Museo Santa Maria de la Asuncion, Carmona, Andalucia.
Photo : T. Guinhut.
Frédéric Bastiat ou le libéralisme
contre l’hydre de l’Etat,
cette grande illusion.
Frédéric Bastiat : L’Etat ou la grande illusion,
Arfuyen, 2017, 160 p, 11 €.
Comment ignorer Bastiat ? Victime de l’ignorance, de la méconnaissance, voire de l’ostracisme, ce penseur politique français illustre hélas à merveille l’adage : nul n’est prophète en son pays. En ce pays où l’Etat est un collectivisme, où l’individu, l’homo economicus, n’est qu’une bille parmi des milliers peinant dans les rouages grinçants de l’Etat, dont il suce les saintes huiles rances, on croit paraître cultivé et avisé en conspuant le libéralisme anglo-saxon. Alors qu’un Français du XIXème siècle est un digne continuateur de la pensée libérale de Montesquieu, de Tocqueville et de Jean-Baptiste Say, mais plus précisément dans le domaine économique, alors que la réfutation du socialisme est l’âme de l’œuvre de Bastiat. Une judicieuse anthologie, L’Etat ou la grande illusion, permet de prendre en écharpe l’ardeur et l’acuité de sa pensée.
Qui est cet illustre inconnu dont la vie trop brève fut emportée à Rome par la tuberculose, en ses 49 ans ? Né à Mugren, dans les Landes, en 1801, l’apprentissage du négoce, puis la gestion de l’entreprise agricole familiale n’empêchèrent pas Frédéric Bastiat de s’intéresser à la philosophie et à l’Histoire, puis aux économistes anglais, tel Adam Smith, concepteur du libéralisme économique, de la division du travail et de la main invisible du marché. De même Richard Cobden, ardent défenseur du libre-échange, dont il devint en Angleterre l’ami, l’enthousiasma, au point d’entamer une campagne de presse, dans Le Journal des économistes, ce qui le conduisit en 1845 à publier Sophismes économiques[1] et permit en 1846 l’abolition du protectionnisme. À l’issue de la Révolution de 1848, il est élu député des Landes. Son autre ennemi déclaré fut également le socialisme de Louis Blanc, Proudhon et Marx, dont on trouve la réfutation dans ses pamphlets politiques, dans ses essais, La Loi[2]et Les Harmonies économiques[3], ce dernier achevé en 1850. Là il préconise le rapprochement des classes sociales en direction d’un plus prospère revenu et d’un progrès général. Ce but sera atteint, non par un constructivisme étatique, mais par les libertés économiques, ce que l’avenir se chargea de mettre en œuvre, même imparfaitement, en dépit du socialisme. La propriété individuelle, le travail et la libre concurrence sont alors des valeurs incontournables au service du bien commun. Bastiat est bien autant libéral en économie que dans le domaine des mœurs : il pourfend en effet la peine de mort, l’esclavage, le colonialisme, et défend avec ardeur le droit de grève, les caisses mutuelles de travailleurs et la liberté de la presse, dans le sillage de Benjamin Constant[4].
Avec une salubre ironie, Bastiat demande qu’on lui « définisse » l’Etat, qui aurait « du pain pour toutes les bouches » et, par conséquent, « nous dispense tous de prévoyance, de prudence, de jugement, de sagacité, d’expérience d’ordre, d’économie, de tempérance et d’activité ». Aussi « ce médecin universel, ce trésor sans fond, ce conseiller infaillible » n’a pas d’autre moyen que « de jouir du travail d’autrui » et de nous abreuver du même sort, finalement ruineux, tout en favorisant au premier chef ses ministres et ses pléthoriques fonctionnaires.
L’Etat est le monstre doré qui est chargé de réaliser une myriade d’utopies. Toutes les aspirations et réclamations semblent trouver en lui leurs solutions. Hélas, il faut pour cela une autre myriade, mais d’impôts. L’impôt est en fait une « spoliation légale[5] », qui permet une redistribution des richesses arbitraire et abusive, une justice sociale coercitive et de plus contre-productive, qui est l’essence du totalitarisme. Analyse qui n’empêche en rien la libre association et la solidarité entre les hommes au moyen de caisses mutuelles. Gare cependant, « que le gouvernement intervienne. […] Son premier soin sera de s’emparer de toutes ces caisses sous prétexte de les centraliser ; et pour colorer cette entreprise, il permettra de les grossir avec des ressources prises sur le contribuable ». C’est aujourd’hui le principe de la Sécurité sociale, d’origine communiste, peu performante et toujours déficitaire.
En outre, il y a contradiction flagrante entre le désir de plus de services publics et l’aspiration à la baisse des impôts. Sans compter que l’Etat, n’étant guère le créateur ni celui qui a à cœur de mener à bien sa propre entreprise pour des motifs justement égoïstes, est un fort mauvais gestionnaire, souvent déficitaire.
Dénonçant « la grande illusion » de l’Etat, certes un mal nécessaire en ce qui concerne les questions régaliennes, Bastiat montre de surcroît qu’il prétend réguler et chapeauter un libre marché réputé désastreux. En fait, non seulement il sape la capacité de production du marché, mais « l’Etat c’est la grande fiction à travers laquelle tout le monde s’efforce de vivre aux dépens de toute le monde », écrit-il dans L’Etat ; ce qui est probablement sa formule la plus frappante. En effet, argumente en sa préface Damien Theillier, tout en promettant de garantir les « droits à » (logement, santé, éducation prétendument gratuits) qui ne seront jamais réellement offerts, tout en multipliant les aides (à l’emploi par exemple) et les dépenses sociales, notre trop cher Etat ne sait que contraindre et gaspiller au prix d’impôts coercitifs, d’un chômage exponentiel et d’une dette abyssale.
Combien résonnent alors les prémonitoires pensées de Bastiat en notre temps, plus actuelles que jamais : « Il y a trop de législateurs, organisateurs, conducteurs de peuples, pères des nations. Trop de gens se placent au-dessus de l’humanité pour la régenter ». Avec pour conséquence l’inflation des lois, des codes, des normes, des impôts, des taxes, aux dépens de la liberté individuelle, de la responsabilité et de l’initiative privée. Le socialisme incompétent et le collectivisme liberticide viennent subvertir ce capitalisme libéral[6], y compris des plus modestes, qui est le nerf des progrès de l’humanité.
Le « Socialisme », qui va en ses rêves « jusqu’à la puérilité », décrète une fraternité qui n’est plus spontanée : alors « la prévoyance gouvernementale viendrait anéantir la prévoyance individuelle en s’y substituant » ; sans compter que la première ne se fait pas faute d’être injuste et dispendieuse. Ainsi « la répartition des fruits du travail sera faite législativement » ! De plus par des gouvernements et des bureaucrates moins compétents en leurs matières que leurs créateurs qui ont d’abord intérêt à leur succès.
Que reste-t-il au gouvernement, sinon « à prévenir et à réprimer les dols, les délits, les crimes, les violences », à garantir la propriété, la concurrence et la multiplication des capitaux ? De façon à ce que se réalise « l’affranchissement des classes ouvrières ». L’impôt ne doit être qu’ « une contribution unique, proportionnelle à la propriété réalisée », sans ces « pièges fiscaux tendus sur toutes les voies du travail ». Pas plus que la presse, l’éducation elle-même n’a pas à être « décrétée et uniforme »…
La « Lettre à MM les électeurs de l’arrondissement de Saint-Sever » devrait être un modèle pour tout aspirant à la députation. En rien démagogue, Bastiat ne cache pas ses convictions. Il y sépare les fonctions régaliennes du pouvoir de ce qui doit rester à l’initiative privée : dès lors, le pouvoir est « fort », « peu couteux » et « libéral ». Car il « devient couteux à mesure qu’il devient oppressif » ! Il est à craindre aujourd’hui qu’une telle argumentation soit inaccessible aux impétrants tant qu’aux électeurs…
« Détruire la concurrence, c’est détruire l’intelligence ». Ainsi Bastiat défend-il la liberté commerciale. « Quand l’Etat se fait le distributeur et le régulateur des profits, toutes les industries le tiraillent en tous sens pour lui arracher un lambeau de monopole », ce aux dépends du créateur d’une nouvelle technique, d’une nouvelle ressource, meilleure et moins chère, donc du consommateur.
C’est également dans cette Lettre qu’il fustige le « système colonial [qui] est la plus funeste des illusions qui ait jamais égaré les peuples ». Ne serait-ce que parce qu’il y faut une dépense financière et humaine immense et peu rentable, sans compter les jeunes gens sacrifiés. Il a compris que l’Algérie est « le boulet qui nous enchaîne », et, ajouterons-nous, jusqu’à aujourd’hui et demain…
« La pétition des fabricants de chandelles » est un bel apologue, hilarant, et cependant profondément judicieux, riche d’enseignements. Figurez-vous que ceux-là se plaignent du soleil et demandent à calfeutrer portes et fenêtres pendant le jour de façon à protéger leur activité d’une déloyale concurrence ! Le « rival étranger inonde notre marché national à un prix fabuleusement réduit ». Le raisonnement par l’absurde invalide le protectionnisme économique[7]. Nous ferions bien, aujourd’hui encore d’en tirer la leçon idoine…
L'on ne s’étonnera pas que Damien Theillier, enseignant de philosophie, Fondateur de l’Ecole de la liberté et Président de l’Institut Coppet (qui hébergea Madame de Staël et Benjamin Constant), ait concocté pour notre plus grand bonheur cette anthologie de quelques-uns des textes les plus représentatifs, les plus vifs et coruscants de Bastiat, petite initiation aux lumières du libéralisme. Pour notre anthologiste et préfacier, dont l’initiative privée est d’utilité publique, il n’est rien moins qu’un « Socrate de l’économie politique ».
À la lecture de cette judicieuse anthologie, dont on retrouve trois extraits représentatifs dans une autre anthologie, Les Penseurs libéraux[8], ne suit que le regret qu’elle soit si brève. Mais aux lecteurs curieux mis ainsi en appétit, nous proposerons de s’armer d’un joyeux courage en commandant les sept tomes des Œuvres complètes de Frédéric Bastiat[9], soit à peu près 3500 pages, d’après l’édition de 1862-1864, publiée par Paillottet chez Guillaumin. Edition parmi laquelle on découvrira Ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas[10] qui est également un essai particulièrement sagace de notre Bastiat. Où l’on trouve la parabole de « la vitre cassée » par « un enfant terrible », selon laquelle cette dernière encourage le travail et la prospérité des vitriers. C’est ce qu’on voit. Ce qu’on ne voit pas c’est que l’argent dépensé aurait pu servir à créer de nouvelles richesses au lieu de remplacer les anciennes. Que sans vitre cassé on aurait une vitre intacte et une nouvelle vitre à un nouveau bâtiment ou tout autre objet utile, chaussure ou livre. Il applique ce raisonnement lucide au licenciement, à l’impôt, à la subvention aux arts, obérée d’une énorme part au profit de ceux qui la perçoivent, la distribuent, l’administrent et, in fine, restreignent à la mesure de leur esprit, souvent conventionnel, la créativité qui, ainsi perd en liberté… Appliquons-le aujourd’hui à une mode écologiste : le consommer local. Ce qu’on voit, ce sont les bénéfices du producteur proche et l’économie de transport et de pollution. Ce qu’on ne voit pas c’est le protectionnisme déguisé, la diminution des échanges, la négation de la division du travail, des produits plus chers puisqu’inadaptés au sol local, la restriction d’exportation, le tarissement de la variété des produits et des échanges, donc, à terme, un appauvrissement, tant des goûts que des ressources…
On aurait deviné que parmi ces Œuvres complètes l’on découvre également un pertinent Contre l’économie d’Etat[11]. Ne doutons-pas que l’on trouvera grand profit (intellectuel et financier) à lire ses Sophismes économiques[12]. Voici la réfutation de l’un d’eux : « À la vérité le mot « gratuit » appliqué aux services publics renferme le plus grossiers des sophismes. Mais il n’y a vraiment rien de gratuit que ce qui ne coûte rien à personne. Or les services publics coûtent à tout le monde ; c’est parce que tout le monde les a payés d’avance qu’ils ne coûtent plus rien à celui qui les reçoit ».
Sans vouloir donner un instant dans le patriotisme culturel, il est terrifiant de constater que la pensée des philosophes et économistes libéraux, et plus précisément de Bastiat, est moins connue en France qu’aux Etats-Unis par exemple. Avec une mauvaise foi qui serait hilarante si elle n’était si délétère, nos gouvernements prétendent avoir tout essayé, mais seulement du keynésianisme et du socialisme ; sauf la libéralisation de l’économie. Ils feraient bien d’avoir pour livre de chevet et de poche cette anthologie, dont la jolie minceur est inversement proportionnelle à la belle intelligence.
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.