Museum d'Histoire naturelle, La Rochelle, Charente-Maritime.
Photo : T. Guinhut.
Frankenstein et autres romans gothiques :
un Pléiade horrifiant.
Frankenstein et autres romans gothiques,
traduits de l’anglais par Alain Morvan et Marc Porée,
présenté par Alain Morvan, La Pléiade, Gallimard, 2014, 1440 p, 65 €.
Qui sont ces Gothiques qui exhibent leurs vêtements noirs, chargés de chaines et de clous, frangés de rouge sang ? Il est à craindre que, pour la plupart, ces jeunes gens ignorent qu’ils doivent leur look, exhibant des fantasmes morbides, à ces romans gothiques, nés en Angleterre à partir de 1764. Récits de terreurs situés parmi des châteaux et des abbayes médiévales souvent ruinés, ils unissent la fantaisie historique et le fantastique romantique. Les plus marquants d’entre eux, du Château d’Otrante à Frankenstein, en passant par Le Moine, sont enfin réunis en un volume de la Pléiade, collection qui ne nous a guère habitués aux anthologies (hors celles de poésie). Pacte démoniaque, moines pervers, jeunes filles persécutées, savant à l’orgueil démesuré, romanciers et romancières experts en portraits contrastés, en mises en scènes sublimes, en gel de l'effroi, voici un volume horrifiant qui fera date.
En pleine période des Lumières triomphantes, la peur leur oppose sa voix discordante. Non, l’humanité ne va pas conduire au triomphe des sciences et de la raison, il faut également compter avec sa dimension criminelle et fantasmatique. Ce pourquoi la naissance du roman gothique entraîne un réel mouvement littéraire, qui unit aux troubles plaisirs de la peur éprouvée par le lecteur, pourtant en sécurité dans son fauteuil, à l’admiration coupable pour le sublime de héros, qui usent et abusent de leurs pulsions criminelles et érotiques ardentes, jusqu’au viol et au meurtre. Sans compter, avec le Docteur Frankenstein, la genèse d’une créature aux chairs empruntées aux morts ; créature hautaine et malveillante qui parachève cette litanie d’ambiances nocturnes et délétères, de figures monomaniaques animés par la délectation du mal…
Le maître d’œuvre de ce bel et indispensable volume de la pléiade n’est autre qu’Alain Morvan, qui sans modération goûte la figure de l’oxymore en ses éclairants commentaires de la noirceur. Que nous connaissions pour avoir publié une érudite étude consacrée à Mary Shelley et Frankenstein[1]. Pittoresque moyenâgeux et « ce qu’il y a de plus primal chez l’homme, c’est-à-dire la peur », selon le préfacier, engendrent l’union du mystère et du macabre qui fait florès au fronton du roman gothique, dont ici est dressée la généalogie. En effet, la trace des drames les plus effrayants de Shakespeare n’est pas sans contribuer à la généalogie de cette mode, ainsi que les personnages de séducteurs chez Smollet et Richardson, sans compter les poètes, dont Young, qui affectionnent la mélancolie nocturne et le macabre. Les voyages romantiques vers les Alpes et l’Italie plantent également un décor dont se souviendront les romanciers gothiques : Walpole en effet, traversa en 1739 les reliefs alpins. Sans oublier l’influence considérable de l’essai d’Edmund Burke sur le sublime[2], paru en 1757, qui bouleversa nos auteurs naissants. Ainsi, avec une rare prédilection, ces auteurs anglais situent l’action, qui dans les montagnes des Alpes pour Frankenstein, dans celles des Abruzzes pour L’Italien, au cœur de l’Espagne et à Naples pour Le Moine et L’Italien. Seul Vathek prend son envol vers la distance de l’imaginaire avec un orient vénéneux, situé à Samarah.
Mary Shelley : Frankenstein, Colburn and Bentley, 1831.
Photo : T. Guinhut.
Trois hommes, venus du milieu aristocratique, deux femmes venues de la bourgeoisie cultivée, vont bouleverser l’univers romanesque. Chacun d’entre eux postule un scélérat gothique : Manfred pour Horace Walpole en 1764, le calife et sa mère pour William Beckford en 1786, Ambrosio pour Matthew Gregory Lewis en 1796, Shedoni pour Ann Radcliffe en 1797 ; et, cerise vénéneuse sur le gâteau, la créature de Mary Shelley en 1818. Ces monomaniaques sont des artistes de la persécution, cultivant les perversions sexuelles, inceste, goût du sang et des cadavres, voire l’homosexualité latente. Les cruels patentés se choisissent des victimes très souvent féminines : Matilda, harcelée dans Le Château d’Otrante, Antonia, persécutée à l’envi au fil des pages du Moine, Ellena séquestrée en un couvent juché parmi d’impressionnantes montagnes dans L’Italien, Elizabeth, la jeune épouse assassinée du Docteur Frankenstein…
L’anticléricalisme, issu des Lumières, et plus exactement l’anticatholicisme anglais, s’incarne en des prêtres gagnés par la passion, par l’engrenage d’une perversion qui conduit ses victimes dans des caveaux souterrains, parmi les cadavres, à être violées par le Moine de Lewis ; quoique ce dernier goûte avec justice aux cellules de l’Inquisition, alors que l’aimable et innocent Vivaldi souffre de l’enfermement dans une souterraine prison, sans compter les douleurs de son amour contrarié pour Ellena. D’une manière complémentaire, les personnages sont infatigablement poursuivis, comme Isabelle par Manfred dans Le Château d’Otrante. Quant au Docteur Frankenstein et à sa créature, sans cesse ils s’épient, se poursuivent l’un l’autre, jusqu’aux glaces du pôle…
Nous sommes bien alors dans l’atmosphère du romantisme : passions amoureuses extrêmes, paysages sauvages et grandioses, et « cette mélancolie luxueuse et solennelle qu’inspire le spectacle d’images prodigieuses », selon Ann Radcliffe (p 648). Plusieurs fois d’ailleurs cette dernière emploie le mot « romantique ». Mais d’un romantisme noir : sombre solitude, personnages de réprouvés rejetés par l’amour et par la société, titans qui défient la nature, les femmes et leur temps…
« Pionnier du genre », Walpole n’omet pas, en la seconde édition de son roman délicieusement affreux, Le Château d’Otrante, de le sous-titrer ainsi : « A Gothic story ». Scènes nocturnes, tempêtes intérieures, menaces et violences bouleversent le château d’Otrante, qui commence par un terrible accident : le jeune prince est écrasé sous un « heaume ». Le soupçon du fantastique jette l’effroi, la tyrannie de Manfred s’envenime jusqu’à ce que les tréfonds du mystère (qui a trait à la succession dynastique) puissent être parcourus. Certes, les ficelles de la peur sont parfois grandiloquentes, mais nous ne sommes qu’à l’aube d’un univers…
Comme juché sur une branche adjacente du genre, le francophone William Beckford sut faire de son Vathek une croisée des chemins entre le gothique et l’orientalisme : son fantastique arabe, digne des Mille et une nuits, quoique pimenté d’un sadisme explicite conté avec une rare distanciation, plut à Borges, au point de l’inclure dans sa célèbre collection « La bibliothèque de Babel ». Est-ce un conte philosophique ? Dans lequel il s’agirait de se délecter ou de prémunir contre les abus hyperboliques d’un prince théocrate et jouisseur, au point de se convertir aux joies pour le moins perverses du meurtre en série, y compris de jeunes adolescents qui se donnent « mille baisers » avant d’être jetés « dans le gouffre » par l’immonde et raffiné calife. Ce dernier n’omettra pas de rejoindre les régions infernales : « Tel fut, et doit être le châtiment des passions effrénées, et des actions atroces ».
Le Moine Ambrosio de Lewis, de par le venin de l’amour, et aux dépens de la belle Antonia, devient meurtrier, puis amant d’un démon femelle. « Hypocrite, ravisseur, traitre, monstre de cruauté, de concupiscence et d’ingratitude », il séquestre et viole l’innocence convoitée parmi les squelettes de l’ossuaire. Peut-être l’archétype le plus représentatif, le plus développé, le plus délicieusement horrifiant est-il né sous la plume de Lewis, si bien trempée dans le fiel de la noirceur. Au point qu’il influencera Les Elixirs du diable d’Hoffmann. Reste que sous les rebondissements de l’intrigue, la satire de l’hypocrisie religieuse et le tableau des développements du « mal radical inné dans la nature humaine[3] » vont bon train, non sans se colorer avec un surnaturel délirant qui fait de la fin du roman un feu d’artifice de fureur…
Ann Radcliffe a produit une demi-douzaine de romans gothiques. L’Italien ou le confessionnal des pénitents noirs est sans aucun doute son plus emblématique opus. Quatre cent cinquante pages de plaisir parmi mille quatre cent quarante pages de bonheur livide ! En des paysages dont la dimension picturale est impressionnante, sans compter la présence récurrente des motifs musicaux, l’intensité psychologique des personnages fait merveille. Shedoni, le criminel sublime, est d’une facture aussi redoutable que fouillée, les parents de l’aimable Vivaldi sont intransigeants et calculateurs jusqu’aux pires extrémités, le suspense est sans cesse mordant, la mère supérieure du couvent encastré dans les montagnes est une persécutrice appuyée, le motif incestueux devient insistant et cruel… Faut-il s’attendre à un dénouement tragique ou à une fin heureuse ?
Couronnement indispensable de l’édifice gothique, Frankenstein ou le Prométhée moderne propose un couple indissolublement lié : créateur et créature, antithétiques, à moins qu’il s’agisse d’une variation sur le motif du double. Dérive de la science et orgueil faustien, amour familial et solitude acharnée, remord et châtiment, viande et étincelle de vie, s’opposent en une montée tragique implacable, irréversible. La créature accède à une capacité rhétorique impressionnante, alors qu’elle fit son éducation en écoutant aux portes et en lisant trois livres trouvés dans la forêt : elle invoque, non sans mauvaise foi, sa pureté originelle tout en taxant son créateur, qui l’abandonna, d’origine du mal ; ce en quoi le débat rousseauiste n’est pas loin. Dans le laboratoire de son château ruiné, le Docteur nécrophile défie la Providence divine en s’octroyant le don de vie ; dans le grandiose décor alpestre de la mer de glace, la créature satanique et psychopathe défie son créateur. Le sommet du roman gothique, écho des mythes de Faust et de Prométhée, mais aussi de la Genèse, est également l’embryon d’un genre romanesque à venir : la science-fiction…
Cinq romans d’importance donc, en de nouvelles traductions -hors Vathek que Beckford écrivit en français- font de ce Pléiade une bible du roman gothique, si l’on veut bien pardonner cet oxymore sulfureux. Comme à son excellente habitude, l’édition nous gratifie de notices roboratives et de notes précises. Tout juste, mais il fallait regarder à l’indispensable en cette partie émergée de l’iceberg, peut-on regretter l’absence des Mystères du château d’Udolpho[4], de la même Ann Radcliffe, du Melmoth de Maturin[5] qu’André Breton crut bon de préfacer ; et de la brève préface que Mallarmé offrit au Vathek. Dans laquelle il vante, non seulement la langue, mais : « Un livre qui en plus d’un cas, son ironie d’abord peu dissimulée, tient à l’ancien ton et, par le sentiment et le spectacle vrais, au roman évocatoire moderne[6]». On croirait entendre l’écho de « la sorcellerie évocatoire[7]» d’un Baudelaire, qui, par plus d’un trait est redevable, en son romantisme noir, du roman gothique…
Quel jugement moral pouvons-nous porter sur ces romans gothiques, quand la réussite esthétique est indéniable ? La fascination du mal, à laquelle on consent dans la plongée, voire l’identification, et la répulsion de la lecture, trouve son retour à l’équilibre lors d’une revanche de la vertu, si le fauteur de crimes est puni, par Satan, dans Le Moine de Lewis, par la créature qui poursuit infiniment le Docteur Frankenstein. Quoique celle-ci, meurtrière d’innocents, un enfant, une jeune femme, reste impunie, sinon par la solitude et l’errance tourmentée. La science faustienne punie mériterait cependant d’être réhabilitée, quoique avec conscience : n’avons-nous pas repoussé, par-delà l’exploit incomplet et vicié du Docteur Frankenstein, les limites du vivant, l’espérance de vie, grâce aux greffes, aux biotechnologies, aux thérapies géniques…
Au-delà du trio masculin, d’Ann Radcliffe et de Mary Shelley, femmes de lettres aux subtils et horrifiques talents, n’y-a-t-il pas une postérité infinie à ces romans gothiques qui firent vibrer un Balzac qui leur fut souvent redevable ? De quel surgeon du genre procède l’œuvre du Marquis de Sade ? Depuis Le Bras de la vengeance de Thomas de Quincey[8], ou L’Etrange cas du Docteur Jekyll et de M. Hyde de Stevenson, en passant par le mythe monstrueux de Cthulhu, élaboré par l’Américain Lovecraft, jusqu’aux monstres humains et canins surgis de la vie ordinaire et entre les pages de Stephen King, sans compter les déclinaisons vampiriques[9], la bibliothèque noire de l’effroi reste ouverte pour de nouveaux avatars contemporains et à venir…
Merci de ce bel article foisonnant et complet sur une littérature qui m'est toujours apparue comme essentielle, avant même que j'en connaisse certains éléments. Ce doit être Baudelaire qui m'a donné -très jeune- envie d'en lire et d'en savoir davantage alors que la bibliothèque de mon père manquait cruellement d'exemplaires ou d'essais propres à m'éclairer.<br />
Manquent à ce beau Pléiade "Les mystères du château d'Udolphe" et "Melmoth" mais on peut quasiment tout lire chez José Corti.
Avec plaisir, Francesca. En effet ce romantisme noir n'a pas été sans influence sur Baudelaire. IL faut signaler la belle collection "Romantiques" chez José Corti.
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.