassé, de gravats sans réveil. Quand Mort a pris Shakespeare, a-t-elle, cette pute,
Elu ton visage pour arrêter sa lutte ?
CLXXXIX
Si ta brosse à cheveux conserve un or ductile,
Je deviendrais l’oiseau qui vient s’en emparer
Pour son nid attendrir. Ainsi j’aurais un fil
Pour suspendre mon cœur et lier les baisers,
Un fragile bijou, une consolation
Pour ma joue, un fil d’Ariane d’une collection
Où les perles parleraient en pleurs littéraires...
Quant au jais profond de ta broche, au songe vert
De ta robe où douze boutons d’or ont éclos
Sur tes épaules, ils sont musée du beau
Pour mon apollinien babil et goût courtois.
Aux niaiseries de la vie, j’éprouve par toi
Qualité du bonheur et joie métaphysique :
Sois caressée, amour, pour ces couleurs lyriques.
CCV
Précieux visage blond où je suis entravé,
Comme un Eros malade à des crocs de boucher,
Exquise mante religieuse aux ailes d’or
Qui s’envole aussitôt m’avoir touché à mort.
Je suis le seul auteur des tourments qui me blessent,
A moins qu’Aphrodite et ses aides Phéromones
M’aient transfusé à grande pluie de sang l’icône
Où je vois le front de trop humaine déesse,
Où je ne sais pas lire... Pourquoi Amour cruel
Est-il incapable de réciprocité ?
Où trouver l’argument pour enfin te convaincre
De m’aimer ? Un sonnet va-t-il te persuader ?
Ou l’odeur de ma peau, mon charme intellectuel ?
Dévore ton amant ; viens ensuite me vaincre.
CCXIII
Confier peine au sonnet est mon plus blond souci :
A la disparition de ta chair si précieuse,
De ton vif intellect et paupière boudeuse,
Je me dessèche et pleure une vanille amie...
La thérapie des vers est vénéneuse et rose,
Elle n’accouche rien du granit du passé,
Où le cynisme du temps castre vers et prose,
Où la ruine élégiaque est goudron craquelé.
Où retrouver tes yeux de lumière et de don,
Ta réserve affichée, ta distance plastique,
Ta force sans pardon, ton audace pudique ?
Sinon aux lèvres de tes syllabes, Sonnet,
Dont la noire impuissance et l’appel insensé
N’ont en rien su faire palpiter son prénom.
CCXX
Ton marbre est remisé, Aphrodite, aux dommages ;
Attendant que des vers qui plombent ta beauté
Soient poncés les poncifs et lissés les ravages
Qui ont ton visage trop souvent effrité.
Tu n’as plus en l’IPhone, en l’absence amendable,
Qu’un atelier obscur, qu’une blonde rumeur,
Où l’active écriture ose aimer ton bonheur
Et tente retrouver une éthique impeccable.
Ainsi l’artiste affronte un Ange redoutable,
Qu’il soit diktat du Temps ou du Réel rebelle
À l’Idéal pur, cette cuillère à fantasmes.
Reste à laver les mots, leur bouche d'enthousiasme.
Comme si j’étais amoureux d’une implacable
Dont j’ignore la langue impossible et sensuelle.
CCXXXVII
Cher marbre de peau, blondeur pourtant éphémère,
Je ne verrai pas pourrir tes torves viscères,
Ni éclater tes yeux, ou suppurer tes lèvres...
Praxitèle et Muses dépassent nos vies brèves.
Marbre vivant de l'art ou vivante blondeur,
Ton corps fait de minéraux et d'eau, jeune ardeur,
Peut-il nous dire la nécessité stellaire
De nos vies ? La chimie de ton esprit sévère
Libèrerait le sens si voulait dialoguer
La cétoine dorée de tes bagues sonores...
Puis-je aimer des atomes vides ? Comme un loup
Cherche au froid du cosmos neutrinos insonores...
Au bonheur des sonnets tu restes parfumée :
Je t'aime cent douze millions de fois beaucoup.
CCXXXIX
Tenir ton front précieux entre mes mains patientes,
Où vit la formule chimique de l’amour…
Mais au puzzle incomplet de l’intouchable amante,
Je ne suis pas l’espace où tu vis avec art.
J’ai arraché la plume d’ange pour t’écrire ;
Et c’est moi qui saigne, encre blonde où je t’admire.
Un Pétrarque fossile, un Celan dans la Seine,
Peut-il séculariser ta langue sereine ?
Les plumes caressantes et griffes mordantes
De la passion ; t’écrire et souffrir jusqu’à l’ange :
Au bouvreuil de peine, mésange évaporée.
Comment as-tu changé ? Sablier d’alphabet,
J’aime une inconnue qui n’existe à peine plus,
Loin et constellation d’Andromède perdue.
CCXLI
Un zen et blond silence est peint en ton visage,
Ou nostalgie de ce qui n’aura jamais lieu…
Moins que portrait d’un front sauvage aux fictions sages,
C’est mon autoportrait que vient marquer le dieu
Eros aux vifs crocs d’or. Plénitude, évidence,
Intellect poignant de ta discrétion dorée,
Comme la douce pression de tes doigts immenses
Sur l’ivoire des os et nerfs énamourés
Qui vibrent pour toi. Car les atomes du Temps
T’attendaient… Bousculés par ta rose splendeur,
Ressuscitant les braises mortes de Shakespeare
Sous les dés de ma plume et de l’IPhone pleurant
De joie sous les ailes mentales du désir…
Oui, chaque seconde est l’ombre de ta blondeur.
CCLIV
Quand, sur le clavecin, tes sensibles empreintes,
Pour un prudent prélude, osent et s’aventurent,
Lunettes attentives, fil d’or des montures,
Reflétant en mon foie la picturale étreinte
De ton portrait charnel, je mange un fol plaisir :
Du mascara pulpeux au cambré de tes mains,
A l’amande elliptique de ta lèvre et ton rire,
Je divorce soudain de tout inquiet chagrin.
De ce lyrisme usé, sauras-tu reconnaître
Son authenticité, extraire quintessence,
Cyprine spirituelle, émotive sapience
Pour que ma syntaxe embrasse ta langue à naître ?
Au-delà de la mortalité des idiomes,
Que nos mots enlacent leurs bouches, vifs rhizomes…
CCLXII
Suis-je responsable de t’aimer ? Chère engeance…
Culture impressionnante, épure, intelligence
Eblouissante sont tes sensuelles beautés.
Séparé de toi, je suis, de tes qualités.
Il faudrait conserver, intacte en ma pupille,
Ta vie, tes joues, jusqu’à l’argile de mes yeux,
Jusqu’à l’extinction des atomes et des dieux.
Je ne suis pas ta menace, adorée tranquille…
Tu es belle comme les pleurs cristallisés,
Comme l’or de Gucci et la pensée, l’aria,
Belle comme la canine de cruauté
Où je suis mordu. Comme fin amour courtois
Pour l’étoile dans le bleu vif, comme la soif
De la pierre où j’ai léché l’aura de tes pas.
CCLXVIII
N’aie crainte, l’amour est une veille intérieure ;
Mes sonnets sont tissés par des claviers de fleurs,
Des bouquets de plumes et pollens pour tes reins.
J’aimerais dormir avec ton nom dans mes mains.
Pourtant tu es ma cécité, mon agraphie,
Ma surdité, ma mutité, mon agnosie
Où je tente d’aimer ta lame de beauté,
Parmi le cosmos organisé, incomplet.
Nul n’ignorera que d’être aimée tu mérites,
Même si ton marbre de papier clair s’effrite
Dans une seule bibliothèque où l’IPhone,
Dernière stèle d’une civilisation,
Rayée de sable, est promis à ton émotion. J’aimerais mourir avec ton visage icône.
CCLXX
Basalte gris je suis, devant le cher séisme
De sphinge de beauté, jade rose et lyrisme…
Tu es l’énigme d’or, la plaie d’intranscendance :
Sens-tu mes yeux t’envelopper, ivresse où danse
L’intellect ? Toi, le fouet caressant de ma vue,
La fibule du Temps que Gucci sculpte nue
Au revers de ta veste ; où je connais le sens
Du mot aimer. Et ma fragile inconséquence…
Quand l’inquiétude de l’amour cessera-t-elle ?
Mélancolie menthe… Ou me propulsera-t-elle
Vers la soie de ton os temporal ? Là, vibrer…
Elizabeth Barrett Browning, Louise Labé
Ont écrit des sonnets. N’en es-tu pas capable ?
T’entendre et te lire ! Lyre et langue imparables…
CCLXXII
Tu es la lumière au miroir de ton IPhone, Comme sainte éclairée par Georges de la Tour : Le spectacle rieur des joues magnifiées trône Dans la pupille de ma mémoire et du jour…
Cher orchis blond, je suis une syntaxe infime Où sont tes ferveurs, soies et mésanges intimes ; Toi, corolle de peau, esprit vif, monde ouvert. Je. Souffle. Cendre et orchis noir de l’art sans terre.
Je suis bague vide dont tu es le doigt d’ange Et d’âme. Tu es Joie d’où je suis arraché. Je. Bonheur. Pétales de sonnets colorés.
Comme l’ambre conserve en son or les étranges Coléoptères du temps, je suis ton rituel. De l’amour, tu es la légende et le réel.
CCLXXIV
Se peut-il qu’un prénom soit blotti, au secret,
Dans le mot Aphrodite, ou marbre satiné ?
Chiffre, algorithme où espérer t’entendre naître…
Lis-tu mes vers sur IPhone pour me connaître ?
Connaître la pointure de tes escarpins,
Sonate de ton cœur, ton argumentation
Politique, de ta clavicule un parfum,
Le miroir de mon ridicule ; et tes passions…
Cher cosmos féminin, tu es cruel emblème
De tes grands yeux froncés et tendresse sensible :
L’innocence et la peur, finesse intelligible,
La racine du Mal et notre onction du Bien,
Les siècles de culture et l’ambre du divin,
Je caresse les oiseaux de tes doigts. Je t’aime.
CCLXXXIV
Quand, en manque d’amour, j’ai vu ravissement,
Ta sagesse et blondeur, j’ai, comme ange, implosé ;
De sa gueule vanille Eros m’a dessillé :
La pression de tes yeux offrit lyrisme au Temps.
Un fleuve d’exégèse ose être à ton service,
Une ascèse joie pleurs est mon cœur tellurique,
Eviscérant ma gorge où l’esprit est orphisme.
Ton doigté syntaxique et ton feu pianistique
Sur ma chair érogène ont jeté leur scalpel.
Je veux tisser le masque mortuaire des dieux
Avec les rimes de tes cheveux, de l’IPhone,
Pour qu’à mes deux lèvres ton cher front s’abandonne,
Offrir un sac Gucci entre tes mains rebelles,
Où choyer le recueil de nos sonnets précieux…
CCLXXXVIII
Voici un nouvel ambre au lyrisme amoureux,
Cristallisant les faillibles mésanges bleues
Des vocables, dont ta syntaxe aura pitié,
Que l’ombre des sonnets tente de préserver.
Aimé-je un souvenir plutôt que ton réel ?
Je te ravive, comme poursuivant une aile
D’ange érogène, don perdu de blonde aura.
Je ne saurai jamais le parfum de tes bras.
Je mets à tes pieds coléoptères du soir,
Le décalage vers le rouge d’un cœur sage
Et des astres, jusqu’à l’explosion du langage…
Visage de bonbon, rire et libre fierté,
Tu es le lichen de couleur de ma mémoire,
La théologie négative et le duende.
CCXCV
Quand les autres blondes sont ta caricature,
J’ai le regret tranchant de ne trouver peinture
De toi, exacte et mobile, ni dans Mémoire,
Ni dans l’art du Titien, ni dans le piètre espoir
De la valse des vers. Qui sait si le pouvoir,
De ces sonnets offerts à l'effacé miroir,
Leur torrentiel lyrisme, où l'éthique est sauvée,
Saura trouver l’or ravi d’une nuque aimée ?
Quand trois cents variations sur l’absence du nom
Auront trop peu séduit ta blondeur intouchable,
Quand le sang de mon crane et ton inattaquable
Marbre auront par instants pensé à l'unisson,
Quand ta disparition, Moire, est pour moi sévère,
Ne devrais-je pas abandonner l’art des vers ?
Epilogue
Chère marbre de nuit, jamais je n’ai revu
Le Sienne incisif et pulpeux noir de tes yeux,
Ni ta chair, ni tes robes, sinon dans les vœux
De ces vibrants sonnets aux passables vertus.
N’aurais-je à présenter qu’un visage excavé,
Os et cendre en tempête, atome sans futur,
Talweg où seule émerge Aphrodite scarifiée ;
Comme un vieux merle enfoui dans un buisson de mûres…
Aimer serait l’erreur du naïf, des passions,
D’une folie d’hormones née en rhétorique :
Moderne, je n’ai joint l’Aphrodite lyrique
En ne palpant que gouge et ciseau des fictions,
Buées évaporées au toucher de l’IPhone.
Devrais-je être amoureux d’Emily Dickinson ?
Colophon
Dès l'adolescence entamée, jusqu'en décembre
Deux mille douze, comme illusoire relique,
Ecrite en l’état de lévitation lyrique,
L’œuvre de Thierry nous offre un réel fait ambre.
Il ne faut à l’Aimée chercher quelque semblance,
Où toute identité n’est que coïncidence,
Car idéal, fiction s’en vont ici de pair
Pour figurer nos purs désirs et nos travers.
Aphrodite mobile que j’ai statufiée,
Qu’à force d’encre si blonde j’ai rédimée,
Plus inconnue que défaillance de Mémoire,
Tu as su pardonner ces vers attentatoires
Où tes vertus intactes, dont je suis copiste,
Ont mon fidèle amour, malgré l’art solipsiste.
(c)Thierry Guinhut
Le sonnet CXCI est publié sur le site de Poetry Life & Time :link
It was ten years ago: either this marble or your sight ...
Fair head also studying the agrégation,
You moved me. Only emotion hemmed words
Lingered your features, during diffuse months,
Within my amber memory. Where I see you better
In this beloved Capitoline Aphrodite
Who enforces my art, who covers my sonnets,
Borrow your face and approach it to the gods.
Transposing in the iPhone a tenuous adventure,
These verses between middle age and your young spark,
Where I invent piano, lover and encounters,
The keyboard run, flee toward thy flesh unknown.
Marble so pure of time and fictional Muse,
Where is the steep fault ? In language, in reality ?
I
The sensible frame at the temples and forehead,
The skull so deadly under diaphanous skin,
The swallow-like gaze have beauty’s modesty:
An ideal to caress, my respects will know how to.
Praxitelian icon in fairness embodied,
Where to charm the impossible, where to calm the Fates,
Pulp of sensual ardour, hellenistic gift,
Cosmological constant and joy without affront...
But could I enthusiastically to the missing sculpture,
Still, of breasts’ tenderness and quiver,
Offer better than grey sketch of decent life ?
For the hem of your lips and the spirit of your forehead,
To the breath of intellect, to this plastic marble
I offer distilled Love, its lyrical promise.
Le sonnet amoureux, cet autoportrait, est-il une prérogative masculine ? Histoire de s’assurer la main sur la langue, le pouvoir de la persuasion sur la sensibilité et le corps féminins… Si l’on connaît ceux de Ronsard, adressés à Hélène, Marie ou Cassandre, ceux de Shakespeare qui virent s’affronter l’art et le temps, s’affronter l’amour et la bassesse du moi ; oublie-t-on les 23 sonnets de Louise Labbé (« Je vis, je meurs : je me brûle et me noye » [1]) ? Tous ceux que l’histoire littéraire a consacrés, en cet âge d’or du sonnet que fut le XVI°. Où il faudrait encore nommer Messieurs La Boétie, Du Bellay et Jean de Sponde. A moins que leur langage ne nous parle plus tout à fait autant qu’il le faudrait ; ou faute de notre modeste capacité d’empathie intellectuelle. C’est cependant avec une étonnante clarté, une fulgurante émotion que nous parlent amoureusement, quelques soient les siècles, Elizabeth Barret Browning, Silvina Ocampo, mais aussi Philip Sidney…
Cette prise d’otage intérieure qu’est l’amour ne peut-elle s’exercer que par un homme ? Et faut-il la pardonner ? Mais à vouloir tenter le réquisitoire on en oublie le don, et cette œuvre d’art miniature qu’est le sonnet. Et qui n’est en rien une propriété masculine, comme l’a montré Louise Labbé, comme le montre Elizabeth Browning, dont une nouvelle traduction révèle les plis précieux. C’est une lettrée anglaise, née en 1806, déjà célèbre poétesse et essayiste, endeuillée, malade, cloîtrée par son père, lorsqu’en 1843, vint la voir Rober Browning, lui-même célèbre, dont elle admirait les vers. Non seulement l’amour masculin put avoir le bonheur de lui inspirer la réciproque, mais elle joignit grâce à lui le quasi-miracle de s’échapper de sa morbidité, de se marier, de partir avec lui en Italie. Mieux encore, dans son intime silence, elle écrivit 94 sonnets, que Robert proposa de titrer, sachant combien elle appréciait Camoens, Sonnets from the Portuguese, comme si l’apparente traduction permettait de masquer cette brûlante intimité.
Lors de cette biographie intérieure, elle est soudain métamorphosée, sentant : « une Forme mystique bouger / dans mon dos, me tirer en arrière par les cheveux ; / Et une voix impérieuse dit, comme je luttais, / « Devine qui te tient ! » - « La Mort » dis-je – mais, alors, / Tinta la claire réponse… « Non, pas la Mort, l’Amour. » (p 23). Le journal d’une résurrection s’élance alors : « -Si tu m’y invites, / Je surmonterais mon abaissement, aussitôt. » (p 53). L’échange intérieur du je et du tu devient follement lyrisme, cet enthousiasme de la langue. Alors la fonction de la poésie est d’ « Eveiller ou éteindre la rumeur des mondes / Dans leur ruée, d’une mélodie pure » (p 55). Plus que romantisme, il s’agit d’intemporalité du souffle de la parole accomplie et de l’élan vers le vivre : « Deux âmes (…) / Jusqu’à ce que leurs ailes s’étirant prennent feu » (p 65). Si elle se qualifie, avec trop de modestie, de « viole usée / Jouant faux » (p 85), elle ne peut pas ne pas se savoir écrire « à neuf l’épigraphe de [son] avenir » (p 105) aussi bien avec Robert Browning qu’avec ses sonnets éblouissants… Qu’elle ne confia qu’une fois mariée, après l’offrande d’une boucle de cheveux, à son aimé. Passion, pudeur et engagement poétique sont ici associés pour ce qui est un trop rare exemple de la réciprocité. Car le sonnettiste amoureux se plaint trop souvent d’un amour impossible. Alors, pensons à poser dans la bibliothèque le recueil de celle qui, trop tôt, disparut en 1861, contre L’Anneau et le livre[2] de celui qui lui fut destiné…
Quoi de plus parfait que la forme ramassée du sonnet, cette exigeante stèle où se grave soudain une construction lyrique, élogieuse, élégiaque, dramatique, argumentative, jusqu’à l’acmé du dernier vers, cette chute obligée, brillante, surprenante… Dans et grâce à la contrainte formelle, « disposant délicieusement avec proportion des mots qui s’accompagnent de l’art enchanteur de la musique [3] », l’idée jaillit plus intense, que ce soit par le concours et l’empêchement de la rime, du choix du mètre, alexandrin le plus souvent, ou décasyllabe : « Si je n’avais pas adopté ce parti prosodique, quatorze vers distribués en deux quatrains et deux tercets, ces poèmes n’auraient pas existé (…), mais je n’aurais pas su ce que quelqu’un en moi avait à me dire. [4] » A cet égard, Elizabeth Barrett Browning prend des libertés avec la stricte euphonie des rimes, use de l’enjambement pour jouer de contrastes, de vitesses… Seule la talentueuse traductrice Claire Malroux, si familière par ailleurs avec Emily Dickinson, ose tenter de respecter la structure de chaque vers [5], de surprendre une musicalité :
XIII
« Et tu voudrais que je façonne en paroles,
Sans manquer de mots, l’amour que je te porte,
Que dans les vents violents je tienne haut la torche
Entre nos visages, pour chacun les éclairer ?...
Je la lâche à tes pieds. Je ne puis habituer
Ma main à tenir mon âme si loin de moi-même…
Moi… que je t’apporte la preuve en mots…
De l’amour en moi caché, hors d’atteinte.
Non, - laisse le silence de ma féminité
Confier mon amour de femme à ta foi, -
Voyant que courtisée, je reste inconquise,
Et déchire le vêtement de ma vie, en bref,
Avec la plus muette, résolue force d’âme,
De peur que touché, ce cœur n’exhale sa peine. [6]» (p 47)
Gérard Gacon, lui, traducteur de Philip Sidney, sonnettiste anglais de la fin du XVI°, parvient avec une aisance redoutable à l’alexandrin rimé. Quelle injustice a fait qu’aux côtés des 154 indépassables Sonnets de Shakespeare, l’histoire littéraire fasse chez nous si peu de cas d’Astrophil et Stella[7] et de ses 108 bijoux élizabéthains ? Alors, nous sommes tous astrophiles et amoureux de cette Stella insensible : « sachant ces yeux dépositaires / D’Amour, elle leur fit cet habit de grand deuil, / Hommage aux morts que Stella saigne d’un coup d’œil ». Allant jusqu’à se moquer des rimailleurs, Sidney ne se contente pas du flot lyrique, il établit une esthétique poétique, une interrogation éthique et métaphysique, toute une sapience amoureuse, avec des accents très modernes : « J’écris donc, en doutant d’écrire, pour occire / Mes maux à perte d’encre. »
S’il fallait trouver, au-delà des Sonnets à Orphée de Rilke, de bien d’autres à laisser à la liberté du lecteur, une correspondante féminine plus contemporaine, pourront-nous penser à Silvina Ocampo ? L’épouse de Bioy Casares, l’amie de Borges, mais d’abord nouvelliste et poète, publia ses Poèmes d’amour désespérés[8] en Argentine, en 1949, alors qu’elle avait quarante-six ans. Parmi lesquels les sonnets du même nom, mais aussi « du jardin ». Elle chante avec une sensibilité exacerbée, peut-être d’hyperbole, et néanmoins poignante : « Ah, comme les mains du vent / caressaient ma gorge pour me tuer ! » Ou encore, un peu pus loin : « Comme dans la nuit obscure d’un bordel / je cherche l’amour fallacieux par les ténèbres. / Dans une chambre, sans tes portraits, / je commets, te haïssant, des meurtres / ô régions de limbes et de brumes ! »…
Le sonnet aujourd’hui n’est pas mort, loin s’en faut. Toujours renaissant de son ombre, il est pudeur néoclassique, richesse mythologique et pensée lyrique chez Yves Bonnefoy [9], il est jeu avec les tics et les mœurs du contemporain chez Valérie Rouzeau, dans Vrouz[10], un titre qui donne le ton. Certainement ce corset archaïsant peut-il susciter encore des libertés, mille victoires intimes sur soi et sur le monde…
[1]Poètes du XVI° siècle, La Pléiade, Gallimard, 1969, p 283.
[2]Robert Browning : L’Anneau et le livre, Le Bruit du temps, 2009.
[3]Philip Sidney : « Défense de la poésie », Astrophil et Stella, Orphée La Différence, 1994, p 109.
[4]Yves Bonnefoy : L’Heure présente, Mercure de France, 2011, p 119.
[5]Au contraire de Lauraine Jungelson : Poésie Gallimard, 1994.
[6]Le sonnet anglais, au contraire du sonnet français, ne sépare pas toujours les strophes, sinon chez Shakespeare ; quand Philip Sidney se contente d’un alinéa devant chaque quatrain et tercet…
Retablo mayor siglo XVI, Colegiata de Valpuesta, Burgos.
Photo : T. Guinhut.
Sonnets de l'Art poétique.
Eloge du sonnet
Du cadavre poussif du sénescent sonnet
Descendent des vers gras et bientôt décharnés.
Car à trop se nourrir de rhétorique fiente
Les ors invertébrés vont à fatale pente…
Vieille armure craquée, ronde bosse ampoulée,
Ton bel hanneton sec, d’une mode éculée,
Déglingue et guenille, au vide-greniers déchante :
On n’en tirera pas de famélique rente.
Mais te trouver si bas, des siècles fatigués,
Te trouver vain d’amour, délaissé par l’orgueil
Du moderne infatué de ses mots aux bruits muets,
M’engage à me pencher sur ton corps ranimé,
Embrassant du souffle où je puise, sur le seuil
D’un monde coloré, le pur sens caressé.
Sonnet à l’élève
Les cours tu entendras avec pleine attention
Des notes tu prendras, stimulant ton oral ;
Tu les décoreras avec soin amical :
Un cahier sans défaut vaut une révision.
N’attends pas de la Muse une autre inspiration,
Mais grâce à ton travail dépasse le banal,
En évitant le fer d’un paraphe fatal,
Pour accoucher idées et félicitations.
Enfin la connaissance est une tendre amie,
L’élitisme pour tous tu rejoins avec joie
Et la douce ironie du sage en modestie.
Que tu sois rap, rock, jazz ou fan du ballon roi,
Matheux ou amoureux, fou d’airs de Rossini,
Bientôt du maître envié tu passeras la voix.
De l’art et autres démons
La poésie n’est pas un jeu de niaise enfance,
Ni un fantasme trop sucré d’adolescence,
Ni des confettis de roman rose, jetés
Dans les cheveux ébahis des nouveaux mariés.
En un monde d’adulte où construire le moi,
Lutter contre les monstres exquis de l’amour
Pour les pacifier, l’épouvante sans recours
De la mort aux têtes de pieuvres et de bois
Ne peut laisser que l’art après nos pas soufflés :
Qu’il s’agisse d’un pont, de libérale idée,
D’un état enrichi, d’un nichoir à mésanges.
Je n’ai que le sonnet pour massif romanesque
Pour symphonique grandiose ou peinture livresque ;
Il suffira peut-être à convaincre les anges
Habiter le sonnet
Je veux, pour trouver sens, habiter un sonnet.
Comme un palais baroque, un refuge d’enfance,
Terrasse jardinée, bibliothèque immense,
Horizon de montagne et tremblé de forêt.
Ville aux mœurs policées et cité libérale,
Aussi bien structurée que l’arche du sonnet,
Cosmopolite et vive, aux images rimées,
Où converse la Muse, où l’Art est notre égal.
Mais sa taille modeste en aura-t-elle raison ?
Pas un instant, il ne faut le sentir prison.
L’utopie du poème : autisme ou bien démence…
Qui sait si le mystère où frétille le sens
N’a pas dans l’infini des quatrains et tercets
Trouvé la métaphore où soudain s’abriter.
Contraindre avec mesure une idée jaillissante
Dans la cage au rossignol doré du sonnet,
C’est arrimer réel et musicalité
Comme un parfait Ronsard chevauchant Rossinante.
Mais aux quatorze pieds d’une prison branlante,
Bientôt le vers est scié, la fenêtre éclatée,
La prose va briller en avalanche de fées,
Les barricades mystérieuses diront : chante !
Enfin Pétrarque emporte une Laure charmée
Dormir avec Michaux dans les draps fous du rêve,
Shakespeare enivre en vers un roman déjanté.
L’Hercule rhétorique est vainqueur du passé,
Baobab hugolien ou rap et slam sonnet,
Pour choquer en poème un monde qui se lève.
Sonnet à Shakespeare
Un carnet fantaisie dont la reliure ornée
Porte du grand Shakespeare le fac-simile :
Une signature tremblante, légendaire…
Mes vers immatures s’y sont crus nécessaires.
Sonnet, fils de William, j’ouïs de ta langue un charme :
Ce chant vint caresser un fier jeune homme blond,
Une inconstante brune et d’amour l’horizon
Pour que de tragédies s’entempêtent tes larmes,
Que de tes comédies, les rires et les rêves
Postent le ciel humain sur l’île de Prospero
Pour que l’Histoire prenne sens en tes héros.
Mince ruban de mots, lilliputien élève,
Un sonnet d’apprenti, des siècles en écho,
L’éternité titube où cet Orphée s’élève !
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.