Stupidement, achevant la lecture de cet Ecrivain voleur de vies conçu par le sieur meurtrier Allan Maladeta, je m’étais laissé aller à une larme à l’œil, non sans comprendre après coup que j’associais sans guère de raison cette Mauve-Eglantine fictive à ma réelle bibliothécaire, prisonnière et sauvée par mes soins, dont je m’étais empressé d’apprendre le prénom et le nom : Mathilde Bénédicte.
Ma réflexion tournait en vertige parmi le cercle des étagères livresques et des couloirs en étoile dont je n’étais que le météore. Je m’étais coltiné un maigre artiste qui se suicide au vin blanc et aux barbelés, un écrivain qui tue indirectement son inalcoolique alter ego féminin, tout cela chapeauté par un Maudit Grand Ecrivain emplumé d’orgueil. Décidément ce Malatesta avait un problème récurrent avec l’alcool ! Sans compter qu’il jouait au chat et à la souris avec son lecteur, en posant également au meurtrier en série dans ses propres pages.
Je me demandai si j’allais emmener à Mathilde ma prise de guerre. Il valait mieux s’abstenir. Elle ne voudrait peut-être plus entendre parler de son tortionnaire. De plus la magie mécanique de la bibliothèque n’entendrait peut-être pas de cette oreille que je subtilise un de ses plus précieux livres.
Au chevet de Mathilde Bénédicte, dont je venais m’assurer de la santé, après sa réclusion et son inanition, j’avais l’air passablement ridicule avec mon petit paquet à l’enseigne de la meilleure pâtisserie. On m’avait permis d’entrer dans sa chambre, blanche et discrètement technologique. Elle avait les paupières baissées, les traits encore hâves. À son trop mince poignet gauche était attachée une perfusion. Je contemplais son repos, en m’étonnant qu’il existe des pièces sans livres. Un virus m’avait contaminé sans nul doute.
Sans que je veuille la déranger le moins du monde, ses paupières se soulevèrent doucement, révélant ses iris bleutés. Je ne sus que chuchoter : « Bonjour »…
- Mon sauveur ! murmura-t-elle. Vous êtes venu… Merci, tant merci ! Qu’avez-vous à la main ?
- Tarte aux fraises. Charlotte aux framboises. Clafoutis aux cerises…
- Comment avez-vous su ? Vous flattez ma gourmandise…
- C’est ce que vous disiez lorsque je vous ai trouvée.
- Ah, ce n’était que mon petit délire. Vous voulez-donc me sauver une seconde fois. Je ne dois pas manger beaucoup pour ménager mon estomac trop habitué à la famine, mais c’est bientôt l’heure du goûter, vous partagerez avec moi, voulez-vous…
Je ne pus qu’acquiescer.
- Comment vous appelez-vous ?
- Bertrand Comminges, juge d’instruction.
- Alors, Bertrand, vous savez mon nom. Il faut me raconter comment vous êtes arrivé jusqu’à moi.
Malgré sa fatigue, elle m’écouta d’une attention soutenue, ne m’interrompant que pour requérir quelque détail…
C’est à l’issue de cette narration, dont notre lecteur connait le développement, que, nantie de l’autorisation expresse d’une infirmière, elle dévora lentement la charlotte aux framboises, m’invitant à prendre la part de clafoutis aux cerises.
Essuyant ces jolies lèvres, encore trop pâles, qu’une miette avait embrassées, elle me confia :
- Merci encore, cher Monsieur Comminges. Revenez demain, si vous le pouvez. Je suppose que je serai plus en forme et que je pourrai à mon tour vous raconter mes aventures de bibliothécaire confinée…
Emu, je la laissai au repos qui appesantissait ses paupières…
Photo : T. Guinhut.
Ces quelques minutes auprès de ma bibliothécaire préférée m’avaient redonné du courage. Devoir affronter encore la tanière du voleur de vies, tant des chairs vivantes que des fictions sur papier, où cette dernière lecture m’avait abasourdi, m’avait semblé au-dessus de mes forces. Pourtant je n’avais guère approché de la cache du coupable, qu’au vu des dimensions exponentielles de la bibliothèque j’imaginais plutôt comme un palais. Ou un leurre. Reste que je n’avais pas le moindre indice sur la marche à suivre.
Suivant le plan dessiné à la va-comme-je-te-pousse sur mon carnet à élastique, je retournais devant L’Ecrivain voleur de vies, prenant garde de coincer un fauteuil dans le chambranle formé entre deux parois de volumes reliés et brochés, histoire de ne pas être une fois de plus englouti par l’une des gueules de la bibliothèque. Saisissant l’opuscule avec la plus grande délicatesse, je ne vis pourtant pas la cloison attendue se refermer ; le rite de passage avait été définitivement franchi. Je tournais et retournais le volume entre mes doigts en espérant y trouver un indice pour continuer ma quête en direction du fauteur de crimes. Rien. Pas de dédicace, pas de mention d’imprimeur, de relieur, rien de plus que les mentions de l’auteur et du titre et l’habituel ex-libris au nom d’Allan Maladetta collé au premier contre-plat. Perplexe, je me repassais mentalement le récit en tête : peut-être fallait-il chercher un autre récit en rapport avec l’alcoolisme des protagonistes ; on ne se séparait pas si aisément d’une telle addiction. Errant, titubant plutôt, parmi les salles, recoins, renfoncements et couloirs, parfois vastes comme des chapelles, je tombais finalement sur une étagère consacrée aux vins et alcools, Bordeaux, Bourgogne, Chianti, Rioja, Champagne, whisky et Porto… Mais j’eus beau scruter les dos alignés à la parade, aucun n’affichait le nom fatal ! Je dus, observant mon carnet dont les fragments de plans bout à bout et de pages en pages s’étoffaient, retourner devant L’Ecrivain voleur de vies. Je le repris en main, précautionneusement.
L’ex-libris ! Il n’avait la sobriété laconique des précédents, mais s’ornait d’une silhouette montagneuse… Mais oui ! comment n’y avais-je pas pensé plus tôt : la Maladeta, ou Monts Maudits en français, est un massif montagneux des Pyrénées centrales et espagnoles, où jaillit le pic d’Aneto, point culminant de la chaine, à 3404 mètres d’altitude.
Il s’agissait maintenant de trouver la salle consacrée aux montagnes, et plus précisément aux Pyrénées. Mon plan était peu à peu devenu, parmi les pages successives de mon carnet un rien chiffonné, un puzzle aux pièces successives et erratiques, qui devenait de moins en moins lisible, qu’il me faudrait refaire de manière plus scientifique à la première occasion. Je revins sans trop de peine à la vaste pièce circulaire d’où partaient en étoiles sept couloirs caparaçonnés de savantes étagères. Je supposai qu’était là le centre, entre les canapés rouge, avec un motif en étoile sur le sol de marbres noirs, blancs et grisés. Je redessinais cet espace en constatant que, comme de juste, il contenait tout un pan d’encyclopédies, dont celle de Diderot et d’Alembert. Chaque large couloir partait honorer un art : Histoire, Géographie et Voyages, Sciences, Philosophie et Théologie, Arts plastiques et Musique, Littérature, Histoire naturelle, à chaque fois peuplé d’usuels et de dictionnaires afférents. J’emboitai le pas du géographe, en espérant qu’il ne me faudrait pas faire de l’escalade, ni une trop longue randonnée pour accéder à cette Maladeta. Mais au bout de cette allée, une autre étoile, certes aux dimensions plus modestes, m’attendait, dont les branches s’ouvraient sur les cinq continents. Je choisis l’Europe, en imaginant qu’une autre étoile m’attendait, si la bibliothèque était une constellation. Non, j’entrai bientôt dans une salle aux murs multinationaux et régionaux, quand une vive lueur attira mon attention. Une porte s’ouvrait sur une arrière-salle, exceptionnellement nantie d’une large fenêtre demi-panoramique avec une époustouflante vue montagnarde : le soleil couchant ardait avec violence une longue théorie de pics enneigés, crémeux, cuivrés et rosés ! Je restais un moment ébahi, m’asseyant dans un fauteuil visiblement dressé à cet usage. Peu à peu cependant, les lumières de la pièce s’allumaient au fur et à mesure que s’estompaient celles du dehors. Je limitais alors mes soins à ce sanctuaire consacrée aux littératures et arts de la montagne, taillé dans le granit sur un de ses pans, dont un renflement ornait le lieu comme dans un temple primitif et païen.
Un pan de mur était occupé par ces Alpes que l’on devinait aigus et spectralement blancs au travers de la fenêtre oblongue, une foultitude d’ouvrages en français, anglais, allemand et italiens, un autre sur les montagnes du monde, jusqu’à des babels d’espagnol sur les Andes, de russe sur le Caucase, de japonais sur les Alpes nippones…
C’est auprès de ce granit bleuté, que je découvris les volumes dévolus aux Pyrénées, et plus précisément sur le massif de la Maladeta - ceux-ci avaient l’adéquat ex-libris - que je m’attelais à inventorier. Rien qui soit signé du maître… Je remâchai un instant ma déception, avant d’élargir mes recherches : le côté nord s’intéressait aux Pyrénées françaises, Béarn, Bigorre et Luchonnais, avant de se diriger vers l’Ariège et le Roussillon ; le côté sud au versant espagnol, soit le Haut-Aragon et plus loin la Catalogne. Et là, jouxtant des monographies sur les sierras de Guara et de Gratal, j’extirpai enfin un mince fascicule relié de cuir violacé comme l’orage, dont le dos s’ornait du patronyme convoité, intitulé : L’Hôtel Monastère Santa-Cristina.
Le fauteuil qui maintenant trônait devant la nuit froide du dehors, quoique parfaitement éclairé, choyé par une douce température, allait accueillir confortablement ma lecture, même si j’étais un rien moins que sûr de la sérénité des caractères qui offriraient leurs désastreuses beautés à mes yeux. Notant qu’il y avait un nécessaire à thé dans un coin, sur une table de bois rustique, j’acceptai l’hospitalité du propriétaire, dont c’était probablement l’espace préféré, comme l’affirmait un cartouche délicatement peint à même la partie supérieure du chambranle, côté extérieur : « Salle Maladeta ». Je me fis infuser un thé myrtille, que je comptais déguster, sans craindre un empoisonnement (du moins pas encore et tant que je n’avais pas rencontré le monstre en personne, qui ne pouvait que tenir à afficher sa personne en une acmé haute en couleur) de la part de l’orgueilleux auteur qui jouait au Petit Poucet avec moi. Tranquillisé par quelques gorgées exquises, je me pris à penser qu’il manquait auprès de moi un second fauteuil qui accueillerait celle qui lirait avec moi :
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.