Forum et colonne de Trajan, Roma. Photo : T. Guinhut.
À quoi attribuer la chute de l’Empire romain ? Les hypothèses se sont accumulées, querelles politiques intestines, amollissement dans les délices de Capoue, intoxication par les canalisations au plomb, poussées des barbares germains et des Huns, passivité des Chrétiens, tous arguments judicieux, mais sans assurer une totale pertinence. Voici enfin, après l’ouvrage monumental d’Edward Gibbon, une poignée de réponses particulièrement convaincantes, au-delà d’une explication monocausale. D’abord l’analyse de la relation entre Rome et les barbares, sous la plume de Peter Heather. Mais aussi une vision audacieuse, discutable, de Philippe Fabry : Rome aurait, après son libéralisme initial, succombé sous le poids de son propre socialisme. Enfin l’effondrement spectaculaire d’une civilisation est exposé par Bryan Ward-Perkins, jusqu’à une drastique baisse démographique, car pestes et refroidissement climatique furent concomitants et mortels, comme le montre Kyle Harper. Ce pourquoi il faudrait en tirer maintes leçons peu amènes pour notre contemporain.
S’il faut allouer une date à la chute de l’empire romain, du moins de celui d’Occident, car celui de Byzance perdure jusqu’en 1453, adoptons après celles du saccage de Rome par les Goths en 410, puis par les Vandales en 455, celle de l’abdication du jeune empereur Romulus Augustule, le 4 septembre 476, aux pieds d’Odoacre, roi des Hérules.
Montesquieu fit de l’Histoire un enchaînement causal, et vit en 1734, dans ses Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence, l’ouvrage de l’agrandissement démesuré de l’Empire, du droit de cité étendu à trop de peuples, de l’accroissement indu des richesses, et surtout de l’action continue des Barbares, Goths et Vandales, puis Huns d’Attila, tous leviers qui firent basculer la puissance romaine : « Rome fut détruite parce que toutes les nations l’attaquèrent à la fois et pénétrèrent partout[1] ».
Edward Gibbons, qui écrivit entre 1764 et 1788 son vaste ouvrage classique, Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain, identifiait au premier chef parmi les causes de cette déroute militaire « l’effet naturel et inévitable de l’excès de sa grandeur», mais aussi la division du gouvernement romain, les guerres civiles épuisantes, « la doctrine de la patience et de la pusillanimité » du Christianisme, car « les vertus actives qui soutiennent la société étaient découragées, et les derniers débris de l’esprit militaire s’ensevelissaient dans les cloîtres[2] ». Et, bien entendu, la poussée continue des Barbares ; qui, au regard d’historiens ultérieurs, comme Peter Brown, intervient non dans une ère de décadence, mais plutôt d’une transition politique et religieuse que l’on appelle Antiquité tardive[3]. Au point que l’on alla jusqu’à parler d’accommodation pacifique. Cependant, loin d’un tel irénisme, l’on verra qu’un véritable effondrement civilisationnel a bien eu lieu, même si, tant bien que mal, les centres religieux, les abbayes, surent conserver et recopier les textes antiques.
Edward Gibbon : Histoire de la chute et de la décadence de l’empire romain,
Ledentu, 1828. Photo : T. Guinhut.
Pourtant « les Romains avaient le chauffage central, un système bancaire fondé sur le principe capitaliste, des fabriques d’armes et même des manipulateurs d’opinion, tandis que les Barbares étaient de simples paysans, dont le luxe se réduisait à d’aimables fibules ». Ainsi, armé d’un tel paradoxe, commence Peter Heather dans Rome et les barbares. Histoire nouvelle de la chute de l’empire. Cependant, selon Libanius et Edward Gibbon, les Francs étaient « les plus formidables des Barbares. Quoiqu’ils se laissassent aller volontiers à l’attrait du pillage, ils aimaient la guerre pour la guerre ; ils la regardaient comme l’honneur et la félicité suprême du genre humain[4] ». Face à de tels envahisseurs, l’Empire romain plia, se contracta, se fragmenta, disparut, du moins du côté d’Occident. Wisigoths en Espagne, Vandales jusqu’au Maghreb, Francs et Burgondes en Gaule, Ostrogoths en Italie, et par-dessus tout les Huns, ils sont l’objet du tableau, impressionnant et fouillé, offert par Peter Heather. Tous venus du nord et de l’est, de la Germanie, de la Scandinavie, de la Scythie et des steppes de l’Asie centrale, ils déferlent sur un empire au point de lui interdire « toute tentative de maintenir l’empire romain d’Occident en tant que structure politique englobante, suprarégionale ». L’ouvrage utilise les sources les plus fouillées, d’Ammien Marcellin à Sidoine Apollinaire, en passant par Priscus et Candidus, et bien sûr l’archéologie, pour comparer les Romains qui avaient à cœur d’imposer leur romanité militaire, politique et culturelle, y compris sur les marges de l’empire, auprès du Rhin et du Danube, et les peuples barbares, plus frustes, populeux et assoiffés de conquêtes et de pillages ; quoique ces derniers méritent ici d’être étudiés, sans tomber dans un travers qui en ferait des incompris aux cultures dignes d’une admiration relativiste, comme l’entendit un livre collectif, sous la direction de Bruno Dumézil[5]. N’oublions cependant pas les nombreux Barbares romanisés, qui accédèrent aux plus hautes fonctions de militaires et de l’Etat, et qui eurent à cœur de veiller à la perpétuation de la culture de l’Antiquité.
L’enquête est autant historique que géographique (ce dont témoignent les cartes nombreuses et claires), s’intéressant avec talent aux personnalités tant romaines que barbares, aux tactiques contrastées des armées, subverties lorsque vint aux Barbares « la capacité à s’emparer de centres fortifiés importants », aux conséquences urbanistiques et démographiques. Songeons qu’« Attila le Hun », dont les troupes usaient d’arcs prodigieusement redoutables, ravagea plus de cent cités, ce dont témoignent les fouilles de Nicopolis : « le développement urbain imprimé par les Romains au nord des monts Hémus - un phénomène qui durait depuis quelque trois cents ans, depuis la romanisation des Balkans, aux I° et II° siècles après Jésus-Christ, fut brutalement interrompu par les Huns et ne redémarra jamais ». Songeons cependant que « l’empire hunnique » eut aussi sa chute, après la célèbre hémorragie qui mit fin aux jours d’Attila (et fit le dénouement de la tragédie éponyme de Corneille), à cause des conflits de succession et des coups d’autres Barbares : « un empire hunnique se délitant comme un oignon », écrit joliment Peter Heather.
Redoutables également furent les Wisigoths, qui balayèrent la Gaule et l’Espagne, pour s’y installer, les Vandales, qui, outre leur saccage de Rome, conduisirent leur périple jusqu’en Afrique et Carthage, privant l’Empire de précieux greniers à blé. Eliminer ces derniers aurait pu permettre de sauvegarder la puissance romaine, conjecture Peter Heather. Las, en 461, la flotte offensive fut détruite par Genséric, signant l’arrêt de mort des espérances romaines. Une « armada de onze cents bateaux » envoyée en 468 par Constantinople permit de récupérer Sardaigne et Sicile, mais, devant Carthage, un vent défavorable bloqua la flotte que les Vandales purent incendier. Si sa civilisation n’agonisait pas encore, Rome si…
Il faut avec Philippe Fabry passer sur un apparent anachronisme : en effet ni le terme de libéralisme, ni de socialisme, nés autour du XVIIIème et du XIXème siècle, n’existaient au temps de Cicéron. Reste que les concepts, ici explicités à l’aide d’Hayek, deviennent particulièrement opérants si l’on songe à la liberté civique et économique qui régnait au temps de la république romaine, puis à la monopolisation du pouvoir politique, militaire, fiscal et social par les Empereurs et leurs cohortes pyramidales de fonctionnaires, plus particulièrement à partir du règne d’Auguste. Car progressivement, et ce depuis le IIIème siècle avant Jésus Christ, « l’état de droit est effacé par le droit de l’Etat, » ce qui n’est pas sans dommage dans la perspective de la chute de l’Empire.
Ne pensons pas un instant que Philippe Fabry n’obéit qu’au brillant de son hypothèse. Le sérieux de sa démonstration repose sur la connaissance de nombreux historiens antiques, de Polybe à Suétone, d’Ammien Marcellin à Zosime, puis modernes, de Montesquieu et Gibbons à Paul Veyne, mais aussi de juristes, comme Ulpien, s’appuyant sur de nombreuses, précises et édifiantes citations. Non sans omettre la précaution requise : le libéralisme de la République romaine n’en était un qu’à la réserve suivante : l’institution de l’esclavage, alors général sur la planète, et qui ne s’effaça qu’avec le christianisme.
Autre réserve à imputer à l’essayiste : La République romaine est cependant assez loin de l’ultérieur libéralisme classique. L'existence de lois somptuaires, l'interdiction pour les sénateurs de pratiquer le grand commerce, la restriction des droits économiques pour les non-citoyens, dépourvus du jus commercium, la non reconnaissance du droit de propriété pour les provinciaux, l'encadrement du marché par les édiles, tout cela est absolument incompatible avec un libéralisme digne de ce nom. Il n’en reste pas moins qu’en forçant le trait, Philippe Fabry met en relief le passage à un socialisme impérial.
Après la guerre civile romaine qui suivit l’assassinat de Jules César, « il n’y eut aucun compromis entre la pratique libérale républicaine traditionnelle et la pratique socialiste populiste du dernier siècle de la République, mais seulement un compromis entre le socialisme par le haut des oligarques et la socialisme par le bas de la plèbe, qui fusionnèrent dans le socialisme impérial, sorte de fascisme romain, le libéralisme républicain traditionnel étant purement et simplement exterminé ». Peu à peu, Rome, au moyen du culte impérial obligé, révulse Juifs et Chrétiens, étrangle la liberté de conscience et persécute ces derniers ; jusqu’à ce que le christianisme devienne religion officielle.
Création Andrès Rocès. Photo : T. Guinhut.
D’Auguste à Dioclétien, l’Empire transforme le régime « de dictature autoritaire en dictature totalitaire avec culte universel, dirigisme économique et social étendu ». Ainsi, clientélisme, corruption, distribution de blé, thermes, théâtres, grands travaux, propagande et art officiel, jeux du cirque (« panem et circenses »), ne sont rien d’autre que « redistribution, emplois publics, subventions, toute la panoplie de l’Etat socialiste ». Le dirigisme économique, le contrôle des prix et la planification de la production deviennent la règle, les ouvriers étant marqués au fer des manufactures d’Etat, au nom de « l’utilitas publica ». Au point de refuser les innovations (comme une nouvelle méthode pour transporter des colonnes) afin de nourrir le peuple par des emplois. Ce qui ne manque pas, dans le cadre du « collectivisme philosophique flagrant chez Marc-Aurèle », de castrer tout esprit d’initiative et d’entreprise : « Produire quelque chose devient fiscalement si coûteux que beaucoup renoncent et abandonnent leurs champs ». De plus, « ceux qui recevaient les faveurs de l’Etat devenaient plus nombreux que les contribuables »…
Comment s’en tirait donc la République ? Mais en étendant ses conquêtes territoriales sur tout le pourtour méditerranéen (ce à quoi la politique d’Auguste a mis fin), en pillant les nouvelles provinces et leurs mines d’or, en leur faisant payer le tribut, puis par des impôts toujours nouveaux. Jusqu’à ce que ces dernières, à leur tour étouffées par le dirigisme, ne suffisent plus à remplir les caisses impériales, à payer une armée pléthorique, dont on avait doublé la solde par démagogie, à nourrir les robinets assoiffés de la dépense publique et de l’inflation monétaire… Percevoir les impôts dans les provinces, de juteuse affaire, devint pour les décurions une charge ruineuse que l’on fuyait : « Le riche, ou l’enrichi, était destiné à être réquisitionné avec sa fortune pour le service exclusif de la collectivité ». Quant à la justice impériale, elle devint tyrannique et sanglante pour les moindres délits. Là-dessus, les Barbares, que l’on avait jusque-là repoussés sans peine, ne trouvèrent plus en face de leurs déprédations la cohésion romaine nécessaire, qu’une armée émiettée par les sécessions, que des généraux punis pour les victoires (de crainte de velléités d’usurpation du pouvoir), au point que les citoyens et le peuple aillent jusqu’à préférer le plus de liberté barbare à la tentaculaire tyrannie impériale. Quand Rome s’effondra, de pire façon encore que l’Union Soviétique qui reproduisit une grande part de ses abjectes tyrannies. Ainsi sont mortelles les civilisations. Quod erat demonstrandum.
Sous-titrant son essai, d’Histoire et de philosophie politique, aussi entraînant que passionnant, « Leçon antique pour notre temps », Philippe Fabry, historien du droit et des idées politiques, par ailleurs auteur d’un ambitieux essai de philosophie de l’Histoire[6], ose un parallèle judicieux avec le destin des Etats-Unis. Depuis le libéralisme des fondateurs de la constitution américaine, cette superpuissance est en train de vaciller sur ses principes : le poids de l’Etat fédéral, de l’administration, particulièrement celle d’Obama, une fiscalité sournoisement omniprésente, le « Patriot Act » et ses conséquences sur les libertés, malgré la nécessité sécuritaire, pourraient laisser penser que l’Amérique se laisse glisser sur la pente socialiste et tyrannique qui fut fatale à l’Empire romain. À moins que l’inspiration des mouvements réellement libéraux du « Tea party », que l’effet Donald Trump[7], en particulier de par ses judicieuses baisses d’impôts, largement positif - quoique ce dernier soit irrationnellement haï - lui rende ses entières capacités d’innovation économique et intellectuelle…
Si nombre d’historiens ont préféré voir une lente transition, une chaotique continuité dans le passage entre Antiquité tardive et Haut Moyen-Âge, Bryan Ward-Perkins, avec La Chute de Rome, valide la thèse de la brusquerie d’un grave déclin civilisationnel, en montrant les « horreurs de la guerre » perpétrées par les Barbares, les pillages, meurtres et tortures, ce en consultant des sources du temps, quoique parfois lacunaires : le V° siècle fut en effet un « désastre », qui mit à mal les levées d’impôts, donc la financement de l’armée impériale et par contrecoup son affaiblissement ; auquel les guerres civiles entre empereurs et « usurpateurs » contribuèrent, sans compter les Barbares requis dans les légions pour finalement trahir, les révoltes d’esclaves qui rejoignaient ces Barbares.
Mais par-dessus tout, il s’appuie sur une « histoire économique », qui, d’ailleurs, insiste-t-il, n’a rien de marxiste. L’étude des poteries, par exemple, mais aussi des tuiles, est une « mine d’informations », qui permet de constater un brusque coup d’arrêt dans les échanges commerciaux, « un déclin saisissant du niveau de vie » du V° au VI° siècle, là où une civilisation brillante a pu retomber « à l’âge du fer ». Ainsi « la violence permanente entrava la production, la distribution et la consommation ». En ce sens la spécialisation des compétences ne put plus concourir à la prospérité lorsque les voies d’acheminement furent privées de toute sécurité. Sans doute, « la production alimentaire s’écroula-t-elle, causant un effondrement démographique ». En conséquence, « un paysage romain jadis densément peuplé laissa place à un paysage post-romain à l’habitat clairsemé », voire à des « ville-fantômes », quoique la Méditerranée orientale fut moins exposée. Par ailleurs, l’historien n’ignore ni les pestes du VI° siècle, ni « l’affaiblissement du soleil » en 431 et 432.
Notons que Bryan Ward-Perkins n’a pas de pudeur politiquement correcte, en affirmant la validité du concept de « civilisation[8] » ; en effet « certaines cultures s’avèrent bien plus évoluées que d’autres ». Certes d’une remarquable brutalité, la République et l’Empire ont fondé une ère plus remarquable encore de prospérité et de culture…
Mais l’action conjuguée des Barbares, des guerres civiles et du socialisme impérial ne suffit pas à expliquer l’effondrement d’une civilisation, car « la majorité des structures de base de la société perdurèrent sous la domination germanique ». La thèse de Bryan Ward-Perkins, trouve alors une confirmation inattendue dans l’étude de Kyle Harper : Comment l’empire romain s’est effondré. Aux sources classiques, historiennes et littéraires, ce dernier ajoute des sources archéologiques, la lecture des évolutions économiques, démographiques, climatiques et sanitaires enfin.
Outre un déferlement des Barbares qui n’eût pas suffit à lui seul à ramener une civilisation brillante à l’âge du fer, le bouleversement climatique est un facteur aggravant et fatal : « Ainsi doit-on considérer la période qui va de 450 à 530 après Jésus Christ comme un prélude au petit âge glaciaire de l’Antiquité tardive », qui dure jusque vers l’an 700. Ainsi Kyle Harper s’inscrit-il, en amplifiant cette perspective, dans la lignée d’Emmanuel Le Roy Ladurie, dont l’Histoire du climat depuis l’an mil[9] fit en 1967 boule de neige…
L’étude des pollens, des cernes des arbres, des restes végétaux, des glaciers, permet d’avoir une idée des évolutions climatiques quand celle des sépultures et de leurs corps permettent de déduire les causes et le nombre des décès. Aussi l’optimum romain chaud et humide tout autour de la Méditerranée, qui permit la prospérité, vit lui succéder une décroissance des températures qui mit à mal les récoltes, l’approvisionnement. Aux famines s’ajoutèrent les épidémies, entraînant une mortalité considérable. Procope et Jean d’Ephèse nous transmirent au V° siècle leur sentiment d’horreur, devant cette peste « qui a presque balayé l’ensemble du genre humain », selon le premier, et qui, selon le second, était la conséquence de la colère divine, « comme un moissonneur récoltant le blé ».
Ainsi, après une première épidémie qui perturba l’expansion démographique et économique sous Marc-Aurèle, le III° siècle a cumulé pestes, sécheresses et soubresauts politiques avant que l’empire se reconstruise autour du christianisme. Rappelons que la fin du IV° et le début du V° siècles virent les Barbares se jeter sur Rome, brisant la cohésion de l’Empire. Mais au cours du VI° siècle, s’établit le petit âge glaciaire, de plus affligé de lourdes éruptions volcaniques, dont en l’an 536, qui vit « l’obscurcissement du soleil » et « une année sans été », alors que les températures moyennes estivales baissèrent de 2,5°, ce qui est stupéfiant : selon Cassiodore, « les récoltes tournèrent à la catastrophe ». Même chose trois ans plus tard : « la décennie 536-545 a été la plus froide des 2000 dernières années ». Parallèlement, l’aridité s’installait au Moyen-Orient.
La fin du VI° siècle vit arriver depuis l’ouest de la Chine, transmise par les puces et les rats, puis véhiculée par les réseaux de communication de l’empire, par les transports de céréales qu’accompagnaient ces rongeurs, yercina pestis, bénéficiant d’une effroyable modification génétique, autrement dit la peste bubonique : le taux de mortalité put alors atteindre 60 %, de l’Angleterre à l’Italie, de la Gaule à l’Espagne. Il n’est donc pas étonnant que des cités disparurent au point de ne laisser que des ruines, qui ne servirent que de carrières aux siècles suivants. Ainsi une ville gallo-romaine comme Sanxay, dans la Vienne, dont on ne découvre plus qu’un amphithéâtre, des thermes immenses, un temple probablement majestueux, mais arasés, dans une campagne vide…
Voilà qui donna le coup de grâce à l’Occident : d’un million d’habitants, la ville de Rome chut à vingt mille ! Et les lambeaux de l’empire de subir les mêmes outrages, jusqu’en Grèce, en Anatolie, en Egypte. On ne s’étonne alors pas que les structures politiques et économiques, que le commerce, les technologies et les arts retombent en une brouillonne enfance. De plus, à partir du VII° siècle, l’Islam, lui-même en son Arabie natale favorisé par le refroidissement, put infliger de sévères pertes territoriales à l’Empire d’Orient, jusqu’à ce qu’en 1453 Constantinople tombe sous ses crocs barbares et incendiaires…
Kyle Harper confirme en scientifique les observations d’Edward Gibbons, qui s’appuyait sur Procope et Agathias, Théophane et Heineccius. Il notait que l’apparition d’une comète, en la cinq cent trentième année de l’ère chrétienne, fut suivie « d’un affaiblissement remarquable dans les rayons du soleil », et de tremblements de terre : « cette fièvre de notre globe l’agita sous le règne de Justinien avec une violence peu commune […] On dit que deux cent cinquante mille personnes périrent lors du tremblement de terre d’Antioche ». Enfin, « Le triple fléau, de la guerre, de la peste et de la famine, accabla les sujets de Justinien ; son règne est marqué d’une manière funeste par une diminution très sensible de l’espèce humaine[10] ».
Soigneusement informé, y compris sur l’hygiène des villes romaines, leurs aqueducs et leurs latrines, et en conséquence leur mortalité gastroentérologique, agrémenté de cartes et graphiques, l’essai de Kyle Harper est une mine d’informations percutante. Son « duo contrapuntique entre l’humanité et l’environnement naturel », force l’admiration autant que notre humilité au regard des contraintes imposées aux civilisations, toujours fragiles face aux chocs des pandémies et d’un intense refroidissement : « L’alliance de la guerre, de la peste et du changement climatique a conspiré pour mettre fin à un millénaire de progrès matériel, transformant l’Italie en un pays médiéval arriéré, comptant plus pour ses reliques de saints que pour ses prouesses économiques ou politiques ».
Amphithéâtre gallo-romain, Sanxay, Vienne.
Photo : T. Guinhut.
Depuis Edward Gibbon, en passant par Bryan Ward-Perkins, Peter Heather et Philippe Fabry, l’étude de Kyle Harper est la pièce qui couronne le puzzle ; et brillamment. Les premiers expliquaient la chute de Rome, seul le dernier montre comment une civilisation a pu s’effondrer. Certes, le risque de l’historien est de faire passer les préoccupations de son époque au premier plan de sa fondation des ressorts du passé. Qu’il s’agisse de pandémies, de climat ou de socialisme, sans omettre de nouveaux barbares, qui sait si les historiens du futur nous liront avec commisération. Cependant l’Histoire, assurément multicausale, ne peut que gagner en perspicacité grâce au concours des sciences, aussi bien politiques qu’exactes, de façon à mieux comprendre, voire envisager la mortalité des civilisations.
Reste que Philippe Fabry eût pu aller plus loin dans son parallèle entre Rome et les Etats-Unis, ce d’ailleurs dans la tradition d’Edward Gibbon qui appliquait son étude à l’instruction de son siècle et de l’Europe, tout en suggérant que la sécurité de ces derniers pouvaient être menacée par un « peuple obscur », en prenant l’exemple des « Arabes ou Sarrasins[11] ». N’a-t-on pas en France, et dans trop de sociétés occidentales, un budget de l’Etat sans cesse en déficit, des dettes colossales, un recours excessif à la planche à billet, une économie corsetée par un capitalisme de connivence, par les normes, par une fiscalité confiscatoire, par une redistribution pléthorique ? Tout ceci décourageant la croissance, le travail, la création de richesses, l’innovation ; sans compter la liberté d’expression mise à mal. Pire, les barbares ne sont pas à nos portes, mais dans nos murs. Il ne s’agit plus seulement de Goths et autres Vandales qui pillèrent Rome en 412, mais d’immigrés venus de l’aire sahélienne et arabo-musulmane, voire de jeunes Français, à qui nous avons offert du travail (quand il y en avait) et à qui nous versons de généreuses allocations comme au tonneau des Danaïdes, parmi lesquels une croissante proportion ne pratique pas seulement le pillage délinquant, mais le prosélytisme et la tyrannie de l’Islam. Comme lorsque ce qui restait de l’Empire romain d’Orient, Byzance, s’écroula sans trop de peine au VIIIème siècle sous les coups du jihad musulman, parce que pas grand monde ne souhaitait défendre une si lourde structure fatiguée si peu propice aux libertés face à la violence de la foi alliée à celle de la guerre. Hélas les Chrétiens d’Orient[12] ne cessèrent de tomber de Charybde en Scylla. Nous y sommes. Faut-il attendre les prophéties de quelque Sybille dans les ruines, ou veiller à construire l’avenir d’une civilisation digne de ce nom…
Reste que bien plus largement mondialisée que l’Empire romain, notre civilisation risque-t-elle de devoir affronter des pandémies imprévues, un refroidissement climatique, pire (et l’Histoire l’a montré) que les réchauffements[13], un socialisme généralisé (y compris écologiste), une barbarie islamique, voire des avatars encore dans l’œuf de ces derniers, et d’autant plus difficiles à parer. Concédons le : celui qui aurait une vision irénique du socialisme (historique et économique) et de l’Islam (rappelons-le, autant politique que religieux et totalitaire[14]) ne pourrait que se scandaliser de telles convictions. Mais au catastrophisme, il faut opposer la sagesse de la science et de la stratégie…
Thierry Guinhut
Une vie d'écriture et de photographie
[1] Montesquieu : Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence, XIX, Œuvres complètes, II, Pléiade, Gallimard, p 182.
[2] Edward Gibbon : Histoire de la chute et de la décadence de l’empire romain, Ledentu, 1828, tome VII, XVIII, p 117, 119.
[3] Peter Brown : La Toge et la Mitre. Le monde de l’Antiquité tardive, Thames and Hudson, 1995.
[4] Edward Gibbon : ibidem, tome IV, XIX, p 65.
[6] Philippe Fabry : La Structure de l’Histoire. Déterminisme historique et liberté individuelle, Jean-Cyrille Godefroy, 2018.
[9] Emmanuel Le Roy Ladurie : Histoire du climat depuis l’an mil, Champs Flammarion, 2009.
[10] Edward Gibbon : ibidem, tome VIII, XLIII, p 168, 170, 179.
[11] Edward Gibbon : ibidem, tome VII, XVIII, p 123.
Art gallo-romain, Musée Sainte-Croix, Poitiers, Vienne.
Photo : T. Guinhut.