Photo : T. Guinhut.
Beautés des anthologies
littéraires grecques et latines ;
& autres illustres Arabes et Hébreux.
Anthologie de la littérature grecque,
traduit du grec par Emmanuèle Blanc, Folio, 2020, 944 p, 12,30 €.
Anthologie de la littérature latine,
traduit du latin par Jacques Gaillard et René Martin, Folio, 2020, 578 p, 8,50 €.
Anthologie bilingue de la poésie latine, sous la direction de Philippe Heuzé,
La Pléiade, Gallimard, 2020, 1920 p, 69 €.
Anthologie grecque, divers traducteurs,
Les Belles Lettres, 2019, 712 p, 23 €.
Jean-Léon l’Africain : De quelques hommes illustres chez les Arabes et les Hébreux,
traduit du latin par Houari Touati et Jean-Louis Declais,
Les Belles Lettres, 2020, 203 p, 45 €.
« La tradition rapporte qu’une louve descendue pour boire des montagnes voisines fut attirée par les vagissements des enfants, qu’elle leur présenta ses mamelles avec douceur[1] ». Ainsi Tite Live, au début de son Histoire romaine, conte-t-il le mythe fondateur de Rome, celui de Remus et Romulus. L’on hésiterait s’il fallait en chercher un équivalent pour la Grèce, peut-être la colère d’Achille, moteur de l’Iliade, ou la génération des dieux dans la Théogonie d’Hésiode… Lorsque quatre-vingt et dix pour cent de notre vocabulaire viennent du latin et du grec, nous ne pouvons ignorer qu’une riche littérature git sous les marches du passé, et qu’il ne tient qu’à nous de réveiller. De Troie à Byzance et des quiproquos de Plaute à L’Âne d’or d’Apulée, lire les Grecs et les Romains, leurs historiens et poètes, nous assure une sorte de retrait du monde contemporain, un otium vivifiant, quoiqu’ils puissent nous y ramener au moyen d’un regard critique. Or pour un peu plus qu’une initiation, rien ne vaut les anthologies, soit littéralement les plus belles fleurs, des auteurs les plus connus en passant par ceux plus rares de celles que l’on appelle également « Palatine » et « de Planude ». L’on doit à Rome une langue qui sonne encore au travers de près de 80 % de notre vocabulaire, une littérature prodigieuse, dont la poésie latine s’élance de plus belle en une brillante anthologie, jusqu’à nos jours parmi les pages d'un volume de La Pléiade. Et bien qu’il ne s’agisse pas à proprement parler d’une anthologie, les hasards heureux de l’édition nous proposent cependant un autre choix, celui d’ « hommes illustres chez les Arabes et les Hébreux », par Jean-Léon l’Africain.
L'on eût rêvé d’un Pléiade, comme l’Anthologie bilingue de la poésie latine que nous avons le bonheur de fêter, mais on ne mégotera pas en appréciant la modicité d’un prix d’une douzaine d’euros pour plus de neuf cents pages. Cette Anthologie de la littérature grecque est une constante délectation, depuis le VIII° siècle avant Jésus-Christ, soit celui d’Homère, et non pas seulement jusqu’à la période hellénistique autour d’Alexandrie, mais jusqu’au crépuscule atroce de Byzance, ravagée par les Turc en 1453. Comme de juste, « la prise de Constantinople » est racontée en fin de volume grâce à un extrait pertinent des Démonstrations historiques de Laonicos Chalcondyle, qui déplore combien « la ville était toute entière remplie de meurtriers de de victimes ». Prenant de la hauteur, il ajoute : « C’est le plus grand malheur, par le degré de souffrance qu’il causa, qui soit arrivé dans le monde, égalant ainsi celui de Troie, et, en quelque sorte, le châtiment que les Grecs durent subir des Barbares, pour ce qu’ils avaient fait à Troie ». Ainsi la boucle, tant historique que mythique, est bouclée.
Entre temps les guerres du Péloponnèse, racontées par Thucydide, le siècle de Périclès et de la démocratie, puis celui d’Alexandre aux conquêtes lointaines, ont précédé l’annexion romaine, puis la christianisation, à la laquelle ne purent résister les arguments du philosophe Proclus, de l’historien Zosime et de l’empereur Julien qui crut pouvoir restaurer le paganisme.
Ce sont « des pages choisies pour leur beauté, souvent incandescentes, pour leur importance dans l’histoire des idées ou de la culture, pour leur caractère saugrenu, parfois », nous confie l’ordonnatrice et préfacière Laurence Plazenet, dont la volonté communicative est que ces « éclats de texte […] interdisent l’oubli » ; son talent, aussi érudit qu’élégant fait merveille, sa préface méritant d’être lue et relue avec une rare délectation. Dressant une histoire de la réception des auteurs Grecs, elle œuvre dans la tradition du cardinal Bessarion, qui, au XV° siècle, ramena de Constantinople à Venise plus de 480 manuscrits grecs, et de Jérôme Aléandre, qui au XVI° siècle, acclimata le grec à Paris. Aussi nous rappelle-t-elle combien l’amour est non seulement philia (ou l’amitié sociale) et Eros, celui qui brise les membres, mais aussi dépassement platonicien dans la pureté de la beauté et de l’intellect ; ou encore combien la démocratie athénienne, si elle est notre ancêtre, fut différente de nos usages…
Plutarque : Œuvres mêlées, Imprimerie de Cussac, 1802.
Photo : T. Guinhut.
Au-delà d’une lecture chronologique, l’on peut envisager de préférer une découverte générique. Malgré le mésopotamien Gilgamesh, l’épopée, la poésie, le théâtre, la philosophie, tout ou presque nait en Grèce. À la création du monde et des dieux par la Théogonie d’Hésiode répond leur influence sur les destinées de Troie et sur le voyage semé d’embûches d’Ulysse. Entre tragédie et comédie, Eschyle et Sophocle convoquent la justice des Euménides et le supplice d’Héraclès, alors qu’Euripide se voit moqué pour sa misogynie par Aristophane. Et comme Homère est le père des poètes épiques, Héliodore est le père des romanciers, Hérodote le père des historiens, Sappho la mère des poètes lyriques…
Bien des choses curieuses nous viennent chatouiller nos oreilles. Hérodote nous apprend que les Egyptiens embaumaient les chats, que les Scythes aimaient les scalps. Strabon nous avertit que les Gaulois, outre leur goût outrecuidant des bijoux en or, aimaient clouer la tête de leurs ennemis à l’entrée de leurs maisons ; mieux, « l’homme qui était voué aux dieux recevait un coup de couteau sur le dos et, à partir de ses convulsions, on prédisait l’avenir » ! Dans ses Tableaux, Philostrate prétendait que « ne pas aimer la peinture, c’est faire injure à la vérité, cette science qui est chez les poètes ». Quant à Aristénète, il aima conter dans l’une de ses lettres, le témoignage d’un peintre : « J’ai peint le portrait d’une belle jeune fille et je suis tombé amoureux de ma peinture »…
Non seulement les auteurs canoniques sont largement présents, quoique Platon, Aristote et Plutarque y soient réduits car facilement accessibles (sauf les immenses Œuvres morales de Plutarque, hélas ici à peine effleurées !), mais des textes rares jalonnent nos surprises. Outre le cosmique bouclier d’Achille, la descente d’Ulysse chez les morts, les Fables d’Esope, nous voici émoustillés par le satiriste impénitent Sémonide d’Amorgos : « Ce fut sans la femme que le dieu / À l’origine conçut l’intelligence ; / L’une, née d’une truie aux soies dures […] engraisse, assise sur son fumier » ; laissons deviner la douzaine de portraits femelles mordants qui suit et dédions les aux censeurs et censeuses d’aujourd’hui…
L’un des traits les plus remarquables de ce volume est la place accordée aux Byzantins, qui sévirent pendant un millénaire, du V° au XV° siècle, tout en respectant la langue classique de l’hellénisme. N’appelait-on pas un Père de l’Eglise du IV° siècle, Jean Chrysostome, soit « Bouche d’Or » ? C’est au XI° siècle qu’une femme, Anne Comnène, l’historienne de l’Alexiade, justifia son art : « la science de l’Histoire dresse un rempart inébranlable pour endiguer le courant du temps et, d’une certaine façon, en arrête le cours irrésistible ; tout ce qui s’y est passé, tout ce qu’elle en a pu retenir à la surface, elle le garde et l’enserre dans son étreinte, sans le laisser glisser dans les profondeurs de l’oubli ». Tous traduits par Emmanuèle Blanc, ces extraits trouvent leur intelligibilité, tandis que les poèmes voient leurs vers respectés, retrouvant, comme Hésiode, « le don sacré des Muses ».
Nous serons un peu moins enthousiastes à l’égard de l’anthologie latine, parce qu’elle est rudement concurrencée, et à son désavantage, par le volume de la Pléiade déjà cité, et parce qu’elle est moins abondante. Reste qu’il s’agit là encore une fois d’un bel outil d’initiation. Allant du dramaturge comique goûté par Molière, Plaute, au II° siècle avant Jésus-Christ, jusqu’au romancier facétieux Apulée, au II° siècle de l’empire, le volume resserre son expertise sur les plus brillantes lettres latines, celles dont un honnête homme se contente volontiers.
Ecoutons l’éloquence judicaire et politique de Cicéron, les stratégies gauloises et alexandrines de Jules César, les séductions amoureuses de Properce et Tibulle, la philosophie de Sénèque et Lucrèce, les historiens Salluste et Tite-Live, le comique Térence dont les saillies résonnent sur les théâtres, le romancier truculent Pétrone, dont le Satyricon fit le lit un brin obscène du cinéaste Fellini. Mais aussi quelques bribes encyclopédiques de Pline l’ancien, dont la Pléiade publia l’intégralité des 1600 pages connues[2], car on ne sait combien disparurent… Et, par-dessus tout, les vers épiques de Virgile, dont le héros Enée descendit aux Enfers grâce au rameau d’or, voire du trop négligé Silius Italicus qui dressa en vers un tableau des guerres puniques, et ceux aux cent mythes des Métamorphoses d’Ovide[3]…
Ce serait un brin mesquin et trop aisé de chercher ce qui manque en un tel volume, or l’avantage de l’ordre chronologique d’une anthologie est de nous permettre de jouer à saute-mouton parmi les générations, les genres littéraires, avec à chaque fois de grandes pages, toujours étonnantes : Lucrèce tentant de nous convaincre de « repousser loin de nous tous ces vains simulacres / dont l’amour se nourrit, et vers d’autres objets / détourner notre esprit », le bouclier d’Hannibal, illustré par les soins de Silius Italicus, répondant ainsi à celui d’Achille. Sauf si l’on désire se distraire des grandeurs de la philosophie et de l’épopée, auquel cas l’on lira comment Martial portraiture « Une vieille libidineuse » : « Ton con ? Un paquet d’os, pire qu’un vieil ermite ! » Remercions les traducteurs qui n’ont pas reculé devant la crudité légendaire du poète satiriste et ont su respecter son vœu le plus cher « Ne va pas châtrer mes poèmes : un Priape eunuque est obscène ! ».
Rendus séduisants par deux aquarelles de Miquel Barcelo, peintes pour l’occasion, ces Folios unilingues bénéficieraient de l’ajout d’une couverture cartonnée, comme en usent parfois avec beauté certains poches de la collection Points. Ne boudons néanmoins pas notre plaisir de glisser justement en poche presque toute la Grèce et la Rome antiques, grâce aux voix des plus grands et des plus insolites, que le temps n’a pas effacé des papyrus…
Ovide : Les Métamorphoses, Michel Brunet, 1701.
Photo : T. Guinhut.
Pourtant il ne s’agit pas tout à fait une langue morte. L’on risquerait à la trouver bien vivante, tant depuis le III° siècle avant Jésus-Christ avec Livius Andronicus et jusqu’en 1979, soit à peine hier, avec Pascal Quignard, la poésie s’écrit en latin. Cette Anthologie bilingue de la poésie latine rejoint en Pléiade celles consacrées à l’Espagne, à l’Angleterre, à l’Italie, à la France cela va sans dire, et à la Chine[4].
La gageure, vu l’immensité du corpus, était de taille. L’on n’allait pas publier in extenso Virgile, Ovide et Lucrèce, quoique fondamentaux, mais en donner des extraits emblématiques. Et glaner les plus belles pièces des indispensables seconds couteaux que sont Horace et Catulle, les coquineries et épigrammes de Martial, les satires de Juvénal, faire découvrir des quasi-inconnus.
Si elle subit les assauts des Barbares, fut témoin des Vandales avec l’historien Procope et de la chute de l’Empire en 473, si elle devint chrétienne, quoiqu’évoluant, voire s’abâtardissant comme toute langue, la langue latine n’en perdit pas pour autant de sa superbe. Idiome de l’église romaine, de la médecine et de la philosophie, elle tient bon pendant un millénaire, garde la métrique de la poésie et accueille la rime, avant que les poètes de la Pléiade, s’ils versifient en langue française, aiment, comme Du Bellay, celle-ci comme son épouse et la première comme sa maîtresse :
« Gallica Musa mihi est, fateor, qua nupta marito.
Pro Domina colitur Musa latina mihi ».
Et même les plus audacieux des poètes modernes, Baudelaire et Rimbaud, ont le goût des hexamètres et écrivent pour l’un « Franciscae meae laudes » (Louanges à Francisca), pour l’autre « Tu vate eris » (Tu seras poète).
Malgré l’antériorité de la Grèce à laquelle elle est redevable, le I° siècle avant Jésus Christ est un siècle d’or pour la poésie, de Catulle à Ovide et ses Métamorphoses[5] de Lucrèce et son De la nature des choses, de Properce à Virgile et son Enéide, tous ici généreusement représentés. Même César et Cicéron, jusqu’à Néron et Hadrien, ont composé sous l’inspiration des Muses. Pourtant, faute de la clémence des siècles, toute une « littérature latine inconnue[6] » ne surnage que par citations et lambeaux, et, comme Gallus, par noms muets !
L’âge de l’humanisme se prit d’un nouvel amour pour le latin, y compris « de cuisine », comme se moquait Lorenzo Valla du Pogge[7], mais surtout de celui de Cicéron, quoiqu’Erasme nourrît à cette occasion un pamphlet intitulé Ciceronianus. Le classicisme vénéra l’Art poétique d’Horace, imité par Boileau. Grâce à son Latin mystique, Rémy de Gourmont fit aimer en 1892 jusqu’aux auteurs de la décadence et de la spiritualité chrétienne médiévale. Faute de peut-être encore s’exercer en sa langue (et pourquoi pas ?) la Muse latine n’a pas fini de nous inspirer.
De régal en régal, nous allons feuilletant, de l’inspiration mythologique à celle biblique ; des fables de Phèdre à celles d’Avianus qui enchantèrent La Fontaine ; du fleuve épique au chant amoureux, de la virulente satire à l’ardente prière. « Sont-ils des puces, des punaises ou des poux ? Réponds-moi ! » C’est tout ce qui reste d’une comédie, Le Poignard, de Livus Andronicus. Non loin de « La douceur de la parole, la délicatesse du comportement », par Marcus Pacuvius, voici Caius Lucilius : « J’ai dit. Je reprends mon début : même une épouse décrépite et cavaleuse, je préfèrerais l’enfiler plutôt que me châtrer moi-même ». Il ne faut pas oublier que les satiristes, comme Martial, ont la langue salée : « Tu dis que les jolies filles brûlent d’amour pour toi, Sextus, toi qui à la face d’un nageur en apnée ». Le plus fameux est peut-être Juvénal qui, en sa sixième satire inspirant Baudelaire en son « Sed non satiata », moque Messaline : « la vulve raide et tendue, / elle s’éloigne, épuisée par l’homme, mais pas rassasiée, / hideuse, les joues noircies, souillée de la fumée des lampes / et rapporte au lit impérial les remugles du bordel ». Plus délicat est Arborius : « ce sont tes doigts qui mettent en valeur les bagues ». Cicéron préfère narrer un « songe » et « les inquiétantes conjonctions d’étoiles à l’éclat étincelant ». Virgile fait visiter à son héros les Enfers : « Ils allaient obscurs sous la nuit solitaire, ombres silencieuses ». Lucain également pratique l’épopée : « Quand le sinistre Achillas lui perça le flanc / de sa lame, il accueillit le coup sans gémissement ; méprisant le crime, il maintient son corps immobile ».
Plus tard, ce sont Hilaire de Poitiers, qui, en ses Hymnes, ourdit sa « Louange du Christ », et Ambroise de Milan pour qui l’ « Hymne du matin » est l’occasion de louer Dieu. Le peu fameux (et pourtant !) Hildebert de Lavardin conte le malheureux trépas d’un « hermaphrodite » et s’adresse à Rome avec ardeur, « alors que tu es presque entièrement en ruine ». Quant au philosophe de la Somme théologique, Saint Thomas d’Aquin, il ne répugne pas à ciseler les vers d’un « Pange lingua » (Chante, ma langue) adressé au mystère du « corps glorieux et du sang précieux » du Christ. Pour autant le Moyen âge peut être plus que facétieux avec un anonyme « Débat contradictoire de la bière et du vin ». Lors de la Renaissance, l’humaniste Ange Politien aime délaisser un moment les amours galantes et platoniciennes pour le blâme sévère : « tu infliges à tes misérables pages / des vers pleins d’insanités ». L’on devine qu’un brin d’anticléricalisme ne fait pas de mal, si Euricius Cordus, d’un coup d’épigramme, se moque : « les prêtres n’ont plus de servantes, ils ont des maîtresses ». Un certain Palingène, dont l’inquisition fit déterrer et brûler les restes vers 1543, écrit un didactique Zodiaque de la vie où fourmillent morale et démonologie, critiques féroces des moines, des femmes et des faux savants. Plus scientifique encore est Giordano Bruno, qui lui fut bien brûlé vivant sur le bûcher, et défendit en vers Nicolas Copernic parmi Des innombrables, de l’immense et de l’infigurable.
Malgré la richesse inénarrable de ce volume, il a fallu faire des sacrifices, comme Le Siège de Paris par les Normands d’Abbon[8], venu du IX° siècle, ou l’Anti-Lucrèce de Polignac (1747), ici absents. Cependant si la modeste bibliothèque de l’auteur de ces lignes eût voulut lui tendre un piège, elle dut reconnaître la présence d’auteurs rares comme Claudien et son Enlèvement de Proserpine, ou Vida et sa Poétique venue du XVI° siècle…
Cédons au « quaedam dulcedo et sonoritas », cette musicalité latine qui enchantait Pétrarque, en nous surprenant à lire à haute voix quelques vers originaux. Y compris lorsqu’ils s’égrènent sur une page presque blanche et mallarméenne grâce à Pascal Quignard : « inter aerias fagos / saltum et / terrorem. (Quid ergo ?) » ; soit : « entre les hêtres aériens selve et / atterrement (Qui suis-je donc ?) ».
Présentée avec moins de noblesse qu'un volume de La Pléiade, et avec bien plus d’élégance que ces honorables Folio, l’Anthologie grecque des Belles Lettres n’est en rien, ou à peine un doublon. Car si le Folio grec puise parcimonieusement dans ce que l’on appelle l’Anthologie palatine, elle est ici bien plus largement présente au côté de celle de Planude, en un fort volume accueilli par la collection des « 100 ans » de l’éditeur, dont nous avions déjà fait un éloge appuyé[9].
Deux collections irriguent donc ce généreux trésor. Cette myriade d’épigrammes, compilée entre le III° siècle avant notre ère et le X° siècle, goûte un genre poétique bien plus modeste que l’épopée : de brèves pièces, qu’achève un trait d’esprit, une chute brillante, l’on dira un concetto à l’époque baroque :
« L’enfant thrace, en jouant sur l’Hèbre pris de glace,
A brisé sous son poids la nappe d’eau durcie
Et tandis que son corps glisse au bord de l’abîme
La tête est détachée par l’aigu de la lame.
Sa mère la confie au bûcher en pleurant :
« Hélas j’ai enfanté pour l’onde et pour la flamme !... »
Elles peuvent être amoureuses, érotiques, voire vigoureusement licencieuses, philopédiques, mais aussi bucoliques, funéraires, héroïques, bachiques ou encore satiriques. L’époque alexandrine en est particulièrement friande. Et de récentes découvertes ont encore livré des papyrus de l’école de Cos, avec une centaine d’épigrammes sensuelles dues à Posidippe ! Elles connurent à l’époque symboliste une vogue incroyable, inspirant abondamment Pierre Louys et ses Chansons de Bilitis.
C’est vers l’an 900 que le moine Céphalas (« la grosse tête) compila cette Anthologie palatine, non sans y joindre des épigrammes chrétiennes, alors qu’en 1301 un autre moine byzantin, Planude, donna son nom à la seconde anthologie. Heureusement, en 1423, le manuscrit rejoint l’Italie, échappant à une destruction programmée trente ans plus tard. Les poètes recueillis s’appellent Callimaque, Diodoros, Eratosthène le scholastique, Rufi ; ils aiment tant et tant l’amour : « Baignons-nous, Prodikê, puis couronnons-nous de fleurs, et pour humer le vin pur, prenons des coupes plus grandes. L’âge des jouissances est bien court dans la vie ; ensuite tout le reste du temps, la vieillesse nous les interdira, puis ce sera la mort ». À moins que l’on préfère de Philodème : « Elle est petite et noiraude, Philainion, mais plus frisée que le persil, plus douce de peau que le duvet, plus ensorceleuse de sa voix que le ceste d’Aphrodite ». Automédon est plus charnel et termine ainsi : « Elle baise de la langue, chatouille, enlace ; elle a des mouvements de jambe qui vous ramènent de l’Hadès votre trique » ! À ces grâces, Palladas, parmi ces épigrammes morales, répond : « Dieu maudisse le ventre et tout ce qui le nourrit : car c’est par là que la chasteté se perd ». La satire peut être virulente : « Son enfant nouveau-né, il l’a jeté à la mer ce gueux d’Aulus. Il avait fait le compte de ses dépenses s’il le conservait en vie ». Quant à Méléagre, s’il use de la muse garçonnière, c’est pour être sans ambages : « Ecrire que Théron est beau, jamais plus ! De même pour Apollodote, cette flamme de naguère, aujourd’hui tison, Moi j’aime les amours délicates : l’étau des trous poilus de ces ribauds, je le laisse aux bergers qui enfilent les chèvres ! » La galanterie est tantôt suave, tantôt féroce. Préférons alors Méléagre : « Les trois Grâces forment la triple couronne qui entoure la couche de Zénophilia ; comme insignes d’une triple beauté, l’une sur son teint a mis le désir, l’autre sur toute sa personne le charme, la troisième dans sa bouche le beau parler ».
Si l’on connaît abondamment les « hommes illustres » Plutarque, comparant les Grecs et les Romains, toujours à l’avantage des premiers, et de Périclès à Jules César, l’on ignore trop souvent ceux des Arabes et des Hébreux. Aussi faut-il glisser à portée de lecture l’opuscule de Jean-Léon l’Africain écrit en latin à Rome en 1527. La vie de celui qui s’appela d’abord al-Hasan Muhammad al-Fasi est tout un roman (qui inspira d'ailleurs Amin Maalouf[10]). Né à Grenade, grand érudit et voyageur, enlevé par des pirates espagnols, il se convertit en 1520 au Christianisme à Rome, pour écrire une Description de l’Afrique.
Parmi ses Quelques hommes chez les Arabes et les Hébreux, l’on croise « Mesuah calife médecin », qui, en fait chrétien syriaque, traduisit nombre d’œuvres du grec vers l’arabe, quoique celles qui n’intéressaient pas furent livrées aux flammes sur ordre des califes. Ce n’est pas sans ironie que nous lisons aujourd’hui ce panégyrique du philosophe aristotélicien Esciari : « Il réfuta également tous les autres raisonnements, ainsi que les opinions et sectes apparentées, au point que jusqu’à maintenant toutes les doctrines sauf la sienne sont appelées hérétiques ». Nombre de ces Arabes sont en fait persans, comme Avicenne et Gazzali. Les médecins, comme Rasi, Avicenne (dont le Livre de science est chez nous traduit[11]), y sont tenus en grande estime, même si le récit de leur vie est souvent fantaisiste et à demi-légendaire, nourri d’anecdotes comme celle du paysan dont le membre enflé avait pénétré un âne et que Mesuah sut brutalement guérir, ou celle de Ttograi qui mourut percé par la flèche du garçon aimé. Ce qui rend la lecture, au-delà d’une dimension historique et modestement encyclopédique, beaucoup plus divertissante qu’attendue. Esseriph Essachalli est lui géographe, quoique bien moins célèbre qu’« Averois », plus connu sous le nom d’Averroès, commentateur d’Aristote (De l’âme). Ici sa vie est narrée, comme beaucoup de ses compères, en l’espèce d’une hagiographie. Pourtant l’on sait, en dépit d’une tenace légende qui voudrait nous le faire accroire modèle du Musulman raisonnable, qu’il prêchait le jihad contre les Chrétiens, qu’il prétendait à la supériorité du Coran sur la raison, cette dernière ne permettant que d’accéder à la connaissance de Dieu.
Moins nombreux sont les illustres Hébreux. Là encore, ils sont souvent médecins et philosophes, tel Isach fils d’Erram, qui rédigea un Traitement des poisons. Ou Moise ibnu Maimon, soit Maïmonide, traité bien trop rapidement, sans même citer son Livre de la connaissance. Quant à Abraham ibnu Sahal, bien que réprouvé par Averroès, son amour pour un jeune Hébreu lui fit composer des chants que l’on achetait à Cordoue plus cher qu’un Coran ; ce dont on déduisit la future chute de la ville prise par les Chrétiens.
Malgré ses erreurs, ses lacunes (par exemple sur Al-Farabi, vite expédié), cet opuscule resta longtemps une référence, à tel point que l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert en emprunta sans vergogne plus de la moitié. En cette édition aussi soignée qu’érudite, il témoigne une fois de plus de l’insatiable et érudite curiosité des irremplaçables éditions des Belles Lettres.
Bien que plusieurs intellectuels arabes et persans fussent férus de la médecine de Galien, de la géographie de Ptolémée, de la philosophie d’Aristote, et commentèrent son De l’âme, soit les traités métaphysiques, comme le fit Averroès, ils sont loin de s’être intéressé à toute son œuvre, tant ils ignorèrent la Poétique, ne firent qu’effleurer La République de Platon. Ils laissèrent dans l’ombre, ou plutôt détruisirent les poètes et romanciers grecs, sans parler des Latins ignorés par leur intolérante incurie. Contrairement à une indécente imagerie, qui est de l’ordre de la propagande musulmane, ils n’ont joué aucun rôle dans la conservation et la diffusion des manuscrits grecs (ce sont d’ailleurs des Syriaques chrétiens - ou convertis pour ne pas littéralement perdre la tête - qui traduisirent en arabe) et restèrent étrangers à l’esprit grec. En revanche, comme nous l’avons déjà signalé, ce sont les Byzantins fuyant la tyrannie turque qui ramenèrent en Italie abondance de textes. En outre, l’Occident conservait déjà moult manuscrits dans ses abbayes. Comme le De la nature des choses de Lucrèce, découvert dans le sud de l’Allemagne par Le Pogge[12] au XV° siècle. Ce sont surtout les œuvres d’Aristote, à peu de choses près complètes, qui reposaient sous la bonne garde des ecclésiastiques occidentaux, en particulier au Mont Saint-Michel, où Jacques de Venise se fit l’infatigable traducteur en latin du Stagirite au XII° siècle, comme l’établit avec précision Sylvain Gouguenheim dans son essai titré Aristote au Mont Saint-Michel, et pour qui « L’hellénisation sépare plus qu’elle ne réunit l’Islam et la chrétienté[13] ».
Nos chers auteurs grecs et latins nourrissent encore pour longtemps notre créativité et notre univers Jusqu’à la fantasy, les mangas ou les jeux vidéo qui peuvent être farcis d’allusions et de références. Du dessin animé de Walt Disney s’amusant d’Hercule au réemploi subtil fait par James Joyce dans son Ulysse, jusqu’au jeune auteur qui fomentera demain un rêve, les voies étranges de l’inspiration gréco-romaine ne faibliront probablement jamais. Car au-delà d’une imagerie, voire d’une quincaillerie pour films homériques à grands spectacles, tant de beautés, de sagesse et de savoirs, tant d’ironie sont à notre disposition, comme cet inénarrable « Eloge de la mouche », par Lucien, éloge paradoxal d’où découla l’Eloge de la folie d’Erasme, savante critique en latin de l’Eglise de son temps, et grain à moudre au service de nos folies contemporaines[14]…
Thierry Guinhut
Une vie d'écriture et de photographie
[1] Tite Live : Histoire romaine, Hachette, 1877, t I, p 10-11.
[2] Pline l’Ancien : Histoire naturelle, Gallimard, La Pléiade, 2013.
[3] Voir : Lire les Métamorphoses d'Ovide et les mythes grecs
[6] Henri Bardon : La Littérature latine inconnue, Klincsieck, 2014.
[8] Abbon : Le Siège de Paris par les Normands, À l’Imprimerie royale, 1834.
[10] Amin Maalouf : Léon l'Africain, Le livre de poche, 1987.
[11] Avicenne : Livre de science, Les Belles Lettres, 1986.
[13] Sylvain Gouguenheim : Aristote au Mont Saint-Michel, Seuil, 2008, p 200.
[14] Voir : Eloge de vos folies contemporaines
Eschyle : Théâtre, De l'Imprimerie de la République, An III.
Photo : T. Guinhut.