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10 décembre 2020 4 10 /12 /décembre /2020 11:04

 

Krimmler Ache, Salzburg, Österreich.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

 

Gueule du loup,

haine & deuil de la littérature, de la culture :

Hélène Merlin-Kajman, William Marx,

Baptiste Dericquebourg, Konrad Paul Liessmann.

 

 

Hélène Merlin-Kajman :

Lire dans la gueule du loup. Essai sur une zone à défendre, la littérature,

Gallimard, 2016, 334 p, 23,50 €.

 

William Marx :

La Haine de la littérature, Minuit, 2015, 224 p, 19 €.

 

Baptiste Dericquebourg :

Le Deuil de la littérature, Allia, 2020, 112 p, 7 €.

 

Konrad Paul Liessmann :

La Haine de la culture. Pourquoi les démocraties ont besoin de citoyens cultivés,

traduit de l’allemand (Autriche) par Susanne Kruse et Hervé Soulaire,

Armand Colin, 2020, 224 p, 20,90 €.

 

Le loup caché dans les livres se révèle soudain vénéneux, effrayant, comme celui des Contes de Perrault[1]. Reste à l’apprivoiser. Où le haïr, le dévorer en sa qualité de loup politique… Les pouvoirs de la lecture sont inouïs. De l’apaisement à la thérapie par le rêve, ils sont aimables et bienheureux. Mais ils peuvent avoir un versant plus cruel, de par le désir ou l’effroi engendré, cet appétit ou cet avertissement face aux terribles facettes du mal. Pouvoirs dérangeants au point qu’individus, partis, Etats ou religions vomissent leur haine de la littérature, et se livrent enfin aux plaisirs brutaux de l’autodafé. Cet enchainement cumulatif de pouvoirs et de contre-pouvoirs est au nœud du maelström dont accouche le livre imprimé, et dont se font les défenseurs quatre essayistes fort pertinents : Hélène Merlin-Kajman et William Marx aiment pardessus tout la séduction et la puissance de la pensée jaillie des pages, au point de dresser chacun une édifiante plaidoirie pour les pouvoirs de la littérature, autant qu’un réquisitoire documenté contre le « deuil de la littérature » et ceux qui haïssent les Lumières de la culture. Ces fossoyeurs de l’être, en particulier dans le domaine de l’éducation et de la culture, sont l’objet des pamphlets à grande vapeur de Baptiste Dericquebourg et Konrad Paul Liessmann, appelant à un sursaut indispensable.

 

 

La littérature n’est-elle que machine textuelle pour spécialistes, ou bouleversement de passions, de positions morales et immorales, de combats politiques ? C’est ce dernier bastion que redécouvre avec une feinte naïveté Hélène Merlin-Kajman en son essai où elle se jette « dans la gueule du loup » lettré. C’est cette même conscience qui la pousse encore plus à l’amour des belles Lettres.

À partir du XIX° siècle, la littérature a perdu sa double autorité : « plaire et instruire », suivant la devise d’Horace et des Classiques. Bientôt, avec Mallarmé, elle « n’a plus d’autre fin qu’elle-même ». Quoique gardant sa liberté critique, elle devient un travail sur la langue, une poétique de la construction, tant les mots ne sont pas les choses, perdant son « illusion référentielle » et par là son contact avec le réel, du moins en monde universitaire clos. C’est ce que déplore Hélène Merlin-Kajman, en affirmant qu’elle peut et doit avoir un fort impact sur nos consciences et nos vies, qu’elle n’est pas sans dimension morale, qu’elle fournit des modèles et des repoussoirs…

C’est en effet autre chose de lire entre universitaires que de lire à un enfant qui prend de plein fouet les textes. Car à l’occasion du « Mauvais vitrier », un poème en prose de Baudelaire, où le poète brise les vitres, le fils de notre essayiste s’écrie : « mais ce n’est pas bien » ! De même, Le Grand cahier d’Agota Kristof propose des images violentes, insoutenables, qui ne sont pas que des effets textuels. Ainsi « gaités traumatiques », « part sexuelle », « morale et religion » se bousculent parmi nos livres, qu’il ne s’agit plus de lire en seuls narratologues et autres rhétoriciens.

Avec la pertinence de qui ne craint pas de se jeter « dans la gueule du loup », Hélène Merlin-Kajman propose une refondation salutaire des Lettres, cette « zone à défendre » (on passera sur le choix malheureux de cette expression lourdement connotée par l’actualité écologiste et politique). N’en déplaise aux formalistes, la littérature « produit un effet sur le monde interne de ses auditeurs et lecteurs » ; c’est celui du « partage transitionnel » des affects, effrois et bonheur, de la transmission de la beauté et du sens. Au-delà, il faut « privilégier sa fonction réparatrice ». Même les pires loups de la littérature doivent être accessibles à la catharsis d’Aristote : comprendre et purger les passions les plus terribles de l’humanité. Or, la conclusion d’Hélène Merlin-Kajman est à cet égard aussi belle que juste : « Si notre société se prive de ce langage exceptionnel, nous n’aurons aucune chance d’échapper au renouveau des fondamentalismes religieux qui offrent aussi aux blessures subjectives provoquées par les bouleversements sociaux propres à notre époque des formes d’élaboration, de réparation ou d’exutoire fondées non sur le lien entre-passible et le libre jeu des figures, mais sur le repli communautaire, le sens univoque de la lettre, voire la mystique de la mort ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Nombreux sont les récalcitrants et autres tyrans chasseurs de loups, radiographiés et dénoncés par William Marx, qui ont contracté La Haine de la littérature. Souvenons-nous que, dès le VI° siècle avant notre ère, Socrate, qui aimait tant le Beau, fut sommé de boire la cigüe parce que ses idées portaient, selon ses détracteurs, préjudice à la cité. Pas tout à fait injuste retour des choses puisqu’il prétendait exclure les mensongers poètes de sa République. Pourtant, bien auparavant, ces derniers avaient, inspirés par les Muses, la voix de la vérité.

Au nom de l’autorité, de la vérité, de la moralité et de la société. C’est ainsi que notre brillant essayiste liste « les quatre procès principaux intentés à la littérature ». C’est ainsi que selon quatre parties sont balayées les histoires littéraires, d’Homère à Auschwitz, en passant par Madame Bovary et les « cultural studies ». Une « galerie de grotesques » préside à ces attentats contre l’imagination et la pensée : dominicain et pasteur, philologue et chimiste, procureur et moraliste, ministre et Président de la République.

Reste qu’heureusement les plus recommandables Homère et Platon se font les fils conducteurs de l’essai admirablement documenté ; la haine ou l’amour de la poésie originelle présidant à tout examen religieux politique ou populaire de la littérature. Il y a cependant une pensée théologique qui, non sans méfiance, lui rend justice. Saint Thomas d’Aquin, le philosophe médiéval souverain, prétendant que la poésie est « le plus bas de tous les savoirs », avance, compliment paradoxal, que « l’usage de métaphore est plus conforme à la connaissance que nous avons de Dieu en cette vie », puisqu’en permettant de « mesurer véritablement ce que nous disons ou pensons de Dieu », qui n’est en fait qu’une méconnaissance.

De manière surprenante, l’essayiste, passe soudain à l’année 1959, alors qu’un certain Snow propose une conférence à Cambridge qui impressionna jusqu’au président américain John Fitzgerald Kennedy : « Les deux cultures et la révolution scientifique ». Culture scientifique et littéraire s’ignorent scandaleusement. Jusque-là tout va bien. Mais le propos dérape lorsque la première est parée de toutes les vertus de rigueur et de simplicité, et que la seconde n’est que « mensonge, snobisme, passéisme »… Sans omettre que la première est « résolument hétérosexuelle », oubliant le cas d’Alan Turing, qui se donna la mort après avoir été condamné pour homosexualité, bien qu’il eût décrypté le code Enigma en pleine guerre mondiale et jeté les bases de l’ordinateur ! Pire encore, le conférencier demande avec aplomb si « l’influence de ce qu’ils représentent n’a pas contribué à rendre Auschwitz possible ? » Les poètes fusillés par l’argument ad hitlerum ! Sans compter bien sûr qu’ils sont passibles « d’un sentiment antisocial ». À ce compte-là, nous nous honorons d’être antisociaux. Mieux vaut en rire, et remercier William Marx de déterrer un épisode grotesque et oublié pour le délassement de nos cordes hilarantes, plutôt que de se faire peur : il y a bien une pulsion totalitaire et sociale (l’une n’est jamais loin de l’autre) parmi nos sociétés, fussent-elles civilisées, contre les fêlés de littérature.

Bien avant le procès intenté à Madame Bovary en 1857, les traités sur la « crémation des livres hérétiques » et la « futilité de la poésie » abondent. La littérature « corrompt les cœurs par des peintures dangereuses », dit-on de longtemps et pour longtemps. Rousseau lui-même, qui s’alarma de voir son Emile ou de l’éducation brûlé, regrettait « qu’on ne fît point de bûchers de livres », car selon lui, les sciences et les arts corrompent les mœurs. Ajoutons qu’à l’heure où Salman Rushdie est régulièrement condamné à mort par des fatwas imbéciles, Lolita de Nabokov n’aurait guère de chance d’être publié sans échapper à un procès pour pédophilie. N’imaginons cependant pas un instant que ces derniers arguments échapperaient à William Marx.

Il faut se moquer du malheureux qui dénia la légitimité de la lecture de La Princesse de Clèves lors de quelque obscur concours de la fonction publique, Nicolas Sarkozy, pour ne pas le nommer : « Le plus grave et le plus étrange était qu’un président préoccupé par la question de l’identité nationale n’eût pas compris qu’elle se définissait entre autres par une importance particulière attachée à la littérature ». Craignons que William Marx, par conformisme, n’accorde trop d’importance à une telle babiole, qui n’était pas même haine de la littérature, mais inculture manifeste et risible, néanmoins inquiétante lorsqu’il s’agit de la plus haute fonction politique. Rassurons-nous en effet, ce n’était que billevesée, quoique significative, de la part d’un pouvoir aux ongles heureusement rognés (du moins sur ce sujet) alors qu’ironie, Madame de La Fayette entrait dans la Bibliothèque de la Pléiade.

Aujourd’hui hélas, la littérature se voit menacée par une dérive des « cultural studies » qui se veut dénoncer le racisme et la ségrégation à l’œuvre chez les écrivains. Il ne faudrait plus lire un tel s’il n’a pas su donner une image politiquement correcte de la négritude, de la féminité, de l’homosexuel. Une fois de plus la vertu, l’éthique, deviennent des outils d’ostracisme, autre forme de bûcher, certes culturel mais bien antilittéraire. Après L’Adieu à la littérature[2] qui montrait combien elle pouvait s’attaquer à elle-même, entre auteurs, voire jusqu’aux auteurs qui doutaient d’elle au point de souhaiter l’invalider, William Marx brocarde et glisse sous le scalpel de son analyse ceux qui œuvrent au service des égouts où jeter les écarts d’une littérature et dont la profession eût du d’être le modèle de l’inventivité.

 

Vélins XVII°. Photo : T. Guinhut.

 

Qu’est devenue la littérature dans la machine universitaire ? L’on aurait pu imaginer qu’elle en soit le sanctuaire. Cependant, au fil du pamphlétaire Baptiste Dericquebourg, faut-il déplorer le Deuil de la littérature. Car selon lui l’institution universitaire s’est fossilisée en chapelles structuralistes, voire intersectionnelles et  décoloniales, au mépris de la vérité des œuvres et des textes. Ainsi c’est « la couleur politique de l’enseignant » qui fait réagir, voire refuser un cours de philosophie sur Hegel. O encore l’on subit « les bêlements mal assurés » d’une « brebis disgracieuse courbée sur les Fabliaux érotiques » et autres figures moquées d’une institution cacochyme, dont le pamphlet se paie les têtes avec une noire jubilation.

Au mieux l’étudiant apprend à commenter, pas du tout à créer, esclave « d’un instrument de dressage particulièrement efficace : la thèse », apprenant ainsi « soumission intellectuelle […] un certain conformisme moral et politique ». À force de devenir spécialiste, l’on en devient moins lettré, moins humaniste. D’autant plus que « la parole impuissante trouve sa raison d’être dans le culte de sa propre impuissance », ce qui pourrait être un réquisitoire contre des Beckett et Blanchot.

Ce pourquoi Baptiste Dericquebourg préconise avec raison l’étude et l’usage de la rhétorique, de l’écriture au sens de la création, qu’elle soit narrative ou argumentative, hélas de moins en moins prisées. Il est nanti d’une haute ambition : « celle de transformer la vie par la lecture et d’atteindre une forme d’immortalité par l’écriture, celle enfin de conférer un pouvoir sur le reste de l’humanité et la guider ». Ce qui est une conception noble et romantique, conception qu’ont hélas partagé et diffusé les sectataires marxistes. D’ailleurs l’on voit rôder de ci-de-là de plus en plus de relents de phraséologie marxiste anti-Capital et contre « l’ordre bourgeois », réduisant de façon dommageable la portée d’un ouvrage qui s’embourbe dans un dogmatisme sénescent. Au point de prôner la « liberté » et de dénoncer le « libre-échange » !

Aussi, vitupérant contre le « texte marchandise », notre auteur vilipende à bon droit de trop commerciales productions, mais oublie les bienfaits d’une démocratisation qui a permis aux plus modestes de pouvoir accéder aux grands textes. Indexant l’Histoire de la littérature à celle de son propre suicide, l’auteur va dans le sens de ce qu’il dénonce, en un remugle vomitif de désabusement, voire de ressentiment. N’en réchappent que des piques bien senties contre la généralisation du medium vidéo qui « provoque addiction, déconcentration, passivité face au discours », contre le roman envahi par « l’autofiction », contre « la bouillie en vers libres », qui remplace la qualité des vers réguliers, alors que « nous sommes devenus incapables de produire ce qu’on nous demande d’admirer », ou encore le « ministère de la Culture comme un oxymore »...

Malgré son acuité virulente, qui se lit avec entrain, l’exercice est parfois à l’emporte-pièce. Le pamphlétaire tire à boulets rouge (trop rouges) sur une caste et un système qui l’a nourrit puisqu’il intégra l’Ecole Normale Supérieure. Certes la tendance à la bureaucratisation et au grégarisme de la doxa ne peut que contribuer à stériliser l’Education Nationale et ses servants, mais n’ignorons pas qu’il reste des professeurs, des étudiants férus de transmission, de lectures et de découvertes littéraires et philosophiques vivantes, qu’elles viennent de l’Antiquité ou de notre immédiat contemporain.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Plus vigoureux et plus sûrement judicieux est Konrad Paul Lissmann : c’est la culture toute entière qui est dangereusement menacée. Bille en tête contre la barbarie intellectuelle, ce philosophe autrichien déplore les charges fielleuses et répétées contre la culture, ce que selon son titre allemand il s’agit d’appeler la « bildung », soit à la fois l’éducation, la formation, la culture et l’expérience intérieure, car le mot culture fait florès quand l’être cultivé est en déshérence. Son pamphlet bien senti, La Haine de la culture, s’appuie sur trois griefs : la suprématie de l’économie et de la technologie (d’autant plus au moyen du numérique), le politiquement correct moralisateur et enfin la disparition de la formation classique. Ce qui n’est d’ailleurs pas loin de ce que dénonçait en son temps Hannah Arendt dans La Crise de la culture[3]. L’on arase l’instruction sous les compétences, l’on invite au ludique et aux travaux de groupe, au mépris de l’accès à la difficulté, du cours magistral qui transmet l’éloquence et la connaissance, l’on nous bombarde d’écrans et d’ordinateurs au risque de surévaluer l’outil et sa dextérité au lieu de la patiente lecture en profondeur['] ; car « la culture n’est pas un savoir-faire ». Or ne s’agit-il pas de favoriser « des citoyens émancipés capables de résister aux tentations totalitaires des multinationales du net », qui, ajoutons-le, ne reculent plus devant la censure et l’infantilisation ? Face à la massification du divertissement, le lecteur cultivé est une « provocation ». Car il est celui « qui possède un savoir solide, lui permettant de distinguer sans aucune censure les faits de la fiction, mais aussi des connaissances esthétiques et littéraires acquises par l’expérience, une perception nuancée dans les domaine historique et linguistique, la capacité à porter un regard critique y compris sur soi-même, un jugement équilibré fondé sur tout ce qui précède et une capacité accrue à faire la part des choses face aux mensonges, aux exagérations, aux phénomènes de mode, aux formules toutes faites, aux jugements moraux et aux platitudes de notre époque ». Ne doutons pas qu’il s’agisse là d’un idéal de l’éducation libérale[5].

Avec une corrosive ironie, Konrad Paul Liessmann brocarde l’éducation comme « le plus puissant ersatz de la religion », pointant une dizaine d’articles de foi, dont l’égalité des enfants capables d’apprendre par eux-mêmes grâce à un professeur devenu un « coach » (comme le suggère le nouveau CAPES 2020), la « bénédiction par le numérique », la « Sainte-Trinité d’acquisition des compétences, d’invidualisation et de standardisation », et la croyance en un « bac pour tous ». Ainsi le mal serait vaincu, ainsi un langage euphorisant masque la réalité, trahit la vérité.

De plus la transmissions de savoirs « ne prend plus appui sur la chose elle-même, mais sur l’objet d’étude […] mais sur les ressentis et les possibilités de chacun » ; dangereuse dérive. La charge, peut-être un peu excessive, n’en est pas moins judicieuse.

Le mantra de l’éducation est aujourd’hui la réduction des inégalités ; le concept étant aussi spécieux économiquement[6] que culturellement. Cultiver des individus, des élites, quels que soient les plus divers domaines d’élitismes, est un devoir non seulement moral, mais politique. Au-delà de justes impératifs économiques, au-delà du saucissonnage en compétences et en exercices, n’y at-il pas nécessité de « la curiosité libre de contrainte », du « goût pour la beauté » ? Réhabilitons la « schola » et « l’otium » antiques, cette « oisiveté studieuse », son temps de lecture en retrait du monde et d’argumentation en échange d’autrui pour mieux apprécier et penser le monde.

 Ainsi faut-il repenser la culture générale non comme un catalogue, un « QCM », affreux acronyme pour questionnaire à choix multiples inféodé aux modes et clichés du temps, mais comme une formation de l’esprit scientifique et humaniste. De même faut-il à l’enseignant éloigner le scientisme pédagogiste pour retrouver l’essence de sa discipline. Et prendre conscience que l’« on encourage l’esprit critique tout en appelant au maintien du statu quo »…

N’oublions pas le pire peut-être : un pays comme la France entretient un lourd chômage récurrent alors que le baccalauréat est donné comme lors de la multiplication des pains et que les diplômés universitaires courent les rues : « Seuls les pays affichant un faible pourcentage de diplômés de l’enseignement supérieur - la Suisse, l’Autriche, l’Allemagne - affichent un faible taux de chômage ».

Non sans un nécessaire pied de nez à l’égard de la culpabilisation par l’islamophobie, c’est avec réalisme et alacrité que l’essayiste rappelle l’évidence : « Si les philosophes des Lumières […] avaient été comme nous le sommes aujourd’hui animés par le souci de ne surtout pas blesser les sentiments religieux, il n’y aurait pas eu de Lumières, pas de droits de l’homme, pas de théorie de l’évolution, pas de monde moderne ». À coups de rage marxiste contre la culture bourgeoise, l’élitisme et la compétition (« la lutte pour les talents appartient au passé »), de doxa climatique, de théorie du genre, d’antiracisme dévoyé, de détestation du patriarcat hétérosexuel blanc et autres billevesées propagandistes prétendument progressistes (comme les pratique avec entrain une grande école du nom de Sciences Po Paris) l’éducation perd la dimension éthique de l’esprit critique et libre. Est-il possible que ces maux soient pires en notre France hexagonale, bien plus centralisée et directoriale, pour ne pas dire dictatoriale, que nos meilleurs voisins  que l’on affecte de ne pas voir pour ne pas s’inspirer de leurs résiduelles qualités.

Roboratif est cet essai nécessaire, même si parfois il papillonne vers la satire du narcissisme du « selfie », vers l’Europe en tant que phénomène civilisationnel. L’ouvrage, de plus en plus pluriel, se paie le luxe de quelques chapitres essentiellement cultivés, autour de la dialectique de l’esprit et des mille mains, sur l’unité des science et des arts, ou sur la liberté, la performance et la responsabilité ; sur des « intellectuels en ces temps de détresse », soit ces élites politiques qui se prétendent débordées par le populisme, alors qu’elle ont échoué…

Combien est salutaire cette réflexion de Konrad Paul Liessmann qui sait pertinemment que « penser est l’affaire de l’individu » et non de quelque collectif que ce soit. Même si son pamphlet généralise le désastre, au dépend des enseignants, des élèves et étudiants, qui, au nom du droit naturel au savoir, continuent à rechercher le meilleur de la culture, il a la sagesse d’en appeler à de « nouvelles Lumières ».

 

Avec une cendreuse jubilation, Hélène Merlin-Kajman et William Marx, Baptiste Dericquebourg et Konrad Paul Liessmann dénoncent l’inculte dégout qui infuse la perception des Lettres. Ils ont bien le même but, et le même idéal : défendre nos littératures contre les pouvoirs répressifs, qu’ils soient animés de haine ou des guenilles apparemment splendides de la vertu et de l’éthique. Pensons alors au roman d’Elias Canetti, publié en 1935, Auto-da-fé[7], sombre suicide d’un érudit, au travers de l’incendie de sa bibliothèque, qui capitule devant la médiocrité revancharde et autoritaire d’une femme, métaphore d’un nazisme en train d’éclore. Les loups bruns ont gagné une partie, avant d’être heureusement éradiqués, avant que d’autres meutes idéologiques, politiques et religieuses, se lancent à l’assaut. Mais au-delà de ces brûleurs de livres, il n’est pas indifférent de se demander si la surenchère de volumes, le rouleau compresseur du divertissement et du cliché, tant dans les librairies que sur les écrans, ne deviennent pas un éteignoir obligeamment fourni, en particulier aux plus jeunes générations. Aux meutes de loups d'une telle réalité, aurons-nous la sagesse de savoir leur opposer les libertés et les beautés de ces loups de fiction et d’argumentation nécessaires : ceux de la littérature  de la philosophie, au service d’une éducation et d’une culture, au sens le plus noble des termes…

 

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

La partie sur Lire dans la gueule du loup a été publiée

dans Le Matricule des anges, février 2016.

 

[2] William Marx : L’Adieu à la littérature, Minuit, 2005.

[6] Voir : Inégalités

[7] Elias Canetti : Auto-da-fé, Gallimard, traduit de l’allemand par Paule Arheix, 1968.

 

Charles Perrault : Contes, Emile Guérin éditeur, fin XIX°. Photo : T. Guinhut.

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3 décembre 2020 4 03 /12 /décembre /2020 17:15

 

Buffon : Histoire naturelle, Furne & cie, 1853.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

Animaux littéraires & apologues

politiques, satiriques et familiers.

Orwell, Boulgakov, Gary, Meshkov, Pelevine,

Dutrecht, Soseki.

 

 

 

George Orwell : La ferme des animaux,

traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Jean Queval, Champ libre, 1983, 193 p, 11 €.

 

Mikhaïl Boulgakov : Cœur de chien,

traduit du russe par Vladimir Volkoff, Le Livre de poche, 1999, 156 p, 6,90 €.

 

Romain Gary : Chien blanc, Folio, 1972, 220 p,  6,90 €.

 

Aleksej Meshkov : Le Chien Lodok, traduit de l’italien par Lise Chapuis,

L’Arbre vengeur, 2012, 192 p, 13 €.

 

Victor Pelevine : L’Ermite et six doigts,

 traduit du russe par Christine Zeytounian, Jacqueline Chambon, 1997, 74 p, 17,95 €.

 

Karen Dutrech : Le Don des oiseaux, L’Escampette, 2020, 96 p, 13 €.

 

Natsume Sôseki : Je suis un chat,

traduit du japonais par Jean Cholley, Gallimard, 1994, 448 p, 13,90 €.

 

 

 

Quel chat, quel cochon, quel chien, quel poulet sommes-nous ? Compagnes chéries et moquées de l’apologue, les bêtes parcourent les fables d’Esope et de La Fontaine, qui se servent « d’animaux pour instruire les hommes[1] », et s’emparent en 1945 de la ferme d’Orwell. Pour faire allusion à Aristote, il est « par nature un animal politique[2] » sans avoir besoin d’être un homme, dont il est le masque. Gorets, canidés, poulets et oiselets, les voici marionnettes bien vivantes des écrivains, anglais, russes ou français. Pour être moins emblématiques que ceux de La Fontaine ou de George Orwell, ces écrivains ont leur modeste brillant, leur qualité philosophique, comme Mikhaïl Boulgakov, Romain Gary, Aleksej Meshkov et Victor Pelevine, d’humour grave et satirique, ou tout simplement le plus tendre et fragile du monde, comme Karen Dutrech et ses passereaux, que ne dévoreront pas le chat de Natsume Sôseki.

 

Comme l’on sait, « Sage l’Ancien » est un cochon de marxiste orwellien. L’on aurait dû en être alerté en apprenant qu’il était « le seul à ne jamais rire », avec son « air raisonnable, bienveillant même, malgré ses canines intactes ». Aussi, en dépit de l’apparence iréniste de son discours inaugural au roman, n’est-il peut-être pas indemne du péché originel de théoricien du totalitarisme, comme son maître implicite : Karl Marx[3], dont les meures liberticides et totalitaires empuantissent les dernières pages du Manifeste communiste[4]. Ce que confirme, au regard de la présence de tous les animaux, l’absence de « Moïse », un corbeau apprivoisé ». Est-ce parce qu’il pactise avec les oppresseurs humains, ou par la vertu de ses tables de la loi, qui commencent par « Tu ne tueras point » ? L’on subodore que cette lecture iconoclaste fera dresser les cheveux sur la tête de bien des thuriféraires. La vie de labeur, de misère et d’égorgement qui est le lot de l’animalité de la ferme mérite bien une révolte prônée par notre guide porcin. Et une variante de l’Internationale chantée à groin ouvert, promettant aux « Animaux de tous les pays […] la délivrance [quand] un âge d’or vous est promis ». Aussi faut-il une victime sacrificielle : « Car seul l’Homme est notre véritable ennemi », ce masque du bourgeois éradiqué dès Lénine. De plus quand « les animaux entre eux sont tous camarades », rôde le spectre d’un communisme égalisateur où « certains sont plus égaux que d’autres ». Tyrannie et travaux forcés font de la ferme un goulag animalier. Dire alors que le stalinien cochon Napoléon aurait distordu la réalisable utopie est mensonge éhonté. Enfin, une fois les porcins devenus complices des humains, « Dehors, les yeux des animaux allaient du cochon à l’homme et de l’homme au cochon, et de nouveau du cochon à l’homme ; mais déjà il était impossible de distinguer l’un de l’autre ». Cette phrase ultime de l’apologue ne cache plus que les masques sont tombés, que les animaux sont les porte-voix des pulsions tyranniques de l’humanité. Ainsi George Orwell affirmait implicitement en 1945 combien le communisme est un cochon de régime, dont les canines n’ont pas de mesure.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Dès 1925 Mikhaïl Boulgakov voyait son manuscrit frappé par la censure préalable à toute publication. Sa nouvelle Cœur de chien était en effet une critique à peine voilée, néanmoins acerbe, de la situation politique contemporaine, attirant ainsi l’attention du Guépéou qui s’empressa de se livrer à une perquisition puis à la confiscation. Il fallut attendre 1968 pour qu’elle soit publiée à Munich, puis en 1987 en Russie, de manière posthume, puisque Mikhaïl Bougakov, né en 1891, quitta la tyrannie soviétique en 1940 au moyen du repos éternel. L’auteur du Maître et Marguerite met en scène une anticipation scientifique horrifiante. Non loin de L’Île du Docteur Moreau de Georges Herbert Wells, le faustien savant fou Philippovitch et son collègue, qui ont été épargnés par une révolution, se livrent à des travaux sur le rajeunissement, par exemple en greffant des « ovaires de guenon » à une vieille dame. Ils ont surtout censés s’attacher à la production de génies et mettre au point des procédés visant une humanité idéale. Elle s’accomplirait au moyen d’une mutation de l’animal à l’homme. C’est un chien errant, nommé « Charik, qui s’y colle, greffe de testicules et d’hypophyse humain venus d’un délinquant à l’appui, suivie d’une éducation assez peu efficace, et d’un conditionnement par le marxisme-léninisme : « Ce qu’il faut, c’est tout prendre et tout partager », brame-t-il. Le voici devenu un « hominidé » bavard et ordurier, puis un parfait agent de la répression et de l’éradication des chats et autres animaux errants. L’on se doute que l’expérience va mal tourner, au point que le créateur, tel le Docteur Frankenstein, soit menacé par sa créature.

Le récit est à la fois comique, bouffon et expressionniste, l’on y hurle comme à l’opéra, l’on y joue de la parodie de la langue de bois soviétique, le vocabulaire médical est pléthorique (Boulgakov était médecin), le discours éthique et philosophique s’impose avec une volontaire approximation. Aux côtés d’un narrateur omniscient, la voix canine est le « cœur » de la nouvelle et de son point de vue pour le moins symbolique ; car la bestiole, originellement affamée de liberté, douée d’une verve toute populaire, tire d’abord orgueil de son collier avant de sombrer dans la revancharde déchéance humaine. Au-delà de la richesse profuse de l’exercice, l’anticipation chirurgicale est une satire acide de l’avenir radieux de l’homo sovieticus, non loin de son prédécesseur en dystopie, Zamiatine, qui, dans Nous[5], extirpait l’imagination des protagonistes de l’idéal communiste. Le malheureux canidé Charik, qu’il va falloir tuer, représente en fait un prolétariat aux vues limités que la révolution russe métamorphose en Charikov, « un homoncule » emmarxisé, soit le prototype d’un immonde tyran aux bas instincts populaciers, destiné à peupler au moyen de son ochlocratie l’Union soviétique sinon le monde entier, dans une déflagration du mal radical. Pourtant, affirme naïvement Filippovitch, préférant la douceur pour dompter notre chien, « la terreur n’y fera rien, aucune sorte de terreur : qu’elle soit blanche, rouge ou même brune ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Un demi-siècle plus tard, en 1970, il ne s’agissait plus d’un chien rouge, mais d’un Chien Blanc, sous la plume de Romain Gary. Et s’il ne parle pas, il sait s’exprimer en tant que « bête de bonne compagnie » et semble dire en offrant sa patte : « Je sais bien que j’ai l’air terrible, mais je suis un très brave type ». Ce « berger allemand » n’est pourtant pas blanc comme neige. Soudain le voilà métamorphosé : une violence féroce  s’empare de lui, « dans un paroxysme de haine », mais seulement à l’égard des individus noirs. Car il a été conditionné par son précédant maître, « dressé spécialement pour attaquer les Noirs […] pour aider la police contre les Noirs ». Le casus belli est particulièrement criant, d’autant que le romancier situe son drame romanesque aux Etats-Unis. Autour d’un tuer ou ne pas tuer le fauteur de troubles, le drame fait exploser les consciences. Jusqu’à ce que, sous la férule rééducative de Keys, un Musulman noir fanatique employé d’un zoo, « Chien Blanc devienne un « Chien Noir », en une pire réactivation du mal…

Quoique les péripéties soient narrées avec vigueur et émotion, ce Chien Blanc peut ressembler un peu trop à un roman autobiographique à thèse, et à charge contre le racisme. À moins de remarquer le questionnement souterrain sur le conditionnement, qui concerne également les hommes bien entendu ; mais aussi la satire des éducateurs antiracistes, sans oublier de tacler le racisme anti-blanc. Embrassant toute la société américaine avec une rare acuité, entre Martin Luther King et les Black Panthers, le récit, parfois à la lisière de l’essai, convoque les émeutes raciales et les manifestations politiques, y compris lorsque le projet d’immoler le chien doit contribuer à la protestation contre la guerre au Vietnam, car l’action a lieu en 1968. L’apologue est plus complexe qu’il n’y parait, alors que le narrateur, Romain Gary lui-même, marié à l’idéaliste Jean Seeberg, ne peut se départir d’une tendresse pour le bon fond inné de ce chien, au point de rêver pouvoir « guérir Batka », ce qui prend dans sa tête « des proportions symboliques ». En cette fable animalière, humaine et trop humaine, s’agit-il d’une trop irénique confiance envers l’humanité, ou, au vu du résultat, d’une fatale méprise…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Sous ce nom à consonance slave, Aleksej Meshkov, évident pseudonyme, se cache un écrivain italien que l’on dit être né dans les années soixante-dix et qui tient à rester fort discret. Comme sous le pelage de son chien Lodok se cache un être humain, décidé à fuir ses congénères. Le thème fantastique de la métamorphose, depuis Ovide jusqu’à Kafka, trouve ici un reprise originale grâce à son alliance avec l’apologue politique animalier, de La Fontaine à Orwell.

L'on a beau être heureux sous son poil et sous les caresses de son maître, le professeur et directeur de la clinique vétérinaire Lyudov, on n’est guère protégé de l’intrusion de la tyrannie humaine. La ruse qui consiste à devenir animal n’a pas suffi à notre pauvre « renégat du troupeau » pour se protéger des gardiens de l’ordre social et pour vivre en paix. Son irréductible différence le fera poursuivre sous toutes ses apparences par les « limiers », chasseurs infatigables de toutes les « déviances ».

Le récit à la première personne, d’abord serein, puis de plus en plus inquiet, rend compte de l’avancée inéluctable de l’organisation du « Zoo », métaphore du pouvoir totalitaire, décidée à incarcérer dans le rang quiconque ferait mine de s’en écarter. Lodok, homme-chien par excellence est « l’apostat, le renégat du troupeau », pourchassé comme tel : « Quand je suis rentré dans cette fourrure, j’avais d’autres projets. Je croyais qu’un homme travesti en chien serait libre de flairer et de chercher partout, mais je me trompais. Il n’y a plus d’espace pour la liberté dans notre nation ». Ce canidé narrateur, très humain en son for intérieur, au point d’éprouver de tendres sentiments envers la belle Véra, dénonçant « les faux idéaux de la meute humaine », sera finalement encerclé, victime d’un coup monté, puis annihilé. En cette féroce et mordante anti-utopie, reste-t-il quelque part la possibilité d’imaginer, sinon dans une lointaine et inatteignable constellation, la liberté ?

L'on saura pas quel est le réel régime qui tyrannise son malheureux héros, tant Aleksej Meshkov reste volontairement flou sur la question. Son organisme occulte, appelé « Le Zoo », qui détient le véritable pouvoir, a certes quelque chose de soviétique, mais il pourrait être chinois, sans exclusive. Que l’aventure se passe à Moscou, et convoque des procès absurdes, n’empêche en rien l’universalité du conte et sa charge satirique. Où l’on peut lire également en creux cette clinique vétérinaire où l’on « traite » les opposants comme une satire des laboratoires adonnés aux expérimentations animales. Comme lors des ultimes lignes du Zéro et l’infini d’Arthur Koestler (« Un second coup de massue l’atteignit derrière l’oreille. Puis tout fut calme[6] »), l’aventure de Lodok, « l’ennemi de l’ordre zoologique », s’achève le plus abruptement du monde : « Soudain, voici le coup de feu. Un coup sec et tout autour, il fait noir de nouveau ».

À la lisière de Cœur de chien de Boulgakov et de Rhinocéros de Ionesco (car les séides de l’organisation apparaissent coiffés de têtes de rhinocéros), mais aussi de La Ferme des animaux d’Orwell, Aleksej Meshkov renouvelle la tradition de l’apologue. Cette fable philosophique, ludique et angoissante, parue chez un éditeur éclectique, fureteur et passionné, est une image plus que réussie de l’éradication de la singularité individuelle au milieu d’un collectivisme égalisateur, de tout ordre social et théocratique passé, contemporain ou à venir, de tout enfer sur terre infligé par la passion de la tyrannie.

 

Charles d’Orbigny : Atlas du Dictionnaire d’Histoire naturelle,

Renard, Martinet & cie, Paris, 1849.

Photo : T. Guinhut.

 

Après le franco-italo-russe duo de canidés, voici un duo de gallinacés. Si l’on sait qu’il est parfaitement humain de deviser du monde comme il va, les interlocuteurs de cet autre nouvelle russe ne sont que de fieffés poulets. Viktor Pelevine, romancier prolixe né en 1962, choisit le format bref de l’apologue pour singer le dialogue philosophique entre « Sixdoigts » et « L’Ermite ». Pourtant le lieu n’est guère propice à l’exercice, tant il s’agit d’un élevage industriel. Le premier est rejeté de sa « communauté » à cause de sa difformité, le second a chassé tous les autres et construit, au moyen d’un mur de détritus « l’abri de l’âme ». Entre alternance du jour et de la nuit, peur des rats, « mangeoire-abreuvoir autour de laquelle notre civilisation s’édifie depuis un temps immémorial », et enfin « Mur du Monde », l’inquiétude cosmique et métaphysique va bon train. Mieux, « dans le langage des dieux, ça s’appelle Elevage industriel de volailles A. Lounatcharski » ! Réussissant à se faire jeter par-dessus bord grâce à la pyramide de leurs congénères, les deux voyageurs poursuivent une quête aveugle, menacés par les dieux qui les cuisent après la mort. Rattrapés par ces derniers, les voilà considérés comme des « prophètes » par la troupe des volailles, auxquelles L’Ermite est invité à offrir un sermon : « Le péché c’est l’excès de poids. Votre chair est coupable, car c’est à cause d’elle que les dieux vous mangent ». In extremis, les exercices de vol leur permettront de s’échapper sous le soleil…

Avec un talent fou et bien de l’ironie, Viktor Pelevine met en scène une cosmogonie digne d’Hésiode, car l’on vient de « sphères blanches », l’on est dominé par les « Vingt Proches » du dôme majestueux de la mangeoire, alors qu’un au-delà serait possible. Cette eschatologie parodique n’est pas sans empathie envers des volatiles élevés pour l’abattage, même si l’on peut lire en l’apologue une mise en abyme absurde de la condition humaine. Evidemment, l’on pense au voltairien « Dialogue du chapon et de la poularde[7] », dans lequel ces derniers se plaignent de leur castration et de leur destinée gastronomique, mais Viktor Pelevine leur adjoint une dimension spectrale et poétique bienvenue.

La fortune et l'infortune des gallinacés trouve son miroir, lorsqu'avec Alexis Legayet ce ne sont plus les hommes qui sont les dieux des poulets, mais l’un d’entre eux qui devient le Dieu Denis ou le divin poulet » [8].

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Quittons à tire d’aile l’apologue, mais en suivant d’autres volatiles. Et posons-nous sur un livre paisible pour dépasser cette zoologie didacticopolitique. Sont-ce des récits autobiographiques, des poèmes en prose ? Un oiseau sur l’épaule ou dans la main, Karen Dutrech est une autre Saint-François d’Assise parmi les pages de son Don des oiseaux. Ils ne sont que moineaux, étourneaux et martinets, petites gens de peu parmi les volatiles ; et pourtant si amicaux…

« Carmelina » est un très jeune moineau, plus exactement une « moinelle », recueillie sur le sol d’un carmel italien. Un « oisillon tombé du nid » comme « Fioretto l’intellectuel » recueilli à Toulouse, « Sakuni l’apprenti ténor », ou « Glenn », comme le pianiste Glenn Gould, pour un martinet. Cette petite créature n’est pas encore mûre pour l’envol ; ce pourquoi notre ange gardien se charge de la recueillir, la nourrir, au point qu’elle se cache dans ses cheveux, son foulard, comme en un nid, avant d’apprendre à se baigner dans un bouchon d’eau, et de prendre enfin son envol vers la liberté des bois. Ils ont leur petite cage pour voyager, accompagner la narratrice jusque dans ses entretiens de recherche, ils pianotent sur les touches de l’ordinateur, sans cependant qu’aucun texte intelligible y apparaisse, ils cherchent « le peau-à-plumes », apprivoisent les personnes de rencontre et Erik, le compagnon. Est-ce exagéré de croire à tant d’intentions : « tu viens piquer mes lèvres pour me faire comprendre, avec autorité, que tu as besoin de manger ». Et d’imaginer une « ornithomancie » ? N’empêche que le second moineau « arpente la bibliothèque, en intellectuel érudit surtout curieux de l’étagère poésie et de celle de la spiritualité. Les romans te laissant manifestement indifférent ». Ce crâne de piaf répond à son prénom, « dépose une petite fiente sur une page en cours » ; lui et ses congénères savent « jouer le jeu de l’apprivoisement tout en restant absolument sauvages et, une fois prêts [savent] rejoindre leur vie de moineau ». Après le départ, il ne reste plus que quelques plumes de leur mue, à conserver, comme autant de lignes du récit poétique échappées vers le lecteur enchanté.

Quant à l’étourneau, il sait user de la parole, du moins de l’imitation, pour réclamer à manger ou un « bisou ». Mais il faut tout protéger de ses fientes, malgré son plumage d’ébène, « constellé d’étoiles ». Le martinet, lui, après quelques jours de repos, peut « étreindre l’azur » ; comme dans les anges dans les peintures de la Renaissance italienne, tous incarnent un « élan ascensionnel ».

Non seulement l’expérience vécue, réitérée, est étonnante, mais la façon de raconter est aussi précise que séduisante, poétique sans niaiserie aucune, pleine de leçons sur le sens d’une vie qui sait « saluer la beauté ». Ainsi, « vous aurez fait quelque chose de votre vie », dit-on à notre poétesse qui a pour patron Saint François d’Assise, auquel elle rend visite dans sa ville et son ermitage.

Quoiqu’il ne s’agisse pas à proprement parler d’apologue, et à l’heure où les moineaux ont tendance à disparaître des villes, les récits de Karen Dutrecht, rares tant leur beauté est sensible, n’en ont pas moins une morale, celle de la nécessité de la compassion et du soin pour comprendre la nature et la veiller, prélude à la même attitude envers les hommes. Au travers de ces minces animaux, s’échange « la splendeur du vivant ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Au-delà du Chat Murr d’Hoffmann, roman musical qui resta inachevé en 1822, dans lequel l’animal apprit à lire, voici un félin domestique particulièrement doué : Je suis un chat du Japonais Natsume Sôséki. Quoique amateur de la brièveté du haïku[9], ce dernier ne dédaigne pas la vastitude du roman, non sans humour et clin d’œil aux chevaux parlants des Voyages de Gulliver de Jonathan Swift. Matou errant et sans nom, il est ignoré et méprisé par la maisonnée, hors son maître qui l’a recueilli. À son œil félin de narrateur avisé, malgré ses longues siestes, rien n’échappe : le visage humain « lisse comme une bouilloire » au lieu de poils, les livres que son professeur d’anglais prétend lire alors qu’il s’endort sur leurs pages où « il bave » : « Si on peut occuper un emploi en dormant autant, aussi un chat en est capable ». Voilà qui donne dès l’entrée le ton de l’ironie. Registre qui ne manque pas de croître à l’arrivée des amis avec lesquels le professeur pérore et rivalise de controverses philosophiques, de plaisanteries loufoques. Cependant en 1905, l’ère Meiji bouleverse la Japon depuis quelques décennies, bousculant maints repères traditionnels, entraînant ces intellectuels désœuvrés à épouser un occidentalisme prétentieux, alors qu’ils sont délaissés par une ère qui leur préfère les hommes d’affaire, les industriels, les politiques et les militaires : ce dont notre chat est le témoin privilégié et fieffé satiriste. Kaneda, l’homme d’argent, en prend pour son grade, ainsi que sa femme grossière et stupide, sa fille pourrie d’orgueil.  En sus des personnages principaux, apparaissent tour à tour un voiturier aussi vantard que son chat noir, un voyou tatoué, des hâbleurs férus de sottises, une famille qui s’échine à vendre sa fille au prix d’un diplôme de docteur ès sciences, « les gentilshommes de l’école du Nuage descendant » qui ne cessent de tracasser le professeur à la santé chancelante, sans compter cent faiseurs de fariboles…

L’on se doute qu’entre le professeur Kushami et notre chat se joue un double jeu de rôle et d’autodérision de la part de l’auteur d’un ouvrage un rien hybride entre roman et essai, même s’il faut parfois déplorer le manque de concision du volume. Reste qu’en un roman de mœurs au lieu d’un apologue, ce chat, qui a le talent de lire le journal de son maître, sait à la façon de Montesquieu, car un peu Persan, croquer avec saveur la société japonaise de son temps, et, au-delà, les travers de l’humanité entière. Comme un homme, et comme son auteur succombant à la maladie et à la mélancolie, notre chat s’abandonne à la mort pour clore opportunément le volume.

La Fontaine, dans « Le pouvoir des fables[10] », savait que « l’assemblée par l’apologue réveillée », pouvait enfin prendre la décision d’agir. Or au travers de ces masques et miroirs que sont les animaux, nous voilà sommés de savoir combien nous sommes cochons tyranniques et vaniteux, chiens grossiers, révolutionnaires et racistes ; mais aussi oiseaux métaphysiciens et divins, passereaux poétiques.

 

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie


[1] Jean de la Fontaine : Fables choisies mises en vers, I, deuxième préface à Monseigneur le Dauphin.

[2] Aristote : Les Politiques, I, 2, 1253a, Œuvres complètes, Flammarion, 2014, p 2325.

[4] Karl Marx : Le Manifeste communiste, Œuvres I, La Pléiade, Gallimard, p 161, 182.

[5] Voir : Zamiatine ou le bonheur terrible de l'Etat unitaire

[6] Arthur Koestler : Le Zéro et l’infini, Le Club Français du Livre, 1949, p 373.

[7] Voltaire : « Dialogue du chapon et de la poularde », Mélanges, La Pléiade, Gallimard, 1995, p 679.

[10] Jean de la Fontaine : Fables choisies mises en vers, VIII, IV.

 

Buffon : Les Mammifères, Œuvres, Verdière et Ladrange, 1826.

Photo : T. Guinhut.

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26 novembre 2020 4 26 /11 /novembre /2020 18:52

 

Atlas du Voyage du jeune Anacharsis en Grèce, Etienne Ledoux, 1825.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

Atlas & cartographie,

du monde terrestre aux mondes imaginaires.

Laurent Maréchaux : Les Défricheurs du monde.

Huw Lewis-Jones : Atlas des mondes imaginaires.

 

 

Laurent Maréchaux :

Les Défricheurs du monde. Ces géographes qui ont dessiné la terre,

Le cherche midi, 2020, 224 p, 38 €.

 

Atlas des mondes imaginaires,

sous la direction de Huw Lewis-Jones,

traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Simon Bertrand,

E/P/A, 2020, 256 p, 35 €.

 

 

 

Un romancier parfois fort talentueux, parfois inégal et creux, Michel Houellebecq[1] pour ne pas le nommer, titra l’un de ses romans La Carte et le territoire. C’était signifier combien nous vivons entre le monde et sa représentation, entre les mots et les choses. Et si l’on croit naïvement que les atlas et les cartes sont toujours réalistes et justes, il faut, outre le problème indéfectible de la sphéricité de la terre qu’il faut mettre à plat, déchanter en considérant combien le passé eut bien du mal à dessiner le contour des côtes et des continents. Or il s’avère nécessaire de séparer la cartographie du terrain qui nous entoure et celle imaginaire, même si les deux se sont longtemps mêlés. Viennent à point deux ouvrages splendides : Les Défricheurs du monde. Ces géographes qui ont dessiné la terre, de Laurent Maréchaux, et l’Atlas des mondes imaginaires, sous la direction de Huw Lewis-Jones. Grâce auxquels les directions de l’Histoire et celles de la fiction sont aussi abondamment cartographiées que les potentialités de l’humanité.

 

S’il n’y a guère d’Histoire sans géographie, il est impossible de savoir qui et quand  a dessiné la première carte, peut-être sur le sable ou dans la boue de la préhistoire, pour indiquer un territoire chasse, ou de guerre. C’est cependant Eratosthène, au III° siècle avant Jésus Christ, qui rédigea la première « géo-graphie », prouva la rotondité de la Terre (déjà postulée par Anaximandre et Aristote) et en mesura assez exactement la circonférence, à l’aide ses gnomons égyptiens. L’on devine qu’il s’agissait toutefois d’un état du monde à amplement perfectionner, nonobstant les connaissances des Grecs, et d’autant que chaque entreprise de ce titre, chaque illustration cartographiée, ne sont que des états transitoire de la connaissance et de l’évolution du monde tel qu’il vit sans cesse.

Avant de faire une distinction entre cartes de lieux réels et d’autres plus imaginaires, il faut se rendre à l’évidence, les cartes antiques et médiévales ne s’embarrassaient pas toujours de réalisme et remplissaient avec bien de la fantaisie la terra incognita, jusqu’au merveilleux le plus accompli. Cependant, prenons d’abord pour guide Les Défricheurs du monde. Ces géographes qui ont dessiné la terre, de Laurent Maréchaux, un livre-album qui parcourt autant notre étonnement que l’Histoire, depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours. Ce sont trente siècles de géographes en quête d’exactitude et de beauté ; une « volonté de savoir », selon le préfacier Jean de Loisy, faisant allusion à Michel Foucault.

 

Pomponius Mela, Ier siècle : Description de la terre,

Brissot-Thivars & cie, 1827.

Photo : T. Guinhut.

 

Du Grec Ptolémée, en passant par l’Arabe Al-Idrîsî, jusqu’à Mercator, la cartographie est une « science de l’émerveillement, au service de laquelle dessinateurs, illustrateurs et graveurs rivalisent d’inventivité et de couleurs chatoyantes. Avant eux, entretemps et plus tard, les épopées et les historiographies se font cartes verbales, entre l’Odyssée d’Homère, qui pense la Terre en termes de « disque plat », comme la représente le bouclier d’Achille, les Histoires d’Hérodote, les Météorologiques d’Aristote, la Géographie de Strabon, un Grec qui voyageait au temps d’Auguste et fit œuvre de topographe et d’anthropologue. C’est Ptolémée, « défenseur du géocentrisme » qui fixe au II° siècle un canon qui perdurera jusqu’au Moyen-Âge, voire jusqu’au XVI° siècle.

 

Mais un Arabe, « débauché par le roi très chrétien Roger II de Sicile », Al-Idrîsî, publie en 1154 une somme de 70 cartes. Après la prise de Constantinople par les Turcs en 1453, la route de l’Orient est bloquée par l’Islam. Aussi faut-il contourner l’Afrique inconnue ou filer dans l’Atlantique. Les grandes découvertes accélèrent alors l’appétit de cartographie. Et dès 1492, l’année de la découverte de l’Amérique, l’Allemand Behaim construit le premier globe terrestre connu, aussi précisément documenté qu’il est possible sur sa riche surface esthétiquement sphérique ; alors que les portulans[2] aux services des navigateurs font florès. Cependant Mercator, en 1587 use de sa fameuse projection au service de « la première mappemonde stéréographique » et publie un Théâtre sphérique de l’univers qui totalise 107 cartes régionales à la précision inégalée jusque là. Au loin les cartographes chinois font des merveilles…

La cartographie moderne est née. Le XVII° est un festival : les travaux de Copernic font exploser l’astronomie qui devient héliocentrique, et le « physicien-géographe » Huyghens construit l’horloge à balancier qui permet de déterminer les longitudes, les « arpenteurs-cartographes » de la famille Cassini produisent des cartes de la France et de ses régions enfin utilisables avec profit par le voyageur.

 

Duc D'Orléans : À travers la banquise. Du Spitzberg au cap Philippe, Plon, 1885.

Photo : T. Guinhut.

 

Les réalisations des géographes des Lumières et du XIX° siècle pullulent :  Turgot fondant la géographie économique, d’Humboldt cartographiant l’Orénoque et le Chimborazo, Jules Marcou, le « trappeur-géologue ». L’heure est aux manuels profus et encyclopédiques d’Elisée Reclus, aux travaux de Vidal de la Blache. Au fur et à mesure de l’Histoire de la cartographie, la Méditerranée puis l’Europe occupent la moitié du globe, l’espace devient le produit d’une expansion, l’Asie et les Amériques, les Pôles prennent leur juste place, d’autres projections que celle de Mercator s’inventent, la géologie anime les pays de couleurs jurassiques, calcaires et granitiques, la carte d’Etat-major devient un indispensable outil des armées et des guerres. Mais aussi, grâce à ses descendantes et au 25 000°, incroyables de précision et de justesse, d’après des photographies aériennes, les cartes de randonnées, sur les côtes, parmi les campagnes et les montagnes, signent l’ère de la démocratisation du tourisme, alors que l’anthropologie, la sociologie et la géopolitique permettent de nouvelles figurations de l’entendement du monde…

L’on entend parmi ces « défricheurs du monde » les conquérants, comme Alexandre courant jusqu’à l’Indus, les explorateurs à la recherche des sources du Nil ou des Pôles, découvrant et dessinant leurs morphologies. C’est d’ailleurs à partir du XIX° siècle que l’on enseigne la géographie à part entière, que naissent les sociétés nationales de géographie, alors que les cartes ne sont plus seulement descriptives, mais administratives, militaires. L’espace graphique et esthétique évolue vers le partage politique et ethnique, vers les dimensions économiques et écologiques, en fonction des découvertes, des sciences, des besoins et des idéologies. Comme quoi la carte n’est jamais neutre, elle est autant un instrument de connaissance, de cheminement, que de maîtrise de l’espace et de son lecteur, donc de pouvoir.

Une foule d’informations, ordonnées et claires, habite cet ouvrage hautement recommandable de Laurent Maréchaux, aimable pédagogue en son exposé didactique. Certes, il ne peut, en ce cadre, être absolument exhaustif : pensons par exemple au plus ancien géographe romain connu ici passé sous silence, Pomponius Mela, qui écrivit au milieu du premier siècle une Description de la terre[3] au moyen de cinq zones climatiques, et dans laquelle note planète est assise au centre du monde, et dont les terres sont partout environnées de mers.

Venues de manuscrits enluminés, d’éditions anciennes aux gravures délicates, les illustrations sont sans cesse un plaisir pour les yeux, émaillant ce qui est une encyclopédie des savoirs cartographiques. À la lisière des sciences et des beaux-arts, ces cartes pétillent de mystères et de révélations de plus en plus exactes. L’iconographie en est proprement somptueuse.

 

Photo : T. Guinhut.

 

Autre joli prodige de l’édition, complémentaire du précédent, The Whriter’s maps, qui était le titre anglais du volume dirigé par Huw Lewis-Jones. Ce sont en effet les écrivains qui ont eu à cœur de compléter les récits et romans avec des cartes, voire commencer par celle-ci, tant elles sont motrices de l’inspiration. Ainsi en cet Atlas des mondes imaginaires, une vingtaine d’auteurs contribue à cet inventaire où l’on rivalise d’inventivité narrative et graphique : de Philip Pullman, le père de La Croisée des mondes, à David Mitchell, romancier de la Cartographie des nuages[4], en passant par Reif larsen et son Extravagant voyage du jeune et prodigieux T. S. Spivet[5]. Dans « les interstices de l’atlas » se nichent les royaumes et les villes de la fiction, comme la « Razkavie » de Philip Pullman, sans oublier le parangon du genre : « la Terre du Milieu » inventée par Tolkien.

C’est au sein du chapitre 6 de L’Île au trésor de Robert-Louis Stevenson, publié en 1881, et parmi les papiers du capitaine, que l’on découvre « la carte d’une île, avec la latitude, la longitude, les sondages les noms des collines, des baies, des passes […] les mots suivants, d’une petite écriture nette, très différentes des lettres tremblées du capitaine : Le gros du trésor ici[6] ». Ces phrases décisives font de la découverte de la carte le réel élément déclencheur du roman d’aventure et de pirates. Non loin d’elle, mais près de deux siècles plus tôt, celle qui accompagne les éditions de Robinson Crusoé[7] vise à authentifier une fiction, tout en ajoutant au plaisir du langage narratif et descriptif une caution visuelle. Quant à Henry David Thoreau, qui produisit en 1854 sa carte de l’étang de Walden, il s’agit moins de la lire comme un exercice sourcilleux d’arpentage que dans son rapport à l’amateur de méditation forestière et naturaliste face au paysage, non sans penser à la légitimité de la désobéissance civile[8]. « Un puits sans fond d’idées nouvelles », selon Huw Lewis-Jones.

 

 

Tout au contraire, la « carte vierge » dans La Chasse au Snark de Lewis Carroll n’attend que d’être remplie, alors que Tolkien, le créateur du Seigneur des anneaux, usa d’un préalable plus prudent : « J’ai sagement commencé par une carte avant d’y écrire l’histoire ». Qu’il s’agisse d’une excursion mémorable ou de la fondation d’un empire, le talent cartographique sait épauler le conteur, le romancier, ou encore le théoricien d’Utopia comme le fut Thomas More (le premier sans doute à vouloir cartographier un lieu inexistant), ou l’historien d’une uchronie. Voilà qui permet d’être à la fois explorateur et créateur, démiurge concurrent des dieux, d’Ouranos et de Gaïa, d’Yahvé enfin. Car nous avions failli oublier l’un des endroits les plus cartographiés du monde : le jardin d’Eden ; sans compter dans sa filiation théologique, l’Enfer de Dante.

La littérature plus récente ne fait qu’amplifier le phénomène, depuis L’Île mystérieuse de Jules Verne, en passant par Le Monde perdu de Conan Doyle, l’île de Peter Pan, jusqu’à la vallée des « Moumnines »,  qui est ici étudiée en un chapitre entier. De même le royaume de Narnia est présenté par son auteur, Abi Elphinstone, dont Les Sept étoiles du nord sont prétexte à une cartographie aux moyens divers, y-compris le palimpseste, en crayonnant des cartes d’état-major. La fantasy épique ne peut être que prodigue en cartographies, à l’instar de Terremer d’Ursula Le Guin[9].

Après les îles, territoires d’imaginaire, comme celles d’Utopia et de l’Atlantide postulée par Platon et dessinée par Athanasius Kircher en 1665, ou celle de Jules Verne déjà nommée, ce sont des pays entiers, voire des continents, des planètes, que les auteurs contemporains, y-compris de science-fiction, balisent de lieux de vies et de pouvoirs, de magies et de terreurs.

Là encore l’iconographie est tourneboulante et fabuleuse, dans les deux sens du terme. Outre les territoires imaginairement dessinés, et nanti de leurs habitants et animaux fantasmatiques parmi les blancs d’inconnaissance du géographe et du marin, voici un déploiement de côtes et de baies fantasmagoriques, de montagnes et de fleuves nuageusement rêvés, de villes improbables et propices à l’aventure, qu’elle soit médiévale ou victorienne, aux péripéties enchanteresses et dangereuses, aux guerres millénaires et sans pitié, comme dans la péninsule de « Westeros », en tête des pavés du Trône de fer de George R. R. Martin[10], œuvre propice autant au mythe qu’à la philosophie politique.

 

Robert Louis Stevenson : Treasure Island, Grosset & Dunlap, 1930.

C. F. Delamarche : Atlas élémentaire, Chez l'auteur, 1806.

Photo : T. Guinhut.

 

Croquis élémentaires, ou coloriages sophistiqués, il s’y trouve plus ou moins à l’œuvre une intention et un résultat esthétiques. C’est un festival de graphismes, de couleurs pastel et d’incendie, voire de pliages et de livres animés, à l’occasion de la « carte du Maraudeur », en trois dimensions, qui apparait en 2004 dans le film Harry Potter et le prisonnier d’Azkaban. Ces cartes flirtent avec le portulan, avec le papyrus et le parchemin, avec la bande dessinée, avec une imagerie médiévale ou technologique, comme dans la curieuse terre fabulée d’Abraxas, où magie et technologie avancée cohabitent, sous les doigts de Russ Nicholson. Elles deviennent livre-jeu de cartes, comme ce « récit oral épique jouable », en quoi consiste Donjons & Dragons.

L’un est Histoire et géographie, l’autre Histoire littéraire, les unes se voulant de plus en plus exactes et efficaces sur le terrain, les autres déboussolantes. En résonance avec Les Défricheurs du monde et avec le Dictionnaire des lieux imaginaires d’Alberto Manguel[11], il faut feuilleter, lire, savourer cet Atlas des mondes imaginaires, qui, en un cheminement peut-être un peu trop erratique, fait alterner les témoignages d’auteurs contemporains et les petits essais que ce qui devient un genre graphique, sinon à part entière, mais indispensablement accouplé à bien des genres romanesques. Au point qu’Abi Elphinstone puisse confier : « Souvent, je suis bloquée lors de l’écriture - ces jours où les mots restent obstinément hors de portée. Mais je ne me suis jamais retrouvée à court d’idées en gribouillant un monde imaginaire ».

Les cartes témoignent de l’Histoire autant qu’elles font l’Histoire. Et lorsqu’elles s’aventurent vers les espaces imaginaires venus du cerveau des écrivains et des poètes, elles sont en quelques sorte des cartes neuronales de la capacité d’imagination, des désirs et des peurs de l’esprit humain. Cependant, il y a bien un domaine qu’étonnamment nos auteurs n’ont fait qu’effleurer, sinon totalement ignorer. Si l’on a réalisé des cartes lunaires, les entreprises qui consistent à cartographier Mars ou Vénus - mais il faut admettre que la surface en ignition de cette dernière rend l’opération impossible - et jusqu’à la voie lactée, jusqu’à l’infinitude de l’univers, ne sont pas abordée ici. Reste à initier un nouveau volume plus que bifrons, multifrons, à la fois scientifique, science-fictionnel, pictural et numérique pour planifier et rêver des voyages ; où Baudelaire aurait pu plonger « au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau[12] »…

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

 

[2] Monique de La Roncière, Michel Mollat du Jourdain : Les Portulans. Cartes marines des XIII° au XVII° siècle, Office du Livre, 1984.

[3] Pomponius Mela : Description de la terre, Brissot-Thivars & cie, 1827.

[6] Robert-Louis Stevenson : L’île au trésor, Club Français du Livre, 1958, p 59.

[11] Alberto Manguel : Dictionnaire des lieux imaginaires, Actes Sud / Leméac, 1998.

[12] Charles Baudelaire : Les Fleurs du mal, « Le voyage », Club des Libraires de France, 1959 p 374.

 

Laurent Maréchaux : Les Défricheurs du monde.

Photo : T. Guinhut.

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20 novembre 2020 5 20 /11 /novembre /2020 18:17

 

Sestiere Dorsoduro, Venezia. Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

Du vocabulaire européen des philosophies

à l’autobiographie philosophique,

par Barbara Cassin.

 

 

Vocabulaire européen des philosophies,

sous la direction de Barbara Cassin, Seuil Le Robert, 2004, 1534 p, 95 €.

 

Barbara Cassin : Le Bonheur, sa dent douce à la mort. Autobiographie philosophique,

Fayard, 2020, 200 p, 20 €.

 

Barbara Cassin : Discours de réception à l’Académie française,

Fayard, 2020, 112 p, 14 €.

 

 

Au travers d’une imagerie paresseuse, l’Académie française, paraît être une sinécure poussiéreuse et chamarrée où de vieux messieurs sirotent leur importance obsolète, en peaufinant par instant un Dictionnaire plus lent qu’un goutte à goutte de podagre. Pourtant de réelles éminences aussi riches de talents, sinon indiscutables, que Dominique Fernandez, Alain Finkielkraut ou François Cheng y siègent, et, pour parer à toute imputation ridicule de sexisme, depuis la romancière Marguerite Yourcenar et Jacqueline de Romilly, princesse des langues et civilisations gréco-romaines, ce sont Hélène Carrère d’Encausse, spécialiste du monde russe, et désormais Barbara Cassin. La réputation de sérieux de cette dernière n’est plus à faire, depuis ce monument qu’est le Vocabulaire européen des philosophies, dirigé par ses soins attentifs et informés. Mais au moyen d’une « autobiographie philosophique », étrangement intitulée Le Bonheur, sa dent douce à la mort, elle se fait conteuse, non sans oublier de penser, avec autant de rigueur  que d’effronterie. Cette aisance dans l’écart générique laissait bien entendre qu’elle saurait se plier à sa manière fantasque au Discours obligé à l’entrée de l’Académie française.

Descartes considérait la métaphysique comme la partie de la philosophie déterminant le fondement de toutes les connaissances. À cet usage, et au-delà de la physique, peuplée de transcendance, d’absolu, d’âmes, d’anges et de dieux, peut-être vaut-il mieux substituer le Vocabulaire européen des philosophies. Mille cinq-cents trente-quatre pages, neuf millions de signes, quatre cent entrées pour quatre mille mots et tournures, la philosophie, née européenne (si l’on écarte provisoirement la Chine)  trouve ici son portail : aux mains de plus de cent-cinquante collaborateurs, ce Vocabulaire européen des philosophies, est volumineux, éblouissant, porté à bout de neurones par son ange de la philosophie, Barbara Cassin telle qu’en elle-même.

La philosophie, ou plus exactement les philosophies, exige au-delà d’un anglo-américain commercial, une langue riche, subtile et nuancée ; mieux, la pluralité des langues. Car des sens surgissent au coin de l’hébreu et de l’allemand, du français et du russe, de l’anglais et de l’espagnol, de l’arabe et de l’italien, « en régressant aux langues anciennes (latin, grec) », démontrant l’épineuse difficulté de traduire. Ainsi le modèle avouée de la directrice de l’ouvrage est le Vocabulaire des institutions européennes d’Emile Benveniste[1]. Les termes « ne sont pas superposables - avec mind entend-on la même chose qu’avec Geist ou qu’avec esprit ; pravda, est-ce justice ou vérité, et que se passe-t-il quand on rend mimêsis par représentation au lieu d’imitation ? » De l’hellénisme à l’époque contemporaine, en passant par le christianisme, l’humanisme et les Lumières, les sens s’enrichissent, se combattent et se complètent, en une « histoire des concepts ». Au-delà de tout « nationalisme ontologique », comme celui de l’allemand Herder et d’un Heidegger ne jurant que par le grec et l’allemand, la « motivation universaliste » est forcément plurielle et entraîne une « cartographie des différences philosophiques européennes ». Par exemple, « eleutheria », en grec ce plein épanouissement de l’être, devient « libertas », soit le libre arbitre et l’invention de la volonté individuelle. Du diable à la beauté, du Dasein au Stimmung, du sublime à la vérité, du sexe au genre, sans oublier les sens du sens, maints penseurs sont à notre disposition. Et à chaque article, toujours fouillé avec finesse et clarté, s’ajoutent des citations référencées et une bibliographie, faisant de cette bible des langues philosophiques un indispensable outil de travail et de maturation intellectuelle.

 

Babel affecte et enrichit la philosophie, surtout au moyen des « intraduisibles », non que l’on ne puisse en donner des équivalents, mais nombreux, approximatifs et toujours en passe de traduction nouvelle. Il en est ainsi avec le « duende », dont Federico Garcia Lorca[2] fut l’analyste et le poète. Démon du foyer, esprit malin, il est aussi le charme et la grâce, comme lorsqu’un artiste du flamenco est soudain inspiré, emporté par le feu de la danse, de la musique et du chant : « Le duende dont je vous parle, obscur et frémissant, est le descendant du très joyeux démon de Socrate, tout de marbre et de sel, qui, indigné, le griffa le jour où il prit la cigüe et de cet autre diablotin mélancolique de Descartes, petit comme une amande verte, qui, las de tant de cercles et de lignes, sortait par les canaux pour entendre chanter les grands marins brumeux[3] ».

C’est en toute logique que l’on retrouve Barbara Cassin, cette dame aussi sérieuse qu’amusée, qui sait traversée par le duende, parmi les pages des Routes de la traduction[4], une exposition et un catalogue, élégants et généreux, de la Fondation Martin Bodmer, avec « Tintin : de la belgitude à la Syldavie ». Car Tintin « est traduit en autant de langues que la Bible », et va jusqu’à inventer des langues, tel « l’arumbaya » de L’Oreille cassée, en 1938.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Qui est Barbara Cassin ? Et qui mieux que l’intéressée pourrait répondre à cette question ? C’est chose faite avec une « autobiographie philosophique », à se demander s’il s’agit d’un oxymore, intitulée Le Bonheur, sa dent douce à la mort, titre venu d’un poème d’Arthur Rimbaud, tant la rigueur attendue en la matière du vocabulaire philosophique se heurte à la beauté poétique. Or la confluence est efficace.

Les êtres qui présidèrent à une personnalité et entourent une vie sont fatalement là : une petite « Baba » au milieu de parents peu commodes et peintres de talent. Un père « dandy », une mère « orpheline », ce sont, lors de l’Occupation, des Juifs avisés : « Pas d’étoile jaune, pas de déclaration, la fuite ». Etienne, un mari (« j’ai épousé un autre ») et père de ses enfants qui mourut trop tôt d’une tumeur au cerveau, et dont elle voulut entourer les derniers jours de beauté : « du beau alentour, partout ». Elle ajoute, en forme d’émouvant hommage : « Une autobiographie philosophique peut bien être un chant d’amour ».

Dans le respect du pacte autobiographique institué par Les Confessions de Rousseau, la narratrice va jusqu’à nous livrer ses infidélités, et sa liberté. Une leçon de joie est dispensée de page en page ; ce qui est peut-être à la fois l’acmé de la vie et de la philosophie. C’est ainsi qu’elle va, quoique le premier mot soit trop modeste, « de l’anecdote à l’idée », évitant l’écueil du philosophe n’évoluant que dans l’abstraction et jonglant avec la sécheresse des concepts. Ainsi, déduisant de l’attitude qui anime le peintre : « Il y va de deux manières de faire : avec l’idée ou suivant l’effet. Ces deux manières font philosophie » ; peut-être celles du platonisme et du conséquentialisme.

De l’effronté menterie de sa mère devant les Allemands - « Moi, épouser un Juif ? Jamais ! » - elle tire une réflexion sur la vertu du mensonge, qui ne va pas dans le sens de l’impératif catégorique kantien qui réprouvait absolument tout mensonge. Et comme l’on philosophe en conscience de la mort, à laquelle ses parents surent échapper en conscience de leur judéité, elle sait que la vie est « un atterrissage », que c’est « si magnifique parce qu’on allait mourir ».

 Le récit est vif, plein de pittoresque, d’intelligence et d’espièglerie, au risque de manquer de rigueur, diront les esprits exigeants ou chagrins ; elle écrit avec « l’allure poétique à sauts et à gambades » pour reprendre l’expression de Montaigne[5]. Les portraits s’entrechoquent, colorés, caractérisés en quelques mots. L’on rit des « proverbes et artabanismes » de sa mère : « Trente-six fesses font dix-huit culs. Elle s’en servait pour conclure les discours des intellos […] C’était la sagesse transgressive en langue et en situation, le bonheur d’être au chaud dans le lit d’une grand-mère en dentelles noires et de pouvoir avec elle rire de tout ».

Reste que l’on peut questionner son peu de confiance en « la Vérité vraie ». Ne dit-elle pas : « Ceux qui jettent à la figure leurs vérités sont nuls et non avenus » ? Certes les fanatiques de tous ordres, politiques et religieux, sont tels et méritent ce jugement, mais que dire si une vérité est la vérité, s’il faut l’affirmer aux dépends des ignorants et des persuadés du contraire ? De même, sa critique de « l’universel » laisse pantois : « la vérité unique c’est de l’idéologie. Car l’universel, c’est toujours l’universel de quelqu’un ; l’universel qui arrange ». Voilà qui est pour le moins désarmant de simplisme. Autant des constantes scientifiques que le droit naturel à la liberté sont et doivent être universels, d’autant plus devant ceux qui pour des raisons de bêtise ou de vérité religieuse  oppriment autrui. Même s’il ne peut y avoir de langue universelle après Babel, c’est risquer de choir dans un dommageable relativisme. Même l’intraduisible « duende » a quelque chose d’universel, tenant à l’intellect humain, même si des individus, faute de sensibilité et d’éducation du goût, ne peuvent le ressentir. Il est vrai que le Vocabulaire européen des philosophies, quoique s’intéressant aux « universaux » et à la « vérité », ne pose pas le problème ainsi.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Née en 1947, Barbara Cassin a publié, seule ou en collaboration une belle brassée de livres, sur Parménide, Aristote et Hannah Arendt ; mais aussi sur les femmes en philosophie. L’on ne s’étonnera pas qu’elle fouille le filon « intraduisibles » parmi deux volumes, dont Philosopher en langues[6]. Plus étonnant peut-être est son ouvrage sur la « nostalgie[7] ». Or, ancienne « soixante-huitarde », elle s’affirme politiquement à gauche. Sans aller jusqu’à être une thuriféraire du « féministe extrême » et du « décolonialisme radical », elle reste avant tout « helléniste et philologue ». Il faut cependant avouer qu’il y a quelque chose de savoureux à passer des barricades de mai 68 à la consécration sous la coupole !

Dans la tradition des « paroles d’immortels[8] », notre philosophe se plie avec agrément à l’exercice obligé : le Discours de réception à l’Académie française. Elle y fait l’éloge de son prédécesseur « philomusicien », dit-elle, Philippe Beaussant, romancier et musicologue de l’ère baroque, alors que ce dernier mot recouvre bien des significations, mais aussi « l’éloge de l’éloge » ; ce qui est fort judicieux, tant notre pauvre époque ne connait que trop souvent le blâme. En ce sens Barbara Cassin apprécie hautement les valeurs de l’Académie française, soit rendre la langue « pure, éloquente et capable de traiter les arts et les sciences ».

Sur sa pacifique épée d’académicienne, une garde faite d’un écran souple d’ordinateur, un rien prétentieuse et kitsch, diront les uns, ou symbolique pour les autres et pour celle qui la conçut, s’élève pour qu’elle soit « une œuvre » et une « énergie ». Lumineuse comme un jouet ou comme une arme de superhéroïne de manga, elle porte une poignée reproduisant une déesse ancienne de la fécondité. Sur ce qui sert de lame, elle a fait graver au moyen de fibres optiques le « Plus d’une langue » de Jacques Derrida. Ainsi fait-elle « rimer l’antique et le contemporain ». Entre la « guerre civile des mots » et la foi dans le langage, ce dernier construit la réalité. Ce qui conduit Xavier Darcos, faisant allusion aux hiéroglyphes longtemps oubliés, à se demander en son allocution de réception : « Sommes-nous sûrs que l’inculture ne scellera pas de nouveau les lèvres du désert ? ». Heureusement, il faut se féliciter que le Vocabulaire européen des philosophies soit déjà traduit en une demi-douzaine de langues, et proposé en une édition augmenté en 2019. Jean-Luc Marion ferme le volume en offrant son éloge d’une nouvelle académicienne, au moyen d’une interrogation facétieuse et cependant riche de sens. En effet, plutôt que Laure ou Sylvie, ses autres prénoms, elle a choisi Barbara, alors qu’il vient de ces barbares dont les Grecs disaient qu’ils ne parlaient qu’en borborygmes, qu’ils ne faisaient que barbariser : ainsi à la langue originelle de la philosophie occidentale, se greffent en babélisant de nouvelles efflorescences linguistiques.

Alors qu’un vocabulaire de la pensée n’est jamais clos, celui des philosophies, sous la houlette de Barbara Cassin, doit être un antidote, certes difficile à avaler d’un coup  - mais on est en contraint d’y souvent recourir -, contre l’affadissement de l’expression, la perte des nuances et des profondeurs, contre tous les novlangues, langue de bois politique et langue de sabre des théocraties. Contre les amaigrissements identitaires, contre la vulgarité démagogique d’une infra langue, un effort sans cesse renouvelé est appelé à la barre de la justice, de la liberté et de la beauté.

 

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

 

[1] Emile Benveniste : Vocabulaire des institutions européennes, Minuit, 1969.

[2] Voir : Federico Garcia Lorca, poésie homosexuelle et surréaliste

[3] Federico Garcia Lorca : Jeu et théorie du Duende, Allia, 2012, p 17 & Œuvres, I, La Pléiade, Gallimard, 921.

[4] Voir : Aux pieds de Babel : Les Routes de la traduction et de l'iconographie

[5] Montaigne : Les Essais, « De la vanité », III, 9.

[6] Barbara Cassin : Philosopher en langues. Les intraduisibles en traduction, Rue d’Ulm, 2014.

[7] Barbara Cassin : La Nostalgie. Quand donc est-on chez soi ? Ulysse, Enée, Arendt, Autrement, 2013.

[8] Paroles d’immortels. Les plus beaux discours prononcés à l’Académie française. De Pierre Corneille à Marguerite Yourcenar, Ramsay, 2001.

 

Photo : T. Guinhut.

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11 novembre 2020 3 11 /11 /novembre /2020 13:38

 

Charles Perrault : Contes, Livre Club du Libraire, 1957 & Henri Laurens, 1926.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

Les Contes de Perrault
ne sont-ils destinés qu’aux enfants ?

Et à l’art brut ?

 

 

Charles Perrault : Les Contes de Perrault illustrés par l’art brut,

Diane de Selliers, 2020, 374 p, 230 €.

 

 

De par leurs frontispices successifs, les Contes de Perrault désignent clairement leurs destinataires : les enfants. Le dessin de Perrault gravé par Clouzier en 1697 pour l’édition originale montre un jeune garçon et une jeune fille attentifs aux récits d’une femme filant devant une cheminée ; celui de Gustave Doré en 1862 cloue d’étonnement une délicieuse marmaille autour d’une grand-mère lisant dans un livre colossal. Cependant un lecteur perspicace ne peut manquer de percevoir qu’au cœur du genre enfantin se cachent des mondes plus troubles, voire effrayants, perceptibles à des adultes avertis et cultivés. Les Contes de Perrault ne seraient-ils destinés qu’aux enfants ? Nous verrons que la conception littéraire est telle qu’elle ne peut manquer son public de prédilection, mais aussi que dans l’écriture de ses apologues se glissent nombre d’allusions aux mœurs et aux querelles de l’époque, sans compter la lecture qu’en peut faire un psychanalyste. Probablement un Charles Perrault sourcilleux, revenu des enfers et pratiquant le genre du « Dialogue des morts » que ses contemporains illustrèrent, ne manquerait pas de s’interroger sur la pertinence de l’illustration de ces contes merveilleux par des artistes de l’Art brut…

En préfaçant des contes de Charles Nodier, Jules Hetzel, sous le pseudonyme de Stahl, relevait les caractéristiques des littératures pour enfant, ce en incluant nommément Perrault dont il est l’éditeur avec le concours du dessin de Gustave Doré[1]. L’écriture, le récit doivent être simples : mis à part « Grisélidis » exclu au XIX° pour cause de l’écriture en vers et de l’absence de merveilleux, et « Peau d’Âne » réécrit en prose, la concision toute classique de Charles Perrault fait merveille. Il ne doit pas y avoir de « confusion entre le bien et le mal ». En effet, le manichéisme règne : bonnes et mauvaise fées dans « La belle au bois dormant », méchant ogre et rusé Petit Poucet, qui plus est doté d’un esprit fraternel à toute épreuve.

Le merveilleux enchante les enfants : une fée change une citrouille en carrosse, la clef est « fée », une « Peau d’âne » devient Princesse, le « Prince charmant » (pour reprendre le titre de Madame d’Aulnoy[2]) épouse la malheureuse et délicieuse « Cendrillon » persécutée par ses sœurs et sa marâtre. Ainsi, grâce au pouvoir consolateur et compensateur du conte, le jeune auditeur ou lecteur s’identifie aisément à cet autre enfant qui met en scène ses frustrations et parvient à les surmonter, avec le concours des fées, ou par sa seule intelligence. Souvent les fées, comme dans le conte du même nom, sont la métaphore de la reconnaissance des qualités méconnues de la jeune héroïne, dont les manières et le langage sont diamants et fleurs. Outre le plaisir suscité par les animaux parlants, comme dans les fables de La Fontaine[3], l’on retrouve ainsi l’un des secrets de la fascination exercée sur nos enfants par « Cendrillon » ou « La Belle au bois dormant » lorsqu’ils sont magnifiés par le dessin animé Walt Disney.

Au bout du conte, le petit homme et la petite femme, aidés par la morale et l’effroi, intègre une notion clef de la vie : la curiosité est un vilain défaut et le méchant est toujours puni pour « La Barbe Bleue », accompagner naïvement un loup séducteur entraîne la mort pour « Le Petit Chaperon rouge »… Il s’agit de plaire à l’enfant tout en l’instruisant, comme dans tout bon apologue. Rappelons-nous en effet le titre originel de 1697 : Histoires ou Contes du temps passé, avec des moralités.

Mais au plaisir de la vivacité narrative, s’ajoutent pour l’adulte averti - et bibliophile grâce à Gustave Doré - des allusions plus fines qui offrent une instruction historique, littéraire et psychanalytique. En un mot une « parole enchantée » alliée à une « Sagesse sans âge », pour reprendre les formules conclusives de Jacqueline Kelen[4], qui insiste sur « le sens spirituel des contes de fées ».

Le bon gouvernement du temps est évoqué et mis en question au travers de la figure du Prince et de la Princesse dans Grisélidis, au point qu’on puisse imaginer que l’auteur s’adresse indirectement à Louis XIV lui-même, sous forme de conseil éclairé. Les mœurs paysannes, crainte des loups, famine, dépenses irréfléchies, dans « Le Petit Poucet » ou « Les souhaits ridicules », sont le lot quotidien d’une seconde moitié du XVIIème siècle qui fut une mini ère glacière selon les mots de Leroy-Ladurie dans son Histoire du climat[5]. La bourgeoisie et ses richesses somptueuses, parfois outrageuses, dans la demeure de « La Barbe bleue », sont peintes dans les Contes au point qu’un critique marxiste y lirait l’oppression financière de la bourgeoisie montante.

Charles Perrault écrit à l’intention du lecteur cultivé de son temps, et ce dans le cadre de la Querelle des Anciens et des Modernes. Il maîtrise dans « Riquet à la houppe » les attendus de la rhétorique galante dans le débat entre esprit et beauté, envisage l’histoire du « boudin » des « Souhaits » comme une provocation face aux excès de raffinement de L’Astrée ou de Clélie, comme une réhabilitation de la littérature populaire, rabelaisienne et scatologique, face au modèle que fondent les auteurs de l’Antiquité. C’est une façon de pendre au nez des Précieuses un joli boudin littéraire… Jupiter est moqué de par la bassesse de ce qu’il accorde. N’est-ce pas un pied de nez aux références antiques prisées par les Anciens ? De plus nous savons que Charles Perrault n’imite ici aucun auteur antique, mais bien des modernes, par exemple à l’occasion de « Grisélidis » : des conteurs italiens comme Boccace, venu du XIV° siècle ou Straparola, venu lui du XVI° siècle.

 

Charles Perrault : Contes, Henri Laurens, 1926 ;

Diane de Selliers, 2020 & Emile Guérin, 1927.

Photo : T. Guinhut.

 

Sans compter l’humour et l’ironie de Charles Perrault qui glisse à l’occasion du mariage entre le Prince et sa Belle au bois dormant un « Ils dormirent peu, la princesse n’en avait pas grand besoin » qui en dit long in eroticis, le familier de Sigmund Freud et de Bruno Bettelheim lit notre conteur d’un autre œil. Le fuseau auquel se pique la Belle est une métaphore de la survenue des règles, voire de la défloration, le complexe d’Œdipe est au cœur des pulsions incestueuses interdites dans « Peau d’Âne », le loup est l’agresseur sexuel du « Petit chaperon rouge ». À cet égard, Bruno Bettelheim note cette « mortelle fascination du sexe, ressentie comme une très forte excitation, comparable à la plus grande des angoisses ». Ce dernier analyse également « Cendrillon », comme l’apologue qui permet de tirer une leçon morale : « pour pouvoir développer au maximum sa personnalité, il faut savoir exécuter des travaux pénibles et être capable de distinguer le bien du mal (Cendrillon triant les lentilles)[6] ».

Le « placere et docere », soit plaire et instruire, cher aux classiques, dans la tradition d'Horace, s’adresse à quiconque entre dans l’univers de Charles Perrault, qui fut le premier à formaliser en France le genre littéraire du conte, non sans lui offrir ses lettres de noblesse. Mais sûrement réunira-t-il ces deux âges de la vie si l’on réalise que le conte permet à l’enfant de devenir adulte, par le biais de l’initiation, des épreuves à traverser : affronter le mal et ruser pour accéder à sa condition d’élection. On lisait le magazine Tintin « de sept à soixante-dix sept ans », les grands contes se lisent de la maternelle à la tombe, et leurs structures se répondent par delà les siècles et les continents, des Contes de notre cher Perrault aux Mille et une nuits (qui provisoirement les détrônèrent avec la traduction de Galland à partir de 1704) jusqu’à notre ami Harry Potter qui, perdu chez les « Moldus », a sa méchante marâtre en la personne des Dudley, et voit surgir la fée Hagrid pour accéder à « l'Ecole des sorciers » et à sa vraie condition magique pour assurer un combat contre les forces du mal.

 

Charles Perrault : Contes, Henri Laurens, 1926 & Diane de Selliers, 2020.

Photo : T. Guinhut.

Illustrer les Contes de Perrault tenta bien souvent les éditeurs, les graveurs et les peintres. En romantique pénétré de fantastique, Gustave Doré les sublima de son trait virevoltant, de ses géants personnages aux barbes impressionnantes, de ces princesses gracieuses. Les illustrateurs pour enfants du XX° siècle rivalisèrent de couleurs et de graphismes plaisants ; mais les illustrer avec l’art brut parait une folie, tant le monde des asiles psychiatriques, des prisons et des reclus volontaires semble bien loin de celui des fées et des enfants !

C’était ne pas faire confiance à Diane de Selliers et à son équipe, à leurs talents iconographiques. Le roi de « Grisélidis », seul conte en vers, n’est-il pas une sorte de fou, sadique de surcroit, contraignant sa vertueuse épouse à l’aimer avec constance malgré la soustraction de son enfant et après l’avoir chassée ? « Barbe bleue », n’est-il pas un fou sanguinaire, à l’instar de l’ogre du « Petit Poucet » ? Cependant, n’y a-t-il pas une cascade diamantée de folie douce dans l’imagerie fleurie de cet Art Brut, hors de toute éducation artistique, et qui est loin d’être aussi brutal que l’on pourrait l’imaginer, en fait souvent aimable et lumineux…

Une fois de plus, chez l’éditrice Diane de Selliers[7], l’adéquation des images et du texte, que par incrédulité nous n’avions su imaginer, se révèle confondante. Les peintres et dessinateurs de l’art brut ne sont-ils pas restés des enfants qui aiment les contes, comme Harry Darger[8] qui jouait avec les fillettes papillons et accompagne la conclusion de « Peau d’âne » ? Ils s’appellent Baya, Eloïse Corba, Edmund Monsiel, Charles Boussion ou Paul Goesch ; ils ont vécu au cours du XX° siècle, ils ont peint et dessiné l’amour et la peur. Une virago terrible, aux joues rouges et aux seins violemment agressifs obsède Johann Hauser : elle devient la vieille fée maléfique de « La Belle au bois dormant ». La « Petite fille en rouge » de Bill Traylor s’avance au-devant du loup à la langue tout aussi rouge de Jimmy Lee Sudduth. La « pantoufle » a quitté le pied de Cendrillon pour rester aux côtés de ceux nus d’une dame étrangement parée, crayonnée en couleurs sous les doigts d’Aloïse Corbaz, qui fut internée pendant trente ans, suite à un amour impossible, et dessinait inlassablement des femmes splendides, des princes, des couples, dans des décors de bal et d’opéras, comme pour s’identifier à l’assomption de Cendrillon…

Au-delà d’œuvres venues du Musée de l’Art brut de Lausanne, par ailleurs bien représentées dans le livre de Michel Thévoz[9], ce volume, curieux et surprenant, finalement enchanteur, nous ouvre les portes de collections inédites, muséales et particulières, comme celle de Bruno Decharme, sans omettre les notes sur ces créateurs réhabilités, et sur « Perrault et son temps ». Digne d’être soigneusement feuilleté sur un lutrin, ce volume ouvrent de somptueuses pages teintes de violet et d’or séparent chaque conte, comme un seuil d’inconscient et de magie. Révélant combien les artistes bruts vivent dans l’univers régressif des contes, univers cependant révélateurs de nos atavismes anthropologiques et culturels, et néanmoins lanceurs d’imaginaire.

 

L’édition de Diane de Selliers est-elle pour les enfants ? Pour les grands enfants que sommes toujours, certes ; mais aussi pour de petites mains apprises au soin des beaux livres. Et loin de se contenter d’une surabondante et chatoyante iconographie, cette édition offre de judicieuses préfaces. L’éditrice note que le conte « permet à chacun de s’extraire de sa condition et d’entendre ce que symboliquement ces histoires racontent à l’inconscient ». En effet, en présence des « archétypes humains », tant l’enfant que l’adulte pourront s’orienter dans le maquis du bien et du mal. Bernadette Bricout, auteur de La Clé des contes[10] nous enseigne une hypothèse surprenante : le petit chaperon rouge serait celui de l’épingle des dentellières, la bobinette et la chevillette seraient parmi les instruments de celles qui contaient en travaillant, qui savaient « tisser les mots et les choses ». Evidemment, de ce substrat populaire, l’académicien Charles Perrault extrait ce qui devient un modèle de la langue du classicisme.

Céline Delavaux évoque « le pacte féérique » nécessaire entre le lecteur et le merveilleux du conte, qui est aussi celui de la confiance du spectateur devant les artistes ici proposés, plasticiens qui n’illustraient jusque-là que leurs fantômes et fantasmes et sont aujourd’hui miraculeusement lié aux forces brutes et suaves des contes de Perrault. Elle use d’une bien folie formule : « petit pois brut sous le matelas de la Princesse Art », en arguant que Dubuffet, promoteur et collectionneur de l’Art brut, aimait « mieux les diamants bruts, dans leur gangue. Et avec crapauds », comme s’il faisait allusion au conte Les Fées, dans lequel l’aimable fille parle en offrant de la langue fleurs et diamants, tandis que ses méchantes demi-sœurs crachent des crapauds et des vipères…

Ces artistes bruts ont dit sans inhibition leurs fantasmes exquis et leurs terreurs, leurs douces et leurs mauvaises fées, leurs ogres et leurs tortures psychiques. Ils résonnent infiniment avec ceux de Perrault, en un étrange et cependant parlant palimpseste qui, par sa créativité, répond aux réécritures des Frères Grimm. Toutefois, rien n’empêche que d’autres artistes, d’autres illustrateurs ou éditeurs s’emparent à leur tour de ces contes immémoriaux qui sauront encore enchanter le futur, alors que l’Enéide burlesque de notre conteur est bien oubliée. La sobre forêt du mal et les fées du bien sont des archétypes bien à même d’animer toujours nos doigts, nos traits et nos couleurs. Comme la souillon des cendres et la peau d’âne cachent la beauté intérieure de la jeune héroïne, le conte est sans cesse prêt à révéler la beauté qui sommeille en l’artiste qui s’y frotte, si, comme la Belle au bois dormant, il ne s’y pique pas…

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie


[1] Les Contes de Perrault, dessins par Gustave Doré, Hetzel, 1862.

[2] Madame D’Aulnoy : Babiole ou le Prince charmant, Imagerie merveilleuse de l’enfance, 1947.

[4] Jacqueline Kelen : Une Robe couleur de temps. Le sens spirituel des contes de fées, Albin Michel, 2014, p 330.

[6] Bruno Bettelheim : Psychanalyse des contes de fées, France Loisirs, 1976, p 225, 337.

[10] Bernadette Bricout : La Clé des contes, Seuil, 2005.

 

Charles Perrault : Contes, Henri Laurens, 1926 & Diane de Selliers, 2020.

Photo : T. Guinhut.

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9 novembre 2020 1 09 /11 /novembre /2020 15:58

 

Palacio de Soñanes, Villacarriedo, Cantabria.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

 

La science au risque de la guerre et de la mort.

Benjamin Labatut : Lumières aveugles ;

Jorge Volpi : À la recherche de Klingsor.

 

Benjamin Labatut : Lumières aveugles,

traduit de l’espagnol (Chili) par Robert Amutio, Seuil, 2020, 224 p, 20 €.

 

Jorge Volpi : À la recherche de Klingsor,

traduit de l’espagnol (Mexique) par Gabriel Iaculli,

Plon, 2001, 444 p. 21,19 €, Points, 8,10 €.

 

 

 

Le progrès a ses détracteurs, qui, au lieu de voir l’espérance de vie accrue, la prospérité galopante et l’éducation propagée, ne jurent que par le perfectionnement des armes de guerres, jusqu’à plus meurtrière de l’Histoire : la bombe atomique. Génie scientifique et folie mortelle confluent alors pour le malheur de l’humanité. Après Thomas Pynchon et son Arc-en-ciel de la gravité, en 1973, deux romanciers latino-américains prennent à bras-le-corps cette question brûlante pour nous heurter à deux romans ambitieux, mais guère optimistes. Ainsi, le romancier chilien Benjamin Labatut confronte chimie et physique des particules à la folie, à la guerre et à la mort dans ses Lumières aveugles. Et quand Jorge Volpi, avec À la recherche de Klingsor postule un Faust allemand qui rêve de mener à bien une apocalypse nucléaire nazie, le procès d’une science faustienne tentée par le démon du mal semble définitivement perdu.

 

L'intelligence de grands scientifiques est-elle celle de savants fous, au point de fomenter de terribles armes de guerre ? La réponse risque d’être aux dépens des plus imaginatifs physiciens du XX° siècle. Si l’on consent à ne pas être aveuglé par une laide et dissuasive couverture jaune et noire, une surprise de taille attend le lecteur de Lumières aveugles de Benjamin Labatut. D’abord une historique de ce poison violent qui eut la préférence d’Hitler, le cyanure. L’agent mortel avait été inventé en 1782 à partir du premier pigment synthétique moderne : le « Bleu de Prusse », couleur qui fit la splendeur de l’art de Van Gogh ou Hokusaï. La même ambivalence préside aux travaux de Fritz Haber, inventant à la fois le gaz qui dévasta les tranchées et extrayant l’azote à partir de l’air, ce qui eut l’heureuse conséquence de nourrir l’agriculture et l’explosion démographique. Le même chimiste fut le père du zyklon B qui dévasta les Juifs. Loin d’être un froid exposé historique et scientifique, le récit de Benjamin Labatut sait utiliser l’art du suspense, plongeant dans les affres des conflits et des suicides nazis.

Alors qu’il faut lire ce récit comme un prologue, nous voici brusquement jeté parmi les recherches et controverses qui agitent le microcosme des physiciens les plus inventifs : Alfred Einstein, Louis de Broglie, Werner Heisenberg, Erwin Schrödinger… Astronome et mathématicien, Schwarzschild donna son nom à une « singularité » cosmologique et au « rayon » qui est une limite de l’univers. Mais il dut « calculer la trajectoire de vingt-cinq mille obus chargés de gaz moutarde, qui tombèrent en pluie sur les troupes françaises ». Aussi ne peut-il que constater : « Nous sommes parvenus au point le plus haut de la civilisation. Il ne nous reste plus que la chute ». Une prédiction de 1915 heureusement démentie ; mais qui sait…

De plus en plus tourmentés, parfois autistes ou tuberculeux, les héros du savoir et de l’infiniment petit se tournent vers l’énigme des quanta, les plus petites énergies subatomiques. Werner Heisenberg est percé à jour : « On voit que vous êtes possédé. Dominé par votre intellect comme un dégénéré par la chatte des femmes ». Grothendieck, mathématicien génial, s’enfouit avec ses travaux dans un village isolé de l’Ariège. Dans quelle mesure contribuent-ils à des progrès mal intentionnés ?

Roman, essai, recueil de nouvelles, vulgarisation scientifique ? La classification générique est délicate, tant tout ceci s’emmêle sans bannir un instant le plaisir du lecteur. L’écrivain dit bien qu’il n’a guère qu’un « paragraphe fictif » dans la première partie, alors qu’ensuite « la quantité de fiction augmente au fur et à mesure que le récit avance ». L’on peut en conséquence subodorer que l’épisode consacré à Mlle Herwig et aux fantasmes érotiques d’Erwin Schrödinger à son égard, dans leur sanatorium, appartient à la liberté de l’auteur.

La science devient littérature, la physique quantique est terriblement romanesque. La pensée la plus rationnelle, soit le raisonnement mathématique, glisse vers la folie. Comme les particules sont à la fois onde et corpuscule, sans pouvoir être fixée dans un état unique. Là où naquit le désarroi des scientifiques, là où naissent les prémices de la bombe atomique, puis de l’informatique et d’internet, gît l’instable et trouble bonheur du lecteur.

Sans avoir pourtant sous les yeux l’original espagnol, il est manifeste que l’écriture torrentielle, somptueuse, de Benjamin Labatut (né en 1980) est ici efficacement rendue, d’autant que le titre espagnol, Un Verdor terrible, eût été peu explicite en français. Cerise sur le gâteau, le traducteur n’est rien d’autre que Robert Amutio, qui a œuvré avec constance et soin au service d’un autre Chilien, l’auteur de 2666, Roberto Bolaño[1]. De là à prétendre, comme la quatrième de couverture, que Benjamin Labatut est le digne héritier de cette « étoile distante » et disparue, c’est aller vite en besogne. Cependant il n’est pas impossible que celui qui écrivit Le Secret du mal et la Littérature nazie en Amérique latine inspire un brin ce plus jeune écrivain, attentif aux relations secrètes de la science et du mal.

Ne reste plus à souhaiter que notre traducteur préféré fasse un sort aux autres opus de Benjamin Labatut, inédits en français. Depuis la lumière croise un ensemble de notes scientifiques, religieuses et ésotériques, s’agrégeant dans l’esprit d’un homme tourmenté par la création continue de faux mondes.  L’Antarctique commence ici conte l’histoire d’un journaliste qui se lance sur les traces de militaires chiliens disparus dans le continent blanc, celle d’une femme qui tente de s’échapper d’un corps déformé par la maladie, celle d’un jazzman qui prédit les tremblements de terre depuis son lit de mort…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Et si l’apocalypse nucléaire avait été nazie ? C’est l’hypothèse que met en scène un écrivain mexicain un rien démiurge : « Jorge Volpi sera l’une des étoiles de la littérature en langue espagnole du siècle qui vient »… Ainsi Carlos Fuentes salua A la recherche de Klingsor. De quarante ans son cadet, Jorge Volpi, né en 1968, est le chef de file de cette  « Génération du Crack » qui publia un manifeste. Avec Ignacio Padilla, Pedro Angel Palon, Ricardo Chavez Castaneda, Eloy Hurroz et Vicente Herrasti, rencontrés en 1989 grâce à des thématiques communes, dont la fin du monde, il rejette les « lectures éphémères », le nationalisme, l’engagement politique et le réalisme magique, ces mamelles sacrées de la littérature hispano-américaine qui, n’en déplaise aux imitateurs de Gabriel Garcia Marquez, sont devenues de scolaires poncifs. Cinq romans, dont Jours de colère, sur le démon et le mal, Le Temps des cendres[2], qui est celui de la catastrophe de Tchernobyl, et El temperamento melancolico, dans lequel un réalisateur allemand tourne avant de mourir d’un cancer son dernier film à Mexico : neuf acteurs novices, choisis pour leurs types psychologiques, incarnent le microcosme des derniers hommes et leur démesure criminelle, lors d’un jugement dernier. Et un essai : La Imaginacion y el poder. Una historia intelectual de 1968, qui exalte l’imagination créatrice de ce 1968 mexicain qui culmina lors du massacre de la place des Trois Cultures. Titres alléchants dont nous espérons la traduction… C’est à la suite du prestigieux prix Biblioteca Breve de 1999, avant lui attribué à Carlos Fuentes et Mario Vargas Llosa, que nous sommes pris dans un ambitieux « roman-fusion » : A la recherche de Klingsor.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 Hors le méchant magicien du Parsifal de Wagner, qui est Klingsor ? Cette éminence grise de la science nazie existe-t-elle ? Il aurait eu l’oreille d’Hitler et des connaissances en mathématiques et physique au point d’imaginer achever ce siècle - qui commença en 1905 avec la relativité d’Einstein - dans une apothéose nucléaire allemande. Le procès de Nuremberg, qui juge les criminels nazis, ne peut que constater l’absence du responsable secret du projet atomique du III° Reich. C’est alors que le jeune Américain Francis Bacon, moqué pour son homonymie avec le philosophe qui pensait pouvoir décrire toute la nature, aura pour mission, après un scandale amoureux qui lui ferme les portes d’une chaire de physique, de sillonner l’Allemagne vaincue à la recherche de cet homme, de ce « Faust » du XX° siècle, de ce mythe peut-être. A moins qu’il soit « l’un d’entre nous », suggère-t-on parmi les physiciens plus ou moins nazis de l’après-guerre. Enquêtant entre Einstein et Schrödinger, entre Gödel et Heisenberg, le théorème de l’indécidabilité et le principe d’incertitude sèment des mines de doute sous les pas d’un Bacon assisté d’une sensuelle maîtresse gagnée aux Soviétiques. Le narrateur est-il fiable ? Si c’était lui ? Les soupçons se portent longtemps sur Werner Heisenberg qui use du patriotisme pour masquer son adhésion à une science qui sauverait le « Reich de mille ans ». Au lecteur appartient une décision finale peut-être décevante : « Grâce à Gödel, la vérité était devenue plus fuyante et capricieuse que jamais ».

Ce pourrait être un simple polar au décor historico-scientifique. Mais une vraie jubilation conceptuelle emporte le lecteur. N’est-ce pas la Théorie des jeux qui mène l’enquête, plus que Bacon? Comme pour le célèbre chat de Schrödinger, enfermé sans que l’on sache s’il est mort ou vivant, le lecteur doit sans cesse émettre des hypothèses.  Klingsor est-il une onde dans le milieu scientifique ou une corpuscule dans le vivier nazi ? Ou les deux? La structure romanesque, son avancée dans la connaissance, mime l’expansion de la science. Physique, mathématiques, Histoire, suspense, biographie subjective et passionnelle concourent à faire de ce questionnement sur la vérité une œuvre totale, qu’aucune Théorie du Tout ne fermera. Ce que Guillermo Cabrera Infante appelle « science-fusion ». Le roman d’investigation se double alors d’une volonté encyclopédique.

Pour qui possède un vernis de culture scientifique et humaniste, ce livre est un régal. Il suffit de penser à la dernière phrase de Goethe mourant après le Siècle des Lumières (« Plus de lumière ! ») pour lire l’incipit, « Eteignez moi ces lumières », prononcé par Hitler, comme une métaphore d’un crépuscule des dieux qui obscurcit la civilisation européenne. Quant au 1989 qui conclut le trouble devoir de mémoire du narrateur confiné dans un asile psychiatrique en R.D.A., c’est la seconde chute de Berlin : du mur et de l’utopie communiste. Deux totalitarismes auxquels il a heureusement manqué d’être les premiers à avoir la bombe atomique ; quoique la démocratie américaine ne puisse être indemne de la culpabilité d’Hiroshima et de Nagasaki. La science dans ses rapports avec le mal est donc le véritable et terrible sujet de Volpi. Le créateur, dans un tel roman, joue aux dés, et l’un d’eux, électron libre de l’incertitude, est une bombe nucléaire nazie. La conviction  d’Einstein (« Dieu ne joue pas aux dés ») est ici saccagée, alors que « la naissance de la physique quantique et de l’incomplétude des mathématiques coïncide avec cette époque de terrible incertitude politique, sociale et morale qu’est le début du XX° siècle ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


      C’est ainsi que dans son flux romanesque, Jorge Volpi fait se répondre les « Lois de la mécanique narrative », celles « de la physique quantique » et celles « de la mécanique criminelle ». Il va jusqu’à oser une analyse non sans fondement « de la théorie des ensembles au totalitarisme ». S’agitait-il d’un indigeste salmigondis dans lequel les dialogues concourent aux développements scientifiques ? Ou plutôt d’une heureuse prise de risque intellectuel ? Nous répondrons par la seconde hypothèse, alors que « le cercle de l’uranium » est l’un des « univers parallèles » à cette « quête du Graal » de la physique atomique. Où l’on croise l’écho des personnages du Parsifal de Wagner : la séductrice Kundry et le personnage éponyme, ce dangereux Klinsor, dont la vengeance est annoncée. Mythe, histoire et enjeux de la physique moderne confluent dans les bras d’une somme ambitieuse, entre roman policier et roman philosophique. Ce pourquoi on n’hésita pas à comparer ce livre au Nom de la rose[3], d’Umberto Eco, qui, avec le talent et le succès que l’on sait, appliqua le talent d’investigation policière de Sherlock Holmes à la philosophie médiévale…

Rares sont les écrivains qui convoquent la science et la physique à la barre du roman. Il faut alors penser au monstrueux et polymorphe L’Arc en ciel de la gravité[4] de Thomas Pynchon, qui vacille autour des V2 allemands et du « casino Hermann Goering ». Et, si l’on reste dans le cadre de l’archétype de la quête historique, plus modestement, au Chien galeux[5] , de Don de Lillo, où l'on chasse un film pornographique représentant Hitler... Le vieux narrateur d'À la Recherche de Klingsor Links, dont le nom fait allusion aux liens du web, rappelle celui du Docteur Faustus[6] de Thomas Mann, qui écrit sous les bombes alliées pour dresser l'histoire d'un double pacte faustien, celui d’Adrian Leverkun le musicien avec le diable et celui du peuple du peuple allemand avec le nazisme. Le roman d’éducation (ce bildungsroman de Goethe à Thomas Mann) fournit à Bacon un alibi. Ces romans inscrivent Jorge Volpi dans une famille littéraire plus allemande et américaine que mexicaine, en un mot : cosmopolite. Parler de littératures nationales n’a plus grand sens. Un peu complaisant lorsqu’il commente son propre roman, parfois plat quand son ainé Carlos Fuentes[7] est un styliste plus fabuleux, et suivant de plus près le schéma du best-seller anglo-saxon que son maître, Jorge Volpi a cependant gagné son pari : entrelacer avec brio science physique, Histoire nazie et quête romanesque. Au-delà du Temps des cendres, qui respire un peu le roman à thèse, À la recherche de Klingsor reste le roman le plus impressionnant de Jorge Volpi. Aurait-il trouvé son double dans le personnage conçu par Richard Wagner ? Ce terrible magicien Klingsor qui se sert des Filles-Fleurs de la séduction romanesque…

 

Revenons à l’auteur de Contre-jour[8]. À Thomas Pynchon, et à son Arc-en-ciel de la gravité, dans lequel l’Histoire « n’est somme toute qu’une conspiration, et pas toujours entre gens de qualité ». Entre beuveries et orgies nazies, les V2, ces splendeurs de la science, partent des rives du Reich pour embraser Londres et l’Angleterre. Là où le lieutenant Slothrop ressent autant d’érections prémonitoires que d’explosions ainsi précisément localisées. La « gravité » qui, après avoir été vaincue par la science, les entraîne vers leur cible est celle de la guerre. Or l’ascension est « soumise aux lois de la gravitation. Mais le moteur de la Fusée, avec son cri qui déchire l’âme est une promesse d’évasion ». Ainsi, plutôt que de mourir pour Dieu, le romancier démiurge en théorise « une version séculière », soit : « Mourir pour aider l’Histoire à suivre son corps prédestiné[9] ».

Thierry Guinhut

La partie sur Labatut a été publiée dans Le Matricule des anges, septembre 2020

Une vie d'écriture et de photographie

 

[3] Umberto Eco : Le nom de la rose, Grasset, 1982.

[4] Thomas Pynchon : L’Arc-en-ciel de la gravité, Seuil, 1988.

[5] Don de Lillo : Chien galeux, Actes Sud, 1991.

[6] Thomas Mann : Le Docteur Faustus, Albin Michel, 1956.

[9] Thomas Pynchon : L’Arc-en-ciel de la gravité, ibidem, p 168, 760,700.

 

Sierra de San Juan de la Pena, Alto Aragon. Photo : T. Guinhut.

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6 novembre 2020 5 06 /11 /novembre /2020 16:48

 

Emmaüs, Prahecq, Deux-Sèvres. Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

Les bibliothèques pillées sous l’Occupation

& autres résistants et collabos ;

par Martine Poulain, Florian Ferrier

et Laurent Wetzel.

 

 

Martine Poulain :

Livres pillées, lectures surveillées. Les Bibliothèques françaises sous l’Occupation,

Gallimard essais, 2008, 592 p, 22,50 €, Folio, 12 €.

 

Florian Ferrier : Déjà l’air fraîchit, Plon, 2020, 672 p, 22 €.

 

 

Laurent Wetzel :

Vingt intellectuels sous l’Occupation. Des résistants aux collabos,

éditions du Rocher, 2020, 240 p, 18 €.

 

 

Malheur aux livres vaincus ! Chargés  dans des camions, armes de l’Histoire, armes à abattre, ils partent vers les ordures, vers le feu, ou, s’ils sont précieux, vers le grand Reich allemand. Imaginez que les bibliothèques publiques les plus prestigieuses, mais aussi celles privées, soit pillées, spoliées. Ce n’est pas là une fiction, plutôt un cauchemar  éveillé qui frappa la France - et l’Europe également - entre 1940 et 1944. Or, au travers d’un essai d’investigation et d’un roman historique, deux auteurs fouillent et mettent en scène cette razzia d’envergure pendant l’Occupation. Ce sont Martine Poulain, au moyen de Livres pillées, lectures surveillées. Les Bibliothèques françaises sous l’Occupation, et Florian Ferrier, avec Déjà l’air fraîchit et sa Walkyrie des bibliothèques. D’un genre littéraire à l’autre, de l’historiographie à la fiction romanesque, ils se répondent, pour notre édification et notre colère, pour interroger une éthique politique, alors que résistants ou collabos, loués ou blâmés par Laurent Wetzel, les intellectuels choisissent sous l’Occupation le terrain de l’honneur ou de l’abjection.

 

Le travail est impressionnant. Celui de l’historienne, mais aussi celui des Nazis et des pétainistes. Le premier au secours de la mémoire, le second - et le dernier au sens infamant du mot, quoiqu’il soit chronologiquement l’initiateur – au service de la cupidité rapace d’un occupant sans scrupule et de la morale maréchalesque. Et si l’on sait que les usines, les métaux, les ressources de toutes sortes sont soumises à des coupes claires, que les « listes Otto » concernant les œuvres d’art volée par les nazis sont bien connues notamment grâce à Laurence Bertrand Dorléac[1], l’histoire des livres usurpés l’est moins.

Martine Poulain, directrice de la bibliothèque de l’Institut national d’histoire de l’art, d’abord. Une centaine de pages disertes et précises de bibliographie et de notes en impose, en un dense ouvrage de près de six cents pages. Au long cours du déroulé de ses investigations, le réquisitoire est constant à l’égard des pillards en uniforme vert de gris, mais aussi des institutions, y compris des bibliothèques, françaises, soit les collaborateurs. Au premier chef desquels le Conservateur de la Bibliothèque Nationale d’alors, Bernard Fay, partisan zélé du Maréchal Pétain, tourmenté par « deux démons majeurs » : sa propension à se prendre pour un élu dévoué à une France mythique et son obsession du « complot maçonnique », qui le conduisit à dresser un fichier de milliers de Francs-maçons virés de la fonction publique, voire déportés, assassinés. Sa carrière brillante fut conclue, après la Libération, par un procès, une condamnation aux travaux forcés et à l’indignité nationale, quoiqu’il put s’évader sous un vêtement d’ecclésiastique en 1951 vers la Suisse puis être gracié en 1958 : tout un roman crapuleux…

Dépendant directement d’Hitler, l’Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg a pour devoir supérieur l’éducation idéologique des Nazis. Et dès l’occupation de Paris, partir de juin 1940, le pillage est systématique. Outre les livres précieux qui doivent enrichir les collections du Reich et les poches des voleurs patentés,  le nationalisme pousse à éradiquer tout ce qui serait anti-allemand, l’antibolchévisme, tout ce qui se rapproche d’une sensibilité communiste. Enfin l’antisémitisme arase tout ce qui sent la « juiverie », non sans conserver les pièces les plus rares au service de musées réservés aux seuls initiés de la race supérieure. Ainsi aux bibliothèques publiques s’ajoutent celles d’hommes politiques, comme Raymond Poincaré, président de la République, Léon Blum ou Jean Zay, d’historiens, comme Marc Bloch, d’écrivains et de philosophes, jusqu’à Jean Cassou et Vladimir Jankélévitch. Que l’on soit une bibliothèque polonaise ou féministe, protestante ou jésuite, tout y passe, les rouleaux de la Torah sont profanés, brûlés. Alors que les bibliothèques publiques sont moins touchées que celles des archives et musées, les mosellannes et alsaciennes sont « nazifiées ». Sur l’innocente peau des livres, les textes sont persécutés, qu’ils soient russes ou anglo-saxons, et les chairs des personnels des bibliothèques sont également soumises à l’épuration. Freud, Zola, ou encore Apollinaire étaient interdits autant par l’autorité occupante que par celle de Vichy. Alors que l’on se réapproprie tout ce qui a trait à l’Histoire allemande.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Certes bien des bibliothécaires ont veillé à cacher, ou transférer des ouvrages rares en province. Il s’agit d’une Résistance intellectuelle et bibliophile. Des personnalités honorables, tels Julien Cain, emprisonné quatre ans puis déporté à Buchenwald, la bibliothécaire du musée de l’Homme, Yvonne Oddon, également déportée, Henri Vendel, archiviste paléographe, directeur de la bibliothèque de Châlons-sur-Marne, jeté sous les verrous pour avoir seulement prêté des livres traduits de l’anglais ! Sans compter ceux qui, au risque de la déportation et de la mort, et en une Résistance discrète et habile, continuèrent à tenir la barre de ces institutions menacées, sabordées, au service d’un idéal de préservation des collections et de la splendeur de la culture, au sens le plus noble du terme. Ce sont des « responsables justes » comme Jean Laran, conservateur du cabinet des estampes, puis administrateur de la Bibliothèque Nationale sitôt la Libération, ou encore un Inspecteur Général nommé Marcel Bouteron, qui s’est voué à la dangereuse collecte de « journaux interdits et tracts »…

L’on devine qu’en dépit d’un intense désir de lire de la population, exacerbé par la chape de plomb de l’Occupation, afin de s’évader entre les pages d’Autant en emporte de vent ou des plus douteuses Décombres de Rebatet, les librairies également sont épurées des livres interdits, surtout signés par des Juifs, venus de l’anglais, dans l’original, voire en traduction : le politiquement correct était alors nazi, ou politiquement inoffensif. Notre historienne évalue de 6000 à 8000 titres retirés de toute circulation, sans compter le contingentement du papier à partir de 1942, qui réduisit d’autant les rééditions et publications nouvelles. Quant aux bibliothèques privées, d’abord vidées de leurs Juifs ou de leurs suspects et opposants, elles furent balayées, saccagées : l’on subodore la profonde amertume du revenant, si revenant il y eut. Ainsi André Maurois dit son désarroi : « Dans mon bureau, les rayons que j’avais, en quarante années, remplis de livres choisis avec amour, sont maintenant vides. Ne trouvant pas l’homme, la Gestapo a pris la bibliothèque ».

Martine Poulain avance des chiffres stupéfiants : 31 bibliothèques détruites, 40 partiellement endommagées, approximativement deux millions de livres évanouis. Quant aux spoliations, elles avoisinent dix millions de volumes. Vient enfin, après 1944, « l’heure des comptes et restitutions ». Aussi trouve-t-on un index des personnes spoliées, dont une centaine a pu bénéficier de restitutions inégales entre 1950 et 1960. Il a fallu à notre historienne pointilleuse charrier des kilomètres d’archives, et compter des milliers de caisses remplies de livres, trimballées de par la France et le Reich, vidées pour remplir des étagères indues… L’on doit à cette occasion se rendre compte de l’énergie bureaucratique tatillonne qu’il fallut mobiliser autant que des files de camions de déménagement et de portefaix pas toujours scrupuleux. « La haine du livre du nazisme impose aux gens du livre un devoir de mémoire », conclue Martine Poulain. Un acharnement idéologique, un anéantissement culturel, « un fanatisme destructeur », un livresque génocide, étaient lancés sur les rails pendant quatre ans, même si, fort heureusement, peu d’unica furent effacés par la manœuvre. Ce qui par ailleurs ne laisse pas d’interroger à cet égard les soixante-dix ans du communisme soviétique…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il fallait de toute évidence imaginer que, tôt ou tard, parmi la déferlante de romans embrassant tant bien que mal la Seconde mondiale et plus précisément le nazisme, un romancier allait s’emparer d’un tel vivier de tragédies. Voilà chose faite avec Florian Ferrier qui use d’un titre en forme de doux euphémisme fort discutable qui cache trop bien son jeu faute d’être explicite, en dépit de l’illustration de couverture associant un inflexible et sensuel profil féminin et une croix gammée, dont la rougeur fatale rime avec un rouge à lèvres exact : Et déjà l’air fraîchit. Toute la gageure étant d’infiltrer en ce contexte historique et en ses figures nazies, tel le général Heydrich ou même l’écrivain Ernst Jünger entraperçu, un personnage fictif doué de vie et convaincant, force est d’admettre que l’auteur s’en tire avec brio. Certes il succombe à des modes et doxas du temps, en usant d’un personnage féminin, lesbienne de surcroît, en un féminisme inclusif de bon aloi, mais pourquoi pas ; ce qui en fait à la fois un rigoureux maillon de l’inflexible autorité allemande et une discrète dissidente, évitant ainsi un manichéisme dommageable.

La jeune Bavaroise Elektra, au prénom mythologique et nommément inspiré de l’opéra de Richard Strauss, est une experte des catalogues, une bibliothécaire sourcilleuse inféodée à la SS. En une fidélité d’abord aveugle au diktat nazi, elle parcourt, à partir de 1940, Paris et la zone occupée pour répertorier les volumes juifs, les volumes peu amènes envers l’Allemagne, les faire emballer et convoyer vers le Reich, s’ils ne sont pas illico détruits, voire, pour de luxueux manuscrits, destinés à être offert au Führer ou à quelque dignitaire nazi, alors que d’autres, mêmes fort rares, sont entreposés dans l’humidité, couverts de « traces de semelles », abandonnés à la pluie dans un château ruiné, alors qu’en réprésailles la librairie allemande de Paris est victime d’un « attentat à la bombe ». La tâche est colossale : « Le but est d’identifier et de saisir tout écrit opposé au Reich, à nos dirigeants, à notre politique. Cela va des manuels scolaires aux parutions périodiques, même à faible tirage. Cela passe par la surveillances des ouvrages à caractère religieux, politique, social et culturel qui prônent une autre forme de société que celle que souhaite établir le national-socialisme ». Une nouvelle Babel s’étire et s’écroule en des autodafés ; la « mise sous tutelle de la culture en Europe » est une besogne titanesque,  là où l’on préfère « un exemplaire spécialement relié pour les jeunes mariés de Mein Kampf ».

En son récit solidement charpenté, en sa fresque grandiose et apocalyptique, le tout plein d’action, de bruit et de fureur, d’amours, d’amitiés et de perversions, notre romancier, né en 1966 et auteur d’une dizaine de romans, n’a pas manqué de s’appuyer sur une bibliographie scrupuleuse, et au premier chef l’essai de Martine Poulain, parfois à la limite du copié collé, tout en permettant à son Elektra de croiser jusqu’à Bernard Fay…

Et pour donner chair à Elektra, la voici nantie d’une famille, d’une mère abusive, d’un père trop tôt disparu en des circonstances troubles, voire coupables. Ce qui donne lieu à une glauque enquête policière mené par l’opiniâtre Kriminaldirektor Hundt opportunément explosé, alors qu’elle est sujette à des évanouissements, des passages psychotiques violents, alimentés par une addiction à la pervitine, cette drogue des troupes d’assaut. Pour adoucir sa vie laborieuse, ne lui reste que le loisir d’aimer, Liselotte en Allemagne, Madeleine à Paris, en une sensuelle liaison qui s’achèvera par l’arrestation de cette dernière aux mains de la Gestapo, par sa pendaison dans une cellule pour avoir hébergé des aviateurs anglais. De rares voyages la ramènent au pays pour des funérailles, plus loin vers Vilnius en Lituanie, où sa sœur s’installe dans une luxueuse maison volée aux Juifs avec son mari officier qui l’emmène assister à une exécution de masse dans des fosses, là « où la forêt vomit des cadavres », scène où l’on se souvient un peu trop des Bienveillantes de Jonathan Littell[2]. Cette sœur d’ailleurs si mignonne et aimant tant les enfants, gave de gâteaux des petits Juifs, avant de les exécuter froidement, de récupérer des dents en or… Tuer en état de légitime défense un abject policier français collaborateur, être reléguée en Russie pour vérifier les comptes des cadavres, manquer de se faire violer et tuer par des partisans russes pour avoir tenté de sauver des livres de la boue et des flammes, ce ne sont que quelques-unes des excitantes et terrifiantes péripéties d’une Elektra qui devient une solide et fragile allégorie de l’Allemagne nazie.

Insufflant un dramatisme supplémentaire, et une morale nécessaire, Florian Ferrier intercale avec une certaine habileté des scènes des années 1945 à 1947, dans lesquelles l’anti-héroïne moisit dans des prisons et pâlit lors des interrogatoires, sous l’obédience des Anglais et des Français, qui tentent de reconstituer le cheminement des livres à restituer, avant de pouvoir retrouver ses montagnes alpestres aimées et sa « librairie Hoffmann », du nom d’un Juif.

L’auteur ne se fait pas faute, au cours de son thriller habilement mené, d’oublier la condition des femmes allemandes, entre rationnement, douleurs, veuvages, fils disparus, et luxe outrageant aux dépens de l’ennemi et des Juifs spoliés. Mieux, sans intervenir en rien dans la voix intérieure, le point de vue de son héroïne nazie, il laisse prudemment son lecteur s’interroger devant l’incapacité, quoique de moins en moins avérée, de son personnage à remettre en cause le régime, sa tyrannie, ses meurtres de masse et ses déprédations. Son ami et soupirant malheureux, Erich, n’hésite pas : « si le Führer dit que la Terre est plate, alors on récrira les manuels de géographie ». Comme en apnée, elle traverse un torrent d’abominations qui feront lever le cœur au lecteur sensible, sans à peine de scrupule, comme tout un peuple qui ne doutait pas du destin supérieur de la Grande Allemagne et de l’autorité charismatique de son Führer. Malgré son amour pour les livres, de Goethe à Kafka (ce dernier interdit), pour les partitions originales et les clavecins dans la collection de la Juive Wanda Landowska par exemple, rien ne semble l’effleurer du contenu humaniste des œuvres. Même si « vider les bibliothèques prestigieuse, d’accord, russe, tchèque, polonaise, même arménienne, d’accord, celles des francs-maçons, toutes les bibliothèques juives, d’accord, celles des grands intellectuels, les archives des ministères, d’accord », elle s’offusque de « vider celles d’anonymes ». Comme quoi la collectionnite et l’archivisme ne valent rien s’ils ne sont animés de pensée. Elektra avait pourtant un idéal : « Je voulais voir sortir de terre la plus formidable bibliothèque du monde. Un peu comme Alexandrie en son temps ». Est-ce possible, si elle fut fondée sous de tels principes tyranniques ?

Il n’est pas interdit de repenser à Jonathan Littell qui écrivit une odyssée nazie, mais avec autrement de force. Le substrat mythologique des « Bienveillantes » est ici plus modestement mis en scène, avec une Electre allemande qui a bien du mal à se remémorer un parricide commis au féminin à la place de son frère Oreste. Voire de considérer Déjà l’ait fraîchit comme une réécriture non sans talent de son modèle autrement cynique, malgré des passages désagréablement trop proches, ou des pastiches, comme lors du bombardement ultime de Berlin où il s’agit non de la débandade d’un zoo, mais de la boutique d’un taxidermiste.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Et pendant ce temps que faisaient les écrivains ? Et bien ils balançaient d’un côté ou de l’autre, comme ces Vingt intellectuels sous l’Occupation, examinés sous la loupe passablement perspicace de l’historien Laurent Wetzel. Les uns, privés des sésames de l’édition, sont des résistants courageux et éclairés, les autres subissent, une fois le vent de l’Histoire tourné, le qualificatif infamant de « collabos », quoiqu’ils aient pu publier leurs proses bientôt désavouées. Cependant il en reste quelques-uns pour être « ambivalents »…

Le but d’un tel ouvrage n’est pas de réitérer des travaux biographiques effectués par ailleurs, mais de comprendre « les tempéraments, les motivations et les convictions » de ceux qui sont censés incarner l’esprit des belles lettres et la validité de l’engament politique. 

Grand médiéviste d’origine juive, Marc Bloch « abhorre le nazisme ». Il incrimine la « gérontocratie des élites, le pacifisme et le défaitisme ». Actif Résistant dans le réseau Franc-tireur, il est arrêté par la Gestapo en mai 1944, torturé, fusillé. Plus qu’historien, il fait l’Histoire. En 1944 également Pierre Brossolette, qui avait dénoncé les totalitarismes nazi et soviétique, dut se jeter d’un balcon pour ne pas risquer de révéler les noms de ses compères. Le maquis du Vercors fut fatal à l’écrivain Jean Prévost. Juriste et diplomate allié du Général de Gaulle, René Cassin survécut à sa famille déportée. Monseigneur Jules Saliège témoigna d’un « Résistance spirituelle », en dénonçant « l’hérésie du nazisme ». Quant à Jacques Soustelle et Germaine Tillion, ils honorèrent longtemps la dignité française.

Hélas l’intellect ne protège pas de l’abjection. Quoique Chrétien et patriote, le cardinal Baudrillart avait entendu le pape Pie XI qui « avait publié deux encycliques, l’une, Mit brennender Sorge, pour condamner le nazisme, l’autre, Divini redemptoris, pour condamner le communisme. Sous l’Ocupation, Mgr Baudrillart avait été obnubilé par la seconde, au point d’en avoir oublié la première ». Incroyablement « Hitler a envoûté » l’historien et écrivain Jacques Benoist-Méchin qui rendit visite au führer au Berghof. Le dégout enfle avec Robert Brasillach, « collaborationniste de cœur », selon ses propres mots, fusillé en 1945 ; avec le socialiste Marcel Déat, « ami de la Wafen SS » et antisémite notoire. Il faut se frotter les yeux en lisant cette déclaration de l’auteur de Gilles, Pierre Drieu la Rochelle : « Hitler mon idéal politique », car pour lui le fascisme sauverait l’Europe de la décadence ! La liste, ici non exhaustive (puisque l’on pourrait penser, bien que moins actifs dans la collaboration, à Céline et Rebatet), s’achève avec Georges Soulas, qui publia le beau roman Les Yeux d’Ezéchiel sont ouverts, avec le pseudonyme de Raymond Abellio, et qui se déclarait « fanatiquement collaborationniste »…

Décidément le goût de nombre d'intellectuels pour les politiques totalitaires est bien enferré ; sans oublier celui d’Aragon, d’Eluard, Sartre et autres plumitifs de la tyrannie, cette fois communiste.

Après avoir distribué l’éloge et le blâme, la dernière partie de l’ouvrage est peut-être la plus intrigante : « Figures d’intellectuels ambivalents ». Hélas ce dernier terme est plus que discutable, lorsque Raymond Aron préféra le retrait pour écrire un essai sur Machiavel et les tyrannies modernes, tout rédigeant des articles pour La France libre. Avertissant du danger du pacifisme devant la montée du nazisme, il avait dû rejoindre l’Angleterre et demeurer un « spectateur engagé ». Georges Pompidou était lui un attentiste, qui eut le front de gracier Paul Touvier, milicien exécuteur de Juifs. Plus qu’ambigu est le cas de François Mitterrand, venu de l’extrême-droite, et employé par Vichy pour rédiger des fiches sur les « Antinationaux », puis chargé des « relations avec la presse et de la propagande ». Il rencontra deux fois Hitler, resta un ardent pétainiste, fut en 1943 décoré de la francisque qu’il aimait arborer, avant de sentir le vent tourner, rejoindre une semi-clandestinité sous le pseudonyme de Morland, puis s’envoler vers Londres. Et c’est cet homme-là qui fut élu Président de la République !

 En revanche, le cas de Jean-Paul Sartre, jouant l’indifférent et parvenant sans peine à faire représenter Les Mouches pendant l’Occupation, est plus flagrant. Il pensait De Gaulle comme un fasciste, rédigea lors de la Libération des listes de livres à faire disparaître des librairies, se fit passer pour Résistant, alors qu’il avait proclamé : « Jamais nous n’avons été plus libres que sous l’occupation allemande » ! Voici le parangon du salaud philosophe, qui récidiva avec « Tout anticommuniste est un chien ».

Si l’ouvrage de Laurent Wetzel peut paraître trop bref, il a néanmoins le mérite insigne de dresser une large fresque des mérites et des déshonneurs des intellectuels français en une période tragique. Et le défaut de faire régner une dommageable confusion en sa dernière partie…

 

Reste à s’interroger avec humilité. Que ferions-nous si une autre Occupation, guerrière, idéologique ou religieuse, vidant les bibliothèques de leurs trésors de beauté et de pluralisme, sommant les intellectuels de choisir le camp de la réussite sociale ou celui de l’intégrité morale et politique pourchassée, s’étendait sur le pays ?

 

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

 

[1] Laurence Bertrand Dorléac, L’art de la défaite, 1940-1944, Le Seuil, 1993.

[3] Voir : Ayn Rand, d'Atlas shrugged à la Grève libérale

 

Ayerbe, Huesca, Aragon. Photo : T. Guinhut.

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30 octobre 2020 5 30 /10 /octobre /2020 15:21

 

Piz dles Conturines, San Cassiano, Trentino Alto-Adige / Südtirol.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

Erri de Luca, justicier politique discutable

et sculpteur de romans :

Impossible, La Nature exposée.

 

 

Erri de Luca : Impossible, traduit de l’italien par Danièle Valin,

Gallimard, 2020, 176 p, 16,50 €.

Erri de Luca : La Nature exposée, traduit de l’italien par Danièle Valin,

Gallimard, 2017, 176 p, 16,50 €.

 

 

 

Parmi les monstrueuses faces rocheuses des Conturines va se jouer un drame. Cette montagne calcaire, culminant à 3064 mètres, s’élève au-dessus de San Cassiano, dans les Dolomites, soit le Südtirol italien. En ces parages redoutables, le romancier italien Erri de Luca situe le point névralgique de sa quête de justice, tandis qu’à cet Impossible répond une autre quête, celle à la fois artistique et théologique vibrante dans les pages de La Nature exposée.

S’il distingue une chute lointaine dans la paroi, le narrateur se voit contraint de tomber dans les rets de la Justice, et entre les mains d’un magistrat vindicatif. Pourtant nulle relation causale entre cette dégringolade et la présence de l’alpiniste témoin, si l’on en croit l’homme d’âge mûr qui doit assurer sa défense. Seul le magistrat rapporte cette mort accidentelle à une coïncidence « impossible », à la présence simultanée des deux amateurs de montagne qui ne sont pas inconnus l’un à l’autre, quoique le narrateur n’en ait rien su, sauf d’avoir vu dévaler une silhouette et d’avoir ensuite appelé les secours ; du moins s’il doit être considéré comme fiable. Car une vieille querelle politique les enlace.

Voilà un homme venu de « la génération la plus poursuivie en justice de l'histoire d'Italie ». Accusé d'être le meurtrier d’un de ses anciens camarades parmi une organisation révolutionnaire armée, que l’on devine être (même si elle n’est jamais nommée) les Brigades rouges. Car ce dernier fut un Judas, dénonçant à la police ses pairs, afin de bénéficier non seulement d’une réduction de peine mais aussi d’une remise en liberté. Face à ce juge résolument convaincu de sa culpabilité, de sa préméditation et de son meurtre de sang-froid, il se doit d’argumenter : un tel assassinat est « impossible », pour reprendre le titre laconique. Non sans faire face au lecteur, qui a du mal à éprouver de l’empathie pour un tel personnage calculateur et glacé, alors qu’il ne regrette pas un instant son activisme en faveur de mouvements politiques terroristes d’extrême-gauche.

La rigueur de la composition romanesque s’impose au moyen de l’alternance des questions et des réponses de l’interrogatoire, comme saisies par un greffier, et les méditations du narrateur, isolé dans une cellule, se remémorant ses années de prison pour son engagement politique affilié à une organisation terroriste, dont il a le front de ne rien regretter. Certes ne pas trahir ses convictions parait une vertu, mais quand il s’agit d’un tel entêtement en faveur d’une entité révolutionnaire et mortifère, le vice est avéré, ce qui empêche d’adhérer à un personnage aussi sûr de lui.  L’avancée du suspense, mais aussi, paradoxalement, la détermination, la résistance de l’accusé devant le pilonnage abusif, dénué de toute neutralité objective du réquisitoire du Juge d’instruction, usant de plus de mauvaise foi en paraissant pactiser avec son adversaire et se laisser persuader par ses valeurs attachées à la pratique de la montagne, tout cela parvient à convaincre et enserrer le lecteur, qui n’en éprouve guère plus de confiance en la Justice.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le huis-clos ne s’éclaire que grâce aux souvenirs de l’emprisonné, aux lettres émouvantes écrites à son « Ammoremio » à sa sérénité inattaquable, tout ce qui ne peut manquer de susciter une admiration soumise à caution. Campés avec une redoutable sûreté psychologique, les deux protagonistes, appartenant à deux camps radicalement opposés, combattent chacun pour leurs valeurs. Si le Juge doit se résoudre à relâcher sa proie, faute de la moindre preuve, il ne croit pas aux coïncidences. Ainsi la caractérisation psychologiques de deux caractères forts opposés en un réquisitoire et une plaidoirie implacables, font de ce bref roman une réussite taillée dans le vif et le roc, affrontant deux générations, le vieux routard des combats rouges et du solide argumentaire sans fard, et le jeune magistrat imbu de sa fonction. Non loin par moment d’une construction théâtrale, à l’instar des Justes d’Albert Camus.

Est-ce une histoire de vengeance contre « un homme vivant avec le poids d’une infamie qui l’a laissé indemne lui et qui a détruit les vies des autres pendant des dizaines d’année », alors que celui qui prononce ce discours a lui-même contribué à un terrorisme qu’il tait ? Est-ce un acte manqué, de jubilation, une charge polémique contre la Justice ? En tous cas il s’agit d’un bel et troublant apologue, bien peu manichéen, dont la lecture sans accrocs laisse imaginer bien des morales politiques, contradictoires, complaisantes, car aucun des deux ne peut être l’allégorie la Justice. Avec une rare pertinence se glisse également une réflexion sur le langage : « La langue est un système d'échange comme la monnaie. La loi punit ceux qui impriment de faux billets mais elle laisse courir ceux qui écoulent des mots erronés. Moi, je protège la langue que j'utilise ». C’est ce qui permet à l’homme d’expérience de mener haut la main le duel oratoire. Reste au lecteur à se ranger du côté du prévenu ou de le désavouer.

Nous ne bouderons pas notre plaisir en découvrant une éthique de la montagne ici à l’œuvre : « Je cherche des endroits difficiles, en dehors des sentiers battus, pour me sentir à l’écart du monde ». Ne doutons pas qu’il s’agit là d’une métaphore intellectuelle et politique, qui n’est pas sans parenté avec une éthique politique forte, quoique d’un bord éloigné, celle du Traité du rebelle ou le recours aux forêts[1] et de la figure de l’« anarque », dans Eumeswill[2], d’Ernst Jünger. Aussi, retrouvant la liberté, retourne-t-il parmi les vires du Val Badia : « Je me suis aperçu que mon souffle s’était mis à chantonner ».

 

Santa Maria Gloriosa dei Frari, Venezia. Photo : T. Guinhut.

 

 

Une fois de plus, le Val Badia, dans le nord des Dolomites, est le théâtre déclencheur de cette histoire, même si La Nature exposée déplace son action de la montagne à la mer. Ce « récit théologique » met en avant un vieux sculpteur, plus exactement réparateur de sculptures. « La montagne est mon hospice », dit-il, mais aussi le théâtre de son activité, rémunérée pour ses camarades, bénévole pour lui, de passeur de migrants parmi une frontière escarpée, que l’on devine être celle de l’Autriche. L’un d’eux, devenu écrivain, raconte son passage et rend célèbre notre homme, qui s’en dédie : « la célébrité est une dérision ». Ce pourquoi, désavoué par les siens, il doit quitter le village. Dans un autre village au bord de la mer, l’attend un crucifix de marbre digne de la Renaissance, dont il faut ôter le drapé superfétatoire et révéler la « nature ». Mais si sur une photographie ancienne se révèle « un début d’érection », faut-il être fidèle à l’intention de l’artiste ? Pourtant sa nature n’est-elle pas celle du pardon ? De plus « l’ébauche d’érection est le détail le plus émouvant de toutes les images chrétiennes ». Mais « en retrouvant l’original le scandale est assuré », assure l’évêque, cependant confiant dans les qualités de l’artiste, du restaurateur, et du sacré…

Devant ce corps à la souffrance puissante s’offre une révélation, celle de la compassion : « C’est l’effet que doit produire l’art : il dépasse l’expérience personnelle, il fait atteindre des limites inconnues au corps, aux nerfs, au sang ». Le travail de restauration est un véritable soin, une attention à la nature humaine, une ascèse et une révérence, tant envers la souffrance du crucifié qu’envers la beauté. La partie détruite doit être de nouveau sculptée, et « c’est une œuvre en soi et non une partie ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le récit prend encore plus d’épaisseur à l’occasion de retours en arrière, lorsque l’épouse du narrateur s’efforçait de faire de lui un artiste, de l’exposer ; lui préférant l’humilité : « elle dit qu’elle avait vécu avec un artiste et qu’elle ne voulait pas vivre avec un contrebandier ». Des rencontres, une femme attentive, un drame et une réconciliation en montagne, un rabbin, qui découvre en ce détail anatomique « la réhabilitation du serpent », ponctuent l’avancée du travail, enrichie par de sagaces réflexions sur l’art, chrétien et païen. Laissons au lecteur la découverte de la chute de ce beau récit, surprenante et éclairante…

Hélas la naïveté d’Erri de Luca, voire l’aveuglement volontaire, se fait jour non seulement vis-à-vis des migrants apparemment innocents, mais aussi lorsqu’un pêcheur rapporte un livre trempé qu’il donne à un ouvrier algérien : un Coran, que ce dernier baise et qui suscite ce commentaire du narrateur : « Je dis qu’un livre sert de porte-bonheur, de compagnon de voyage, d’ange gardien ». Certes, mais c’est se méprendre sur la réalité d’un tel livre saint, au contenu génocidaire avéré[3]. Si les connaissances bibliques de l’auteur sont solides, celles coraniques laissent pour le moins à désirer…

L’œuvre d’Erri de Luca, né à Naples en 1950, est prolifique. Outre son goût pour la montagne, son passé de militant politique, qu’il est permis de trouver discutable, permet de lire, toute proportions gardées, Impossible, comme un avatar du roman autobiographique. Communiste dès seize ans, il glisse vers l’anarchisme et devient un dirigeants de « Lotta continua », sans passer à la lutte armée. Sa vie de modeste ouvrier s’éclaire avec l’étude de la Bible et de l’hébreu, avant qu’il devienne écrivain et passionné d’alpinisme. Altermondialiste patenté, donc anticapitaliste, il est accusé d’incitation au sabotage contre la ligne de train grande vitesse Lyon Turin et relaxé en 2015. Tous ces éléments trouvent leur trace, voire leur acmé, dans une œuvre d’abord autobiographique, puis plus romanesque, parmi une trentaine de titres chez nous traduits avec la plume attentive de Danièle Valin. Les prix littéraires ne lui ont pas manqué, comme celui au nom d’Ulysse en 2013. Entre d’une part luttes politiques dans la lignée marxiste et anarchiste, certes comptables de controverses et analyses polémiques[4], et d’autre part  culture judéo-chrétienne et goût pour l’art, Erri de Luca a bien mérité du Prix Européen de Littérature, encore en 2023. Il est tout de même assez frappant de constater que tant d’intellectuels, à l’instar de ce romancier au talent insigne, nonobstant leur sincérité pour la cause des ouvriers opprimés et des réfugiés instrumentalisés, n’entendent pas la raison libérale pour y préférer un tropisme vers des solutions totalitaires ; ce que n’a pas manqué de pointer Friedrich A. Hayek dans Les Intellectuels et le socialisme[5].

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie


[1] Ernst Jünger : Le Traité du rebelle ou le recours aux forêts, Christian Bourgois, 1951.

[2] Ernst Jünger : Eumeswill, La Table ronde, 1978.

[5] Friedrich A. Hayek : Les Intellectuels et le socialisme, University of Chicago Law Review, 1949.

 

Piz Sella, Val Gardena, Trentino Alto-Adige / Südtirol.

Photo : T. Guinhut.

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27 octobre 2020 2 27 /10 /octobre /2020 16:56

 

Collection A. R. Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

Masques stupéfiants & théâtre rare,

aux bons soins de la Fondation Martin Bodmer

et de Werner Strub.

 

Masques & théâtre. Créations de Werner Strub & éditions rares,

Fondation Martin Bodmer / Editions Noir sur blanc,

2020, 254 p, 39 €.

 

 

C’est certainement sans ironie que les concepteurs de cette exposition ont imaginé ce qui ne fut d’abord qu’un projet, alors que le vernissage et toutes les visites obligent les masques théâtraux à se moquer de nos piètres faces où l’on doit scotcher une sanitaire  bande de papier ou de tissu, niant la dignité du visage. Coutumière des monstrations de livres rares et précieux, la Fondation Martin Bodmer[1], sise à Cologny près Genève avec une vaste vue sur le lac Léman, y ajoute la féérie monstrueuse de masques carnavalesques et dramatiques fabriqués par l’artiste Werner Strub[2], interrogeant intensément notre identité et celle des personnages théâtraux.

Au contraire du voile qui s'impose pour annihiler les traits, au contraire de celui de l’hypocrite aux traits mielleux et chantournés, et en complicité avec celui vénitien du mystère, de la fascination et de l’éros, le masque peut décider d’affirmer et d’exposer certains traits choisis pour leur véracité psychologique, voire leur caricature. Emprunté à l’italien « maschera », signifiant faux visage, le mot associe la noirceur de la pâte dont on s’enduisait, la sorcellerie et le démoniaque. Même amical, tendre et rassurant, il garde quelque chose d’inquiétant du fait de la dissimulation, entre artifice et seconde peau plus vraie que celle de la nature. Mascaron baroque et bal masqué où libérer ses pulsions, voire empreinte mortuaire, il orne l’architecture de grotesques, et protège le vivant des agressions de l’escrime, des abeilles, des pollutions, des gaz et des virus, et conserve au-delà de la mort l’effroi du vivant qui n’est plus. Le voici tantôt ironique, tantôt diabolique ou féérique, festif ou glacial, voire anonyme s’il est lisse et imperonnel. Ainsi au théâtre, il est le signe du jeu, des caractères que l’on démasque, du rire fantasque, de la caricature et de la satire. Mais au masque rieur de la Comédie répond chez les Grecs de l’Antiquité le masque aux commissures tombantes de la Tragédie, pleurant les coups de la fatalité d’une voix caverneuse. Thalie et Melpomène, ces Muses respectives de la plaisanterie et des larmes, arborent à leurs pieds ces attributs respectifs qu’il suffira de nouer sur son visage pour user d’une allégorique voix.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

       Dès ses quinze ans Martin Bodmer (1899-1971), dont la Fondation est aujourd’hui l’une des plus stupéfiantes bibliothèques privées au monde, acheta son premier livre rare : La Tempête de Shakespeare, probablement celle magiquement illustrée par Edmund Dulac en 1912. Cette œuvre dernière, voire testamentaire, du maître de Stratford oppose le bien et le mal en les personnes d’Ariel et de Caliban, pour aboutir à la concorde politique aux bons soins de Prospero, qui consent alors à abandonner sa baguette enchantée, comme Shakespeare abandonne son art. Entre les mains du collectionneur avisé, l’amour du théâtre et du maître élisabéthain ne pouvait que s’animer en toute complicité avec l’œuvre de Goethe, en particulier ses deux Faust, et avec son concept de « Weltliteratur », soit littérature-monde. Or s’ouvre ici un choix représentatif, venu des papyrus, des manuscrits autographes et des imprimés, y compris incunables (avant 1500). C’est ainsi qu’apparaissent les témoignages les plus anciens du théâtre antique, comme ce Dyscolos en grec tracé sur un papyrus du III° siècle, découvert dans les sables égyptiens en 1950. Seule pièce de Ménandre conservée par le temps, ce Bourru inspira Plaute le Romain et Molière pour son Misanthrope. S’ensuivent les publications du génial et humaniste imprimeur Aldo Manuce[3], qui, en 1498 et 1502, réalisa les premières éditions d’Aristophane, avec La Paix, et de Sophocle, avec Antigone, dont nous trouvons ici un plus contemporain exemplaire illustré au trait en 1949 par Hans Herni.

Les livres rares anciens révélant Euripide (Alceste encore une fois chez Alde Manuce) et Térence, ces dramaturges tragiques et comiques d’Athènes et de Rome, côtoient ceux du classicisme de Corneille, illustrés par Gravelot, et de Molière par Boucher, au siècle des Lumières. Car « Molière incarna sous le masque le marquis de Mascarille - en réalité valet de son état - dans Les Précieuses ridicules en novembre 1659 ». Comme dans l’italienne commedia dell’arte, les acteurs portent les frimousses caricaturales d’Arlequin et de Pantalon, Polichinelle et Brighella, des « trognes de cuir ». L’on devine que son avatar moliéresque, Le Médecin malgré lui (ici en son édition originale de 1667), exigeait de porter un faux nez rempli d’herbes aromatiques ainsi que le prétendait la lutte contre les odeurs pestilentielles de la peste. Patrick Dandrey note avec pertinence à propos des Harpagon et autres Tartuffes de Molière : « L’idée fixe qui hante ces personnages dominés et mutilés par une unique marotte masque à leurs yeux aveuglés la réalité des êtres et des choses dans leur diversité généreuse et leur authenticité sans fard ».

 

Térence : Comédies, Vandenhoeck, Hambourg & Londres, 1732.

Photo : T. Guinhut.

 

De même comment jouer Le Songe d’une nuit d’été sans affubler Bottom de sa tête d’âne, métaphore de sa grossièreté, dont est amoureuse par magie et punition Titania ? Ne doutons pas que la Fondation Martin Bodmer possède un exemplaire du « first folio » de 1923, compilant trente-six pièces de Shakespeare, soit « la quintessence de la littérature mondiale », selon notre collectionneur. Qui ne dédaignait pas l’œuvre du Genevois grincheux, Jean-Jacques Rousseau, dont la Lettre à d’Alembert sur les spectacles, dénie au théâtre la capacité de corriger les mœurs (mais plutôt de les corrompre) et reproche au comédien de n’offrir au spectateur que son fantasme. Enflant la polémique, D’Alembert lui répondit l’an suivant, en 1759, arguant que le patrimoine théâtral est un outil de « pédagogie morale ».

Les uns valorisant les autres, et vice-versa, une vingtaine de livres théâtraux répond à dix-sept masques. Et à ce que pourraient avoir d’un peu austère les pages, leurs typographies et leurs gravures le plus souvent en noir et blanc, répondent les folles et farouches étrangetés, couturées et colorées, destinées à doter l’acteur d’un surplus d’imaginaire, lorsque la fausseté du masque révèle la vérité du caractère. En fait, au lieu de masquer, les masques théâtraux de Werner Strub révèlent l’intime et la psyché des personnages. Ils sont fantastiques et merveilleux, sorte de hibou prêt à parler pour L’Oiseau vert du dramaturge de la commedia dell’arte Carlo Gozzi (1765), qui met en scène un roi sanguinaire, deux jumeaux philosophes, des pommes qui chantent, et bien sûr un oiseau magique parmi les péripéties de son conte baroque… Si les masques d’Œdipe et d’Antigone semblent barbares, celui du Père Ubu, d’Alfred Jarry (1896), se montre non sans humour sous son chapeau rond et avec un appendice nasal passablement pénien. Si ce dernier a quelque chose d’un sac à patates verdâtre, bien d’autres usent de la dentelle et du voile, de plumes et de canines, de cuir et de tissus, ou de la ficelle soigneusement et tendrement tissée pour La Flute enchantée de Mozart, dont on expose ici quelques partitions autographes. Ces visages scéniques aux peaux nouvelles sont évidemment plus que signifiants ; ainsi Œdipe arme sa couronne de cruelles cornes d’ivoire, soit les griffes du sphinx qu’il a terrassé : lui serviront-elles à crever ses yeux une fois la révélation de l’inceste commis et du meurtre du père ? Peu à peu, et au cours de sa carrière, Werner Strub s’est éloigné de la brutalité du cuir, de la cuirasse aux coutures chirurgicales volontairement primitives, pour affiner son artisanat, son esthétique, et recourir aux tissus, bientôt presque des gazes, d’arachnéennes et lumineuses concrétions filaires…

 

Shakespeare : La Tempête, illustrée par Edmond Dulac, Piazza, 1912.

Shakespeare : Œuvres, Lemerre, 1875. 

Photo : T. Guinhut.

 

Le masque théâtral, et en particulier ceux de Werner Strub (1935-2012), est une appropriation culturelle au meilleur sens du terme. En ses masque-cagoules l’on devine un substrat plastique, voire chamanique, venu de l’art africain, des Papous, des Amérindiens et des momies égyptiennes. Ses créations, qui savent « penser avec la matière », entre l’éclat de rire du clown et l’inquiétude existentielle d’Hamlet, ont été au service des metteurs en scènes les plus contemporains, tels Bruno Besson sur les planches de Genève, Giorgio Strehler, Roger Planchon, mais aussi du chorégraphe Maurice Béjart. Ces derniers, comme le spectateur stupéfié que nous sommes, n’ont pu qu’être conquis par ces opérations esthétiques, ces transsubstantiations passablement vénéneuses, sinon morbides, qui contribuent à multiplier les potentialités du corps et de la voix, à hausser le spectacle théâtral à la hauteur de l’initiatique cérémonie, d’une dangereuse catharsis enfin.

C’est une exposition remarquablement intelligente et originale, à laquelle s’ajoute un catalogue d’une très élégante facture, si l’on excepte quelques marges trop courtes, et qu’il faudrait disposer au côté de La Voie des masques de Claude Lévi-Strauss[4]. Les commentaires et analyses, les notices efficaces et précises, tout est érudit et savoureux ; ils  coulent de la plume de Jacques Berchtold, de Patrick Dandrey, de Nicolas Ducimetière... Il n’y manque pas les témoignages de ceux qui ont chaussé ces objets du délit, le comédien Alain Trétout, qui voyait alors son audace libérée, Gilles Privat, louant une « violente poésie ». Lisons avec délectation Laurette Burgholzer, qui, en historienne avisée de la chose, aime nous parler de « masque métaphore » et nous apprend qu’il a pu être considéré comme « une défiguration de l’image de Dieu, un blasphème », et que le spectacle médiéval le cantonnait aux êtres diaboliques… Ainsi masquée et révélée, la Fondation de l’ange de la bibliophilie, Martin Bodmer, rejoint le prestige de ses précédentes expositions et publications, bellement consacrées à Frankenstein[5], à Guerre et paix[6], aux Routes de la traduction[7]. En ce sens le plasticien Werner Strub est un traducteur, qui s’avance masqué : « Larvatus prodeo[8] ».

 

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

 

[2] Exposition du 16 octobre 2020 au 11 avril 2020.

[4] Claude Lévi-Strauss : La Voie des masques, Albert Skira, 1975.

[8] «  Je m’avance masqué ». René Descartes : Cogitationes privatae, Œuvres, Vrin, t X, 1986, p 213.

 

Edouard Fournier : Le Théâtre français au XVI° et au XVII° siècles,

Laplace, Sanchez & cie, 1890.

Storia del teatro moderno e contemporaneo, Einaudi, 2000.

Photo : T. Guinhut.

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22 octobre 2020 4 22 /10 /octobre /2020 17:08

 

Temple d’Antonin et Faustine, Forum, Roma.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

L’empire de Rome, de César à Fellini.

en passant par Caracalla.

 

 

 

Tout César, traduit du latin par Alessandro Garcea,

Bouquins, Robert Laffont, 2020, 960 p, 30 €.

 

 

Patrice Faure, Nicolas Tran, Catherine Virlouvet :

Rome, cité universelle. De César à Caracalla, Belin, 2018, 882 p, 49 €.

 

Claire Sotinel : Rome, la fin d’un empire. De Caracalla à Théodoric,

Belin, 2019, 688 p, 49 €.

 

Jean-Noël Castorio :

Rome réinventée. L’Antiquité dans l’imaginaire occidental de Titien à Fellini,

Vendémiaire, 2019, 448 p, 24 €.

 

Rome ! À ce nom, les légions de l’Histoire se lèvent aux quatre coins de la Méditerranée, les temples résonnent des augures invoquant Jupiter et Mars, les cirques hurlent les noms des gladiateurs, les bibliothèques bruissent des textes de Cicéron… Toutefois le nom qui sonne le plus intensément dans les mémoires est peut-être celui de César, césure et trait d’union entre la République, qu’il abattit, et l’Empire, chapeauté par son fils adoptif, Auguste. Or pour prendre en écharpe l’empire romain, rien ne vaut les deux forts volumes encyclopédiques des éditions Belin, intitulés Rome, cité universelle. De César à Caracalla et Rome, la fin d’un empire. De Caracalla à Théodoric. Bien qu’entièrement ruinée, Rome encore se dresse un empire dans l’imaginaire occidental, sans cesse vivante au travers de la littérature, de la peinture et même du cinéma, jusqu’au surprenant Fellini.

Le lecteur français aimanté par Caius Julius Caesar pense immédiatement au conquérant du commentaire sur La Guerre des Gaules ; quoiqu’il soit difficile d’en séparer La Guerre civile. Le genre, attesté depuis les mémoires de Sulla, hélas disparues, est d’ordre historiographique et autobiographique : l’on sait que son auteur emploie l’honorifique troisième personne : « César envoya des éclaireurs et des centurions pour choisir un camp ». C’est entre 58 et 45 avant Jésus Christ, que ces haut-faits se déroulent, du premier coup de mains contre les tribus gauloises à la défaite des partisans de Pompée. Outre l’auto-éloge qui vise à faire connaître ses qualités et s’assurer un réel pouvoir politique parmi les colonnes du forum romain et bien au-delà, l’intérêt de ces textes dépasse la dimension stratégique et diplomatique mise en œuvre par le général. Car bien des connaissances sur nos ancêtres les Gaulois, qui ne voulaient pas de l’écriture pour préférer la transmission orale des connaissances, en particulier entre druides, nous viennent des pages de César. La figure de l’Arverne Vercingétorix est évidemment exaltée, de façon à mettre en valeur le mérite de César, dans une démonstration sans cesse animée par l’intelligence : « Il ajouta qu’il n’aimait pas moins dans un soldat la docilité et la retenue que la fermeté et la bravoure ». La Prise d’Alesia est un modèle de récit épique, s’achevant par la reddition de Vercingétorix dont « les armes sont jetées à ses pieds ». Et pour reprendre les mots d’Alessandro Garcea, « à l’instar de la Guerre des Gaules, la Guerre civile est une œuvre apologétique, fondée sur deux arguments : la liberté du peuple romain contre le pouvoir d’une faction minoritaire et le soutien que les troupes du leader charismatique rencontrent en Italie et ailleurs ». À la longue défaite de Pompée, font suite la Guerre d’Alexandrie, les Guerre d’Espagne et d’Afrique, qui sont des textes apocryphes.

Et puisqu’il s’agit de Tout César, nous voilà surpris par ce que l’auteur de ces modestes lignes ignorait superbement : Il écrivait des discours, des correspondances, ce qui aurait dû tomber sous le sens du moindre historien sensé, tant un Romain de famille patricienne devait connaître et pratiquer l’art oratoire et des lettres, celui de la rhétorique. Que le général fut bien plus qu’un soudard, nous ne l’ignorions pas, mais au point d’apprendre qu’il écrivit des Traités, nous voici stupéfait, tant une imagerie venu d’Astérix le Gaulois nous bouchait la vue. Nous le découvrons auteur de L’Analogie, un traité de grammaire où importe « la sélection lexicale ». Car à la rhétorique ornée de Cicéron son contemporain et rival politique, il préférait la limpidité et l’exactitude au service de l’écriture ainsi que de cet art oratoire qui avait tant d’importance chez les Romains. N’oublions pas à cet égard que César, outre la création du calendrier Julien, fut à l’origine de l’édification d’une bibliothèque publique qui ne fut réalisée qu’après sa mort. Quant aux Poèmes (dont un Voyage) et au Recueil de bons mots, tout est perdu, sinon de très minces bribes de Discours

Cette édition césarissime est solide et généreuse. Consultez ses cartes des tribus gauloises et des déplacements de l’armée de César jusqu’en Egypte. Ouvrez son index, cherchez et trouvez Crassus et Cléopâtre, qui « avait donc orné son appartement avec splendeur et son lit avec somptuosité ; elle s’était en outre parée avec une négligence affectée ». L’on sait qu’avec son Jules, elle aura un fils, Césarion. Grâce à Alessandro Garcea, traducteur émérite, érudit scrupuleux, cette édition vient ranimer sur les rayons de nos bibliothèques, un vide de la mémoire.

Né en 100, nommé dictateur en 49, Assassiné par Brutus et un complot de sénateurs, la comète de sa gloire inspira la stratégie napoléonienne et les historiens de la Gaule, les dramaturges Shakespeare et Voltaire. Cependant est-on sûr de devoir apprécier sa mise au pas de la République, sa « bureaucratisation » de l’Etat, selon le mot de Suétone, et qui mit fin à un certain libéralisme romain[1] ? De celui qui fit l’objet d’une biographie par Napoléon III, et si l’on ne lit guère le latin, il reste le plaisir visuel et furtif de l’édition bilingue et surtout complète tant que faire se peut d’un homme universel et cependant vigoureusement controversé.

Assassin de la République et prélude à l’empereur qu’il eût pu devenir, César confia les rênes du pouvoir à son fils adoptif, qui put devenir César sous le nom d’Auguste. Rome est depuis lors gouvernée par une longue chaîne d’empereurs, jusqu’à ce qu’en 476 Romulus, un enfant que l’on surnomma par dérision « Augustule », dépose les armes auprès d’un roi goth : Odoacre. C’en était finit de l’empire.

Pour voir défiler avec une solide érudition cet empire aux aventures prodigieuses, à la civilisation brillante, au destin finalement malheureux, rien ne vaut la double somme des éditions Belin. Avec une pagination passablement monstrueuse, environ 1800 pages à eux deux, Rome, cité universelle. De César à Caracalla et Rome, la fin d’un empire puis Rome la fin d’un empire. De Caracalla à Théodoric nous offrent, avec une avenante narration et un luxe de documents, cartes et illustrations, un imbattable panorama historique.

         En une fresque aussi monumentale que son sujet, Rome, cité universelle. De César à Caracalla conte l'apogée d'un empire qui se considérait comme le centre et le sommet du monde connu. Une petite cité d’abord excentrique, si l’on songe à la Grèce, parvint au cours des siècles de sa République puis au premier siècle de son Empire à dominer un territoire démesuré, entre Écosse et Danube, entre Atlantique et Proche-Orient, jusqu’aux marges du désert africain et de la Germanie, et à assoir sa domination afin d’imprimer en profondeur les marques de sa civilisation. Au point que l'histoire de tous ces territoires en soit marquée de manière indélébile. Une telle pax romana, quoique obtenue au fil de l’épée des légions, tient non seulement à la force et aux prouesses technologiques, au confort et à la prospérité des villes romaines, mais aussi à une conception ouverte de la citoyenneté, malgré un régime passablement tyrannique. Le recensement de 70 av. J.-C. régla un conflit qui avait opposé Rome aux Italiens, une vingtaine d'années auparavant. Tous les hommes libres de la péninsule formèrent désormais le populus Romanus. Près de trois siècles plus tard, en 212 apr. Jésus Christ, Caracalla attribua le bénéfice de la ­civitas Romana à tous les habitants libres de l'empire. Garants d'une domination qui se voulait universelle, et qui avait pour siège la plus grande ville de l'Antiquité, les princes adaptèrent la Cité au gouvernement du monde. Voilà probablement l’une des raisons pour lesquelles l’on a pu diviser en deux volumes, distribués à des auteurs différents, autour du pivot que devient ainsi l’empereur Caracalla. Bientôt, absorbant toutes les religions locales, Rome se vit absorbée par le Christianisme. Avec Constantin, au IV° siècle, et malgré les résistances, y compris celle de l’empereur Julien qui souhaitait retourner au paganisme, l’empire devint durablement chrétien, avant de se séparer en deux entités, d’Occident et d’Orient. L’on sait que la seconde, sous le nom de Byzance, put perdurer un millénaire de plus que la première.

Puisant aux sources d’un immense trésor archéologique et esthétique, sculptures, cirques, villas, médailles, peintures, d’une bibliographie aussi bien antique que moderne s’attachant les historiens les plus documentés, ces deux volumes peuvent être considérées comme une Bible de la romanité. Que l’on peut compléter en toute confiance avec le précédent opus dirigé par Catherine Virlouvet, qui commence à Rome, 70 avant Jésus-Christ, soit de la fondation de la ville éternelle à Jules César, en un triptyque bellement encyclopédique.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Autant sinon plus que la langue latine, l’imagerie romaine continua et continue encore pour les siècles des siècles de rayonner. Ce dont témoigne Jean-Noël Castorio en son essai : Rome réinventée. L’Antiquité dans l’imaginaire occidental de Titien à Fellini. Sans nul doute - et il le sait - l’essayiste exagère en affirmant que « l’Antiquité n’existe pas », mais il faut admettre qu’elle n’existe en fait de connaissances exactes qu’en terme de représentation, voire de fiction, de fantasme. Cependant « elle n’a jamais cessé d’être : elle n’est pas un temps résolu ; elle est le présent ». C’est en effet ce qu’il montre efficacement au travers d’une dizaine d’exemples, en autant de chapitres associés à des événements fondateurs, voire mythiques, des personnages charismatiques, mais surtout leurs réécritures par les artistes qui s’en sont nourris, peintres, écrivains et cinéastes.

Le « viol de Lucrèce », matrone et héroïne romaine qui se donne la mort non sans exiger la vengeance à l’encontre du vil Tarquin, augurant ainsi de la République, est « la métaphore de la cité ». Le récit de Tite-Live devient un modèle pour les Pères de l’Eglise, tel Tertullien qui la donne en exemple aux martyres chrétiennes, quoique Saint Augustin n’approuve pas son suicide. Symbole de la chasteté et de la victoire morale de la vertu contre le vice, elle est peinte, somptueusement vêtue, par Lorenzo Lotto, par Titien qui la montre nue, menacée par le poignard de Tarquin.

La « gloire des vaincus » fait rêver, que ce soit celle des Carthaginois revus par Gustave Flaubert en son splendide roman Salammbô, qui fit dire à Sainte-Beuve, « On la restitue, l’Antiquité, on ne la ressuscite pas », ou celle des « damnés de la terre », ces esclaves révoltés sous la conduite de Spartacus puis crucifiés par milliers, mis en scène par les péplums et les séries, souvent au mépris de la véracité historique, naviguant entre manichéisme et politiquement correct. Songeons également à l’admiration de Karl Marx pour Spartacus, aux spartakistes, sous l’égide de Rosa Luxembourg et de Karl Liebknecht, qui tentèrent d’instaurer une république socialiste au service de la cause prolétarienne dans l’Allemagne de 1915 à 1919.

 

Jusqu’à la chute de l’empire, en passant par le tyrannicide à l’encontre de Jules César, l’on montre ici combien l’imaginaire bouillonne pour que fleurissent les tragédies shakespeariennes et les tableaux académiques de Jan Léon Gérôme, comme « La mort de César » en 1859, impressionnants au point de susciter en 2000 la créativité du cinéaste de Gladiator : Ridley Scott.

Qu’il s’agisse de « l’art du massacre », emprunté aux guerres civiles et aux « sanglants lendemain des ides de Mars », qui horrifièrent les tableaux baroques et classiques, de « l’éros romain », qui permit à Forberg[7] de compiler en 1824 un « kamasutra romain », soit le Manuel d’érotologie classique, illustré en 1906 par les charmants et pornographiques dessins antiquisants de Paul Avril, l’art et la littérature font feu de tout bois républicain et impérial. L’on imagine que « Les Romains de la décadence », pour emprunter le titre d’un tableau de Thomas Couture de 1847, puis les cendres et les ruines des cités antiques deviennent des œuvres à grand spectacle…

 Et plutôt que les grandes fresques épiques, il est à remarquer combien l’amour de l’empereur Hadrien pour son bel Antinoüs, permit la naissance d’un roman, indépassable dans le genre, de Marguerite Yourcenar, qui publia en 1951 ses Mémoires d’Hadrien, aussi poétique qu’élégiaque et historiquement informé. Mais en un autre chapitre entier, c’est également Fellini qui attire tous les suffrages de notre essayiste, fasciné par Le Satyricon de Pétrone[8], dont il fit en 1969 un film baroque à souhait, où l’on voit déambuler et festoyer des débauchés aux beautés malsaines dans une atmosphère lourde de lupanar coloré, un film bien moins documentaire qu’onirique. Suivi bientôt en 1972 par Roma, dans lesquelles de somptueuses fresques découvertes s’effacent au souffle de l’air du dehors. Moralité, Rome n’est plus qu’un fantasme…

Entrelacé de vastes perspectives, l’essai aux onze volets de Jean-Noël Castorio, qui œuvra sur Messaline[9] et Caligula[10], est non seulement animé par une perspective originale, mais par un sens du récit haut en couleurs, sans oublier des qualités d’argumentations non négligeables. Il confronte avec une entraînante érudition les sources romaines et grecques (de Suétone à Plutarque). Il laisse également deviner que nous n’en pas fini de réinventer Rome, dans nos jeux vidéo, nos roman-graphiques, nos hologramme-cinémas, voire nos jeux du cirque de la télé-réalité…

Si Rome a pu être un modèle, puis un nid à fantasmes, sa chute reste un cas d’école pour l’historien, le philosophe, le politique. Si nous savons à son occasion combien les civilisations sont mortelles, sauront nous prévenir et enrayer la chute de notre civilisation, dont il faudrait espérer au moins conserver les ruines, dans ce que nous avons peut-être de meilleur, ruines techniques, morales, esthétiques...

Thierry  Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

 

[4] Henri Bardon : La Littérature latine inconnue, Klincsieck, 2014.

[6] Abbon : Le Siège de Paris par les Normands, À l’Imprimerie royale, 1834.

[7] Friedrich-Karl Forberg : Manuel d’érotologie classique, Joëlle Losfeld, 1995.

[8] Voir : Des romans grecs et latins et de l'avenir des anciens

[9] Jean-Noël Castorio : Messaline, la putain impériale, Payot, 2015.

[10] Jean-Noël Castorio : Caligula, au cœur de l’imaginaire tyrannique, Ellipses, 2017.

 

Civilis Caesaris, Adriani Wyngaerden, 1651. Photo : T. Guinhut.

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